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Le Play définit la monographie, comme « l’étude d’un groupement social localisé sous ses différents
aspects » (famille, village, atelier, ville …). Pour établir la monographie d’un charpentier parisien,
d’un paysan des Hautes Pyrénées ou encore d’un mineur d’or en Californie, les enquêteurs ont une
série invariable de questions à poser :
Quel travail effectuez-vous et comment ? Quelles sont vos habitudes ? Quels sont vos revenus et
comment les dépensez-vous ? Comment êtes-vous logé ? Meublé ? Quels sont les livres de votre
bibliothèque ? Comment vous nourrissez-vous ? Quelles sont vos distractions ? Vos aspirations ?
Dans chaque monographie, les données récoltées sont présentées selon un plan standard en 4 parties :
1) Définition du lieu, de l’organisation industrielle de la famille : Etat du sol de l’industrie et de la
population (dans la commune d’habitation de la famille) ; état civil de la famille (nombre de
personnes, liens de parenté, âge) ; religion et habitudes morales (fréquentation de l’église, amour du
travail, disposition à l’épargne …) ; hygiène et service de santé (maladies) ; rang de la famille
(ouvrier- propriétaire, journalier-agriculteur, compagnon …).
2) Moyens d’existence de la famille : Propriétés (immeuble, argent, animaux, outils et machines) ;
subventions (glanage divers, libéralités du patron, instruction gratuite des enfants …) ; travaux et
industries (travail principal et secondaire du père, de la mère, travail des enfants, industrie familiale
comme un jardin ou un poulailler).
3) Mode d’existence de la famille : Aliments et repas (nombre de repas quotidiens et composition,
modes de cuisson, consommation d’alcool) ; habitation, mobilier, vêtements (inventaires exhaustifs) ;
récréations (loisirs ou plaisirs).
4) Histoire de la famille : Phases principales de l’existence (histoire de la trajectoire de vie du père et
de la mère, histoire de leur famille) ; mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la
famille (l’avenir de la famille, son épargne et les institutions de prévoyance auxquelles elle peut avoir
accès)
2
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Le Play est l’un des principaux précurseurs d’une « science sociale » empirique. C’est l’observation
qui différencie à ses yeux la science des doctrines non scientifiques, doctrines qui donnent lieu à
d’interminables débats et ne trouvent pas à s’appliquer. Comme les sciences de la nature, la
connaissance sociale doit se baser sur l’observation. Les « faits » peuvent se saisir avec des procédés
moins précis qu’en physique, par contre ils doivent être appréciés d’après des règles morales. Il n’y a
pas de science sociale sans morale. Ces règles morales sont celles qui sont reconnues dans tous les
« peuples civilisés » et on les repère à partir d’indices « généralement acceptés » (ex : le respect et le
soin donné aux vieillards est un indice de bien-être de la famille).
L’action du gouvernement doit procéder par réformes successives et non par révolution, puisque les
problèmes sociaux considérés comme problèmes scientifiques ne peuvent se résoudre que
progressivement. De plus, « l’harmonie sociale demande que les classes dirigeantes soient aussi des
classes éclairées », donc que les patrons deviennent savants, d’où la création de la Société d’économie
sociale, fondée par Le Play en 1856. Outre la création de la Société d’économie sociale, Le Play
fondera aussi un mouvement politique (les « Unions pour la paix » en 1874) et une revue (« La
Réforme sociale » en 1881) ; il aura une grande influence sur les propagandistes de l’organisation du
travail de la fin du XIX
ième
et du début du XX
ième
siècle.
Ces enquêtes ont contribué au vote de lois sociales et à la création d’institution publique pour étudier
les situations sociales et plus particulièrement la condition ouvrière, de la même façon que le tableau
de Villermé a suscité des débats et le vote de la première loi sociale sur la durée du travail des enfants
en 1841. Marx et Engels ont puisé dans son enquête pour conduire leur propre réflexion sur la
révolution industrielle. Les études de Le Play restent marquées par une conception du monde ouvrier
centrée sur les métiers tels qu’ils se sont structurés dans le système féodal, conception qui inspirera
aussi l’action du régime de Vichy en matière de travail.
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« Ouvriers des deux mondes », Recueil d’études publiées par la Société d’Economie Sociale sous la direction de Frédéric Le
Play à partir de 1856, A l’enseigne verdoyante éditeur, 1983, diffusion Armand Colin, 336 pages.