0 – EDITO n° 57-1

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SENS ET INTÉRÊT DE LA MÉTAPHYSIQUE AUJOURD’HUI
Cablanazann Thierry Armand EZOUA
U.F.R. Sciences de l’Homme et de la Société.
Département de Philosophie
Université de Cocody (Côte d’Ivoire)
Une première question pour commencer notre réflexion pourrait être celle-ci :
quel est le sens de l’interrogation métaphysique ? Au premier abord, il paraît étrange
de s’intéresser encore aujourd’hui à une discipline philosophique particulièrement
ardue, particulièrement abstraite dont l’origine est particulière. On pourrait se
demander à l’époque de la science ou du développement universel ou planétaire de la
science et de la technique : qu’est-ce que la Métaphysique, dont l’origine se situe dans
la Grèce du Ve ou VIe siècle avant Jésus-Christ, qu’est-ce que cette Métaphysique peut
encore avoir à nous dire ?
L’intérêt pour la Métaphysique – et l’intérêt de la Métaphysique aujourd’hui –
est double. En effet, la Métaphysique intéresse d’autant plus aujourd’hui que précisément elle s’oppose à la science. Car quelle que soit la valeur reconnue à la science et à
la technique, il se produit actuellement une sorte de phénomène de désenchantement
à l’égard de l’exclusivité des modes de pensée scientifique ; à l’égard de l’exclusivisme
également du développement de la technique, de la transformation technique de la
nature. Ce désenchantement en effet se traduit assez naturellement par le fait que
l’on pose des questions qui manifestement ne trouvent pas de réponses dans la science. Mais alors, qu’est-ce que la Métaphysique ?
Précisément on pourrait se demander quel est l’intérêt même de cette question,
pourquoi s’attarder à se demander ce qu’est la Métaphysique ? Car, si nous étions des
physiciens par exemple ou des chimistes, il est probable que nous nous entretiendrions
sur tel ou tel problème de physique ou de chimie, sur telle ou telle découverte récente,
ou discours aujourd’hui controversé, alors que s’agissant de la Métaphysique, nous
avons une certaine tendance l’un et l’autre à nous demander ce qu’elle est ; c’est-à-dire à
nous interroger sur cela même dont nous parlons. Cela signifie, à tout le moins, que la
Métaphysique est quelque chose qui ne va pas de soi, qu’il n’est pas absolument naturel
ou peut-être absolument nécessaire de faire de la Métaphysique. Par conséquent la
Métaphysique doit d’abord se justifier et se définir. Et on pourrait considérer que c’est
une des tâches effectivement de la Métaphysique pour dire d’abord ce qu’elle est.
L'enseignement philosophique – 60e année – Numéro 1
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Il est donc difficile de répondre rapidement à la question qu’est-ce que la Métaphysique. C’est que si l’on considère le terme même de Métaphysique, l’on se rend
compte qu’il y a deux interprétations possibles de ce titre qui vient de l’Antiquité, non
pas d’Aristote, mais des successeurs d’Aristote, des éditeurs exactement d’Aristote qui
ont publié ses écrits concernant cette discipline qui jusqu’alors était innommée ; ils les
ont publiés faute de savoir où les mettre et faute de pouvoir les désigner autrement,
ils les ont publiés après la Physique d’Aristote, c’est-à-dire après l’ouvrage d’Aristote
qui porte sur la Science de la nature, d’où le titre Métaphysique 1. Méta-physique qui
veut dire mot à mot après la physique. Alors ceci est simplement une désignation
extérieure, extrinsèque qui concerne simplement l’ordre de l’édition ou l’ordre peutêtre souhaitable de la lecture, ce n’est pas une définition intrinsèque de ce titre. Alors,
quelle définition intrinsèque peut-on donner ? Il y en a deux, que l’on a données successivement au cours des temps. Commençons par celle qui est la plus répandue et
peut-être celle que ce titre évoque le plus spontanément aujourd’hui.
La Métaphysique serait la science ou la discipline qui considère des objets qui
sont au-delà de la Physique, c’est-à-dire qui sont au-delà de l’expérience, des objets
surnaturels, si l’on traduit l’étymologie même de ce terme de Métaphysique, au sens
de hyperphysique. Ce qui, donc, échappe aux limites de l’expérience humaine, c’est-àdire de l’expérience sensible, c’est cela qui précisément serait l’objet d’une discipline
particulière, particulièrement élevée d’ailleurs et particulièrement difficile qui serait
la discipline Métaphysique. C’est ainsi d’ailleurs que la Métaphysique s’est développée
au cours de l’histoire, au Moyen-Âge par exemple et dans les temps modernes comme
science donc du trans-physique. Seulement il est évident que cette science du transphysique se heurte dans sa légitimité ou dans sa possibilité même à un certain
nombre d’objections qui, effectivement ont été soulevées contre elle : à savoir, est-ce
que nous disposons, en tant qu’hommes, d’une intuition, c’est-à-dire au fond, d’une
expérience de ces objets supra-physiques ou trans-physiques ? Comment pouvonsnous connaître enfin ce que nous ne pouvons pas voir par les yeux du corps ou toucher avec les sens dont nous disposons ? Il y a donc là un problème et une difficulté
que la Métaphysique traditionnelle n’a jamais entièrement surmontés. Alors, il y a un
autre sens du terme Métaphysique qui est peut-être plus ancien, qui est sans doute
celui que l’on trouve déjà chez Aristote.
La Métaphysique est un discours qui vient après la Physique en ce sens que
c’est un discours sur le discours physique ; c’est un discours au second degré, c’est-àdire, un discours sur le discours scientifique et peut-être même un discours sur le discours général. Il y a une expression qui est couramment employée par les logiciens,
les linguistes et les philosophes, c’est-à-dire ceux qui s’intéressent plus particulièrement à la philosophie du langage, c’est le terme de Métalangue. Métalangage parfois
désigne un langage qui n’est pas de premier degré, un langage qui porte sur les
choses, mais un langage qui se prend lui-même comme objet, qui réfléchit sur luimême et qui essaie de rendre explicites les structures mêmes du langage direct, c’està-dire du langage que nous tenons sur les choses, que nous tenons sur l’expérience.
C’est en ce sens qu’il convient, semble-t-il, d’entendre la Métaphysique.
1. Depuis le Ier siècle avant Jésus-Christ la collection des écrits d’Aristote élaborée par Andronicos de Rhodes
séparait les livres phusikè achroasis (Leçons de Physique), sur la nature, et ceux qui venaient après, meta ta
phusika, la Métaphysique. La philosophie grecque postérieure n’a pas toujours retenu cette discipline, le stoïcisme divisait ainsi la logique, l’éthique et la physique. Mais la scolastique médiévale a forgé le terme par l’usage, donnant le sens de « par delà la physique » sous lequel on reconnaît désormais la métaphysique.
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La Métaphysique comme métalangage, c’est là à la fois l’origine aristotélicienne et c’est en même temps la possibilité de la Métaphysique qui paraît ouvrir encore
aujourd’hui plus de perspectives. Pour comprendre ce que l’on peut entendre par
métalangage, il faut comparer le discours métaphysique avec le discours scientifique.
Il faut dire dès l’abord que le discours métaphysique n’est pas un discours scientifique, non pas que ce soit un discours arbitraire qui n’a aucune cohérence ou aucun
principe de validité, qui ne répond à aucun critère rationnel. Mais il faut comprendre
ici que le discours métaphysique n’est pas un discours scientifique pour la raison évidente que le discours métaphysique ne porte pas sur un objet qui est empiriquement
constatable ou qui est empiriquement définissable.
Par exemple, il est clair que la physique porte sur un ensemble d’objets que l’on
appelle les phénomènes naturels. Personne ne doute de l’importance de ces phénomènes naturels même si évidemment il appartient à la physique d’en donner une définition, une délimitation ou une détermination qui ne correspond pas nécessairement à
celle que nous nous en faisons du point de vue du sens commun. Mais personne ne
doute sérieusement donc qu’il y a une nature, que dans cette nature se produisent des
phénomènes et qu’il importe de les connaître scientifiquement. C’est donc dire que la
physique a un objet qui lui est extérieur, qui est extérieur au langage qu’elle tient sur cet
objet : le propre du discours physique est de se dépasser ou de s’effacer d’une certaine
façon devant ce qu’il a à dire, ce qu’il a à montrer c’est-à-dire la réalité extérieure. Il en
est de même pour la biologie, et on pourrait multiplier les exemples.
En revanche, la Métaphysique n’a pas un objet qui lui soit extérieur. Il n’y a
pas en effet un objet métaphysique, une réalité dont on pourrait dire qu’elle est métaphysique alors même que nous n’en parlons pas. À la vérité, l’objet métaphysique est
contemporain du discours que nous tenons sur lui. C’est dans la mesure où nous faisons de la métaphysique que nous constituons un ensemble – non de phénomènes ni
même de choses – disons qu’ils sont des concepts métaphysiques. Ceci a été évidemment invoqué assez souvent contre la Métaphysique. Autrement dit, la Métaphysique
c’est du verbiage, du bavardage puisqu’elle n’a pas d’objet. On pourrait répondre à
cette objection banale, et disons objection positiviste contre la Métaphysique.
D’abord on pourrait dire, et ce n’est pas tout à fait faux, que la Métaphysique
n’a pas d’objet propre parce que, il n’est pas d’objet, en un certain sens, qui ne puisse
être envisagé d’un point de vue métaphysique, c’est-à-dire que cet objet de la Métaphysique n’est pas définissable, n’est pas déterminable parce qu’il est infini, parce
qu’il est la totalité finalement, de ce qui est exprimable, de ce qui est pensable. Nous
pourrions donc dire que l’objet de la Métaphysique, c’est la totalité ou une totalisation
de l’expérience.
Ainsi, ce qu’il faut entendre à la suite de Heidegger par l’expression d’ontothéologie 2, c’est effectivement la Métaphysique traditionnelle, c’est-à-dire la Métaphysique qui s’est constituée après Aristote et qui s’est réclamée effectivement d’Aristote,
la Métaphysique qui a été dominante pendant tout le Moyen-Âge et par des canaux
divers et sous une forme moins explicite, qui a continué d’inspirer des systèmes quelconques beaucoup plus tardifs comme celui de Hegel inclusivement. Alors qu’est-ce
que l’onto-théologie ? Eh bien évidemment, il faudrait d’abord peut-être dire ce qu’est
l’ontologie. Si l’on peut dire que la théologie c’est la science ou la théorie du divin ou
de Dieu, en revanche, alors, l’ontologie qu’est-ce que c’est ?
2. Heidegger (Martin), « La constitution ontho-théologique de la métaphysique », trad. française d’André
Préau in Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968.
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De l’ontologie, l’on peut dire d’emblée que c’est la théorie de l’être. Et la question qui se pose alors est évidemment de savoir quelle est la relation entre les deux.
Je dirais que la Métaphysique sous sa forme originelle, c’est-à-dire sous sa forme aristotélicienne, s’est présentée d’abord comme une interrogation sur le sens de l’être, sur
le sens du verbe être. Autrement dit, la Métaphysique s’est demandé d’abord ce que
nous voulons dire lorsque nous disons d’une chose qu’elle est ou lorsque nous disons
d’une chose qu’elle est telle ou telle, par exemple lorsque nous disons de la table qui
est devant nous qu’elle est « carrée » ou qu’elle est « rectangulaire ». Il est évident que
nous employons très souvent, en tout cas dans la langue que nous parlons actuellement, c’est-à-dire en français, nous employons très souvent, et c’est la même chose,
d’ailleurs en grec, le verbe être comme ce qu’on appelle la copule dans une proposition, c’est-à-dire comme le lien logique et peut-être aussi significatif, syntaxique et
même sémantique entre le sujet et l’attribut, entre le sujet et le prédicat. Disons que
l’innovation d’Aristote a consisté à faire porter son attention et sa recherche sur le
sens précisément de ce verbe qui paraît particulièrement important en grec comme en
français, à savoir le verbe être. Une question donc, pourrait-on dire, relativement
modeste dans sa portée au moins apparente, une question de sémantique, peut-être
aussi une question de syntaxe : que veut dire l’être et quelle est sa fonction dans le
discours que nous tenons ? Quel est le rapport de la théologie à cette question de
l’être ?
Au premier abord, il n’y a pas de rapport. Il n’y a pas de rapport parce que la
théologie, c’est une science qui s’intéresse à un certain être qui est en l’occurrence
l’être divin. – Laissons de côté la question de savoir si un tel être existe ou si l’on peut
en avoir une expérience, si l’on peut en donner une démonstration –. Il est clair en
tout cas, s’il y a une théologie, que cette théologie ne peut se constituer que comme
théorie du divin, que la physique c’est la théorie de l’être physique c’est-à-dire la théorie de l’être naturel ou des phénomènes naturels : de l’étant. L’emploi ici du terme
être marque l’unité et en même temps la diversité de ces différents types de discours,
de ces différents types de disciplines. Alors pourquoi parle-t-on d’onto-théologie pour
définir la Métaphysique traditionnelle plutôt que d’onto-physique, d’onto-cosmologie,
pourquoi cette relation particulière de l’ontologie à la théologie ?
C’est qu’il est apparu assez rapidement dans la suite de la tradition post-aristotélicienne que parmi les êtres, l’étant pour bien marquer qu’il ne s’agit pas ici du sens
de l’infinitif être, mais des choses dont nous disons qu’elles sont… parmi les étants, il
en est un qui paraît plus important que les autres, plus exemplaire, pourrait-on dire
que les autres, plus parfait, plus éminent que les autres, c’est précisément l’étant. Et
d’autre part cet étant traditionnellement est déjà dans la religion grecque, sans parler
ici évidemment de développements ultérieurs, au Moyen-Âge sous une influence qui
était d’ailleurs divine. Il apparaît non seulement comme exemplaire mais également
comme fondateur, comme la cause des étants : Dieu est le principe de toute chose. Et
alors il s’est produit à partir de cette idée, une sorte de confusion entre la question
ontologique et la question théologique. Aristote avait posé la question de savoir ce
que veut dire le verbe être et on répond en se réclamant à tort ou à raison d’Aristote –
en grande partie à tort –, on répond que le sens du verbe être finalement est à chercher dans la manifestation la plus éclatante de l’être ou de l’étant c’est-à-dire dans le
divin. Autrement dit, la Métaphysique a donné une réponse que l’on pourrait dire
théologique à une question ou à un questionnement – au sens d’un problème – ontologique c’est-à-dire que la Métaphysique a donné traditionnellement une réponse
théologique à un questionnement ontologique portant sur le sens de l’être, de l’étant.
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D’où l’expression d’onto-théologie alors employée volontiers par Heidegger pour désigner une certaine constellation qui n’est pas la seule possibilité ou qui n’est pas la
seule interprétation possible de la Métaphysique mais qui décrit une certaine orientation qu’a prise la Métaphysique au cours de son histoire.
Cependant, il y a dans l’histoire de la métaphysique et encore aujourd’hui un
argument extrêmement sérieux, extrêmement dirimant, sinon contre les prétentions
de la Métaphysique à l’universalité. Personne ne peut contester le fait historique que
la Métaphysique est née quelque part en un lieu particulier qui est la Grèce et encore
une fois la Grèce antique. Personne ne peut mettre en doute aujourd’hui que la Métaphysique est née dans un contexte linguistique, nous ne disons pas culturel, mais très
précisément linguistique. Cette constatation qui pourrait s’appliquer à n’importe quelle science, finalement est particulièrement grave dans le cas de la Métaphysique.
Parce que s’agissant d’une science, que la mathématique soit née en Chine, en Égypte
ou en Grèce, cela n’a pas beaucoup d’importance car il arrive un moment où toutes
les découvertes mathématiques sont traduisibles d’une axiomatique dans une autre.
C’est donc une sorte de passage possible. Que l’on compte avec un système décimal
ou avec un système duodécimal, le premier mathématicien de quelque origine que ce
soit fera facilement la conversion du système duodécimal au système décimal ou
inversement. Donc la pluralité ici des origines géographiques, culturelles, éventuellement linguistiques n’est pas une sorte de difficulté ou un handicap fondamental. La
mathématique, où qu’elle apparaisse, s’universalise immédiatement.
En revanche, s’il est vrai que la Métaphysique est comme un métalangage, il
est évident qu’elle est beaucoup plus dépendante que les sciences proprement dites de
cet enracinement linguistique. Alors on pourrait se poser la question à propos de
l’Être. Effectivement, tous les linguistes savent que le verbe être est particulier. Nous
ne disons pas que le verbe être est une particularité de la langue grecque ; mais il y a
une particularité de la langue grecque et d’un certain nombre d’autres langues : ces
langues sont caractérisées, entre autre, par l’importance particulière qui est accordée
à un verbe parmi d’autres, qui est précisément le verbe être, ou disons les équivalents
du verbe être dans ces langues-là. Alors d’où vient cette importance ? Cette importance vient sans doute du fait que le verbe être, qui est un verbe parmi tant d’autres, a
fini à un moment par se voir attribuer une fonction syntaxique universelle. Donc le
verbe être est un verbe comme les autres qui a un certain sens et qui a donc une
signification qu’on pourrait dire lexicale comme disent les linguistes, c’est-à-dire une
signification qui est celle qu’on trouverait dans un dictionnaire.
S’agissant de l’Être, on ne trouvera peut-être pas une définition très précise du
verbe être. Mais si on étudie les racines du verbe être, on pourrait donner des
approches de définitions. Être, c’est perdurer, être présent, être permanent ; ou, sans
employer le verbe être : Être, c’est se maintenir dans la présence. C’est une signification du verbe être qui est tout à fait particulière et déterminée. L’Être s’oppose au
devenir dans la tradition grecque par exemple, ce verbe être qui est donc un verbe
parmi d’autres s’est trouvé pourvu d’une fonction non plus sémantique mais syntaxique qui est universelle ou universalisable. C’est que dans la Grèce classique sur
laquelle réfléchit Aristote, toute proposition peut se mettre sous la forme : S est P
c’est-à-dire le sujet S est le prédicat P. Ainsi, dans cette formule à peine formalisée,
l’Être est ce que les logiciens, les grammairiens appellent la copule, c’est-à-dire fait
lien entre le sujet et le prédicat. Il semble aujourd’hui qu’une telle formule – ou un tel
type de formulation – n’est pas universelle. Il n’est pas du tout nécessaire d’expliciter
la copule entre le sujet et le prédicat. On a des phrases dites nominales, c’est-à-dire
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sans copule du type : « ce tableau est vert » on peut dire simplement « ce tableau
vert » ou « vert ce tableau ». Il y a beaucoup de langues qui fonctionnent ainsi, où le
verbe être n’apparaît pas. Dans d’autres langues on ne trouve pas la structure copule/prédicat, mais on trouve un verbe.
Par conséquent on pourrait entièrement se passer du verbe être. Et il y a beaucoup de langues qui ne connaissent pas le verbe être, ou plus exactement, il y a beaucoup de langues qui disposent de plusieurs verbes ou, dans certains cas d’une absence
totale de formulation linguistique, pour exprimer à la fois les sens du verbe être et en
même temps la fonction ou peut-être les fonctions syntaxiques différente du verbe
être. Ici l’on pourrait citer une étude que le linguiste Émile Benveniste a écrite sur le
vocabulaire de l’Être dans différentes langues et il a étudié notamment une des
langues parlées au Togo : la langue Ewé 3. Il a constaté que dans la langue Ewé, lorsqu’on veut traduire des phrases françaises, on s’aperçoit qu’il y a cinq verbes qui couvrent partiellement mais en même temps qui débordent aussi, qu’on utilise pour traduire les différentes fonctions, les différents sens du verbe être en français. Cela veut
dire que le champ sémantique, d’une part, dans cette langue, et d’autre, la structure
syntaxique de cette langue ne reposent pas sur le primat d’un verbe particulier qui
serait le verbe être. Alors ceci évidemment pourrait poser un problème quant à l’universalité de la Métaphysique.
Si nous considérons donc le langage que thématise la Métaphysique, il est évident que cette remarque sur un exemple très particulier vaudra encore plus. Parce
que, à l’intérieur de ce grand continu, que représente la réalité dans son ensemble, la
totalité de l’être ou la totalité des étants dans leur ensemble, pour reprendre la terminologie traditionnelle, dans le découpage il y a le choix de l’être dont nous avons
parlé comme catégorie fondamentale ou comme concept fondamental et qui est déjà
un certain choix suggéré par la langue grecque ; mais à l’intérieur de ce continu que
représente la totalité de l’étant, il est clair que le découpage conceptuel, le découpage
en catégories à travers lesquels nous saisissons l’expérience, qui constitue la grille de
notre expérience, est arbitraire dans le détail, c’est-à-dire, il n’est pas nécessairement
le même dans telle langue et dans telle autre.
Dans la philosophie d’Aristote par exemple, il y a une coupure entre la quantité et la qualité, les deux catégories de l’Être : ce qui est quantitatif n’est pas qualitatif,
ce qui est qualitatif n’est pas quantitatif. Cela est une chose qui ne va pas de soi parce
qu’on pourrait concevoir des situations intermédiaires entre la quantité et la qualité
qu’on pourrait appeler l’intensité ; mais c’est là une découverte postérieure, du moins
une correction apportée ultérieurement au découpage aristotélicien. Mais dans notre
vie quotidienne, nous vivons encore et nous voyons encore le monde à travers les
catégories énumérées par Aristote.
La métaphysique a décidé à travers Aristote notamment et ses successeurs,
d’organiser l’expérience, notre discours sur l’expérience à partir de cette notion centrale d’Être. Cette décision, somme toute, n’était pas absolument nécessaire. C’est dire
que même à l’intérieur de la tradition grecque, on voit des philosophes de la fin de
l’Antiquité, ceux qu’on appelle les néoplatoniciens qui protestent déjà contre cette
sorte de tutelle de l’Être, qui avait été suggérée par la Métaphysique d’Aristote. Et les
auteurs néoplatoniciens disent que l’Être c’est une détermination qui n’est pas la plus
haute ou englobante. C’est déjà donc, une sorte d’appauvrissement ou de rétrécisse3. Benveniste (Émile), « Catégories de pensée et catégories de langue », Les études philosophiques, n° 4
(octobre-décembre 1958), Paris, PUF.
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ment, une possibilité plus fondamentale, une puissance, une dunamis plus fondamentale qui est ce qu’ils appellent l’Un ou l’unité. Au-dessous de l’Être il y a l’Un. Alors
l’Un, disent-ils, est un non-être.
Par conséquent, pour relativiser un peu ce que nous disions sur les origines
linguistiques de la Métaphysique, il faut dire que le langage peut suggérer une certaine structure mais il ne l’impose pas. Il n’y a donc pas une prédétermination absolue. Il
y a malgré tout ici un élément de décision de la part du philosophe. À l’intérieur de la
même constellation linguistique qui est le grec, une autre décision aurait été possible.
Seulement, il y a que la décision qui s’est le plus généralement imposée, c’est celle qui
consistait à tout penser à travers l’Être, envisager tout sur l’aspect de l’Être.
C’est cette décision qui a favorisé la constitution et le développement de la
science et de la technique. Parce que ce verbe Être en grec, finalement a un sens
déterminé qui a été universalisé à travers sa fonction syntaxique. Ce sens déterminé,
c’est la permanence : ce qui est c’est ce qui dure finalement ; ce qui dure, ce qui ne se
transforme pas, qui se transforme peut-être mais, de façon adjacente ou comme dit
Aristote de façon accidentelle. Mais il y a un noyau qui reste constant et c’est ça qu’on
appelle véritablement l’Être. L’on pourrait cependant rétorquer en disant que ceci est
peut-être arbitraire car il se pourrait que la réalité soit en perpétuel devenir, soit un
flux universel, comme l’avait d’ailleurs dit Héraclite, comme le dit encore plus récemment Bergson. Par conséquent, ce choix en faveur de l’Être n’était pas absolument
nécessaire.
Mais il faut dire que ce choix en faveur de l’Être, c’est-à-dire en faveur de la
stabilité a été fécond du point de vue du développement de la science et de la technique. En effet, si l’on considère que ce qui est véritablement Être, c’est ce qui subsiste
en dépit des variations quantitatives ou qualitatives que nous pouvons constater,
l’être, la réalité se trouve objectivée c’est-à-dire, devient une sorte d’objet au sens
propre du terme, quelque chose qui est là devant nous, quelque chose qui est là
donné devant nous et qui attend de nous que nous nous le représentions : l’Être c’est
ce qui est présent et ce qui est présent c’est ce qui est représentable.
L’Être se définira de plus en plus à l’intérieur de la tradition philosophique
occidentale comme la représentabilité. D’abord la présence puis, à partir du moment
où la Métaphysique insiste sur l’importance de la subjectivité, c’est-à-dire, à partir de
Descartes, cette présence grecque est interprétée comme représentabilité. De la physique d’Aristote, il faut dire qu’elle a été un obstacle au développement de la science
au Moyen-Âge, en ce sens que la physique d’Aristote, au nom de ce découpage catégoriel, était une physique purement qualitative. Elle refusait d’avance par définition,
la quantification c’est-à-dire, la mathématisation. Il y avait sur ce point précis un obstacle au développement de la science, à la constitution d’une physique mathématique.
Mais dans l’ensemble cette décision métaphysique a favorisé une interprétation de la
réalité comme étant ce qui est objectivement, c’est-à-dire comme ce qui est objet d’investigation scientifique.
D’autre part, ce qui est objectivable c’est ce sur quoi nous avons prise, ce que
nous pouvons manipuler, ce que nous pouvons utiliser comme instrument ou comme
levier pour la transformation précisément de la nature. Comme le dit Bacon au début
des temps modernes, il faut obéir à la nature pour lui commander 4, c’est-à-dire, il faut
s’appuyer sur la nature dans ce qu’elle a de consistant pour la transformer. Donc je
4. Bacon (Francis), Novum Organum [1620], livre I, aphorisme 129, Traduction Michel Malherbe et JeanMarie Pousseur, (Paris, PUF, 1986), p. 182.
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pense qu’il y a là une sorte de projet, d’attitude qui est devenu banale, c’est-à-dire qui
s’est répandue dans le monde entier. Il y a une attitude qui consiste à considérer la
réalité comme quelque chose sur quoi nous pouvons prendre appui pour la transformer elle-même. Il y a donc un niveau assez implicite que nous voulons expliciter ; il y
a une certaine affinité fondamentale entre l’attitude métaphysique et l’attitude scientifique et technique.
Il est donc clair que la Métaphysique est synonyme d’ontologie, c’est-à-dire
d’une organisation de la totalité de l’expérience à partir de l’Être et à partir de ses
modalités que sont les catégories. C’est une sorte de vision catégoriale déterminée de
la totalité, et cette catégorisation de la totalité s’effectue à partir de la notion centrale
d’Être avec le sens, donc de la fonction que nous avons rappelée.
Il est évident que par là même, nous affirmons une certaine particularité de la
Métaphysique. Ainsi nous prêtons le flanc, pourrait-on dire, à l’objection selon laquelle la Métaphysique est un discours partiel qui se donne comme un discours total,
c’est-à-dire un discours particulier représentant, sinon des intérêts, tout au moins, un
point de vue particulier qui se donne indûment pour discours universel. Mais la Métaphysique, dans la mesure où elle thématise, explicite ses propres présuppositions,
échappe à ce reproche. Chez Aristote, la Métaphysique a très bien conscience du
caractère linguistique de ses catégories. On a quelquefois dit que – c’est là le reproche
que lui faisait Benveniste – Aristote considère évidemment à tort que les structures
particulières de la langue grecque sont les structures de la pensée en général. Il faut
dire qu’Aristote était conscient que les structures qu’il décrivait, qu’il mettait au jour
étaient les structures du langage. Aristote était conscient de cet enracinement linguistique de la Métaphysique. Alors, dans la mesure où la Métaphysique est consciente de
cet enracinement, dans la mesure où elle est un métalangage, c’est-à-dire dans la
mesure où elle a pour fonction d’expliciter ce qui est implicite dans le discours, cette
sorte de bruit de fond qui accompagne toute communication dans une langue donnée
mais qui n’est pas exprimée en termes de communication ou en termes d’information,
dans la mesure où la Métaphysique a pour tâche d’expliciter ce bruit de fond en
quelque sorte, elle échappe à ce reproche de discours partiel. La Métaphysique échappe donc à ce reproche dans la mesure même où elle reconnaît sa particularité, dans la
mesure donc où la Métaphysique est une figure déterminée de la pensée, dans la
mesure où il y a d’autres possibilités probablement pour la pensée que la Métaphysique.
Si nous prenons un exemple dans les mathématiques, nous savons que depuis
le XIXe siècle la géométrie euclidienne n’est pas la seule géométrie possible ; c’est une
organisation conceptuelle de l’espace mais ce n’est pas la seule possible. On peut
concevoir des géométries non-euclidiennes : géométrie euclidienne et géométrie noneuclidienne font partie d’un ensemble qu’on pourrait appeler une pan-géométrie. On
pourrait dire volontiers que la Métaphysique c’est une philosophie particulière, au
sens où la géométrie euclidienne est une géométrie particulière, c’est-à-dire une axiomatisation particulière du champ, en l’occurrence de l’espace, comme la Métaphysique est une réflexion particulière du champ de la réalité.
Mais on pourrait concevoir la possibilité d’une philosophie non Métaphysique.
Alors cela supposerait qu’on constitue une sorte de pan-philosophie par analogie avec
la pan-géométrie, de « philosophie généralisée » qui serait une philosophie des philosophies en quelque sorte, une sorte de « théories générales des systèmes de pensée ».
Et, c’est peut-être là, par rapport à cette théorie générale des systèmes de pensée, que
l’on pourrait avec précision, dans la mesure même où l’on les distingue de la Méta-
SENS ET INTÉRÊT DE LA MÉTAPHYSIQUE AUJOURD’HUI
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physique de tradition grecque, des systèmes de pensées africains par exemple, c’est-àdire des systèmes de pensée qui peuvent s’expliciter dans des traditions culturelles et
dans des aires linguistiques qui ne sont pas celles de la Métaphysique occidentale.
Mais alors quel peut être l’intérêt du questionnement Métaphysique en ce qui concerne la recherche anthropologique ?
Il faut le dire clairement, cet intérêt anthropologique est double. D’abord,
nous avons insisté sur une certaine particularité, non pas de l’interrogation mais de
la construction de la systématisation Métaphysique occidentale. C’est à partir de là,
par comparaison précisément avec ce type de systématisation, qui est attesté par
l’histoire, que l’on pourrait peut-être pratiquer des systématisations méthodologiquement analogues pour des formes de pensée qui sont précisément autres que
celles d’où est partie la Métaphysique occidentale. C’est dire que la Métaphysique
occidentale pourrait servir de modèle, – de modèle seulement, au sens épistémologique – à des tentatives analogues, pour expliciter des systèmes de pensée qui sont
implicitement contenus dans d’autres aires culturelles. Ce qui ne veut pas dire du
tout qu’il faut projeter les catégories métaphysiques dans les systèmes de pensée
autres, mais il faudrait essayer de retrouver les catégories propres à ces systèmes de
pensée. Et l’on s’apercevra probablement que la catégorisation – car il y a toujours
une catégorisation – ne s’est pas faite autour de l’être et des autres modalités. On
trouverait certainement là un autre type d’organisation de l’expérience et du discours sur l’expérience.
Le deuxième intérêt anthropologique d’une Métaphysique est intérieur à la
Métaphysique elle-même telle qu’elle s’est pour l’instant historiquement constituée
et développée. Cet intérêt semble résider dans ce qui est apparu souvent comme
une faiblesse de la Métaphysique, c’est-à-dire son caractère scientifique. On cherche
depuis longtemps à constituer la Métaphysique comme science positive. Mais cette
ambition est vouée à l’échec. En revanche, la Métaphysique précisément gagne d’un
autre côté ce qu’elle perd en rigueur scientifique, c’est-à-dire ce qu’elle perd en pouvoir contraignant. La Métaphysique n’est pas contraignante précisément parce
qu’elle ne s’appuie pas sur une intuition qui serait vérifiable, qui étant vérifiée pourrait s’imposer à l’humanité tout entière, à partir de laquelle on pourrait tirer des
conséquences nécessaires, selon des raisonnements apodictiques, c’est-à-dire
contraignants.
C’est donc dire que la Métaphysique ouvre un champ qui se définit par son
ouverture. La Métaphysique ouvre ces discours partiels alors sur eux-mêmes que
sont les discours scientifiques pour essayer d’expliciter ce qui est présupposé dans
le discours scientifique lui-même. Cette explicitation des présuppositions ne peut se
faire que par la méthode dialectique au sens étymologique du terme, c’est-à-dire,
une méthode fondée sur le dialogue, une méthode dialogique. La Métaphysique
essaie précisément de définir ou de thématiser, éclaire ce qui fait l’accord des
esprits dans des sociétés données, dans une aire culturelle donnée. Cet effort de
thématisation peut encore une fois s’étendre à d’autres cultures, chacune prise pour
elle-même d’abord, mais également peut s’étendre à une sorte de dialogue entre les
cultures. La Métaphysique, élargie en une « méta-métaphysique », serait précisément le lien à l’intérieur duquel pourrait s’instituer cette discussion raisonnable
entre les hommes et cet échange et cette confrontation en même temps entre les
différentes cultures.
CABLANAZANN THIERRY ARMAND EZOUA
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BIBLIOGRAPHIE
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(Paris, Garnier frères, 1964).
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