Le patrimoine de nos régions : ruine ou richesse future ? © L’Harmattan, 201 5-7, rue de l’Ecole polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-13169-9 EAN : 9782296131699 Ouvrage coordonné par M.-M. Damien et C. Dorvillé Le patrimoine de nos régions: ruine ou richesse future ? Exemples de dynamiques territoriales Groupe de recherche interdisciplinaire en sport et tourisme (Université de Lille I et Université de Lille II) L’Harmattan « Le patrimoine de nos pays, la plus grande richesse de la France ». Fernand Braudel in L’identité de la France (Tome I) « L’argent que l’on dépense pour lui n’est pas de l’argent gaspillé parce que la valeur qu’il produit demeure, voire augmente. Il est donc plus juste de le considérer comme un actif. Ces bâtiments, ces collections sont un capital social qui produit un flux de services sur une longue période » (Klamer A., Throrsby D. 2000) « Payer pour le passé : l’économie du patrimoine culturel », in UNESCO rapport mondial sur la Culture page 147. Photo couverture : l’ascenseur à bateau des Fontinettes, exemple de patrimoine exceptionnel en déshérence Sommaire Présentation des auteurs Christofle Sylvie, maître de Conférences, Nice-Sophia Antipolis, responsable du Master2 gestion et aménagement touristique et hôtelier Damien Marie-Madeleine, professeur, Université de Lille I Dorvillé Christian, maître de Conférences, Université de Lille lI, FFSEP UFR STAPS, sociologue Fleuriel Sebastien, professeur Lille I, Sciences Economiques Florent Luc, Ecole supérieure de Commerce de Troyes, responsable formation patrimoine et tourisme Franchomme Magali, maitre de conférences, Lille I Godeau Philippe, responsable Patrimoine, Parc Cap et Marais d’Opale Raspaud Michel, professeur Grenoble I Vancayzelle Gauthier, chargé de mission, Pays de Flandre Sommaire Première partie : concepts et exemples de valorisation locale Chapitre -I - Territoire, terroir, paysage et patrimoine: regards croisés de la géographie et de la sociologie : M-M Damien (PR Lille I), Christian Dorvillé (MCF Lille II).................page 11 Chapitre - II -Le carnaval de Bailleul:Luc Florent :(MCF, Ecole Supérieure de Commerce de Troyes)......................page 29 Chapitre -III - Les jeux traditionnels nordistes entre patrimoine culturel local et sportification internationale : M. Vigne (Université. Paris V), Christian Dorvillé (MCF Université Lille II)............................................................page 47 Chapitre - IV- La course cycliste Paris- Roubaix, un enjeu patrimonial? S. Fleuriel (PR LilleI), M.Raspaud (PR Grenoble) .........................................................................page 65 Chapitre -V- Le Vendée Globe, patrimoine en gestation M-M Damien (PR Lille1) ……………………............ page 85 Chapitre -VI- Le patrimoine rural méconnu et oublié: M-M Damien (PR Lille1)................................................ page 105 Deuxième partie : Acteurs, Méthodologie et outils de valorisation Chapitre – I - Acteurs nationaux (M-M Damien, PR Lille1) ........................................................................................ page 131 Chapitre - II - Méthodologie de valorisation d’un bien (M-M Damien PR Lille 1)............................................. page 165 Chapitre - III - Une valorisation par une labellisation nationale ou locale (M-M Damien, PR Lille1)................ page 171 Chapitre - IV - Un label local, « le village patrimoine », Gauthier Vancayzelle, chargé de mission ...................... page 209 9 Chapitre - V- Les labellisations internationales : le cas de l’inscription des beffrois du Nord- Pas de Calais et de Picardie au patrimoine mondial de l’Humanité (M-M Damien PR Lille1)......................................................... page 217 Chapitre - VI - Apport de la distinction écartée de capitale européenne de la culture : S.Christofle(MCF, Nice).......page 249 Chapitre - VII - Exemple de valorisation et d’animation : le cas d’un milieu naturel, Magalie Franchomme, MCF UFR de Géographie Lille I. ..................................page 279 Chapitre - VIII - Exemple de valorisation d’un inventaire du patrimoine bâti agricole: exemple de cahier de prescriptions architecturales , P.Godeau, Responsable du Service patrimoine, Caps et Marais d’Opale...................page 10 297 Territoire, terroir, paysage et patrimoine: regards croisés de la géographie et de la sociologie Marie-Madeleine Damien Professeur des Universités, Laboratoire TVES USTL UFR de Géographie, Lille I Christian Dorvillé Maître de Conférences FFSEP UFR STAPS – Lille 2 A la faveur du développement industriel, au XIXème siècle, on dresse l’inventaire des ressources du pays, donnant ainsi de la France un portrait géographique très complet et déterminant la vision que nous avons de l’organisation et de la distribution des paysages. A sa naissance, la géographie est l’héritière de cette histoire imprégnée de romantisme qui engendre parallèlement la notion de patrimoine. Comme l’écrit P.Roncayolo (Science et conscience du patrimoine, 1997), « la géographie semble prise entre deux logiques. Elle est avant tout une science de l’actuel et, à ce titre, elle s’intéresse aux rapports de l’homme et de la terre au moment présent, mais par ses méthodes, elle est aussi une science du commencement. ». Ceci conduit le géographe à s’interroger sur les causalités, les mouvements historiques relatifs à l’homme et aux paysages qu’il habite et qu’il valorise. De ce fait, le géographe devient alors historien et, cette dimension l'incite inévitablement à s’intéresser au patrimoine dans sa dimension historique, sociale, économique mais aussi géologique, et à un patrimoine principalement in situ. Lucien Febvre disait de la géographie qu’elle était « la science des lieux ». Mais ce recours aux disciplines parallèles comme l’histoire, la sociologie, la géologie a permis à la géographie d’aller au-delà de la simple description des paysages et des sols, de l’accumulation et de la juxtaposition de données sur les cartes, et de dépasser le simple examen de l’influence de l’homme sur la terre et de la terre sur les hommes. L’étude des paysages ruraux et urbains incite le géographe [Derruau, Les structures agraires dans le monde (1969)] tout en gardant son indépendance, à prendre en compte la notion de patrimoine omniprésente sur ces espaces dans ses dimensions plurielles. L’apport du géographe au patrimoine comme l’affirme P.Roncayolo réside dans « cette dialectique subtile entre une science des lieux et une approche historique » et, j’ajouterai sociologique, voire ethnologique et agronomique (Derruau 1969). Il confère au patrimoine d’autres dimensions. Il introduit la civilisation matérielle parmi les curiosités et le pittoresque, faisant un lien entre l’imaginaire et le matériel, dimensions essentielles du patrimoine. Cet apport de la géographie s’est étendu aux pays coloniaux, aujourd’hui émergents, grâce notamment aux travaux de Jean Delvert sur le paysan cambodgien et à ceux remarquables de Pierre Gourou sur Le paysan du delta Tonkinois (1936), livre d’ethnologue autant que de géographe ou d’historien sans oublier ses leçons de géographie tropicale (Paris 1971) préfacées par F.Braudel où l’Afrique est bien présente, tout comme dans son ouvrage « Terres de bonne espérance ». Aussi, sociologues et ethnologues, notamment, Claude Lévi-Strausss, auteur de « Tristes Tropiques », l’appellent au comité de direction de la Revue française d’anthropologie. Pour ce dernier, il semble essentiel de faire le lien entre l’ethnologie et la géographie humaine. Tous ces travaux forment un ensemble scientifique qui transcende le terrain. Pierre Gourou consacre sa thèse secondaire à « l’esquisse d’une étude de l’habitation annamite dans l’Annam septentrionale et centrale « françaises » (1936). Pour lui, « la géographie représente le désir de comprendre les paysages tels qu’ils sont ; eux-mêmes sont un aboutissement de l’histoire sur une certaine surface, qui n’est pas déterminante. Les Chinois ne sont pas Chinois parce qu’il y a dans la Chine quelque chose qui ferait qu’ils soient 12 chinois. « Les Chinois sont Chinois parce qu’il y a une civilisation chinoise. (1993) ». Dans le même champ, on peut citer également, sur les Caraïbes, le géographe Guy Lasserre et sa magnifique thèse sur la Guadeloupe : étude géographique (1961). L’appréhension géographique globale des biens, c’est-à-dire du site remarquable ou du bâti (monuments, usines, moulins, maisons...), des savoir-vivre et savoir-faire humains, dans le paysage, dans leur milieu ou dans leur contexte, constitue un apport considérable pour l’identification, la compréhension et la valorisation de tout patrimoine. Elle confère au patrimoine non seulement un nouvel enjeu, mais elle fait de lui un atout pour le développement local puisqu’elle le territorialise, et de ce fait favorise à terme sa patrimonialisation, c’est-à-dire sa réappropriation si le bien était plus ou moins en déshérence par la population locale et/ou sa réaffectation à son usage primitif ou à un nouvel usage, donc sa transmission aux générations futures. Mais, les particularismes de ces biens (matériels ou immatériels) et lieux ne sont-ils pas à la base des identités paysagères définies plus ou moins subjectivement au sein des espaces variés que possède la France, chacune pouvant constituer à elle seule, un ou plusieurs territoires, en fonction de son échelle et de la topographie des lieux, comme nous l’observerons à plusieurs reprises. La notion de territoire reste une notion pour le moins polysémique en sciences sociales. La généralisation de l’emploi du terme montre que le territoire est devenu une notion stratégique pour l’action publique et un objet d’interrogation pour les chercheurs. Depuis les travaux des éthologues, le territoire a, si l’on peut dire, investi le champ de sciences telles que l’anthropologie, la sociologie, l’économie… à travers des études relatives à la « territorialité », c'est-à-dire l’identification de groupes humains particuliers ou marginaux à un territoire. L’intérêt des géographes français fut en revanche plus tardif bien que ce concept se trouvât au cœur des travaux de Pierre Gourou. Dans le Dictionnaire de la géographie de Pierre George, publié en 1970, le terme n’apparaît que sous les rubriques « aménagement» et « organisation de l’espace ». Il est vrai que les géographes disposaient déjà de la notion de « milieu » et de celle de « lieu ». Nous pouvons déjà repérer trois types de territoires : les territoires politiques (circonscriptions électorales....), les territoires administratifs (communes, départements...), les territoires économiques (bassin d’emploi, zones d’embauche…). Mais, ici, par territoire, nous 13 entendons plutôt territoires de vie, vécus par tout un chacun, auxquels on s’identifie, lieux d’identité, de mémoire, de projet. Ce territoire comporte une certaine idée : l’appropriation. Un territoire est une portion d’espace que les hommes s’approprient par la force, sinon à travers leurs activités et leur imaginaire. Il acquiert ainsi au fil du temps une « personnalité » qui le différencie des autres. Selon la jolie formule de Roger Brunet1, « il est à l’espace ce que la conscience est à la classe ». En référence à différentes recherches (Di Méo, 1998, Corneloup, 2004, Mao, 2004), il est possible d’entrevoir le territoire comme étant un espace social plus ou moins formel et structuré (prestataires privés, réseaux associatifs), où interagissent des acteurs (politiques, prestataires, pratiquants, médias, ...).Polysémique et porteur d’idées, « d’appropriation, d’appartenance ou, au minimum, d’usage » (Brunet, 2001, p. 17), le territoire est reconnu comme lieu d’identité culturelle et d’initiative, comme vecteur potentiel de développement. C’est cette notion de territoire que développe J.P. Augustin dans l’article « le territoire, une notion centrale pour comprendre la dynamique des pratiques sportives de nature » (2007) quand il précise que « le territoire est une réalité construite et reconstruite en fonction des conjonctures historiques, il reçoit son sens des processus sociaux qui s’expriment à travers lui» (p.302). Pour rester simple, on peut distinguer l’espace au sens large et le territoire. L’espace a besoin d’un qualificatif pour être précisé, il est un support possible de la vie et des activités : on parle alors de l’espace urbain, rural ou des systèmes plus complexes comme l’espace social, l’espace vécu et, on arrive ainsi, à la promotion du territoire. Le territoire est un espace géographique mais il se définit surtout par sa population, ses institutions, ses capacités à se présenter aux individus qui le composent et aux autres. B.Michon et T.Terret, (Pratiques sportives et identités locales, 2004) définissent le territoire comme un espace géographique à propos duquel un groupe humain développe des sentiments d’appartenance et d’appropriation. Le territoire perd sa définition spatiale pour devenir un concept de « maillage » et sur un même espace géographique se croisent ainsi plusieurs types de territoires qui répondent à des rationalités différentes, et qui se construisent selon des dynamiques distinctes. Cela étant, il est évolutif. La notion d’espace géographique apparaît donc comme une matrice pour les territoires. La décentralisation (loi de 1982 et celles qui l’ont suivie), n’a pas créé les territoires. Elle n’a pas bousculé les principes de 1789 pour 1 R. Brunet, Le développement des territoires, L’Aube, (2004). 14 l’organisation du territoire de la Nation (création des communes, sur la base des paroisses, et des départements). Elle a rajouté des niveaux mais elle a surtout enclenché une dynamique favorisant l’autonomie des acteurs territoriaux en légitimant les solidarités et les projets territoriaux. La décentralisation aura été un déclencheur… In Le territoire, nouveau paradigme des sciences sociales, p. 720, Recherches actuelles en sciences du sport, 2004. Le territoire se présente comme un espace enrichi par le sens que les sociétés lui confèrent et sur lequel elles agissent, qu’elles contrôlent et qu’elles construisent (G. Di Méo, Géographie sociale et territoires, 1998). Il s’agit alors d’explorer les manières dont les hommes « se représentent, conçoivent et produisent les rapports à l’espace » et de souligner « l’énorme besoin de sens, d’action, de mouvement mais aussi de racines qu’affirment nos sociétés soumises au doute et à l’incertitude » (p.34). La notion d’émergence et de médiation territoriales permet de montrer comment les groupes produisent, à partir de représentations ancrées dans leur espace social et leur espace vécu (A. Frémont, La région, espace vécu, 1999), des pratiques identitaires qui renforcent la cohésion sociale. Par exemple, l’accélération des mobilités urbaines remet en cause les équipements sportifs standardisés des villes centres et les équipements de proximité sur le modèle du quartier et favorise la recherche de pratiques diversifiées dans des lieux ouverts comme en témoignent les pratiques familiales en milieu naturel (succès de la randonnée, du tourisme équestre…). Un territoire s’imprègne d’une image et de formes emblématiques qui constituent un accès filtré pour des segments de clientèle. C’est le sens de la formule de J. P. Augustin : « On peut parler des territoires qui nous habitent autant que des territoires que nous habitons »2. La multiplicité actuelle des échelles territoriales (intercommunalité, pays…) peut se décliner à travers la notion de « multi-territorialité » (J.P. Augustin, 2004) qui questionne les politiques d’aménagement. M. Garcia et W. Genieys dans leur ouvrage « L’invention du pays cathare. Essai sur la constitution d’un territoire imaginé » (L’Harmattan, 2005), montrent la création d’un territoire imaginé au cours des années 1980, dans le cadre d’une stratégie de développement socio-économique du département de l’Aude. Le pays cathare qui n’a d’autre racine historique que la présence des Cathares au 2 In Le territoire, nouveau paradigme des sciences sociales, p. 720, Recherches actuelles en sciences du sport, 2004. 15 Moyen-âge3, est devenu une entité territoriale dans le seul but d’encourager une dynamique régionale et locale ? Cette histoire des Cathares a servi de support à la création d’un territoire imaginé, le pays « cathare », utilisant le cadre d’aménagement et de développement des « pays » prôné par la Datar sous la pression ou à la demande de l’Union européenne. Ce processus d’invention territoriale, cette identité servant de ressource symbolique majeure, fait fi de la réalité historique. Pour ne donner qu’un exemple, les monuments que l’on présente aux touristes comme des châteaux cathares sont des citadelles dont la construction est postérieure au mouvement cathare… Il ne faut donc pas négliger les facteurs immatériels qui contribuent à la définition et à la qualité du territoire: dimension idéelle, référents symboliques, images porteuses de sens et de valeurs qui confèrent au lieu une attractivité particulière. Cette perspective théorique, le processus de conversion de l’espace en territoire, suscite dès lors réflexion sur le pilotage, la gouvernance du territoire : accord, compromis... entre les différents acteurs qui sont à l’œuvre dans l’ancrage territorial et son devenir. Le territoire est donc associé à l’idée d’appropriation du sol, à la localisation d’activités économiques, culturelles, sportives et progressivement à l’idée de région. Mais depuis l’explosion d’Internet, « la toile » est perçue comme un immense défi aux territoires au point que certains chercheurs ont prédit leur fin4. La notion de réseaux, fondée sur l’horizontalité des relations (jeux d’acteurs, échanges etc.) peut remettre en cause les frontières matérielles et dynamiter le modèle de territoire figé. Un monde en réseau contrarie certainement l’existence de territoire, ces réseaux structurent les territoires selon de nouveaux axes que ce soit ceux de la gouvernance, d’habitabilité… Face à la question des identités contemporaines et à la tendance à l’ubiquitisation (tendance à être de plusieurs lieux et milieux à la fois selon P. Chazeaud, Cahiers Espaces n° 66), grâce au progrès technologique tels Internet, téléphone portable, on peut considérer que le territoire joue un rôle essentiel de médiation, de régulation entre l’individu et ses différents lieux de vie. Du fait de « son nomadisme », « l’homo mobilis » éprouve un attachement de plus en plus fort à son ou ses territoires évocateurs de ses 3 La religion cathare symbolise aujourd’hui la riche civilisation de langue d’oc, qui périt sous les assauts des « barbares du Nord » lors de la croisade des albigeois au XIIIème siècle. 4 B. Badie, La fin des territoires, Fayard, 1995. 16 racines, de son appartenance ou synonymes de détente et de bonheur. Le perçu et le vécu d’un territoire constituent avec la globalisation, des facteurs indissociables de leur attractivité quelles que soient leurs échelles (commune, région, pays,). A leurs images réelles ou imaginaires on associe des paysages, des couleurs, une luminosité, des odeurs, une gastronomie et des produits de terroir, un folklore, des savoir-faire, un art de vivre et de respirer, un je ne sais quoi qui fait qu’on aime s’y retrouver et y séjourner. On y trouve une atmosphère et une ambiance, un art de vivre, qui font que l’on s’y sent bien, à l’aise et capable de s’y ressourcer. Toutes ces valeurs et perceptions font corps avec le territoire et appartiennent au patrimoine local. C’est cette trilogie, qualifiée par les anglo-saxons de « lore » auquel ils associent « landscape » et « leisure », qui conquiert le visiteur ou le touriste et, qui suscite aussi la réappropriation du territoire par ses habitants. Ceci constitue le « patrimoine au sens large » du lieu et, c’est de plus en plus ce « patrimoine global embrassant paysages et activités» que l’on souhaite transmettre aux générations futures, et non, cette église classée isolée, qui, sans sa place et les bâtis qui l’entourent, ne représente plus rien dans l’imaginaire de chacun. On est alors loin de la définition du patrimoine au sens XIXème siècle du terme, ce patrimoine ne s’assimile nullement à l’inventaire des Monuments de la France établi à l’initiative de Mérimée. Il s’agit d’un patrimoine pluriel. A côté, des beffrois inscrits sur la liste du patrimoine mondial, le concept s’étend au « gal » de Gauchin, aux carrières de Marquise, aux Grands Monuments mais aussi aux paysages socioculturels évolutifs tels les paysages miniers pris dans leur globalité, comme on peut les découvrir du Mémorial de Vimy (terrils, sites industriels, habitats, tracé du front en 1917 observé dans les champs labourés de la plaine de Loos en Gohelle, affleurement du calcaire épousant l’ex- ligne Siegfried). Paysages en voie de banalisation pour ces derniers, car on peut se poser la question, avec la tertiarisation de l’économie (entrepôts logistiques et zones commerciales stéréotypées…), de leur devenir. Demain, ils peuvent perdre leur âme pour être empreints d’une modernité à l’origine de nouveaux lieux de sociabilité, cafétérias, centres commerciaux standardisés qui ne se démarquent que par la plus ou moins grande convivialité de leur accueil.5 5 17 Le patrimoine est diversité et reflet des multiples pays qui font la pluralité mais aussi l’identité et la richesse de la France et de nos régions. Ce patrimoine divers et vivant doit être capable de susciter l’intérêt, de générer de l’animation et de l’activité pour se régénérer lui-même afin de « se léguer » aux générations futures. L’important n’est donc pas qu’il soit inventorié, même si, nous le verrons, c’est souvent une étape nécessaire, mais qu’il soit réapproprié, patrimonialisé et territorialisé. Car l’attachement qu’on éprouve pour un lieu réside dans son identité qui résulte de l’association de l’image que l’on se fait du territoire, de ses unités paysagères, de son patrimoine, de sa culture, de ses habitants et de leur manière de vivre et d’accueillir. Parmi ces facteurs, les unités paysagères jouent un rôle majeur par leurs variétés et leur échelle mesurée car façonnées par l’homme au fil des siècles, « l’idéal d’harmonie entre les hommes eux-mêmes, la nature et les hommes »(Y.Lugingrül 2001) qu’elles suggèrent forgé par la Culture. C’est à elles que se rattache l’immatériel, tels cieux, récits, batailles, légendes, contes, personnalités, films, frontières oubliées... et que la toponymie du lieu (Pelouse des Fées, gouffre des Elfes, le puits de l’enfer...) vient aussi nourrir. Ceci est vrai de la Flandre maritime, de la Provence comme du Val de Loire... de tous les territoires. Ce sont leurs paysages que l’homme s’approprie à sa façon. C’est là l’apport majeur de la géographie au patrimoine associé à des valeurs qui appartiennent au social, à l’écologie et à l’esthétique. C’est cet apport qui va faire évoluer sans nul doute dans les années soixante la notion de sauvegarde du patrimoine. A cette époque, on commence à s’interroger alors sur la fameuse règle du rayon de protection, relatif aux monuments et sites inscrits ou classés. De cette réflexion et de la pression de l’automobile sur la ville, du risque d’une nouvelle éventration urbaine à l’haussmannienne, vont naître l’idée de Malraux de créer le secteur sauvegardé (Loi du 4 août 1962) puis le désir de l’UNESCO d’inscrire sur la liste du patrimoine mondial les paysages exceptionnels. Parmi les premiers sites inscrits sur cette liste figurent en 1982, les Alpes de M .Von Linne, la Laponie (1986) pour leur patrimoine naturel et culturel C’est cette même préoccupation qui conduit à la création en France des ZPPAU dont l’une des premières fut 18 celle de La Beuvrière (Pas-de-Calais) visant à protéger un ensemble remarquable d’architecture flamande espagnole abandonné à lui-même pour partie (grange de la ferme de la prévôté). Puis suivent, l’initiative bretonne du label Petites Cités de Caractère en 1977 et la création du label ville d’art et d’histoire (1985), ceci favorise la transformation de la ZPPAU en ZPPAUP et sa vulgarisation. Etablies en zones urbaines comme rurales, elles facilitent la protection, la sauvegarde et la mise en valeur d’un patrimoine très diversifié; leurs mises en place traduisent la volonté des collectivités territoriales d’en faire un atout pour leur développement local, même si les élus y recourent encore en 2010 avec beaucoup d’hésitations, jugeant la démarche trop lourde. Mais, c’est pourtant, ce courant et cette lecture du paysage qui favorisent la prise en compte du patrimoine vernaculaire, de l’habitat d’abord, des savoir-faire visibles à travers les aménagements agraires et urbains, des savoir-être et vivre, des techniques de mise en culture sans oublier les mémoires collectives et les souvenirs. Car, le paysage, autre concept polysémique se charge de sens au fil du temps comme le montre l’Histoire du paysage français (Pitte 2003), il est patrimoine par essence. La Convention européenne du paysage (Florence 2000) stipule que « le paysage désigne une partie de territoire perçue par les populations dont le caractère résulte de l’action des facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations » et reconnaît son appropriation locale. Les géographes actuels s’accordent pour le définir comme « un agencement matériel d’espace naturel et social appréhendé visuellement de manière horizontale ou oblique par un observateur » (Tissier in Levy et Lussault 2003). Que l’on mette l’accent soit sur la perception collective par les populations (dimension politique, médiatique, économique…) ou sur le vécu individuel, sur le ressenti (dimension esthétique,...), « le paysage n’est pas une notion qui s’accommode de la contemplation passive » (Tissier 2003). Le paysage est à la fois un état matériel et une construction mentale (Christian Glusti in Libres regards d’un géomorphologue sur le paysage 2008). La complexité du paysage résulte d’un état matériel fruit de multiples processus et d’une construction mentale perçue en fonction des grilles de lecture de l’observateur. L’auteur du plan relief d’Arras n’observait pas la ville et l’Arrageois comme le touriste d’aujourd’hui, leurs préoccupations et leurs perceptions diffèrent, ils n’ont pas les mêmes besoins, les mêmes attentes même si tous partagent un vif intérêt pour ce patrimoine urbain. Il en est de même de la vision du Mont Blanc vu par 19 le peintre Conrad Witz, la Pêche miraculeuse (1444), première représentation du Mont Blanc (Joutard 1986) et de notre vision contemporaine, le paysage passe du statut de décor de toile de fond au statut de scène centrale. Depuis la fin du XIXème siècle, l’essor du tourisme, de l’alpinisme, du ski, de l’urbanisation et de l’aménagement du territoire a fait que le Mont Blanc a perdu son statut de montagne interdite (Joutard 1986) pour devenir un lieu de référence quasi mythique et un nom de pays relié au monde entier par le lien internet (http//www.pays-mont-blanc.com). Le territoire est paysages mais paysages évolutifs aux facettes culturelles multiples, des patrimoines, en eux-mêmes, au sens noble du terme tels que les consacre l’UNESCO dans sa convention de 2002 et par l’inscription d’un ensemble de grands sites et paysages à travers le monde : Falaises de Bandiagara en pays Dogon, Baie de Somme, Val de Loire, la Seine à Paris... et demain peut-être le Bassin minier du NordPas de Calais, le site des Caps ? Mais l’homme au fil des siècles, qu’il soit occidental, africain ou ressortissant de tout autre continent, a toujours perçu ces identités paysagères et leurs nuances, a su y identifier des terroirs révélant leurs particularismes locaux insoupçonnés au premier regard. N’importe quel finage de village de montagne ou de commune viticole (Champagne, Coteaux du Layon...) interpelle ? Il nous montre combien le milieu a pu être et est de nouveau aujourd’hui finement appréhendé par l’homme après parfois une phase d’oubli dans les décennies 1960 à 1990. Découpé selon une trilogie, le finage comporte généralement, dans les pays viticoles, hormis certains vignobles (Bordelais), trois terroirs complémentaires : forêt au sommet du coteau, vignes sur ses flancs aux pentes ensoleillées et bien égouttées, village à mi-pente sur le front de côte pour le pays Champenois, ou sur le replat ou terrasse dominant la rivière pour les Coteaux du Layon, prairies de fond de vallée et cultures sur le plateau émergeant. Ces villages comme ces trois terroirs constituent à nouveau des ensembles patrimoniaux, sources de développement local. Cette notion de terroir est ancienne. Le géographe Pierre George considérait dans son dictionnaire de la Géographie (1970), ce terme comme le mot piège de la géographie agricole car pour certains 20