L`application de la réalité virtuelle aux pathologies psychiatriques

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ciences-
C
roisées
Numéro 7-8 : Soin de l’âme
Les effets de soin du virtuel
Prof. Isabelle Viaud-Delmon
CNRS UMR 9912
IRCAM
Equipe Espaces Acoustiques et Cognitifs
Isabelle.viaud-delmon@ircam. f
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LES EFFETS DE SOIN DU VIRTUEL
RÉSUMÉ :
La réalité virtuelle peut représenter un défi pour la conscience.
L'immersion dans un monde virtuel impose l'inhibition des informations
sensorielles provenant de l'environnement réel. Cette adaptation sensorielle
persiste-t-elle quand on retourne dans le monde réel ? Si la réalité virtuelle
risque d'engendrer des troubles de la conscience chez les personnes fragiles, elle
a aussi des vertus thérapeutiques. L’exploitation de la réalité virtuelle en
psychiatrie et en neurologie n’en est actuellement qu’au stade de recherches avec
des prototypes. Elle n’est pratiquée couramment que par très peu d’équipes
cliniques pour lesquelles les préoccupations de recherche sont toujours
omniprésentes. Cette pratique n’est pour l’instant pas rentrée dans les mœurs, ni
aux États-Unis, ni au Canada, ni encore moins en Europe et plus
particulièrement en France. En psychothérapie, l’utilisation de la réalité virtuelle
implique le plus souvent une vision cognitive et comportementale de l’abord des
troubles. En neuropsychologie son développement pourrait être plus rapide du
fait du besoin unanime et urgent d’outils d ‘évaluation et de réhabilitation. Mais
persistent encore beaucoup de réticences voire même d’incrédulité sur l’utilité de
cette technique. Qu’en est-il des avantages et inconvénients de ce nouvel outil ?
MOTS-CLÉS : présence réalité virtuelle thérapie psychopathologie
déréalisation – monitoring de la réalité – avatar.
1. LES MONDES VIRTUELS AUJOURDHUI
Pour tout passionné de jeu vidéo, piloter un avion de chasse, voler dans un
château hanté, combattre à mains nues une escouade de monstres devient vite une
seconde nature. Aujourd’hui, il est même possible de jouer au tennis ou au golf
sans frapper aucune balle réelle alors que l’on a une raquette ou un club de golf
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entre nos mains. Ces mondes virtuels sont numériques, construits grâce à la
puissance des ordinateurs, mais peuvent être d’un réalisme surprenant. Dans leur
forme actuellement la plus aboutie, la réalité virtuelle, le joueur est plongé dans
son monde grâce à une reconstitution en trois dimensions. Lorsqu'il se déplace,
son environnement est « mis à jour » en temps réel : cet arbre sur la droite qui
s’efface quand il avance, le voilà de nouveau s’il tourne sur lui-même ; ce chien
qui vient vers lui grossit comme il le ferait dans la réalité. Le joueur peut
manipuler et modifier les objets qui se présentent à lui, ou faire un geste pour
éloigner un chien virtuel qui s’approche. Cette réalité virtuelle, un oxymoron
introduit au début des années 1980, se définit comme l’ensemble des techniques
et des interfaces qui immergent un utilisateur dans un environnement artificiel et
lui permettent d’interagir naturellement avec lui.
RÉALITÉ VIRTUELLE ET RÉALITÉ NON VIRTUELLE : QUELLE DIFFÉRENCE ?
L’idée de réalité virtuelle repose sur le postulat qu’il existe une réalité non
virtuelle, renvoyant au monde physique. Cependant, la réalité du monde physique
se réduit à la perception que nous en avons ; sa représentation peut varier d’un
individu à un autre, en fonction d’un nombre infini de facteurs tels que l’attention,
l’émotion, ou encore l’acuité des sens. La différence essentielle entre les deux
types de monde, le réel et le virtuel, est liée au manque de réalisme physique et
fonctionnel de ce dernier, encore bien pauvre par rapport à ce que nos organes
sensoriels savent décoder, et à l’équipement technologique dont un sujet a besoin
pour le percevoir.
Si vous vous asseyez devant un ordinateur pour vous plonger dans un
environnement artificiel, votre perception de cet environnement ne provient en
général que des informations visuelles. Qui plus est, les informations visuelles
diffusées par l’écran sont noyées parmi les informations visuelles provenant de
l’environnement physique : la plante à côté de l’écran, le store derrière lui, etc. Un
moyen d’améliorer l’immersion est de visualiser les informations sur un écran le
plus grand possible, capable de couvrir l’ensemble du champ visuel. Autre
solution : le visiocasque, composé de deux mini-écrans montés sur un casque ;
vous ne visualisez alors que les informations artificielles, sans être perturbé par
des informations visuelles du monde physique.
Equipé d’un visiocasque, regardez maintenant un jeu en y jouant avec un
joystick. Est-ce de la réalité virtuelle ? Oui, et non. Oui, car votre champ visuel
n’est stimulé que par des informations provenant de l’environnement artificiel ;
non, puisque seule votre vision est stimulée par cet environnement artificiel et que
vous ne pouvez pas interagir naturellement avec lui : il vous faut utiliser une
interface – le joystick – pour relayer vos actions sur le monde artificiel.
En dehors des systèmes développés dans les laboratoires de recherche, les
mondes synthétiques d’aujourd’hui ne reproduisent donc que faiblement la
richesse du monde physique telle que nous la percevons dans des conditions
normales. Toutefois, l’industrie du jeu propose maintenant des outils qui nous
permettent d’utiliser naturellement notre corps pour interagir avec les mondes
virtuels, comme nous le ferions dans le monde physique. Une telle implication du
corps permet de maintenir un haut niveau d’intérêt et un côté ludique quelle que
soit la situation proposée. L’utilisateur se laisse alors facilement convaincre qu’il
agit dans l’environnement virtuel et non plus dans l’environnement physique : il a
un sentiment de présence dans l’environnement virtuel.
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2. ATOUTS ET INCONVÉNIENTS DE LA RÉALITÉ VIRTUELLE :
RECHERCHES EN SCIENCES DE LA VIE
Les dispositifs de réalité virtuelle ont permis la mise en place de nombreux
paradigmes de recherche en neurosciences comportementales ces 15 dernières
années. La facilité avec laquelle il est possible de manipuler expérimentalement
les différentes informations sensorielles fournies au sujet fait de la réalité virtuelle
un outil de choix pour l'étude chez l’homme de l'intégration multisensorielle et de
ses troubles. Par ailleurs, dans le domaine de la psychopathologie clinique,
l'exposition de patients à des environnements virtuels permet de mettre en œuvre
de nouvelles formes de thérapie présentant de nombreux intérêts. Enfin en
neurologie, les technologies de la réalité virtuelle fournissent une nouvelle
manière d’aborder l’étude des troubles cognitifs et ainsi que les mécanismes de
compensation ou de suppléance, et par conséquent l’approche de la réhabilitation
des fonctions cognitives et motrices.
Cependant, l’utilisation de dispositifs de réalité virtuelle pose au moins
deux problèmes majeurs. Le premier est lié au nombre limité de modalités
sensorielles sollicitées par l'outil, qui n’intègre le plus souvent que les modalités
visuelles et idiothétiques (ensemble des informations proprioceptives et
vestibulaires). Le deuxième est lié au caractère "déréalisant" de la réalité virtuelle,
et renvoie à la notion de présence. La pratique du virtuel ouvre des champs
nouveaux. La pression de l'évolution via les nouvelles technologies pousse vers la
déréalisation et l'individu se trouve confronté au maniement de son aptitude à la
présence, compétence dont la définition n’est pas consensuelle mais qui renvoie
aux notions d'identité, de conscience Au plan psychopathologique, un certain
nombre de questions se pose. La première concerne la dangerosité de ces
phénomènes en terme de facteur de risque pour l'émergence d'états mentaux
pathologiques. Est ce que l’absence de représentation du corps propre du sujet
n’induit pas des expériences dissociatives lorsqu’il est immergé dans le monde
virtuel via un visiocasque ? La réalité virtuelle est basée sur le sentiment de
présence dans un monde qui n’existe pas. Un lycéen ne risque-t-il pas de se
trouver fragilisé pour dépasser l'inévitable remaniement identitaire que représente
son adolescence, si la pratique du virtuel l'invite fréquemment à changer son cadre
de référence ?
2. 1. CONFLITS SENSORIELS ET COGNITIFS
Le monde virtuel expose l’utilisateur du système à des conflits de divers
types. Toutes les informations sensorielles usuellement disponibles dans le monde
environnant ne le sont pas nécessairement dans le monde virtuel et le peu de
variété des informations sensorielles utilisées dans les mondes virtuels en sont une
limite essentielle. En particulier, la modalité auditive est pauvrement exploitée par
les dispositifs de réalité virtuelle. Le plus souvent, dans les environnements
virtuels, l’audition est uniquement sollicitée de manière associative : un
événement visuel donné déclenche un son donné qui n’est pas spatialisé en 3D.
Pourtant, le système auditif exploite simultanément des indices binauraux
(perception directionnelle horizontale) et des indices monauraux (perception
directionnelle verticale et distance) qui peuvent être synthétisés pour créer des
scènes sonores virtuelles. Parallèlement, la perception auditive interprète la
signature acoustique de la salle, liée aux réflexions et à la réverbération sur les
parois, pour compléter la représentation spatiale de l'espace.
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L'exposition à un environnement virtuel qui n’est que visuel manque donc
d'une composante essentielle de notre monde réel, puisque la modalité auditive
nous fournit constamment des informations sur notre monde environnant et la
façon dont nous y évoluons. Elle est en effet la seule modalité à nous permettre de
scanner l’espace à 360° autour de nous, ce qui représente un espace perçu bien
plus large que celui offert par le champ de vision. Il est donc important de tenter
d’intégrer à un dispositif de réalité virtuelle des outils de synthèse de scènes
sonores gérant la restitution de la localisation statique ou dynamique des sources
dans l'espace ainsi que la création d'un effet de salle associé.
Nous avons pu démontrer l’intérêt de l’ajout de la modalité auditive
interactive lors du travail avec des patients anxieux, puisque le sentiment de
présence exprimé par les patients était supérieur dans ce contexte (Viaud-Delmon,
Warusfel, Seguelas, Rio & Jouvent, 2006). Cependant, cette étude a également
révélé que des problèmes pouvaient survenir par l’ajout d’une nouvelle modalité
sensorielle dans un monde virtuel essentiellement visuel. En effet, non seulement
les patients démontraient plus de signes de cinétose (symptômes du mal des
transports) dans cette condition, mais encore la cohérence subjective des signaux
sonores et visuels était difficile à obtenir. Ainsi, l’ajout de nouvelles modalités
sensorielles pose néanmoins la question de la construction d’environnements
virtuels multimodaux. Il n’est pas facile, aussi bien au plan technique que
conceptuel, d’envisager des environnements artificiels dans lesquels chaque
modalité sensorielle vient enrichir l’intégration plutôt que de générer un canal
d’information supplémentaire pouvant de fait créer une surcharge cognitive.
Le problème est ici à la fois technique, du côté de la réalité virtuelle, et
cognitif, du côté de l’utilisateur. Au plan technique la coordination temporelle des
deux types d’informations sensorielles n’est pas triviale : le plus souvent, il existe
un décalage inconstant du son pouvant aller jusqu'à une vingtaine de
millisecondes par rapport à l’image. Sans méta-module gérant la synchronisation
de tous les rendus sensoriels, il sera difficile d’aboutir à un système de réalité
virtuelle réellement multisensoriel. Au niveau cognitif, comme la richesse des
mondes auditifs dépasse vite la richesse des mondes visuels, il n’est pas évident
d’intégrer les deux canaux sensoriels en une scène unique. Par exemple, dans une
scène de foule constituée d’humanoïdes, le rendu des mouvements des corps et
des visages sera toujours simpliste par rapport au rendu auditif qui sera
extrêmement réaliste. Cela peut gêner certains utilisateurs. Il faut en conséquences
travailler sur l’édition de la scène sonore, de sorte que son réalisme ne surpasse
pas celui de la scène visuelle, et reste néanmoins immersif. Cela relève d’un
problème sémantique dont les règles d’ajustement ne sont pas faciles à mettre à
jour.
Quoiqu’il en soit, l'interaction avec un environnement virtuel ne pourra
sans doute jamais fournir la même richesse sensorielle que l’interaction avec le
monde réel. Si notre relation au monde est principalement médiatisée par des
informations visuelles, il n'en reste pas moins que l'ensemble de nos systèmes
sensoriels y contribue ; la variété de ces systèmes sensoriels est actuellement peu
représentée dans les mondes virtuels utilisés en clinique qui sont essentiellement
des mondes visuels.
2. 2. CORPS PROPRE ET AVATARS
Si l’on expose un patient à un paysage vertigineux dans un visiocasque,
dans le but de le désensibiliser à la peur du vide, il est probable qu'il éprouve le
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besoin, pour regarder le fond du précipice, de s’appuyer sur une rampe. On peut
alors avoir prévu à cet effet une rambarde dans l'environnement réel du sujet, sur
laquelle le patient pourra prendre appui. Un nouveau choix s'imposera alors, celui
de figurer ou non la rambarde dans le monde virtuel. Mais pour que cela ne
représente pas un nouveau conflit sensoriel, ceci nécessite d'équiper le sujet de
capteurs de position des mains et de représenter celles-ci dans le monde virtuel.
Sans cela, un conflit s'en suivrait : le patient voit une rampe dans le monde virtuel,
il s'appuie dessus sans que son mouvement ne soit figuré dans l’environnement.
Seules ses informations proprioceptives l'informent qu'il est en train de s'appuyer
sur un objet.
Une telle escalade dans la reproduction de la réalité comporte deux ordres
de limites :
- une limite d'ordre technique, en particulier temporelle (décalage entre les
mouvements du sujet et l'affichage de l'image correspondante) ;
- une limite d'ordre qualitatif. En imaginant que l'on puisse représenter
avec précision le corps humain dans le monde virtuel, la limite sera toujours que
ce qui y est figuré n'est qu'un modèle du corps.
Dans un monde virtuel, le corps du sujet actif est parfois représenté sous la
forme d’un avatar. Celui-ci est couplé aux mouvements de l’individu. La présence
d’un avatar dans l’environnement 3D révèle que les conflits générés par la réalité
virtuelle ne sont pas seulement de l’ordre du sensoriel. Ils proviennent également
d’une incohérence entre l’intention et les conséquences sensorielles de l’action,
telles qu’il en existe dans le monde physique réel. Les conséquences sensorielles
d’une action sont en effet comparées en permanence avec les prédictions
sensorielles faites par rapport à cette même action. La « sensation » provient de la
comparaison entre les conséquences sensorielles de l’acte et les prédictions
sensorielles. C’est l’absence de copie efférente qui distingue le mouvement propre
du mouvement de quelqu’un d’autre. Au niveau neuronal, cela s’accompagne
d’une atténuation de la stimulation sensorielle dans la région cérébrale traitant la
modalité sensorielle concernée.
Par ailleurs, nous savons depuis les travaux pionniers de Johansson que
nous sommes sensibles au mouvement biologique (Johansson, 1973). Nous
sommes en effet capables de reconnaître les mouvements naturels du corps en les
identifiant d’après des patrons ambulatoires. Johansson a démontré que visualiser
des points lumineux attachés aux articulations d’un corps en déplacement est
suffisant pour reconnaître la nature biologique d’un mouvement. Si un avatar ne
respecte pas le mouvement biologique, quelles conséquences cela pourra-t-il avoir
? Verrons nous émerger une perte de la spécificité du mouvement biologique à
force de devoir « coller » à un mouvement non biologique, ou au contraire un
manque d’engagement des sujets dans les environnements virtuels ? Quand le
sujet voit un avatar bouger dans l’environnement virtuel il est immergé,
accepte-t-il que le mouvement de l’avatar représente son propre mouvement (dans
le cas il est effectivement couplé à celui-ci via des capteurs) ou croit-il y voir
le mouvement de quelqu’un d’autre ?
Ces questions soulevées par l’utilisation d’un nouveau media relèvent de
l’élucidation des mécanismes cognitivo-sensoriels de la déréalisation et de
l'adaptation biologique. L'inflation du virtuel dans les pratiques humaines
confronte le vivant à de nouvelles lois d'interaction avec son environnement. De
la sorte de nouveaux mécanismes adaptatifs vont être sollicités.
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