CHAPITRE
1
INTRODUCTION
L’information quantique est la théorie de l’utilisation des spécificités de la phy-
sique quantique pour le traitement et la transmission de l’information. Toutefois il
convient de bien s’entendre sur cet énoncé, car tout objet physique, si on l’analyse
suffisamment en détail, est un objet quantique, ce que Rolf Landauer a exprimé
dans une formule provocatrice : « Un tournevis est un objet quantique ». De fait,
les propriétés conductrices de la lame métallique du tournevis font fondamenta-
lement appel aux propriétés quantiques de la propagation des électrons dans un
milieu cristallin, tandis que le manche est un isolant électrique car les électrons
sont piégés dans un milieu désordonné. C’est encore la mécanique quantique qui
permet d’expliquer que la lame, conducteur électrique, est aussi un conducteur
thermique, tandis que le manche, isolant électrique, est aussi un isolant ther-
mique. Pour prendre un exemple plus directement lié à l’informatique, le compor-
tement des transistors qui sont gravés sur la puce de votre PC n’a pu être imaginé
en 1947 par Bardeen, Brattain et Shockley qu’à partir de leurs connaissances en
physique quantique. Bien qu’il ne soit pas un ordinateur quantique, votre PC fonc-
tionne suivant les principes de la mécanique quantique!
Cela dit, ce comportement quantique est aussi un comportement
collectif
.En
effet, si la valeur 0 d’un bit est représentée physiquement dans un ordinateur par
un condensateur non chargé tandis que la valeur 1 est représentée par le même
condensateur chargé, la différence entre états chargé et non chargé se traduit par
le déplacement de 104à10
5électrons. Un autre exemple illustrera cette notion
d’effet collectif : dans une expérience de TP classique, on excite de la vapeur de
sodium par un arc électrique, et on observe une lumière jaune, la fameuse « raie
jaune du sodium ». Mais on n’observe pas le comportement d’un atome individuel,
la cellule contient typiquement 1020 atomes.
La grande nouveauté, depuis le début des année 1980, est la possibilité pour
les physiciens de
manipuler et d’observer des objets quantiques individuels
:photons,
10 INTRODUCTION À L’INFORMATION QUANTIQUE
atomes, ions etc., et pas seulement d’agir sur le comportement quantique collectif
d’un grand nombre de tels objets. C’est cette possibilité de manipuler et d’observer
desobjetsquantiquesindividuelsquiesl’origine de l’information quantique, où
ces objets quantiques permettront de construire physiquement les qu-bits. Cela
dit, aucun concept fondamentalement nouveau n’a été introduit depuis les années
1930 : s’ils ressuscitaient aujourd’hui, les pères fondateurs de la mécanique quan-
tique (Heisenberg, Schrödinger, Dirac, etc.) ne seraient pas surpris par l’infor-
matique quantique, même s’ils seraient sûrement admiratifs devant les prouesses
des expérimentateurs, qui réalisent aujourd’hui des expériences qualifiées à leur
époque de « gedanken experiment » ou « expériences théoriques ».
Il vaut aussi la peine de signaler que la miniaturisation croissante de l’électro-
nique va trouver ses limites en raison des effets quantiques, qui vont devenir
incontournables en dessous de la dizaine de nanomètres. La loi de Moore1énonce
que le nombre de transistors gravés sur une puce double tous les dix-huit mois,
multipliant ainsi par deux les capacités de mémoire et la vitesse de calcul (par
1 000 tous les 15 ans !). L’extrapolation à 2010 de la loi de Moore implique que les
dimensions caractéristiques des circuits sur une puce vont atteindre une échelle
de l’ordre de 50 nanomètres, et en deçà de la dizaine de nanomètres (atteint en
2020 ?), les propriétés individuelles des atomes et des électrons vont devenir pré-
dominantes, et la loi de Moore pourrait cesser d’être valable d’ici dix à quinze ans.
Venons-en maintenant aux traits caractéristiques de l’information quantique. Le
bit de l’informatique classique prend les valeurs 0 ou 1. Le bit quantique, ou qu-
bit, pourra non seulement prendre les valeurs 0 et 1, mais aussi, en un sens qui
sera expliqué au chapitre 2, toutes les valeurs intermédiaires. Cela est dû à une
propriété fondamentale des états quantiques : on peut fabriquer des superpositions
linéaires de ces états, en superposant linéairement un état où le qu-bit a la valeur
0 et un état où il a la valeur 1.
La seconde propriété à la base de l’information quantique est la propriété d’intri-
cation : en mécanique quantique, il peut arriver que deux objets, même arbi-
trairement éloignés l’un de l’autre, ne constituent qu’une entité indissociable.
Toute tentative de comprendre cette entité comme une réunion de deux entités
indépendantes est vouée à l’échec, à moins d’admettre la possibilité de propaga-
tion de signaux à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Cette conclusion
découle des travaux théoriques de John Bell en 1964, inspirés par ceux d’Einstein,
Podolsky et Rosen (EPR) en 1935, et des expériences qui ont été motivées par ces
travaux (section 4.4).
La combinaison de ces deux propriétés, superposition linéaire et intrication, est
au cœur du parallélisme quantique, la possibilité d’effectuer en parallèle un grand
nombre d’opérations. Cependant, les principes du parallélisme quantique diffèrent
fondamentalement de ceux du parallélisme classique : alors que dans un ordi-
nateur classique on peut toujours savoir (au moins en théorie) quel est l’état
interne de l’ordinateur, une telle connaissance est
par principe
exclue dans un ordi-
nateur quantique. Le parallélisme quantique a permis le développement d’algo-
rithmes entièrement nouveaux, comme l’algorithme de Shor pour la factorisation
1Ce n’est pas une loi reposant sur une base théorique, mais plutôt une constatation empirique
vérifiée sur les quarante dernières années.
1. INTRODUCTION 11
de grands nombres en nombres premiers, algorithme qui par nature ne peut pas
être mis en œuvre sur un ordinateur classique. C’est cet algorithme qui a vérita-
blement propulsé l’informatique quantique et ouvert la voie à une nouvelle algo-
rithmique.
L’information quantique ouvre des perspectives fascinantes, mais on doit aussi
souligner ses limites actuelles, qui sont de deux types. En premier lieu, même
si des ordinateurs quantiques étaient disponibles aujourd’hui, le nombre d’algo-
rithmes réellement intéressants est pour l’instant très limité ; cependant, rien n’in-
terdit que d’autres algorithmes soient imaginés à l’avenir. La seconde limite est
que l’on ne sait pas s’il sera possible de construire un jour des ordinateurs quan-
tiques de taille suffisante, manipulant des centaines de qu-bits. On ne sait pas à
l’heure actuelle quel sera le meilleur support physique pour les qu-bits, et on sait
au mieux manipuler quelques qu-bits (sept au maximum, voir le chapitre 6). L’en-
nemi numéro un de l’ordinateur quantique est la décohérence, l’interaction des
qu-bits avec l’environnement qui brouille les délicates superpositions linéaires.
Cette décohérence introduit des erreurs, et idéalement, il faudrait que l’ordina-
teur quantique soit parfaitement isolé de son environnement. Il faut donc une
isolation aussi bonne que possible, les quelques erreurs introduites devant être
corrigées par des codes correcteurs d’erreurs spécifiques aux qu-bits.
Malgré ces difficultés, l’information quantique passionne des centaines de cher-
cheurs à travers le monde. En effet la recherche correspondante est une recherche
de pointe, particulièrement celle qui concerne la manipulation d’objets quantiques
individuels, et cette recherche, jointe à l’intrication, a permis d’évoquer une « nou-
velle révolution quantique », débouchant sur une véritable ingénierie quantique.
Une autre application pourrait être la mise au point d’ordinateurs destinés à simu-
ler des systèmes quantiques. Comme cela est souvent arrivé par le passé, une telle
recherche fondamentale pourrait aussi déboucher sur des applications inédites,
autres que l’information quantique, applications que l’on ne peut pas imaginer
aujourd’hui.
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