Platon était-il monothéiste ?

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Platon était-il monothéiste ?
Krief Lucas
http://lucaskrief.alwaysdata.net/
L’École d'Athènes, Raphaël, 1511
Commençons par un terrible malentendu : l'image que nous avons de Platon. Qui ne
reconnaît pas Platon dans ce vieux barbu désignant le « ciel des idées » à ses disciples ? Qui ne le
reconnaît pas dans cette figure naïve opposée à Aristote, le « pragmatique », désignant la terre ?
Lire Platon, c'est d'abord trancher avec ces images erronées. Platon n'aurait jamais montré le ciel à
ses disciples, précisément parce que les Idées, Formes (idea ou eidos en grec) ne se trouvent pas en
haut ou en bas mais ailleurs, dans « l'intelligible ». Lorsque Socrate (République VII) décrit
l'éducation idéale pour les apprentis philosophes, il inclut l'astronomie ; et Glaucon lui fait
remarquer qu'ainsi les futurs philosophes pourront s'habituer à observer des êtres divins. Socrate lui
dit alors avec malice que les astres, certes peut-être plus réguliers, restent des êtres sensibles et que
le véritable intérêt de l'astronomie est sa capacité d'abstraction, précisément pour habituer les
philosophes à l'intelligible. Aristote devrait plutôt ici montrer le ciel, lui qui fait des astres des êtres
divins, incorruptibles, éternels et parfaits ! En revanche, Platon développe une morale extrêmement
précise et « réaliste » dans des dialogues comme le Philèbe par exemple. Pour rétablir la vérité du
tableau, il faudrait donc inverser les deux figures.
On le devine donc : Platon est loin d'être conforme à l'image qu'on s'en fait. Alexandre
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Kojève disait à propos du philosophe que celui qui « lisait et comprenait ses dialogues était
forcément convaincu » mais il ajoutait dans une note, « mais ceux qui le lisent sont rares et ceux qui
le comprennent encore plus rares ». Il ne s'agit pas d'une marque de pédanterie mais d'une véritable
compréhension de la pensée de Platon : ce dernier ne voulait pas que la philosophie soit pratiquée
par tous, il voulait que seuls les hommes disposant d'une véritable force de pensée, d'un courage
d'aller jusqu'au bout de la vérité philosophassent. C'est pourquoi ses dialogues sont autant d'énigmes
qui déconcertent, interrogent, font penser. La philosophie ne se trouve pas dans les livres car la
pensée est essentiellement mouvement, confrontation, dialectique, la philosophie est vécue. Dès
lors, il y a tout à redécouvrir chez Platon, auteur (ou peut-être non auteur) dont l'actualité est
certainement aussi forte que n'importe lequel de nos « philosophes » vivants. Pour appuyer cette
idée je vais montrer que Platon était non pas polythéiste, comme beaucoup de Grecs avec parmi eux
Aristote mais bien monothéiste. Je pense qu'il s'agit de la manière la plus forte de redécouvrir le
Platon qu'on a oublié, celui que mille ans de commentateurs ont appelé « le divin Platon ». Cette
assertion semble contradictoire mais j'assumerai jusqu'au bout cette contradiction. Platon en effet
parle souvent de plusieurs Dieux (dans l'Euthyphron par exemple), Socrate jure souvent « Par
Zeus ! ». Or, n'arrive-t-il pas à des athées de dire « Mon Dieu ! » ? Eh bien pour Platon le cas est
exactement le même : sa métaphysique, sa théorie de la connaissance, sa morale impliquent un Dieu
unique, si bien que la plupart des néo-platoniciens ont mis l'accent sur l'unité dans la pensée de
Platon, et au premier chef Plotin.
Commençons par le commencement, à savoir les premiers principes. Socrate, dans les
dialogues, fait toujours remarquer, lorsqu'il pose la question du « qu'est-ce que ? » qu'il ne cherche
pas à savoir des exemples de la chose en question mais bien la chose en tant que chose. Qu'est-ce à
dire ? Théétète, dans le dialogue qui porte son nom, répond à la question « qu'est-ce que la
connaissance ? » : c'est ce que m'apprend Théodore (son maître mathématicien au moment du
dialogue), la géométrie, l'arithmétique, etc. Mais Socrate lui fait immédiatement remarquer la faute
qu'il commet : en effet répondre ainsi c'est donner des exemples de connaissance mais non ce qui
fait qu'on peut les rassembler sous un nom, ici « connaissance ». Il demande donc ce qui fait que les
choses qu'on connaît sont connaissables ou sont connues, Socrate fait le pari suivant : il existe, pour
les choses sensibles, quelque chose qui permet d'en rendre compte, quelque chose d'intelligible.
Mais alors, qu'est-ce que l'intelligible ? On dit souvent que Platon aurait réussi à concilier
Parménide, « L'Être est et le Non-être n'est pas », et Héraclite, « Tout s'écoule » : dans le sensible,
tout coule mais dans l'intelligible, l'éternité règne. C'est en partie vrai puisque cela aide à
comprendre ce qu'est l'intelligible mais on ne saurait l'y réduire. L'intelligible est le domaine des
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Idées. Or les Idées sont ce qu'il y a de plus réel, ce sont les choses qui sont et qui ne peuvent pas
être autrement qu'elles sont. Cela nous rappelle la célèbre réponse du Buisson Ardent à Moïse : Ubu
sum qui sum, « Je suis celui qui suis » (Exode 3:14)1. C'est l'occasion de préciser ce qu'est le monde
pour Platon, puisque c'est à une telle définition que tend toute métaphysique. Contrairement à une
opinion couramment reçue, Platon n'est pas dualiste c'est-à-dire que le monde platonicien est un,
pas dual. En effet, les Idées sont ce qu'il y a de plus réel, elles sont ce qu'elles sont : elles sont le
principe des êtres sensibles, un être sensible n'est juste par participation au Juste, à la Justice. Ainsi
le monde est-il une longue chaîne d'êtres où l'intelligible est premier et le sensible dernier. Voilà la
manière dont Plotin (Ennéades, III, 8, 9) interprète et radicalise cette idée :
Qu'on s'imagine encore la vie qui circule dans un grand arbre, sans que son principe sorte de la racine, où il a son siège,
pour aller se diviser entre les rameaux : en répandant partout une vie multiple, le principe demeure cependant en luimême exempt de toute multiplicité et il en est seulement l'origine.
Pourtant, il semble que nous nous contredisons de manière nette : pour Platon, il est clair
qu'il existe plusieurs Idées : Beau, Juste, Bien par exemple. Il est nécessaire de renverser la question
pour y répondre : à quelles conditions une multitude d'idées est-elle possible sachant qu'elles ont été
introduites pour rendre compte de la multiplicité par l'unité ? À la condition d'une nouvelle unité qui
les rassemble toutes, une Idée pour les rassembler toutes. Cette Idée, c'est Dieu. D'abord, pourquoi
une nouvelle unité serait-elle nécessaire ? C'est Platon lui-même qui nous fait sentir cette nécessité,
dans le Parménide lorsque le Jeune Socrate et Parménide passent en revue les difficultés de la
« théorie des Formes ». Que dit Parménide ? Il pointe une immense difficulté, appelée plus tard
« argument du troisième homme » par Aristote : s'il existe une relation entre intelligible et sensible,
alors on peut poser une troisième Forme qui rendra compte de cette relation, appelée participation.
Mais il sera nécessaire d'admettre une quatrième Forme qui rende compte de cette relation entre les
trois Formes et ainsi de suite jusqu'à ruiner notre beau monde métaphysique. Il est donc nécessaire
d'admettre une unité au sein des unités, quelque chose qui rende les Formes elles-mêmes
connaissables. Cette chose, c'est le Bien, ce qui équivaut pour Platon, à l'être. En effet seul le Bien
est principe d'action et le Bien ne peut engendrer que du Bien, le reste n'étant que défaut, mal. « Le
mal est une faiblesse » écrira Denys. Cette analogie entre Bien et Dieu se trouve en République VI à
la fin du livre où le Bien est comparé au Soleil. De même que le Soleil fait croître les êtres et est le
principe de la vue, de même le Bien fait croître l'intelligible et est le principe de la connaissance.
Une tel état de choses est confirmé par une interprétation qu'on peut donner d'un moment crucial du
1 Certes le texte hébreu donne « Je suis celui que je saurai » mais cela convient également à notre interprétation
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Gorgias :
CALLICLÈS : Alors fais tes menues et mesquines questions, puisque tel est l’avis de Gorgias.
SOCRATE : Tu es bien heureux, Calliclès, d’avoir été initié aux grands mystères avant de l’être aux petits Je ne croyais
pas que cela fût permis. Reprenons donc la discussion où tu l’as laissée et dis-moi si chacun de nous ne cesse pas en
même temps d’avoir soif et de sentir du plaisir.
C'est l'une des rares fois où Socrate est énervé dans les dialogues. Bien sûr, cela n'est pas évident
mais Socrate a toujours pour habitude de répondre à une question par une autre question et de relier
sa question directement à la question précédente ou à établir un lien. Ici, aucune de ces deux choses
n'est présente. Socrate considère donc l'assertion de Calliclès suffisamment déplacée pour lui faire
une remarque qui interrompt l'examen. Que veut dire Socrate ? Il faut avoir été initié aux petits
mystères avant les grands, rien de surprenant là-dedans mais que ce sont ces mystères ? Les petits
mystères sont les Formes, ce qu'est le Beau, le Juste, etc. mais les grands mystères, ou plutôt le
grand mystère, c'est l'unité par laquelle ces Formes existent. C'est ici le plus grand mystère du
monde et Platon n'en parle presque jamais, sinon par analogie : le silence de la contemplation est de
mise pour la chose la plus importante de l'univers. Plotin est encore une fois un bon indicateur de
cette tendance : de l'Un, le premier principe, on ne peut rien dire, même pas qu'il est, il est
simplement possible d'en sentir la présence, présence d'ailleurs toujours présente.
Cependant, il semble que nous contredisions directement la lettre du Timée pour qui le
Démiurge a pris exemple sur les Idées, loin d'en être le principe. Mais il faut bien voir que le
discours de Timée est non pas une démonstration métaphysique mais bien une exposition finaliste
du monde que met en place Platon. Le dialogue, ou le monologue, n'a pas pour but d'être un traité
métaphysique mais de mettre en avant différentes hypothèses physiques.
La philosophie est la recherche de la vérité, de la sagesse : ainsi n'est-elle pas détention de la
vérité. C'est pourquoi Socrate n'est jamais plus philosophe que lorsqu'il reconnaît qu'il ne sait rien.
La philosophie doit s'abolir pour se réaliser : en acquérant la sagesse, on devient sage, non plus
chercheur de sagesse. Cette contradiction interne à la philosophie se retrouve chez Platon c'est par
son silence qu'il est le plus profond. Il n'est jamais possible d'atteindre intégralement la sagesse, il
est toujours possible de l'approcher, comme l'asymptote approche la droite sans l'atteindre.
Pourquoi ? Car Dieu seul est parfaitement sage, le philosophe ne le pourra qu'à sa mort, et c'est
pourquoi la mort est délivrance comme le met en avant le Phédon, c'est pourquoi Socrate n'est pas
mécontent de mourir à la fin de l'Apologie de Socrate :
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SOCRATE : Mais il est temps que nous nous quittions, moi pour mourir, et vous pour vivre.
Qui de nous a le meilleur partage ? Personne ne le sait, excepté Dieu.
La morale de Platon requiert donc Dieu : en effet, il faut, autant que possible, se rendre « semblable
au divin, autant que possible » (Théétète, 176-178 entre autres), à ce qui est parfait pour mener une
vie parfaitement bonne. Cela n'est possible que si Dieu est un : en effet toutes les perfections sont
rassemblées dans un seul être ou elles sont dispersées, et si elles sont dispersées, le modèle devient
multiple et ainsi l'unité se dissout, ce qui est contraire au principe des Idées, comme il a été
démontré plus haut. Bien plus, l'unicité de la vertu requiert Dieu : s'il n'y a pas de fondement dernier
à cette vertu, on peut se demander d'où elle provient et par conséquent si elle n'est pas, au fond,
profondément arbitraire. Unicité de la vertu qu'Aristote a précisément renié et qui l'a mené à des
conséquences peu heureuses comme la justification de l'esclavage (Politique, I, 2). La vertu
s'apprend, et c'est en prenant appui sur sa connaissance des Formes, donc au fond de Dieu, que le
philosophe la peut enseigner.
Trois dialogues fondamentaux de Platon forment une trilogie : le Théétète, le Sophiste et le
Politique dont les protagonistes sont respectivement Théétète et Socrate, Théétète et l’Étranger
d'Élée, Socrate le Jeune et l’Étranger d'Élée. Or dans le Politique, il est dit de manière claire que la
figure dont s'occuperont les protagonistes sera le Philosophe. Mais Platon n'a jamais écrit le
Philosophe, précisément parce que la philosophie doit être vécue, non écrite. Or qui seraient les
protagonistes du Philosophe ? Socrate et... Socrate le Jeune, à savoir, in fine, la même entité. Ce
« dialogue silencieux de l'âme avec elle-même » (Théétète, 189b) est précisément cette quête d'unité
qui ne peut que se vivre et pas se raconter. C'est donc dans le seul dialogue qu'il n'a pas écrit que
Platon est le plus pénétrant et que son enseignement est le plus riche : silence riche de sens,
incitation à penser soi-même les problèmes qu'il propose pour ceux qui en sont capables, telle est
l'essence de la pensée de Platon.
En quoi cette remarque est-elle liée à notre problème ? Une telle conception de la
connaissance est forcément reliée à un principe unique depuis lequel tout vient à exister. Le terme
final de la dialectique est de trouver un principe anhypothétique en partant d'hypothèses
(République VII). Ce principe pourrait-on dire, c'est l'unité des Idées, le Bien, le principe de toutes
choses, la racine de l'être, la sève de l'être, la source intarissable de la vie, et mille autres choses
encore qu'on peut capturer dans une seule notion : celle de Dieu.
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N.B. : beaucoup d'idées sont empruntées au site de Jacques Darriulat, maître de conférences à
l'université Paris-IV dont les commentaires de Platon sont éclairants.
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