Comprendre
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de Dieu, et pas seulement aux yeux des
plus fondamentalistes.
Clôtue à la mort de Mahomet, en 632,
la vélation coranique a été réunie en
un livre unique sous le califat d’Uthman
(644-655), son troisième successeur. Cette
version de la « collecte du Coran » a été
formalisée dans le cadre de l’élaboration
de la doctrine sunnite durant le ixe siècle.
Mais, pour les historiens, le processus de
canonisation du Coran s’est très probable-
ment poursuivi au-delà du califat d’Uth-
man (voir encadré p. 25). L’historiographie
musulmane a elle-même conser des
récits contradictoires de cette collecte. De
plus, certains d’entre eux font état de la cir-
culation de versions divergentes du Coran
durant les viiie et ixe siècles.
Ces diverses recensions coraniques sont
l’une des manifestations de la division
(fitna, en arabe) ouverte dans la com-
munauté musulmane par l’assassinat
d’Uthman, vingt ans après la dispari-
tion de Mahomet. Successeur d’Uthman,
Ali, le gendre du Prophète, règne durant
une courte période (656-661) avant d’être
assassiné à son tour par l’une des factions
politico-religieuses alors en plein affronte-
ment. Chacune d’entre elles sappuie sur sa
propre recension du Coran. Pour les parti-
sans (chia en arabe) d’Ali, seule la version
réponde aux exigences scientifiques de la
recherche moderne. La crise sans précédent
que connaît le monde musulman face à la
mondialisation ne fait que renforcer l’ur-
gence d’une telle recherche », soulignent,
de leur côté, Michel Cuypers et Geneviève
Gobillot, deux spécialistes de l’islam, dans
un ouvrage décapant sur les idées reçues
concernant le Coran (3). Pour l’heure, cette
remise en question relève, au mieux, du
vœu pieux en milieu islamique.
La fitna
Le problème de fond, ainsi que le relève
avec force A. Meddeb, est que le Coran y
reste emprisondans « le statut qui le
sanctifie en associant sa lettre à l’incar-
nation du verbe, en identifiant ses mots
à la parole même de Dieu, incréée et éter-
nelle. C’est ce tabou qu’il faut briser comme
préalable au libre examen ». Mais le tabou
coranique résiste ; il plonge ses racines
jusquaux premiers siècles fondateurs de
l’islam où s’est imposé le dogme selon
lequel le Coran n’est pas un texte inspiré,
à l’instar de la Bible dans le christianisme,
mais dicté par Dieu. Aujourd’hui encore,
cette conception mythique de la révélation
reste très largement dominante dans le
monde musulman. Toucher au texte cora-
nique, cest s’en prendre à la parole même
Livre saint des musulmans, le Coran
est au centre de tous les débats sur
la réforme de l’islam. Y resurgit
immanquablement la question de son
interprétation. L’anthropologue et psy-
chanalyste Malek Chebel la place en tête
de son Manifeste pour un islam des Lumiè-
res (1) parce qu’elle est « au ur même
du système musulman traditionnel » et « à
l’intersection des deux grandes tendances
qui agitent aujourd’hui l’islam : tradition
d’un côté, changement de lautre ». Position
partagée par l’essayiste Abdelwahab Med-
deb : « L’islam doit évoluer. Cest entendu »,
écrit-il dans son dernier livre, Sortir de la
malédiction (2). « Or, la condition sine qua
non de cette évolution est le renouvellement
du tout au tout de l’exégèse coranique. »
Dans le monde musulman lui-même, « de
plus en plus de voix d’intellectuels s’élèvent
pour réclamer une nouvelle exégèse du
Coran qui, tout en restant fidèle aux fonde-
ments de la foi et de la morale islamiques,
Lislam est souvent présenté comme archque, sexiste et antimoderne. Son livre
saint, le Coran, est pointé du doigt. Est-ce un texte intouchable
matérialisant la parole de Dieu, ou bien susceptible de réinterprétation en fonction
du contexte social ? Modernistes contre traditionalistes, le débat fait rage.
Peut-on réécrire
le Coran ?
Serge Lafitte
Journaliste spécialiste de l’islam, auteur
de Chiites et sunnites, Plon, 2007 ;
Mahomet et l’islam des origines, Plon,
2006 ; La Bible et le Coran, Plon, 2006.
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Laurent Monlaü/Rapho
conservée par le gendre du Prophète est
fidèle à la révélation divine. Ainsi, aux yeux
des chiites, le Coran attribué à Uthman est
un texte falsifié, car notamment expurgé
des passages désignant Ali et sa descen-
dance comme seuls légitimes successeurs
de Mahomet à la tête de la communauté
musulmane.
D’immenses possibilités
mais que de dogmes !
Replacée dans son contexte historique,
la canonisation du Coran uthmanien
apparaît comme le résultat d’une entre-
prise politique destinée à asseoir la légiti-
mité du califat omeyade fondé en 661 par
Muâwiya, cousin d’Uthman et adversaire
d’Ali. Car la fitna se solde ainsi par la prise
de pouvoir des riches marchands mec-
quois, qui s’étaient longtemps oppos
à Mahomet, au détriment de la proche
famille du Prophète soutenue par les chii-
tes. Ce processus conflictuel, porpar
des recensions coraniques divergentes,
fragilise pour le moins la thèse consacrée
qui présente le Coran comme un parfait
recueil de la révélation divine. Mais elle a
été consolidée, dans le sunnisme, par un
autre dogme de poids, celui de la nature
incréée du Coran.
Durant le viiie siècle, les mutazilites, pen-
seurs musulmans imprégnés de philoso-
phie grecque, ont défendu la tse d’un
Coran créé, laissant place à la contingence
et à l’intervention humaine dans l’avène-
ment du texte coranique. Mais, au début
du ixe siècle, cette thèse a été combattue
par les défenseurs d’une tradition prophé-
tique (sunna) avec laquelle ils ont forgé la
doctrine sunnite. Au final, la controverse
entre « rationalistes » et « traditionalistes »
a vu la victoire de ces derniers. Avec elle
s’est définitivement imposé le dogme d’un
Coran éternel et incréé, recueil parfait et
intangible de la parole divine transmise
par Mahomet. La défaite des mutazilites
a été lourde de conséquences. À sa suite,
la philosophie a été bannie du champ de
Professeur de
Coran, Nouakchott,
Mauritanie.
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Comprendre
Trois formateurs contemporains
Universitaire, scialiste de la
philosophie islamique, Fazlur
Rahman est dédé en 1988 aux
États-Unis. Il s’y était installé en 1968
aps avoir quitté le Pakistan à cause
de l’hostilité des musulmans
traditionalistes. F. Rahman estimait
qu’on ne pouvait plus étudier le
Coran sans ajouter l’enseignement de
l’histoire à celui des commentaires
traditionnels. À rebours d’une
tradition qui cantonne le Prophète au
le passif de simple transmetteur de
la parole divine, il s’est appuyé sur la
critique historique pour faire valoir la
contribution de Mahomet dans
l’avènement du texte coranique.
Moins qu’un code de lois, le Coran
représente pour lui le porteur d’un
message éthique de pore univer-
selle que chaque génération de
musulmans a le droit et le devoir
d’interpréter en fonction de son
contexte sociohistorique.
Professeur de rhétorique à l’université
du Caire jusqu’en 1995, Nasr Hamid
Abou Zayd enseigne depuis aux
Pays-Bas. Il a fui l’Égypte après y
avoir été condamné pour apostasie
par un tribunal
et menacé de
mort par des
musulmans
fondamenta-
listes. Son
exégèse
s’appuie sur
une étude du
Coran pris en
tant que
discours. Révélation divine, exprimée
dans une langue humaine, le Coran
peut donc être analysé, comme tout
autre discours, en utilisant les
sciences modernes telles que
l’herneutique et la sémiotique.
C’est, pour N.H. Abou Zayd, le moyen
le plus sûr de distinguer la part
circonstancielle de la part intempo-
relle et universelle du message
coranique, et le libérer ainsi de sa
sclérose par la tradition. Un recueil de
ses textes a été publié, sous le titre
Critique du discours religieux, aux
éditions Actes Sud en 1999.
De formation scientifique, Abdoul
Karim Soroush a soutenu les débuts
de la révolution islamique (1979) en
Iran avant de prendre ses distances.
Sa critique de la mainmise du clergé
chiite sur la politique l’a
contraint à s’exiler aux
États-Unis en 1996.
A.K. Soroush conteste
l’idée d’une interpta-
tion définitive du Coran
dont un clergé de
spécialistes aurait la
charge d’assurer la
conservation. Pour lui,
le texte coranique,
comme tout autre texte, ne parle
qu’en fonction des questions qu’on lui
pose selon un contexte historique et
socioculturel particulier. Parce que
« l’islam est une suite d’interptations
de l’islam », il faut avant
tout bien conntre son
histoire pour réinterpré-
ter le Coran. Dans sa
flexion, « l’idée n’est
pas que le texte
religieux peut être
changé mais plutôt,
qu’avec le temps, les
interprétations change-
ront ».
ABDOUL KARIM SOROUSH
NASR HAMID ABOU ZAYD
FAZLUR RAHMAN
la pensée musulmane sunnite. Bientôt,
les portes de l’interprétation (ijtihad) de
la révélation ont été déclarées définitive-
ment closes, bannissant toute innovation
théologique. À partir des xiie-xiiie siècles, les
savants (oulémas) musulmans sont restés
confinés, à de rares exceptions, dans la
stricte répétition des maîtres du commen-
taire coranique (tafsîr) reconnus comme
orthodoxes.
La sistance du tabou coranique résulte
aussi de cet assèchement de la pensée
musulmane et de son instrumentalisation
dans un rapport de légitimation réci-
proque entre le politique et le religieux
dont le philosophe et politologue tunisien
Hamadi Redissi montre bien les effets délé-
tères pour la civilisation musulmane dans
L’Exception islamique (4). À l’inverse de
l’efflorescence intellectuelle de ses débuts,
la pensée musulmane est ainsi restée fer-
mée sur elle-même, ignorant les apports
de la recherche occidentale sur lesquels le
nouveau Dictionnaire du Coran (5) fait un
point très complet. Alliant les outils de la
critique historique et littéraire des textes,
ainsi que ceux de la linguistique, ces étu-
des scientifiques, menées depuis plus d’un
siècle, ont apporté nombre d’éclairages
précieux pour la compréhension du Coran
et de son histoire. Notamment en ce qui
concerne les emprunts du texte corani-
que aux langues et cultures environnant
l’islam à ses débuts. Cela, alors que, selon
un autre dogme musulman participant du
tabou coranique, la révélation divine est
descendue sur le prophète Mahomet en
pure langue arabe.
Une étymologie
syro-araméenne
Cet axe de recherche a été relancé, dans la
période récente, par les travaux de Chris-
toph Luxenberg (pseudonyme adopté
par un philologue allemand spécialiste
du Coran). Ils ont éprésentés dans un
livre, qui n’a malheureusement toujours
pas bénéficd’une traduction en fran-
çais, et s’intitule Die Syro-Aramäische
Lesart des Koran (en fraais, La lecture
syro-araenne du Coran). Son hypo-
tse d’une premre écriture du Coran
en syro-araen reste très discutée par
DR
DR
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Mars 2009 ScienceS HumaineS 25
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Quand et comment la ré-
vélation coranique est-
elle devenue un livre ? Selon
l’historiographie musulmane,
le message coranique a
été recueilli par écrit sur
différents supports du vivant
du prophète Mahomet (570-
632). Ces divers recueils ont
ensuite été rassemblés en
un unique mushaf (codex)
sous le califat d’Uthman
(644-655). Organisée par le
troisième calife de lislam,
cette « collecte du Coran »
s’est aussi traduite par la
destruction, sur son ordre,
de toutes les versions anté-
rieures. C’est ainsi qu’a été
constitué le Coran qui sest
progressivement imposé à
tous les musulmans, sunni-
tes et chiites.
Toutefois, cette histoire est
celle consacrée par le sun-
nisme dont la doctrine s’est
forgée au cours du ixe siècle.
Mais, pour la plupart des
chercheurs contemporains,
le processus de formation
du Coran canonique s’est
vraisemblablement pour-
suivi jusque sous le califat
omeyade (661-750), voire
plus tardivement. Lhisto-
riographie musulmane a en
effet conserdes récits
divergents de ce processus.
Selon certains d’entre eux,
c’est au calife omeyade
Abd al-Malik (685-705) que
revient la paternité du Coran
canonique et la destruction
des versions précédentes.
Pourtant, d’autres récits re-
latent l’existence, durant le
viiie siècle, de codex concur-
rents du Coran officiel dans
les principaux centres de
l’Empire musulman comme
Médine (Arabie), Damas
(Syrie), Koufa (Irak). Cer-
tains de ces codex auraient
même encore circulé durant
le ixe siècle.
Un Coran ou
des Corans ?
Cependant, il ne semble pas
qu’il y ait eu des différen-
ces fondamentales dans
le contenu du message
coranique. Quoi qu’il en
soit, les autres versions du
Coran qui ne nous sont pas
parvenues ont alimenté les
conflits entre les diverses
factions politico-religieuses
qui ont divisé l’islam des
premiers siècles.
La tradition prophétique
chiite en porte notamment
la trace, nombre de ses
récits accusant le Coran
officiel de falsification.
Ce nest quau milieu du
xe siècle que le chiisme
duodécimain s’est résolu,
pour faire preuve de son
orthodoxie, à en reconnaî-
tre la fidélité au message
transmis par Mahomet. D’un
autre côté, les récits des
premiers historiographes
musulmans conservés par
la tradition sunnite mon-
trent bien, estime l’historien
Alfred-Louis de Prémare (1),
qu’ils « avaient conscience,
mais sans le dire, du fait que
les matériaux coraniques
qu’ils connaissaient ne
provenaient pas uniquement
de ce qui avait été proclamé
entre 610 et 632 » (période
de la prédication de Maho-
met en Arabie). Ainsi, pour
ce spécialiste des textes
primitifs de l’islam, il ne fait
guère de doute que le Coran
a d’abord été « plusieurs
livres dont les rédacteurs
résistèrent longtemps à ce
qu’ils soient réduits en un
livre unique ». n S.L.
(1) Alfred-Louis de Prémare,
Aux origines du Coran. Questions
d’hier, approches daujourd’hui,
Téraèdre, 2004.
Comprendre
Coran et histoire
les spécialistes. Mais la pertinence de son
recours à une étymologie syro-araméenne
l’est moins, car cette réécriture éclaire la
compréhension de plusieurs passages obs-
curs du Coran, y compris pour les exégètes
musulmans (6). Ainsi de la courte sourate
108 : « Nous tavons donné l’abondance. Prie
donc pour ton Seigneur et sacrifie ! Lennemi
qui te hait, c’est lui qui est sans postérité. »
Elle devient, selon la méthode de C. Luxen-
berg : « Nous t’avons donné la constance.
Prie donc ton Seigneur et persévère. Celui
qui te hait (Satan), c’est lui le vaincu. » Une
formulation très proche de celles que l’on
peut trouver dans un lectionnaire (quran,
en syro-araméen) de la liturgie chrétienne
syriaque (7).
Un retour aux sources de
la créativité musulmane ?
C’est là un exemple, parmi les apports de
la recherche, des « immenses possibilités,
estime A. Meddeb, qui devraient encou-
rager l’émergence de docteurs musulmans
d’un nouveau genre. Ils auraient à renou-
veler et à moderniser radicalement l’exégèse
et l’herméneutique coraniques, loin des
dogmes qui figent le texte et le laissent pros-
pérer dans ses archaïsmes et sa poésie par-
fois facile ». Ce pourrait être un retour aux
sources de la créativité musulmane. À une
époque où les savants ont eu recours aux
sciences de leur époque pour approfondir
le message coranique, mais aussi pour en
xer la transmission. Car le texte du Coran
canonique na vraiment été stabilisé quau
milieu du xe siècle, quand les progs de
l’écriture et de la grammaire arabes ont
permis d’adopter un ensemble restreint de
« lectures autorisées », dont les variantes
ont une influence mineure sur le sens de
la révélation.
Pour l’heure, les institutions religieuses
en terre d’islam ignorent toujours les res-
sources des sciences modernes, parce
quelles les rejettent a priori en leur déniant
toute légitimité à se saisir du Livre saint.
Toutefois, « malgla stagnation des cen-
tres d’études islamiques traditionnels, la
pensée critique avance aujourd’hui chez une
constellation d’intellectuels musulmans »,
relèvent M. Cuypers et G. Gobillot. Ils se
situent dans la lignée des penseurs qui,
Freer Sackler Galleries
Coran, Sourate 38, écrite en écriture koufique, période
abbasside, ixe siècle.
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