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LE BOUDDHISME JAPONAIS ET LA RESTAURATION DE MEIJI
© Gudô Wafu Nishijima, 1997.
Gudô Wafu Nishijima (né en 1919) est un enseignant zen de l’école sôtô, disciple
de Kôdô Sawaki puis de Rempô Niwa dont il reçut la transmission en 1977.
Cet article est le texte de la conférence que Gudô Nishijima donna lors du
congrès annuel de l’Académie Américaine des Religions qui se déroula à San
Francisco les 22-25 novembre 1997.
Un Zen Occidental, 55 rue de l’Abbé Carton 75014 Paris
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Document numérique du 1er août 2007
Gudô Nishijima – Le bouddhisme japonais et la restauration de Meiji
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Gudô Wafu Nishijima
Le bouddhisme japonais et la restauration de Meiji
La restauration de Meiji
Bien que décrite comme une “restauration”, la restauration de Meiji
qui submergea le Japon en 1868 fut en réalité une révolution
complète qui toucha tous les niveaux de la société. De puissantes
provinces féodales, le Satsuma (actuelle préfecture de Kagoshima), le
Nagato (actuelle préfecture de Yamaguchi), le Tosa (actuelle
préfecture de Kôchi) et le Hizen (actuelle préfecture de Saga) se
liguèrent et levèrent une armée contre le gouvernement Tokugawa de
l’époque afin de s’emparer de la capitale Edo (aujourd’hui Tôkyô).
Une série de guerres civiles s’ensuivit et, pendant le dernier shogunat
des Tokugawa, Yoshinobu Tokugawa (1837-1913) prit la décision de
restaurer l’autorité de la maison impériale qui avait gouverné le
Japon depuis la fondation de l’État jusqu’en 1192. Une révolution
d’une dimension sans précédent en résulta qui eut une répercussion
sur chacun des aspects de la vie culturelle, économique et politique.
Les religions furent également happées par ces changements
radicaux, le bouddhisme ne faisant pas exception. En se répercutant
sur le bouddhisme japonais, les manifestations de l’histoire
provoquèrent la disparition massive et une transformation
irréversible de nombreuses caractéristiques et pratiques religieuses.
Dans cet article, je voudrais examiner la nature concrète de
quelques-uns de ces changements afin d’exposer le visage moderne
du bouddhisme japonais replacé dans son contexte historique et
philosophique.
Qu’est-ce que le bouddhisme ?
Afin d’avoir une base pour une discussion plus approfondie, je
voudrais commencer par expliquer ce qu’est le bouddhisme. Un
examen de la situation du bouddhisme dans le Japon d’aujourd’hui
donne une image pour le moins confuse et vague de son propos. Il y a
de nombreux points de vue différents, allant du romantisme
Gudô Nishijima – Le bouddhisme japonais et la restauration de Meiji
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intellectuel d’un D. T. Suzuki aux interprétations uniquement
scolastiques qui se fondent sur les Mûla madhyamakâ karikâ de
maître Nâgârjuna, qui furent transmis par l’intermédiaire du chinois
(dans la traduction de Kumarajiva) et que l’on traduit en japonais par
chûron, en passant par les théories du “néant” de Kitarô Nishida.
L’étude de ces différentes théories dans le Japon contemporain ne
donnera pas une description claire du propos du bouddhisme. Qui
plus est, après la seconde guerre mondiale, de nombreuses écoles
bouddhistes sont apparues qui promettaient à leurs fidèles de grands
bénéfices et le bonheur dans leur vie séculière. Il ne s’agit pas d’une
situation dans laquelle les doctrines essentielles du bouddhisme
apparaissent clairement et il n’y a certainement aucune idée
fondamentale qui fasse accord.
À l’âge de dix-huit ans, j’ai rencontré un moine bouddhiste de l’école
sôtô du nom de Kôdô Sawaki rôshi. À partir de ce moment, j’ai été
attiré par les écrits de maître Dôgen, tout particulièrement son
Shôbôgenzô (“Le trésor de l’œil du vrai dharma”). Je l’étudie
maintenant depuis plus de soixante ans et la compréhension que j’en
ai est désormais complète. Je donne des conférences régulières à
l’Association bouddhiste de la jeunesse de l’Université de Tôkyô, au
Centre culturel Asahi et en d’autres endroits depuis trente ans. Par
ma longue étude du Shôbôgenzô, je suis arrivé à une compréhension
claire et exacte de la philosophie bouddhiste. Toutefois, j’avais
toujours considéré maître Dôgen comme l’un des nombreux
penseurs bouddhistes dont la pensée ne pouvait être considérée
comme représentative de l’ensemble du bouddhisme. Mais il y a une
dizaine d’années, j’ai commencé à lire les Mûla madhyamakâ karikâ
(“Les stances du milieu par excellence”) de maître Nâgârjuna en
sanskrit, puis j’ai poursuivi en les traduisant directement en
japonais. Au fur et à mesure que la traduction avançait, je me suis
aperçu que les idées avancées dans les Mûla madhyamakâ karikâ
étaient exactement les mêmes que celles que l’on trouve dans le
Shôbôgenzô. J’en ai conclu que, parmi les nombreuses
interprétations philosophiques bouddhistes, il existe une théorie
authentique que l’on peut appeler shôbô ou “le vrai dharma”. Bien
qu’elle soit complexe, elle possède une structure unique et cependant
rationnelle qui se reflète à la fois dans les ouvrages de maître Dôgen
et dans les écrits de maître Nâgârjuna. Je suis convaincu que cette
structure théorique rend exactement compte de ce qu’est le
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bouddhisme. Mais comme elle pour le moins inhabituelle, elle reste
difficile à saisir. Voilà pourquoi le bouddhisme a été si mal interprété
pendant longtemps par tant de personnes.
La philosophie des Mûla madhyamakâ karikâ
Les deux premiers chapitres des Mûla madhyamakâ karikâ
contiennent les affirmations essentielles de la pensée bouddhiste de
maître Nâgârjuna et ils donnent une description claire de ce qu’il
pensait.
1) L’affirmation de ce monde
Tout au début de l’ouvrage, avant le premier chapitre, maître
Nâgârjuna a écrit une stance de quatre vers il livre sa
compréhension des enseignements du Bouddha Gautama. La stance
rend son enseignement sur pratîtya samutpâda, le fait que la totalité
de ce qui nous est visible constitue ce monde (prapañca) qui est
calme (upeksâ) et bon (shiva)1.
2) Le rejet de la subjectivité et de l’objectivité
Dans la première stance du premier chapitre, maître Nâgârjuna
rejette que la subjectivité (svatâ) et l’objectivité (paratâ) soient des
visions achevées de la réalité, ou de véritables instances par elles-
mêmes2. Par subjectivité, il entend les pensées et les idées, et par
objectivité, les perceptions associées aux organes sensoriels. La
civilisation occidentale a donné deux systèmes philosophiques
majeurs : l’idéalisme et le matérialisme. Le rejet de maître Nâgârjuna
représente une critique de la doctrine selon laquelle le seul point de
vue idéaliste ou le seul point de vue matérialiste puissent nous
révéler ce qu’est la réalité. Il s’agit certes d’une allégation, mais la
philosophie bouddhiste rejette depuis toujours deux conceptions
extrêmes, shashvatadrsti et ucchedadrsti. Shashvatadrsti désigne la
croyance en un esprit éternel ainsi qu’en l’éternité de ce monde, et en
tant que telle, il s’agit d’une ancienne forme indienne d’idéalisme.
Ucchedadrsti désigne la croyance en la seule manifestation physique
instantanée du monde. Elle nie l’existence autant que la valeur de la
morale et prétend que le monde n’est que la matière perçue à
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l’instant. Il s’agit donc d’une ancienne forme de matérialisme. C’est
ce qui m’a conduit à interpréter le rejet de shashvatadrsti et de
ucchedadrsti par maître Nâgârjuna dans la première stance comme
une critique des points de vue idéaliste et matérialiste.
Malgré tout, l’idéalisme et le matérialisme représentent les
philosophies essentielles sur lesquelles reposent nos civilisations et
refuser leur validité semble ne nous laisser aucune autre conception
à laquelle se fier. Le bouddhisme les rejette pourtant l’une et l’autre
et à leur place instaure une philosophie fondée sur l’action ou sur la
réalité elle-même. Il peut sembler étrange qu’une philosophie soit
fondée sur quelque chose qui ne soit pas associée à l’intellect. On
pense habituellement que l’objet de la philosophie est la pensée elle-
même et il est presque impossible de concevoir la teneur d’une
philosophie qui ne serait pas fondée sur les conceptions
intellectuelles idéalistes ou matérialistes. Pourtant, je suis assez
convaincu pour soutenir que le système philosophique employé par
le bouddhisme se fonde sur une philosophie dont la conception est
différente de ces deux conceptions, et je voudrais souligner qu’il
s’agit d’un point-clef dans la compréhension de ce qu’est le
bouddhisme.
3) Les quatre croyances
Bien que dans la première stance maître Nâgârjuna rejette que ce
que nous pensons (la subjectivité) et ce que nous percevons
(l’objectivité) représentent des descriptions ultimes de la réalité, il
poursuit en proclamant l’existence de quatre croyances
fondamentales (pratyaya) qui contiennent à la fois les visions
subjective et objective. Il les présente comme suit : 1) hetu, la raison,
2) âlambana, les cinq attributs des existants savoir la forme, le
son, l’odeur, le goût et le toucher), 3) anantara, ce qui n’a pas
d’intérieur, c’est-à-dire le moment présent, et 4) tathaivadhipateya,
le seigneur semblable au monde réel3. Maître Nâgârjuna les définit
comme des croyances car, par son esprit aiguisé, il observa qu’il
n’existait aucun moyen de démontrer leur existence bien qu’elles
soient essentielles à la conscience humaine. Nous ne pouvons que
croire à leur existence.
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