1.2 L’économie « positive »
Le présent chapitre est consacré à la méthodologie de l’économie, que nous concevons
comme la branche de la philosophie des sciences consacrée à l’économie. De nombreux
économistes participent à l’évaluation de politiques et d’institutions socio-économiques. Et
certains voient leur activité comme obéissant, avant tout, au projet humaniste d’amélioration
des conditions de vie matérielle de leurs semblables5. Toutefois, si nous abordons l’économie
avec le regard du philosophe des sciences, c’est parce qu’une partie des objectifs, des attitudes
et des contributions des économistes obéissent, à première vue, à un régime épistémique
similaire à celui des sciences. Nous faisons l’hypothèse que ces objectifs, attitudes et
contributions sont suffisamment séparables pour qu’on les évalue et les analyse avec les
critères et les outils de la philosophie des sciences. Cette hypothèse est étroitement liée à la
distinction fameuse, et toujours largement répandue, entre économie positive et économie
normative : c’est l’économie positive qui est l’objet privilégié du philosophe des sciences. La
distinction remonte à la trichotomie entre « science positive », « science normative » et « art »
introduite par Keynes le père (1890/1917) : la première est un « corps de connaissances
systématisées concernant ce qui est », la seconde un « corps de connaissances systématisées
concernant ce qui doit être », tandis que le troisième un « système de règle visant à la
réalisation d’une certaine fin ».
En rendant explicite notre hypothèse de travail, nous ne voulions pas suggérer que les
questions qui se rattachent à la distinction du positif et du normatif en économie soient
résolues ou aisées à résoudre, ni que l’hypothèse elle-même aille de soi. La distinction entre le
positif et le normatif est, dans la littérature, inextricablement liée à la place des jugements de
valeur des économistes, et en particulier à la question de la neutralité axiologique : est-il
possible, ou est-il souhaitable, que les économistes « en tant qu’économistes » s’abstiennent
d’affirmer des jugements de valeur (nous suivons la formulation de Mongin, 2006). Robbins
(1932/1935), qui est largement responsable de l’introduction de la distinction entre faits et
valeurs dans la littérature économique, répond par la négative aux deux parties de la question
(chap. VI). A l’opposé, d’autres ont pu soutenir que
(T1). L’économie ne peut être (en aucune de ses parties) axiologiquement neutre.
De ce point de vue, même les contributions économiques que l’on qualifie d’ordinaire de
« positives » seraient imprégnées de jugements de valeur. Quand on soutient (T1), on entend
que l’économie (et, généralement, d’autres sciences humaines et sociales, voir Martin et
McIntyre (1994), Partie VII) est imprégnée de jugements de valeur d’une manière ou dans des
proportions qui la distinguent des sciences naturelles. (T1) menace donc directement
l’hypothèse de travail sur laquelle l’essentiel de la littérature méthodologique est fondée.
Ce qui motive une telle thèse, c’est que l’économie concerne des objets sur lesquels, de
fait, nous portons spontanément des jugements de valeur – pensons, par exemple, à la
répartition des revenus ou à la pauvreté. A partir de ce constat, difficile à contester, un tenant
de (T1) comme l’était Myrdal (1958) peut élaborer sa position en concluant (a) que les
jugements de valeur de l’économiste s’expriment inévitablement dans (i) la sélection des
questions posées, (ii) le genre de réponses qui sont données et (iii) l’évaluation de ces
réponses. Il peut aussi conclure (b) que les concepts économiques comportent nécessairement
une dimension évaluative. La conclusion (a) prête doublement à confusion. D’une part, elle
amalgame des phénomènes hétérogènes. Le fait, par exemple, que les valeurs de l’économiste
le guident dans (i) la sélection des questions auxquelles il tente de répondre n’implique pas
que ces questions (et les réponses qu’elles appellent) ne soient pas « factuelles ». D’autre part,
5 C’est le point de vue défendu par Kolm (1986), chap.3 : « La science économique a pour but fondamental
et dernier de montrer à ceux qui ont faim comment ils peuvent se nourrir ».
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