Une passion philosophique. Introduction
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platitude capitaliste2. Dans l’univers des marchandises, il n’y aurait
plus vraiment de raisons de s’indigner puisque les conflits se règlent
par la voie de la négociation. Triomphe du contrat sur la loi, idéal
de pacification par le commerce, équivalence entre les désirs : le
marché manque de caractère(s) et, pour cela, aussi de cœur.
Cela explique pourquoi les grandes colères modernes sont sou-
vent des réactions au règne de l’argent. Péguy, Bernanos, mais, avant
eux, déjà le jeune Marx, ne rendent pas seulement l’argent coupable
de créer des injustices, ils lui reprochent surtout de rendre l’homme
insensible à elles. Si tout peut s’acheter, alors même nos passions
les plus intenses deviennent l’objet d’un commerce. L’équivalence
monétaire fonde une équivalence morale où se perd jusqu’à la capa-
cité de percevoir ce qui est injuste dans le monde.
On voit sur cet exemple que la colère désigne une capacité de
s’émouvoir dans des sociétés qui, selon l’expression de Léon Bloy,
« émasculent les âmes » et ne se scandalisent plus de rien. Bien
sûr, toutes les colères ne possèdent pas cette dimension politique ou
religieuse. Certaines d’entre elles ne témoignent que de la vanité de
celui qui les ressent. D’autres alimentent le ressentiment en dési-
gnant à bon compte des coupables. C’est le ressort de l’attitude stoï-
cienne à l’égard de la colère : une critique morale des emportements
au nom d’un idéal de mesure. Le colérique confond le mal avec son
propre mal-être, ce qui l’empêcherait de saisir le bien. Hypersensible
aux offenses qui sont faites à sa personne, il demeurerait aveugle à
l’harmonie de l’univers.
Ce genre de mises en cause « raisonnables » de la colère a sans
doute une pertinence dans le domaine moral, mais elle manque une
des dimensions centrales du politique. Ce n’est pas un hasard si les
premières critiques de la colère émanent des philosophies hellé-
nistiques (épicurisme et surtout stoïcisme) qui sont toutes animées
par une défiance à l’égard de la politique réelle. La colère est la
passion du conflit, comme le suggérait déjà Platon en plaçant le
thumos en position d’arbitre entre le désir et la raison. Contre les
anthropologies pacifiées, celle du « sage » plein de mesure comme
celle de l’« homme économique », elle rappelle que le rapport que
nous entretenons avec les normes est essentiellement conflictuel. Les
questions du bien, du juste ou même du vrai ne se posent initiale-
ment que sous la forme du différend entre des positions opposées. Le
coléreux souffre de ne pas voir sa position reconnue, ce qui l’amène
2. Peter Sloterdijk, Colère et temps, Paris, Fayard, 2011.