2. Une passion philosophique Introduction La colère nous apprend qu’il y a des manières d’être « raison- nables » qui n’honorent pas la raison. Ne jamais s’emporter, accueillir tous les événements avec détachement, être toujours d’une humeur égale : autant de préceptes qui traduisent une indifférence à l’égard du monde et portent le risque d’un aveuglement à l’égard des injustices qu’il recèle. Cela explique sans doute pourquoi, parmi les passions, la colère est l’objet d’un traitement particulier de la part de Platon. Loin de l’opposition statique entre la raison et le sensible, Platon fait de la colère (thumos) le signe de la contradiction humaine : elle peut tout aussi bien se ranger du côté du désir, dont elle est la pointe agressive, que de la raison, à laquelle elle confère une force inappréciable. L’irascible est une dimension autonome de la vie affective qui relève moins du corps que du cœur. Les emportements de ce dernier manifestent un engagement en faveur du bien et du vrai indispensable à la pensée. La colère confère l’énergie dont a besoin l’idéalisme pour ne pas s’enferrer dans les abstractions. D’où vient la nécessité de s’élever au monde des idées sinon de l’insatisfaction courroucée que l’apprenti philosophe ressent à l’égard de ce monde ? Dans la philosophie moderne, l’irascible a cédé la place au concupiscible : les traités des passions de l’âge classique subordonnent en général la colère au désir1. On peut le regretter, comme Peter Sloterdijk qui voit dans ce triomphe de l’« érotique » sur le « thymotique » le ressort de la société de consommation et de la 1. Voir Paul Ricœur, l’Homme faillible, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2009, p. 53-174. Mars-avril 2016 122 Une passion philosophique. Introduction platitude capitaliste2. Dans l’univers des marchandises, il n’y aurait plus vraiment de raisons de s’indigner puisque les conflits se règlent par la voie de la négociation. Triomphe du contrat sur la loi, idéal de pacification par le commerce, équivalence entre les désirs : le marché manque de caractère(s) et, pour cela, aussi de cœur. Cela explique pourquoi les grandes colères modernes sont souvent des réactions au règne de l’argent. Péguy, Bernanos, mais, avant eux, déjà le jeune Marx, ne rendent pas seulement l’argent coupable de créer des injustices, ils lui reprochent surtout de rendre l’homme insensible à elles. Si tout peut s’acheter, alors même nos passions les plus intenses deviennent l’objet d’un commerce. L’équivalence monétaire fonde une équivalence morale où se perd jusqu’à la capacité de percevoir ce qui est injuste dans le monde. On voit sur cet exemple que la colère désigne une capacité de s’émouvoir dans des sociétés qui, selon l’expression de Léon Bloy, « ­émasculent les âmes » et ne se scandalisent plus de rien. Bien sûr, toutes les colères ne possèdent pas cette dimension politique ou religieuse. Certaines d’entre elles ne témoignent que de la vanité de celui qui les ressent. D’autres alimentent le ressentiment en désignant à bon compte des coupables. C’est le ressort de l’attitude stoïcienne à l’égard de la colère : une critique morale des emportements au nom d’un idéal de mesure. Le colérique confond le mal avec son propre mal-être, ce qui l’empêcherait de saisir le bien. Hypersensible aux offenses qui sont faites à sa personne, il demeurerait aveugle à l’harmonie de l’univers. Ce genre de mises en cause « raisonnables » de la colère a sans doute une pertinence dans le domaine moral, mais elle manque une des dimensions centrales du politique. Ce n’est pas un hasard si les premières critiques de la colère émanent des philosophies hellénistiques (épicurisme et surtout stoïcisme) qui sont toutes animées par une défiance à l’égard de la politique réelle. La colère est la passion du conflit, comme le suggérait déjà Platon en plaçant le thumos en position d’arbitre entre le désir et la raison. Contre les anthropologies pacifiées, celle du « sage » plein de mesure comme celle de l’« homme économique », elle rappelle que le rapport que nous entretenons avec les normes est essentiellement conflictuel. Les questions du bien, du juste ou même du vrai ne se posent initialement que sous la forme du différend entre des positions opposées. Le coléreux souffre de ne pas voir sa position reconnue, ce qui l’amène 2. Peter Sloterdijk, Colère et temps, Paris, Fayard, 2011. 123 Michaël Fœssel à entrer dans une opposition frontale (et parfois violente) avec les normes majoritaires. Cette dimension agonistique doit être rappelée à l’heure où l’on ne cesse de brandir les « valeurs » pour créer du consensus. Comme le rappelait Claude Lefort, la démocratie moderne repose sur la « légitimité du débat sur le légitime et l’illégitime ». Or ce débat ne va pas sans créer de l’irritation puisqu’il n’est jamais clos et qu’aucune valeur transcendante (fût-ce celle, jamais définie mais toujours invoquée, de la « République ») ne peut prétendre y mettre un terme définitif. Douloureuse parce que conflictuelle, la colère accompagne l’indétermination démocratique. On peut lui préférer l’idéal d’une société totalement pacifiée, mais cela se fait le plus souvent au prix de l’exigence démocratique elle-même (« La France apaisée » est le tout dernier slogan du Front national). En tout cas, et comme on va le lire dans les pages qui suivent, la philosophie n’a pas fini de méditer sur les colères dont elle procède au moins autant que du regard apaisé sur l’ordre du monde. Michaël Fœssel 124