122Mars-avril 2016
2. Une passion philosophiqUe
Introduction
La colère nous apprend qu’il y a des manières d’être « raison-
nables » qui n’honorent pas la raison. Ne jamais s’emporter, accueillir
tous les événements avec détachement, être toujours d’une humeur
égale : autant de préceptes qui traduisent une indifférence à l’égard
du monde et portent le risque d’un aveuglement à l’égard des injus-
tices qu’il recèle.
Cela explique sans doute pourquoi, parmi les passions, la colère
est l’objet d’un traitement particulier de la part de Platon. Loin de
l’opposition statique entre la raison et le sensible, Platon fait de la
colère (thumos) le signe de la contradiction humaine : elle peut tout
aussi bien se ranger du côté du désir, dont elle est la pointe agressive,
que de la raison, à laquelle elle confère une force inappréciable.
L’irascible est une dimension autonome de la vie affective qui relève
moins du corps que du cœur. Les emportements de ce dernier mani-
festent un engagement en faveur du bien et du vrai indispensable à
la pensée. La colère confère l’énergie dont a besoin l’idéalisme pour
ne pas s’enferrer dans les abstractions. D’où vient la nécessité de
s’élever au monde des idées sinon de l’insatisfaction courroucée que
l’apprenti philosophe ressent à l’égard de ce monde ?
Dans la philosophie moderne, l’irascible a cédé la place au
concupiscible : les traités des passions de l’âge classique subor-
donnent en général la colère au désir1. On peut le regretter, comme
Peter Sloterdijk qui voit dans ce triomphe de l’« érotique » sur le
« thymotique » le ressort de la société de consommation et de la
1. Voir Paul Ricœur, l’Homme faillible, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2009, p. 53-174.
Une passion philosophique. Introduction
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platitude capitaliste2. Dans l’univers des marchandises, il n’y aurait
plus vraiment de raisons de s’indigner puisque les conflits se règlent
par la voie de la négociation. Triomphe du contrat sur la loi, idéal
de pacification par le commerce, équivalence entre les désirs : le
marché manque de caractère(s) et, pour cela, aussi de cœur.
Cela explique pourquoi les grandes colères modernes sont sou-
vent des réactions au règne de l’argent. Péguy, Bernanos, mais, avant
eux, déjà le jeune Marx, ne rendent pas seulement l’argent coupable
de créer des injustices, ils lui reprochent surtout de rendre l’homme
insensible à elles. Si tout peut s’acheter, alors même nos passions
les plus intenses deviennent l’objet d’un commerce. L’équivalence
monétaire fonde une équivalence morale où se perd jusqu’à la capa-
cité de percevoir ce qui est injuste dans le monde.
On voit sur cet exemple que la colère désigne une capacité de
s’émouvoir dans des sociétés qui, selon l’expression de Léon Bloy,
« émasculent les âmes » et ne se scandalisent plus de rien. Bien
sûr, toutes les colères ne possèdent pas cette dimension politique ou
religieuse. Certaines d’entre elles ne témoignent que de la vanité de
celui qui les ressent. D’autres alimentent le ressentiment en dési-
gnant à bon compte des coupables. C’est le ressort de l’attitude stoï-
cienne à l’égard de la colère : une critique morale des emportements
au nom d’un idéal de mesure. Le colérique confond le mal avec son
propre mal-être, ce qui l’empêcherait de saisir le bien. Hypersensible
aux offenses qui sont faites à sa personne, il demeurerait aveugle à
l’harmonie de l’univers.
Ce genre de mises en cause « raisonnables » de la colère a sans
doute une pertinence dans le domaine moral, mais elle manque une
des dimensions centrales du politique. Ce n’est pas un hasard si les
premières critiques de la colère émanent des philosophies hellé-
nistiques (épicurisme et surtout stoïcisme) qui sont toutes animées
par une défiance à l’égard de la politique réelle. La colère est la
passion du conflit, comme le suggérait déjà Platon en plaçant le
thumos en position d’arbitre entre le désir et la raison. Contre les
anthropologies pacifiées, celle du « sage » plein de mesure comme
celle de l’« homme économique », elle rappelle que le rapport que
nous entretenons avec les normes est essentiellement conflictuel. Les
questions du bien, du juste ou même du vrai ne se posent initiale-
ment que sous la forme du différend entre des positions opposées. Le
coléreux souffre de ne pas voir sa position reconnue, ce qui l’amène
2. Peter Sloterdijk, Colère et temps, Paris, Fayard, 2011.
Michaël Fœssel
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à entrer dans une opposition frontale (et parfois violente) avec les
normes majoritaires.
Cette dimension agonistique doit être rappelée à l’heure où
l’on ne cesse de brandir les « valeurs » pour créer du consensus.
Comme le rappelait Claude Lefort, la démocratie moderne repose
sur la « légitimité du débat sur le légitime et l’illégitime ». Or ce
débat ne va pas sans créer de l’irritation puisqu’il n’est jamais clos
et qu’aucune valeur transcendante (fût-ce celle, jamais définie mais
toujours invoquée, de la « République ») ne peut prétendre y mettre
un terme définitif. Douloureuse parce que conflictuelle, la colère
accompagne l’indétermination démocratique. On peut lui préférer
l’idéal d’une société totalement pacifiée, mais cela se fait le plus
souvent au prix de l’exigence démocratique elle-même (« La France
apaisée » est le tout dernier slogan du Front national). En tout cas,
et comme on va le lire dans les pages qui suivent, la philosophie n’a
pas fini de méditer sur les colères dont elle procède au moins autant
que du regard apaisé sur l’ordre du monde.
Michaël Fœssel
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