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L'apprentissage implicite du langage
31/05/11
Comment la morphosyntaxe complexe décrite par la linguistique est-elle apprise ? Dans son dernier ouvrage
(1), Jean-Adolphe Rondal, professeur émérite à l'Université de Liège, infirme les thèses « innéistes » qui
postulent l'existence génétique d'une « grammaire universelle ». Se basant sur de nombreuses observations
empiriques, il propose une autre théorie et lance de vastes pistes pour le futur de la recherche en
psycholinguistique.
Dans son ouvrage, le professeur Jean-Adolphe
Rondal s'attache à l'étude de la production du langage parlé et à son apprentissage. A ce jour, aucune
explication satisfaisante n'a été proposée des mécanismes psychologiques qui permettent à l'être humain
d'intégrer les dispositifs régissant l'organisation des énoncés de plus d'un mot et donc exigeant une
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organisation séquentielle précise. Deux thèses sont développées, dans un premier temps. Selon la première,
les catégories grammaticales exploitées par les linguistes pour décrire les langues n'ont pas de véritable
réalité psychologique au niveau des utilisateurs habituels des langues. Leur transfert non critique en
psycholinguistique a conduit à une impasse explicative. La seconde établit que l'émergence des régulations
combinatoires (expression préférée à celle de morphosyntaxe ) dans le développement de l'enfant résulte
d'influences neurogénétiques et cognitives, et procède d'un apprentissage largement implicite.
«Notre production d'énoncés langagiers s'apprend implicitement, commente Jean-Adolphe Rondal, et elle
s'organise suivant des dispositifs séquentiels principalement associatifs, à proximité et à distance dans
l'énoncé. Il ne s'agit pas de structures plus ou moins profondes qui remonteraient à la surface, comme le
prévoient les théories linguistique génératives (liées historiquement aux travaux du linguiste américain Noam
Chomsky), mais d'un agencement qui intervient du début à la fin de l'énoncé soit, pour faire une analogie
avec l'écriture, de gauche à droite. Le cerveau humain est parfaitement organisé en conséquence, ainsi que
le démontrent chaque jour davantage les recherches fondamentales en neurologie (cf. la récente synthèse
de Michael Gazzaniga sur ce point (2))»
L'auteur développe sa réflexion en trois chapitres et la clôt par une synthèse des points fondamentaux. Le
lecteur démarrera par la description des capacités innées utiles ou dévolues au langage du bébé humain.
Viennent ensuite l'énumération des compétences acquises et, par là, leur méthode d'apprentissage.
La grammaire n'est pas innée !
«L'innéisme de la grammaire générative ne correspond à rien, affirme l'auteur, il n'y a pas la moindre indication
empirique sérieuse d'une grammaire génétique. Les tenants de la théorie innéiste ont vu en la filiation et la
transmission de pathologies au sein de familles une donnée en faveur de leur thèse. Il s'agit d'une interprétation
abusive. On trouve effectivement des origines génétiques à certaines pathologies (dysphasie, dyspraxie,
notamment) mais elles sont liées à des gènes impliqués dans le contrôles des dispositifs séquentiels eux-
mêmes et non dans d'éventuelles représentations grammaticales de type linguistique . Ce qui manque chez
les personnes touchées par ces pathologies, ce n'est pas une grammaire innée, mais bien la capacité de
traiter correctement une information séquentielle.»
Si les régulations combinatoires sont apprises, il est d'autres aspects de l'acquisition du langage se
manifeste un coup de pouce évolutif. C'est le cas pour :
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L'audition et l'aptitude musicale. L'enfant entend la
parole extérieure à 6 mois de grossesse. En outre, l'optimum auditif humain se situe entre mille et cinq mille
cycles par seconde, ce qui correspond à l'essentiel du répertoire phonique de la parole. Le fœtus et le nouveau-
perçoivent la prosodie (caractéristiques mélodiques et rythmiques de la musique). Pour le bébé, le langage
est une sorte de musique. Le jeune enfant devient capable de segmenter le flot de paroles en unités distinctes
à partir desquelles les patrons phonétiques les plus fréquents sont identifiés.
Le cerveau langagier. La neurogénétique, la neurobiologie et la neuropsychologie montrent que l'hémisphère
gauche de notre cerveau, en particulier, est prédisposé à extraire des patrons d'information principalement
séquentielle. Trouver de l'ordre dans le chaos apparent des stimuli est une des grandes spécialités du cerveau
humain (Gazzaniga, 2008). L'apprentissage des régulations combinatoires n'implique pas de mécanismes
qui seraient exclusivement linguistiques. L'approche connexionniste en neurosciences cognitives étaie cette
thèse : sur base purement stochastique, face à un corpus langagier, les ordinateurs actuels sont capables de
dégager une organisation séquentielle et de créer des catégories descriptives.
Ce qui est appris en matière de régulations combinatoires
L'encadrement pragmatique est l'idée et l'intention de la communication. L'indexation pragmatique désigne
les repères destinés à calibrer l'énoncé par rapport à sa fonction communicative : contraste entre information
ancienne et nouvelle, type illocutoire (déclarative vs requête), personne, mode (information, optative,
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conditionnelle…), temps, aspect, polarité, modalisation (certaine, plausible…), emphase. L'acquisition des
éléments d'encadrement et d'indexation pragmatique suit l'évolution cognitive et interpersonnelle de l'enfant.
La sémantique relationnelle (voir infra pour des précisions), soit les rapports de significations, est, selon
de nombreux psycholinguistes, la base de l'énoncé. L'auteur voit en la matrice sémantique la souche des
informations qui dans la parole seront lexicalisées et disposées ensuite selon les patrons séquentiels de
la langue. Les relations de sens ne sont pas organisées séquentiellement en elles-mêmes, ce qui les
différencie de la réalisation syntaxique (séquentielle et propre à chaque langue). La sémantique relationnelle
est universelle et correspond aux rapports généraux de sens que nos capacités cognitives nous permettent
d'identifier dans l'univers. Le développement relationnel sémantique se greffe assez naturellement sur
l'évolution cognitive de l'enfant.
Sur ces bases, comment sont produits les énoncés en temps réel ? L'auteur infirme une nouvelle
fois la pertinence des catégories linguistiques formelles et fonctionnelles. Abstraites, elles ne sont pas
appréhendables simplement à la surface des énoncés. Extrêmement complexes, elles ne peuvent être mises
en œuvre dans le tempo d'une conversation fluente. Si les locuteurs ne recourent pas aux notions descriptives
de la linguistique, c'est parce qu'ils n'en ont pas besoin. Les relations sémantiques insérées dans un
cadre pragmatique pertinent sont traduites directement en surface par des formules énonciatives souples
(sortes de recettes indexées pragmatiquement qui servent de substrat). Les régulations combinatoires sont
de nature associative. L'auteur prend l'exemple des articles en français dans le cas du marquage du genre
dit grammatical (c'est-à-dire arbitraire). Pratiquement, aucun enfant natif de la langue ne commet d'erreur sur
ce point, en raison de l'exposition répétée des milliers de fois à la combinaison article-nom. Les locuteurs
non-natifs errent régulièrement quant à cet aspect de la langue française, faute de disposer d'une expérience
associative suffisante.
Les locuteurs éditent leur production de proche en proche, tant pour les éléments des groupes nominaux,
qu'attributifs ou verbaux. «Ne cherchez pas la syntaxe elle n'est pas ! explique Jean-Adolphe Rondal.
Lorsqu'il y a un accord sujet - verbe, par exemple, il n'est pas nécessaire de postuler des structure formelles
sous-jacentes. Il suffit de mémoriser à court terme que l'agent exprimé dans la séquence de l'énoncé avant le
verbe encode une pluralité pour marquer en conséquence le mot (verbe) exprimant l'action si la langue l'exige.
Lorsque l'expression de l'action précède celle de l'agent, le marquage du verbe est régi sémantiquement et
l'accord se fait avec l'agent dans la suite de l'énoncé.»
Il convient également de préciser que le fonctionnement langagier combinatoire ne correspond pas à une
sorte d'énorme dictionnaire d'énoncés individuels dans lequel on puiserait à loisir. Un tel dispositif serait
une véritable usine à gaz, d'une telle lourdeur en mémoire procédurale qu'il serait impraticable et, dans
l'hypothèse, extraordinairement lent. La thèse alternative est que : «Le cerveau langagier construit ses
répertoires productifs par substitution analogique sur base des groupes et syntagmes identifiés en premiers
lieux. Par exemple, à partir du syntagme «dans la poubelle» ( travaillé pendant quelques jours par la mère
d'Eve avec Eve, un des jeunes enfants étudiés longitudinalement à Harvard par Roger Brown), on forme
«dans l'armoire, dans la cuisine, dans la chambre, dans le garage, etc. Les regroupements fonctionnels
par substitution analogique sont la seule réponse logiquement possible à l'extraordinaire rapidité et sûreté
du traitement langagier (en proportion, nous ne commettons virtuellement aucune erreur de morphosyntaxe
malgré le rythme très élevé de production - (plusieurs mots organisés par seconde).»
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Comment c'est appris : implicitement !
L'auteur reprend la définition de
Perruchet et Nicolas (3), qui définissent l'apprentissage implicite comme «un mode d'adaptation dans lequel
le comportement d'un sujet apparaît sensible à la structure d'une situation, sans que cette adaptation soit
imputable à l'exploitation intentionnelle de la connaissance explicite de cette structure.» Les conditions
d'apprentissage implicites sont incidentes, plutôt qu'intentionnelles. La mise en évidence de l'implicite vient
de la convergence récente de trois champs d'étude : un renouvellement conceptuel dans les théories de
l'apprentissage ; certaines perspectives en «machine learning» (on l'a vu, les ordinateurs sont capables
d'apprentissages implicites) ; la réalisation que l'apprentissage est sous-tendu par des circuits neuronaux
particuliers, mettant en rapport la perception et l'action.
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