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Adam Smith et la physique de Newton
Arnaud Diemer et Hervé Guillemin
OEconomia / Volume 2012 / Issue 03 / September 2012, pp 327 - 363
DOI: 10.4074/S2113520712013047, Published online: 08 October 2012
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Arnaud Diemer et Hervé Guillemin (2012). Adam Smith et la physique de Newton.
OEconomia, 2012, pp 327-363 doi:10.4074/S2113520712013047
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Adam Smith et la physique de Newton
Arnaud Diemer* et Hervé Guillemin**
Dans la plupart des écrits de Smith nous trouvons des références
à la philosophie naturelle de Newton. Au-delà du simple usage de
concepts et de lois newtoniens pour traiter de questions particulières,
il faut surtout retenir la parenté entre la représentation du monde
social chez Smith et la représentation du monde naturel chez Newton.
Smith s’appuie sur Newton pour s’impliquer dans les grands débats
politiques qui rythment la vie intellectuelle de l’Europe occidentale
depuis Hobbes en passant par Locke, Shaftesbury, Mandeville,
Hutcheson, Hume et Rousseau. La physique de Newton permettra
à Smith de défendre une approche de la vie sociale et politique
émancipée de tout contrat social, auquel se rattachait encore un
auteur libéral comme Locke. Les références de Smith à Newton
s’appuient sur une bonne connaissance des travaux des physiciens
depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIIesiècle. Elles s’expliquent aussi par
le contexte intellectuel britannique de l’époque caractérisé par la
reconnaissance des travaux de Locke dans le champ de la philosophie
et de ceux de Newton dans celui de la physique. Elles conduiront
Smith à rejeter tant la physique cartésienne que sa théologie.
Mots clés : attraction, Descartes, Dieu, économie politique, gravita-
tion, Newton, physique, Smith, sympathie, système, philosophie
morale
Adam Smith and the Physics of Newton
In most of Smith’s writings we find references to the natural philosophy
of Newton. Beyond the use of Newtonian concepts and laws to deal with
specific issues, we would like to focus on the relationship between the
Smithian representation of the social world and the Newtonian representation
of the natural world. Smith relies on Newton to get himself involved in
* Arnaud Diemer, Université Clermont-Ferrand II, CERDI-TRIANGLE,
** Hervé Guillemin, URCA, Université de Reims, [email protected]
Nous tenons à remercier les deux rapporteurs ainsi que l’éditeur de l’article pour
leurs commentaires constructifs sur ce texte.
Nous sommes seuls responsables des erreurs et omissions.
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major policy debates that shape the intellectual life of Western Europe
from Hobbes through Locke, Shaftesbury, Mandeville, Hutcheson, Hume
and Rousseau. Newtonian physics allows Smith to advocate an approach
to social and political life freed from social contract, in contrast with Locke.
Nourished by chosen references to physics and physicists from Antiquity to
18th century, Smith’s use of Newtonian physics, together with references to
Locke’s philosophy, lead Smith to reject both Cartesian theology and Cartesian
physics.
Keywords : attraction, Descartes, God, political economy, Newton,
gravitation, Smith, sympathy, system, moral philosophy
JEL : B10, B12, B30, B40, P16
L’influence de la physique sur la philosophie morale, sociale et
politique au XVIIIesiècle s’inscrit dans une longue tradition, même
si elle s’est exprimée sous des modes différents. Dès le XIIIeet le
XIVesiècle, la déstabilisation de la physique aristotélico-ptoléméenne
va favoriser une émancipation (relative) de l’analyse économique par
rapport aux normes héritées d’Aristote et de la Bible. La révolution
copernicienne et plus encore les recherches de Galilée vont introduire
une autre manière de penser les phénomènes économiques. Non
seulement la rupture avec la théologie morale sur les questions
économiques sera, pour ainsi dire, consommée, mais nous voyons
aussi les économistes importer des notions, des lois, des éléments
de démarche provenant de la mécanique, comme par exemple les
notions de forces, d’équilibre, de balance, ainsi que le souci de
la quantification. Cela est vrai autant en Grande-Bretagne qu’en
France. Les travaux de Stevin, Bacon, Descartes ou Hobbes dans le
domaine de la physique et/ou dans celui des sciences de la société,
vont favoriser la porosité entre les champs disciplinaires (Diemer et
Guillemin, 2012b). Mais c’est surtout aux Principes mathématiques de
la philosophie naturelle (PMPN, 1687) d’Isaac Newton qu’il convient
de faire référence ici (Koyré, 1965). Selon Halévy (1995, 14), cette
révolution scientifique a eu une influence sans précédent sur la pensée
des Lumières.
Adam Smith, fasciné par les différentes représentations du monde
physique, ne semble pas faire exception. À ses yeux, la physique
disposerait dans l’ordre du savoir d’une avance considérable sur les
autres sciences. Transposer la méthode newtonienne à l’ensemble des
phénomènes humains et sociaux, serait ainsi le moyen de «constituer
la philosophie morale en véritable science »(Dermange, 2003, 21).
Bon nombre de commentateurs (Bittermann, 1940 ; Moscovici, 1956 ;
Becker, 1961 ; Worland, 1976 ; Cremaschi, 1981) de l’œuvre de Smith
ont justifié cette référence à Newton en rappelant que l’économiste
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écossais avait rédigé une histoire de l’astronomie1dans laquelle il
présentait une description enthousiaste des découvertes et de la
méthode de Newton. À ce titre, le rapprochement entre les travaux
de philosophie morale et d’économie politique de Smith et ceux de
philosophie naturelle de Newton ne souffrirait d’aucune contestation.
John Green (1961, 88) précise qu’«Adam Smith emprunte à Newton
sa conception de la nature en tant que système de droit lié à la
matière en mouvement, son modèle présente la société comme une
collection d’individus poursuivant leur propre intérêt dans un ordre
économique régi par les lois de l’offre et la demande ». Gerd Buchdahl
(1961, 28) affirme que «l’imagination de Smith est liée aux premiers
pas de la révolution newtonienne ». Andrew Skinner (1974) et Mark
Blaug (1980), en concluent que Théorie des sentiments moraux et Richesse
des Nations doivent être regardés comme «des tentatives délibérées
faites par Smith pour appliquer la méthode newtonienne à l’Ethique
et à l’économie »(Blaug, 1980, 57).
Plus récemment, les travaux de Dellemotte, Cremaschi et
Schliesser sont revenus sur cette question. Dellemotte (2002, 2005,
2010) rappelle que la gravitation des prix de marchés et la sympathie
ne seraient ni plus ni moins que deux expressions du principe de
gravitation universelle appliquées à la sphère économique et à la
sphère sociale. Cremaschi (2002, 91) a présenté les différents aspects
méthodologiques de l’approche newtonienne (dans la Richesse des
Nations, les métaphores relatives à la physique sont regroupées en
deux mécanismes : le premier est la baisse et la hausse, le second
la circulation) et précisé les différents transferts de la physique
newtonienne vers l’économie politique (mécanismes, concept de
forces, causes finales et efficientes, lois ou principes2de la société)
(Cremaschi, 2009, 89). Schliesser (2005a) a proposé une relecture de
la méthode utilisée dans la Richesse des Nations en s’appuyant sur la
méthodologie présente dans l’Histoire de l’Astronomie, puis reconstruit
l’épistémologie d’Adam Smith en mobilisant une nouvelle fois
l’Histoire de l’Astronomie et Théorie des sentiments moraux (Schliesser,
2005b). Dans la première étude, Schliesser note que les théories
scientifiques mobilisées par Smith (il s’agit de systèmes ou de
machines imaginaires) sont apparentées à des outils de recherche,
créant ainsi un changement de perspective. En effet, il ne s’agirait plus
1 L’intérêt qu’Adam Smith portait à l’Histoire de l’astronomie, apparaît clairement
dans une lettre adressée à David Hume, le 16 avril 1773 (Rae, 1895, 262).
2 Cremaschi (2009) rappelle que dans la Richesse des Nations, Smith évite le terme
de loi pour indiquer les lois sociales scientifiques (même si cet usage a déjà été
introduit par Locke) et parle de principes, un terme appartenant à la terminologie
newtonienne.
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de savoir dans quelle mesure une théorie explique un phénomène,
mais bien de comprendre quel genre de recherches peut améliorer
la théorie, comment une théorie permet de trouver et d’analyser
des données susceptibles d’être transformées en preuves. Selon
Schliesser (2005a, 712), Smith se serait ainsi engagé dans une quête
qui s’apparente à un «processus d’approximations successives ».
Dans la seconde étude, Schliesser insiste notamment sur le concept de
psychologie morale, le spectateur impartial, qui est important pour
comprendre les vues de Smith sur l’articulation et la réception des
théories scientifiques. Ainsi, l’imagination ne serait pas seulement
la source de notre capacité à construire des systèmes scientifiques,
elle serait également la source de notre impartialité potentielle à les
évaluer (Schliesser, 2005b, 77).
Si Adam Smith mobilise un certain nombre de références et
d’analogies qui renvoient à Newton, certains (Mini, 1974 ; Foley,
1975 et 1976) n’hésiteront pas à avancer que sa réflexion se rapproche
davantage d’une téléologie à la Descartes. Wightman (1975) défend
ainsi l’idée selon laquelle la conception smithienne de l’investigation
philosophique est plus cartésienne que newtonienne. Récemment
encore, Mirowski (2001) a repris cette thèse en partant de la théorie
de la valeur substance de Smith3.
On le voit, la philosophie naturelle d’Isaac Newton pourrait
avoir joué un rôle important sur la pensée et l’analyse d’Adam
Smith4(Schabas, 2004). Dans un précédent article, nous avons mis
en parallèle les travaux de Smith et ceux de Newton sans toutefois
pousser plus loin notre investigation de l’analogie entre le monde
des corps de Newton et le monde des hommes de Smith (Diemer
et Guillemin, 2011). Dans ce qui suit, nous prenons le parti de
mettre en évidence la profondeur des relations entre les travaux de
philosophie morale et d’économie politique de Smith et les recherches
en philosophie naturelle de Newton. Dans un premier temps, nous
préciserons que les références de Smith à Newton sont nombreuses.
En effet, on trouve chez Smith des références à des concepts et des
lois exposés dans les Principes Mathématiques de la Philosophie Naturelle
(PMPN) de Newton pour traiter des questions ponctuelles. Mais
surtout, il existe aussi une grande convergence entre la représentation
smithienne du monde des hommes et la représentation newtonienne
du monde des corps. Nous verrons que Smith possède une bonne
connaissance des travaux des physiciens depuis l’antiquité jusqu’au
3 Nous reviendrons plus loin sur la thèse de Mirowski.
4 Cremaschi (1981, 117) distingue deux interprétations des travaux de Smith. Dans
la littérature du XIXesiècle, Richesse des Nations est présentée comme un système
cherchant à déduire des faits de certains principes considérés comme absolus. Dans
la littérature du XXesiècle, Adam Smith est un scientifique empirique, ce qualificatif
serait valable à la fois pour la Richesse des nations et la Théorie des sentiments moraux.
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