Islam et christianisme : comparer ce qui est comparable
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particulier de la grande déchirure entre sunnites et chiites, bien plus
que le rôle, surestimé, de la lettre du Coran et des hadith. Les écrits
des origines sont moins décisifs ici que la mémoire non effacée,
présente de façon latente, de la tragédie initiale, celle de la division
au départ dans la religion de l’unité absolue de Dieu (comme le
souligne Hamit Bozarslan, ci-dessus, p. 31). Un irréconcilié existe et
subsiste, qui ne demande qu’à être réactivé en terre d’islam et au-delà
et qui déstabilise tout l’existant (et d’abord l’équilibre ou le rapport de
forces entre le sunnisme et le chiisme, entre l’islamisme et l’« islam
paradoxal », voir le texte de Mathieu Terrier, ci-dessus, p. 53).
L’expansion de l’islam s’est en effet accomplie dans une conflic-
tualité violente – interne et externe –, très éloignée du modèle
relativement pacifique du christianisme primitif4. Après une longue
période d’apaisement, qu’on pouvait croire définitif, un « retour du
refoulé » violent semble s’imposer aujourd’hui irrésistiblement,
en particulier depuis la révolution iranienne de 1979. Il frappe
surtout le Proche-Orient, mais se répercute dans l’ensemble de la
communauté (oumma) islamique. En laissant de côté le silence ou
le « peu de renseignements fiables sur la naissance de l’islam » (la
période prophétique de la révélation5), Hamit Bozarslan note « une
violence, tant physique que symbolique, inouïe » (ci-dessus, p. 34).
Force est de constater aujourd’hui le retour dans l’islamologie elle-
même, pour expliquer la violence islamiste et aussi le « climat de
violence » renaissant en régime d’islam, des thèses de Ibn Khaldûn
sur l’islam, une « religion née conquérante », constamment remise
en mouvement par l’assabiya, les tribus bédouines guerrières qui ne
peuvent se satisfaire de la paix ou de la tranquillité de l’ordre dans
les villes. Dans un livre récent au titre parlant6, Gabriel Martinez-
Gros a ainsi tenté de montrer l’actualité de ces conceptions dans
les fureurs islamistes de l’heure7. Rappelons, pour la comparaison,
4. « Relativement pacifique », mais les conflits ouverts ou latents de la communauté
primitive, racontés notamment dans les Actes des Apôtres, restent « domestiques », sans mort
d’hommes. Il en va de même, malgré la violence des mots, des scissions hérétiques des ii
e
et
iiie siècles.
5. Mais le conflit est déjà violent lors de la mort du Prophète, quand se pose la question de
son successeur ; voir Hela Ouardi, les Derniers Jours de Muhammad, Paris, Albin Michel, 2016,
et Mohammad Ali Amir-Moezzi, le Coran silencieux et le Coran parlant, Paris, cnrs Éditions,
2011, p. 27-61 (voir aussi Mathieu Terrier, ci-dessus, p. 53).
6. Gabriel Martinez-Gros, Fascination du djihad. Fureurs islamistes et défaite de la pensée,
Paris, Puf, 2016, p. 83 et 91 (en islam, « le djihad est de tous les âges »). Il réunit cependant
pour les besoins de sa thèse des phénomènes très divers.
7. Sur Ibn Khaldûn, voir aussi Hamit Bozarslan, « Quand les sociétés s’effondrent.
Perspectives khaldûniennes sur les conflits contemporains », Esprit, « Violences sans fin »,
janvier 2016, p. 30-44.