LA PASSION DU REEL

publicité
,
LA PASSION DU REEL
Esquisses phénoménologiques
Collection La Philosophie en commun
dirigée par S. Douailler; J. Poulain et P. Vermeren
Dernières parutions
LAURENTFED!, Le problème de la connaissance dans la philosophie de
Charles Renouvier.
MARIE-JOSÉPERNINSÉGISSEMENT,
Nietzsche et Schopenhauer:
encore et
toujours la prédestination.
@ L'Harmattan,
1999
ISBN: 2-7384-7489-6
Collection « La Philosophieen commun »
dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain
et Patrice Vermeren
Rémy PAINDA VOINE
LA PASSION DU RÉEL
Esquisses phénoménologiques
L'Harmattan
5-7, rue de l'École Polytechnique
75005 Paris -FRANCE
L'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9
Aujourd' hui, notre drame est de n'avoir pas de
destin, de n'être pas liés au cours des
choses...nous vivons dans l'au-delà et non sur
cette terre...
Pierre Bertaux
En guise de préambule
- Lat. Sublimis: élevé dans les airs,
haut. I Adj. Qui est très haut dans la hiérarchie
des valeurs (morales, esthétiques) .. qui mérite
l'admiration: beau, divin, élevé, éthéré, extraordinaire, noble, parfait, transcendant.
SUBLIME
Le Petit Robert
Nous ne savons pas ce qu'est le réel. Nous ne le savons
pas parce que nous ne l'avons pas inventé. Il vient à nous
sans venir de nous. Nous ne pouvons que décrire la façon
dont il se présente.
L'impossible
Le "réel" renvoie de prime abord au sensible. Est réel pour
nous ce qui vient affecter nos sens, la chose offerte, ici et
maintenant: cette table.
Le plus frappant dans la réalité sensible est son instabilité:
ce qui vient jusqu'à nous se retire aussitôt loin de nous.
Cette table n'est déjà plus là... Ce n'est pas seulement parce
qu'il survient sans résulter de notre propre initiative que le
9
réel échappe à notre savoir. Il n'apparaît que pour disparaître. La réalité entière est emportée dans le flot du devenir (1). Si la stabilité nous est nécessaire pour vivre, il faut
bien admettre que le réel est impossible. Ce mot de Lacan
fait écho à la thèse de Freud selon laquelle l'univers entier
cherche querelle au principe de plaisir (2). L'homme et ce
qui lui est "donné" ne sont pas accordés l'un à l'autre. Le
devenir ne correspond pas à notre exigence la plus vitale,
celle d'un monde stable, à l'abri de la mort.
Le sublime
Le tragique n'exclut pas le sublime. Est "sublime" ou
admirable tout ce qui ne trouve pas son origine en nous.
Evénement (ou catastrophe) dont nous ne sommes pas
l'origine, le réel est admirable.
Descartes voit dans l'admirable la marque la plus propre du
réel. Tout ce que je peux comprendre - tout ce qui peut
trouver son origine en moi - est révocable en doute.
L'espace transparent, intégralement compréhensible, que
Galilée substitue au monde sensible, pourrait trouver sa
cause dans ma seule pensée. Il ne s'impose pas comme
indubitablement réel. Ne peut s'imposer comme réel
- "réellement réel" - que l'admirable ou l'incompréhensible, c'est-à-dire une présence dont ma pensée ne peut pas
être l'origine, plus forte qu'elle: l'Infini.
Si Descartes découvre un aspect essentiel de la réalité
sublime
-
il en nie aussitôt
un autre aspect,
- le
tout aussi
essentiel: la présence sensible. Dans sa philosophie, le
sensible ne pèse pas plus lourd que l'intelligible. Il est
révocable en doute. Cette table sur laquelle j'écris n'est
10
peut-être rien d'autre qu'un rêve dont ma pensée pourrait
être la cause. La présence sensible n'est pas plus
"admirable" que l'étendue intelligible de Galilée.
Il faut ignorer l'effroi du beau pour douter de la présence
sensible... Le beau renvoie à l'Infini, bien qu'il rayonne au
coeur du sensible. Il n'est pas réductible à l'objet d'un
plaisir ou d'un jugement "esthétique". Il n'est pas une présence dont je pourrais rendre compte ou qui pourrait trouver
son origine en moi. Le beau excède tous mes pouvoirs. Il
est "...cette existence plus forte" (Rilke) qui d'abord et
toujours nous déborde, et nous comprend plus que nous ne
la comprenons" (3). Abritant en elle ce qui dépasse nos
possibles -l'Infini -la présence sensible est irrécusable.
Le secourable
Tragique et belle, c'est-à-dire impossible, la réalité nous est
pourtant indispensable:
.. cette feuille brisée, verte et noire, cette feuille qui montre
dans sa blessure la profondeur de ce qui est, cette feuille
infinie est présence pure, et par conséquent mon salut (4J.
Le "salut" n'est pas à chercher loin de la réalité, dans un
autre monde plus conforme à nos attentes. Il est à chercher
du côté de ce qui est, c'est-à-dire du côté de l'inattendu.
L'évasion hors du réel est mortelle. L'allégorie de la
caverne de Platon nous enseigne déjà, à sa façon, qu'une
humanité privée de réalité (abandonnée au rien des apparences ou des "ombres") est une humanité en quelque sorte
privée d'elle-même, réduite à rien. La sagesse s'oppose à la
folie comme à l'abandon ou à la perte de la réalité. Elle
Il
exige, à titre de condition essentielle, présence au réel, éveil
ou réveil. Le réel (que Platon, comme Descartes, situe audelà de la présence sensible) est indispensable à l'accomplissement de l'homme, c'est-à-dire à la liberté. La philosophie - la recherche de l'existence sage ou libre - implique
la passion du réel.
L'ailleurs
Nous nous évadons de la réalité pourtant secourable. "Nous
ne sommes pas au monde" (Rimbaud). Les mots infidèles,
les urgences de l'action, le poids des habitudes, les idées ou
les préjugés nous soustraient à ce qui pourtant ne cesse pas
de nous affecter. Nous ne sommes pas libres. Nous
sommes ailleurs, ou plutôt la réalité déploie son règne
"ailleurs", loin de nous.
La philosophie elle-même, pourtant originellement tournée
vers le réel, incite à l'évasion hors du réel. Pour répondre à
l'exigence première de la philosophie -la présence à la réalité - Platon détourne de la réalité... Il retranche de celle-ci
tout ce qui n'est pas conforme à nos exigences: l'incompréhensible (ce qui excède la pensée) et le devenir (la mort),
pour l'identifier à ce qui nous convient: un monde clair (ou
"intelligible"), et stable (à l'abri de l'écoulement universel).
Le réel tel qu'il nous est offert n'est qu'une "apparence"...
Le monde "vrai" est conforme à ce que nous désirons...
Dès sa naissance, la philosophie succombe à la tentation de
la métaphysique. Celle-ci ne consiste pas seulement à
déréaliser les réalités "physiques", sensibles et périssables,
pour situer "au-delà" (méta) ce qui est "réellement réel".
Elle vise à réduire tout ce qui est à la clarté du rationnel. Elle
aspire à un monde sans altérité, sans réalité, sans infini,
12
intégralement représentable. Déjà à l'oeuvre chez Platon,
pour qui n'est vrai ou réel que ce qui est intelligible, ce
projet trouve son accomplissement ultime chez Hegel, pour
qui tout ce qui est réel est rationnel. La philosophie se
retourne contre elle-même, pourchasse le réel, le sublime et
le tragique, l'autre et la mort, comme si son but était de
contribuer à la folie qu'elle dénonce...
L'exclusion de la réalité n'est pas seulement une folie spéculative. Si la philosophie devient métaphysique, la métaphysique à son tour devient monde réel. La technologie
moderne accomplit sous nos yeux le rêve le plus "fou" de la
méta-physique: la fin du monde physique. L'accélération
arrache au poids des lieux. "Hourra! Plus de contact avec la
terre immonde" (Marinetti). La vitesse à son stade ultime
- l'absence de délais des télé-technologies du temps réel libère l'humanité de "l'ici et maintenant de la matière et des
corps" (5). Le rêve du platonisme (la présence physique
réduite à rien) est devenu la réalité de ce monde... (6).
Que faire?
Un tableau figurant quelques navires au port, et de nouveau une partie de notre être sort du tombeau. (Michel
Alexandre). L'homme sesoustrait à ce qui lui serait pourtant le plus indispensable: le réel. La tâche de la philosophie n'est pas de condamner la folie. L'égarement hors
de la réalité n'est pas qu'un simple accident de parcours
qu'il faudrait dépasser. La philosophie engage bien au
contraire à faire venir jusqu'à nous la folie. Ce qui nous
perd, en dernière analyse, ce n'est pas la perte du réel, mais
la perte de cette perte, la folie qui s'ignore. Exposée au
grand jour, reconnue comme telle, la folie est déjà
13
"dépassée". La tâche de la philosophie (quand elle tente de
sortir de son impasse métaphysique) est de dire, ou de
tenter de dire la folie (la privation de réalité) sous toutes ses
formes.
Le 28 mars 1998
14
Chapitre
L'Impénétrable
I
et la mort
...agir selon la nature en écoutant sa voix.
Héraclite
Le premier philosophe de l'histoire, Héraclite dit l'Obscur,
n'est pas celui qui aurait ouvert la voie à ses successeurs, le
"précurseur" ou le grand ancêtre qu'une tradition deux fois
millénaire a bien voulu voir en lui. En dépit de quel-ques
formules "modernes", sur la nature par exemple, la pensée
héraclitéenne n'annonce pas les découvertes de la science
contemporaine. Son projet est foncièrement étran-ger à tout
projet" scientifique". Héraclite vient d'ailleurs et va ailleurs.
On s'obstine encore à parler dans les manuels scolaires de
la pensée d'Héraclite comme d'une pensée "présocratique", comme si elle n'était en quelque sorte que la
version balbutiante d'une pensée (légèrement) plus tardive,
et comme achevée déjà, celle de Socrate en l'occurrence, le
supposé "premier" grand philosophe de l'histoire! Non,
Héraclite n'anticipe pas plus Socrate, Platon ou Hegel (les
philosophes qui occuperont, sur la scène de notre histoire,
la première place), que les décou-vertes récentes des
sciences de la nature. En réalité, la pensée d'Héraclite
récuse par avance le chemin que tous ses successeurs ont
suivi, et indique un autre chemin, abrupt surtout pour ne
17
pas avoir été "battu", que quelques penseurs tenteront, à
l'époque moderne, de redécouvrir, Nietzsche et Heidegger
en tête.
La mort
Cet autre chemin, abandonné de la plupart, et que pourtant
le penseur obscur indique comme étant le seul qu'il importerait de suivre, est celui de la sagesse. La tâche essentielle
de l'homme est de devenir "philosophe" (notre auteur
invente l'adjectif. Le substantif philosophie (amour de la
sagesse) ne fera son apparition que plus tard, chez
Platon) (7). Le "philosophe" au sens d'Héraclite - le "sage"
- accomplit rien moins que l'essence de l'homme: il est
l'homme lui-même, mais parvenu à l'extrémité de son
accomplissement. Le "non-sage", si l'on peut dire, cet
homme que nous sommes d'abord inévitablement (pourquoi autrement la tâche essentielle serait-elle de devenir
sage ?) n'est "homme" qu'en apparence.
Mais comment accomplir la tâche essentielle? Comment
dépasser cette folie à laquelle nous sommes de prime abord
voués? Comment, autrement dit, accéder à la sagesse? La
condition essentielle,
d'après l'Ephésien,
est de
correspondre à la Phusis (la "nature"). Autant dire que la
"nature" à laquelle pense Héraclite ne préfigure en rien celle
de Rousseau, ou celle de nos actuels écologistes, plutôt
douce et comme au service de l'homme. Non, la nature
héraclitéenne est redoutable, déjà pour cette raison qu'elle
est de part en part soumise à la loi du devenir. Les
phénomènes de la nature, le fleuve, le soleil, n'apparaissent que pour disparaître. Comme le dit un fragment
célèbre, panta rei, tout coule (8). Aucune chose ne de18
meure. La mort est intérieure à tout ce qui naît. Pourquoi,
dans ces conditions, se faire illusion et séparer, comme le
fait par exemple Hésiode, "le maître de la plupart" (un vrai
précurseur!), la vie et la mort, le bien et le mal, le jour et la
nuit? Les contraires sont enchevêtrés. Le chemin montant
descendant est un et le même (9).
L I impénétrable
Autant qu'au devenir (et à la mort qui l'implique), la nature
d'Héraclite renvoie à l'impénétrable. La Phusis ne désigne
pas seulement les choses apparaissantes et disparaissantes,
les phénomènes multiples, le devenir universel. La Phusis
désigne aussi le Logos, c'est-à-dire le cosmos ("le monde") ; une "présence" située à l'arrière-plan des phénomènes en devenir (mais qu'il faut bien se garder de penser
d'emblée comme un "au-delà") (10). Sans cette présence
invisible, rien, aucune chose, aucun "étant" ne pourrait
venir à la présence, apparaître. Héraclite compare à la
foudre la Phusis, éclair aussitôt disparu qui brusquement
illumine tout ce qui est. Cette foudre illuminante, grâce à
laquelle les choses sont convoquées au jour de la présence,
est proprement foudroyante. La "nature-monde", en effet,
emporte aussitôt tout ce qu'elle fait apparaître. Elle détruit
au fur et à mesure tout ce qu'elle construit. "Son royaume
est celui d'un enfant", qui brise à chaque fois ce qu'il crée.
Ce jeu foudroyant de la Phusis, créateur et destructeur, est à
l'origine de l'instabilité universelle. Il provoque l'apparition et la disparition des choses (11). Le Devenir n'est
que le "résultat" du Jeu du Monde, sa face visible, son
écume. Rien n'est à comprendre de ce Jeu souverain (et de
l'instabilité qu'il commande) sinon qu'il est incompréhensible, ou pour mieux dire: impénétrable. "La nature
19
aime à se cacher" (12). La Phusis n'est pas un "problème"
qu'une physique plus évoluée pourra un jour résoudre. La
Phusis est une énigme dont jamais la pensée ne reviendra.
La Phusis d'Héraclite est donc redoutable non seulement
parce qu'elle est soumise, en tant que nature "phénoménale" (offerte à l'expérience) à la loi du devenir, mais
aussi parce qu'elle renvoie, en tant que monde (ou Logos) à
ce qui surpasse les capacités de la pensée humaine. Si elle
n'évoque pas du tout ce que nous appelons "nature" - ce
mot n'évoque rien de la Phusis héraclitéenne - ni le pouvoir
de renverser (la mort), ni le pouvoir de surpasser
(l'impénétrable) - elle ne serait pas très éloignée en revanche de ce que nous appelons couramment la "réalité", par
essence excessive, toujours plus forte que tout ce que nous
pouvons concevoir (incroyable) et par essence tragique,
blessante ou mortelle (qu'est-ce que le réel sinon ce qui
toujours disparaît ?).
La folie
Nous pouvons maintenant entrevoir ce qu'implique cette
"écoute" de la voix de la Phusis, sans laquelle l'homme,
d'après Héraclite, ne peut pas devenir "philosophe" ou
sage, c'est-à-dire homme, purement et simplement. Elle
requiert de nous tout à la fois le consentement au plus
étonnant, l'épreuve de l'Impensable, et le consentement
(sans réserve) au plus insoutenable, la disparition, c'est-àdire le courage de la mort. Héraclite n'est pas "le maître de
la plupart" ! Le chemin tragique qu'il indique exclut radicalement toutes les décisions fondatrices de notre culture
comme entraînant l'abandon de la Phusis, et donc en toute
rigueur, la folie. L'optimisme d'abord, c'est-à-dire la
20
Téléchargement