FRANÇAIS Qu`est-ce que comprendre une leçon

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FRANÇAIS
Langage oral
Écouter pour comprendre l’oral
Qu’est-ce que comprendre une leçon ?
Michel Brossard - Université de Bordeaux II
Bulletin de psychologie - Tome XXXVIII, n°371
Approche descriptive des situations sociales d’interlocution
Aucune notion n’est plus vague que la notion de situation. Elle apparaît, de prime abord,
comme un ensemble hétéroclite de caractéristiques auxquelles renvoie, au terme de
son analyse, le psychologue ou le linguiste pour lever une ambiguïté ou expliquer le
fonctionnement particulier d’un énoncé.
Pourtant les observations que nous avons pu faire des situations scolaires nous ont conduits
aux deux conclusions suivantes :
a) Une situation n’est pas un amalgame de stimuli mais il s’agit toujours d’un ensemble
organisé.
b) Si nous voulons comprendre les fonctionnements différentiels de la langue, il nous faut
prendre en compte ce caractère organisé, c’est-à-dire la nature sociale des situations.
Nous définirons provisoirement une situation de production de discours comme un ensemble
de paramètres physiques et surtout sociaux que l’on peut mettre en relation plus ou moins
systématique avec certaines formes discursives caractérisables par la concurrence de
certaines marques de surface.
Les situations ne se réduisent pas en effet à leurs seules caractéristiques physiques ; elles
sont constituées de réseaux de significations plus ou moins partagées par les différents
interlocuteurs. Ainsi, l’école sera perçue comme un lieu où les enfants doivent effectuer
certains apprentissages. À cette signification centrale viendront s’adjoindre des significations
périphériques que les agents sociaux privilégieront plus ou moins : lieu de contraintes ou lieu
où l’enfant doit développer ses capacités, etc. Non seulement les situations sont constituées
de significations, mais elles sont aussi organisées de façon telle qu’un sujet particulier ne peut
intervenir n’importe comment : les individus sont dotés de statuts auxquels sont adjoints des
rôles plus ou moins explicitement définis.
Les rôles ne se définissent que dans leurs relations de complémentarité (maitre-élèves ;
parents-enfants, etc.). De plus, ainsi que le notent J. BEAUDICHON et F. WINNYKAMEN1, pour
un même individu, il y a superposition des rôles : le même enfant est écolier, fils, frère, etc.
1. BEAUDICHON (J.), VINNYKAMEN (F.) : Adaptation aux interactions et aux situations sociales, dans Savoirs et
savoir-faire psychologiques chez l’enfant, ouvrage collectif, sous la direction de P. OLERON. Mardaga, Bruxelles, 1982.
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Un bon repérage de la situation permet au sujet de sélectionner le rôle qu’il est sensé y tenir.
Dès qu’il y a identification des rôles réciproques, la situation est, pour ainsi dire, « balisée »
pour les différents interlocuteurs. Ceci ne veut pas dire que ce qui va être dit est tout entier
prévisible, mais l’identification des rôles réciproques, permet de circonscrire le champ des
significations possibles et surtout oriente l’attention des interlocuteurs de telle sorte qu’ils
soient en mesure d’effectuer les interprétations correctes. D’un côté, les rôles sont le résultat
des pratiques sociales (pratiques qui se sont institutionnalisées) mais d’un autre côté, ils
organisent ces pratiques, les codifient, les planifient, de ce fait ces pratiques deviennent en
partie prévisibles pour les différents acteurs.
On peut donc dire et ceci est d’autant plus vrai lorsque nous avons affaire à des situations
scolaires par exemple, qu’une situation non seulement est organisée mais encore qu’elle
est prête à fonctionner d’une certaine façon avant même que l’un des acteurs ne la mette
effectivement « en marche ». Bref, il y a un fonctionnement social silencieux des situations qui,
à la fois, oriente et spécifie les interventions des différents acteurs.
Cette organisation complexe des situations, les rôles qu’y remplissent les différents
participants, les initiatives qu’ils prennent, nécessitent différentes opérations de filtrages
de la part d’un sujet particulier, afin que celui-ci soit en mesure d’intervenir avec efficacité à
l’intérieur ces situations initialement cadrées. C’est pourquoi les difficultés de compréhension
peuvent ne provenir non pas tant du travail de décodage proprement linguistique de l’énoncé
que d’une mauvaise identification du niveau de pertinence de cet énoncé. C’est pourquoi l’une
des hypothèses que nous formulerons concernant les difficultés de compréhension par l’enfant
du discours scolaire.
Ce que nous venons de dire nous conduit à rejeter à la fois une conception purement
déterministe (les discours seraient produits par les situations) et une conception idéaliste du
locuteur (celui-ci serait un pur producteur de sens).
En fait les acteurs sont pris dans les situations : ils interagissent, « travaillent » à l’intérieur
d’un univers socialement signifiant. Ils vont actualiser telle ou telle signification potentielle,
modifier des significations déjà données, introduire des significations relativement nouvelles.
Et pour rendre possible une signification nouvelle, il faudra que le locuteur transforme la
situation telle qu’elle était initialement donnée de façon à ce que de nouvelles relations
puissent être établies.
Concevoir l’activité linguistique comme une activité sociale, c’est mettre l’accent sur le fait que
le sens produit est directement « branché », et ceci de façon plus ou moins complexe sur les
significations déjà constituées.
Il nous faut insister sur ce double aspect des situations d’interlocution. D’une part elles sont
déjà construites et en ce sens le locuteur doit apprendre à les déchiffrer. De nombreux auteurs
ont, au cours de ces dernières années, insisté sur le fait que, pour un enfant, apprendre à
parler ce n’était pas seulement acquérir un savoir-faire linguistique mais que c’était aussi et
simultanément acquérir un savoir des usages sociaux de la langue.
D’autre part, les échanges linguistiques contribuent en retour soit à reproduire comme c’est le
cas dans les échanges ritualisés, soit à transformer les situations et les significations qui les
constituent. Pour ne prendre qu’un exemple très simple. J. BERKO-GLEASON a bien montré
comment un jeune garçon en refusant que sa mère s’adresse à lui d’une certaine façon,
signifiait par là qu’il fallait désormais le considérer et le traiter comme une grande personne2.
2. BERKO-GLEASON (J.) : Code Switching in Children’s Language, In Cognitive Development and The Acquisition of
Language, Ac. Press. N.Y., 1973, 159-167.
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Si les rôles gouvernent les usages linguistiques, inversement ils se construisent en grande
partie au cours des interactions verbales. On peut donc considérer les significations sociales
comme du sens « objectivé » et le sens d’un énoncé comme le « moment » linguistique des
significations sociales en cours de transformation.
C’est pourquoi on peut dire que les échanges linguistiques produisent toujours quelque chose
même quand, apparemment, on ne fait que « parler »3.
Cet ancrage de l’énoncé dans la situation sociale, nous l’appellerons à la suite de J.P.
BRONCKART4 l’ancrage communicatif que nous distinguerons avec lui de l’ancrage énonciatif
tel qu’il est pris en compte par la théorie de l’énonciation.
Cette notion d’ancrage communicatif conduit à mettre au premier plan une autre notion
proposée par Goffman dans son analyse de l’interaction sociale qui est celle de cadrage.
L’activité de cadrage consiste précisément à mettre en relation ce que l’on va dire avec
le champ des significations possibles en identifiant la zone de pertinence à l’intérieur de
laquelle on a l’intention de communiquer quelque chose à son interlocuteur. Un très grand
nombre d’ajustements repérables dans le dialogue concerne la recherche par les différents
interlocuteurs du cadre à l’intérieur duquel un énoncé doit être interprété5.
Si, dans les échanges quotidiens, les différents interlocuteurs ont le droit de s’interroger sur
le cadre, voire de le remettre en question, dans le dialogue scolaire, seul le maitre a le droit de
définir le cadre à l’intérieur duquel les différentes interventions seront acceptées ou rejetées.
La compréhension de la leçon par les enfants implique qu’ils ont correctement identifié le
cadre à partir duquel les énoncés successifs du maitre prennent sens.
Approche descriptive des situations et des dialogues
scolaires
II ne s’agit en aucun cas de porter un jugement de valeur sur les situations scolaires telles
que nous pouvons les observer (même si l’on pense qu’elles ne peuvent pas être considérées
comme des situations optimales d’acquisition). Il s’agit au contraire de saisir la réalité de ces
« structures participatives » (IGUMPREZ, 1980) et d’en entreprendre l’investigation. Les rôles
respectifs, les moyens, l’objectif sont ici strictement définis de telle sorte que les contraintes
situationnelles doivent pouvoir permettre de comprendre les caractéristiques et le mode de
fonctionnement du « texte » scolaire. Nous pensons, en effet, que si nous plaçons un adulte
(ayant une certaine représentation des enfants face à une vingtaine d’enfants avec pour objectif
de leur transmettre à l’aide de langage un corps de connaissances, nous ne pouvons pas avoir
n’importe quel fonctionnement langagier possible. Ceci ne veut pas dire que le texte serait en
quelque sorte préinscrit dans la situation.
3. Pour mieux cerner la nature des dialogues scolaires, nous distinguerons entre dialogue à finalité explicite
(échanges d’informations, explicitations scolaires, etc.) et dialogues à finalités implicites. Par dialogues à finalité
implicite nous entendons l’ensemble des échanges au cours desquels apparemment il ne se produit rien (on parle
pour le plaisir), mais où en fait, au cours d’un travail incessant et en grande partie inconscient de la communauté
parlante, se forment, se réaffirment, se remanient les groupes sociaux et leurs systèmes de représentations.
4. BRONCKART (J.P.), SCHNEUWLY (B.) — Une approche totalitaire de la langue. Texte préparatoire au Colloque :
« Le langage de l’enfant en milieu scolaire : problématiques et méthodes », décembre 1981.
5. Bien souvent une discussion consiste moins pour deux interlocuteurs à décider de la vérité ou de la fausseté
d’une proposition, qu’à se mettre d’accord sur le cadre à l’intérieur duquel la proposition en question peut être ou non
acceptée.
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Nous considérons au contraire le texte comme le produit d’une série de prises de décisions,
mais ces décisions s’effectuent à l’intérieur d’un éventail de possibles relativement limités, si
l’on veut voir la leçon parvenir à son terme. Dans la mesure où il dirige le dialogue, le maitre
détient à lui seul le pouvoir d’effectuer différentes prises de décisions6.
Comme dans tout dialogue un ensemble de significations va être construit en commun.
Mais le propre du dialogue pédagogique c’est que cet ensemble de significations n’est pas
encore connu des élèves alors qu’il constitue l’objectif de la leçon pour le maitre. Le maitre
va donc par un jeu de questions guider les enfants vers la découverte de cet ensemble de
significations.
Nous distinguerons dans les situations scolaires deux versants : un versant pédagogique
et un versant linguistique. Du côté du versant pédagogique nous essayons de répondre à la
question : quelle activité pédagogique le maître est-il en train d’accomplir ? Du côté du versant
linguistique, nous essayons de répondre à la question : par quelles procédures linguistiques le
maitre s’efforce-t-il de réaliser tel acte pédagogique ?
Nos hypothèses générales sont au nombre de deux :
1. C’est l’enchaînement des actes pédagogiques qui permet de comprendre la nature et la
forme des actes de langage effectués – ainsi que l’organisation discursive de la leçon prise
dans sa globalité.
2. La compréhension de la leçon suppose que l’enfant, au travers des énoncés successifs,
perçoive la nature de l’acte pédagogique effectué et puisse ainsi identifier l’information qui
constitue l’objectif de la leçon.
Nous avons retenu cinq traits (mais nous ne prétendons bien évidemment pas à l’exhaustivité)
permettant de caractériser les situations scolaires d’apprentissage. Ces traits se retrouvent à
la fois sur le versant pédagogique et sur le versant linguistique.
1. Le maitre doit transmettre un savoir nouveau à l’aide du langage. Le maitre doit atteindre un
objectif : montrer la nécessité d’une opération, définir une notion. Ceci explique le caractère
très fortement finalisé du dialogue scolaire.
Les séquences (terme que nous définissons plus haut) s’organisent, les questions sont posées
et les réponses sélectionnées en fonction de cet objectif. Cette connaissance nouvelle (focus
de la leçon) doit être reliée à des connaissances déjà acquises et sur lesquelles doivent venir
se greffer les connaissances nouvelles. Ces connaissances réactualisées vont donc servir
de cadre à l’intérieur duquel les propositions portant sur les notions nouvelles deviennent
pertinentes.
2. La leçon telle qu’elle est conduite est le résultat d’un compromis entre deux exigences
contradictoires le maitre doit à la fois atteindre l’objectif dans un délai qui ne dépend pas de
lui seul mais il doit aussi aussi permettre au maximum d’enfants d’effectuer les démarches
cognitives attendues. Il doit donc aller de l’avant mais veiller en même temps à ce que tout
le monde suive la progression. Cette nécessité de progresser en vérifiant éclaire la forme
dialoguée des échanges en même temps que les caractéristiques de ce dialogue. Ceci explique
que les questions du maitre peuvent se repartir sur deux grands axes : l’axe de la progression
(le maitre pose une question et va sélectionner parmi les réponses celle qui lui permet
de progresser vers l’objectif) et l’axe de la vérification qui permet d’effectuer les cadrages
nécessaires.
6. Ainsi que l’a montré Rhian Jones, au terme du dépouillement d’un important corpus, il est très rare qu’un enfant
prenne l’initiative d’un échange. Les interventions des enfants sont dans l’immense majorité des cas placés sous la
dépendance des sollicitations du maitre. Le langage en milieu scolaire, Thèse de doctorat de 3ème cycle, Université de
Paris V, 1980.
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3. Le maitre est expert en ce qui concerne la qualité des représentations des élèves. Ceci
explique l’originalité du questionnement pédagogique et d’une façon plus générale du
questionnement didactique (chaque fors qu’un locuteur s’efforce d’enseigner quelque chose
à son interlocuteur). En questionnant, le maître n’est pas en quête d’une information qu’il
ne détiendrait pas, mais il questionne pour s’assurer de l’état des connaissances de son
interlocuteur et pour actualiser une connaissance qui servira de cadre pour de nouveaux
énoncés.
L’enfant, en fournissant une réponse, sait qu’à partir d’elle son propre savoir est expertisé
et que la question circonscrit un domaine à l’intérieur duquel il faudra acquérir de nouvelles
connaissances. Pour l’enfant, comprendre la question du maître, c’est non seulement
comprendre le type de questionnement auquel on a affaire dans le cadre scolaire mais c’est
encore être en mesure d’identifier la visée pédagogique à l’intérieur de laquelle se situe la
question (ou tout au moins s’en inquiéter).
Les questions du maitre et les réponses des enfants sont la forme linguistique que prennent
les rôles sociaux maitre-élève et les pratiques conjointes qui en découlent. On peut imaginer
des situations pédagogiques familiales où peut s’instaurer ce type d’échanges questionréponse, mais ce n’est que clans le cadre scolaire que l’on peut observer ce fonctionnement de
façon aussi systématique7.
4. Le fait que les apprentissages scolaires se fassent exclusivement sous une forme verbale
entraine un certain nombre de conséquences. Le maitre ne se contentera pas de poser des
questions ou de transmettre des informations mais il s’efforcera d’expliciter des règles ou
des opérations de nature plus ou moins complexe. En d’autres termes nous assisterons à des
séquences au cours desquelles le maître met en mots un ensemble d’opérations que tout sujet
connaissant engagé dans la même activité de connaissance est censé devoir accomplir. Nous
assistons alors à une véritable mise en scène d’un « je »-sujet connaissant qui commente
l’ensemble des opérations que l’on doit effectuer pour aboutir au résultat désiré, sujet qui en
même temps qu’il s’extériorise, se pose comme exemplaire.
Au cours des différentes activités, le maitre est amené à diversifier son rôle selon le type
d’attitudes et de conduites qu’il cherche à susciter. Schématiquement on peut distinguer les
formes d’interaction suivantes :
•le maitre est face aux élèves ; il joue son rôle de maitre en donnant des consignes, posant
des questions, rectifiant, etc. Les formes pronominales les plus fréquemment rencontrées
seront alors l’opposition je/vous ;
•le maitre récapitule un cheminement effectué mais surtout exhorte à une recherche collective. Bien que guidant l’ensemble des opérations, il fait comme s’il n’était qu’un parmi
d’autres. Au travers du « nous », c’est toute la classe qui est censée s’interroger, rechercher,
proposer telle ou telle solution ;
•le maitre s’identifie à un sujet connaissant engagé dans une suite d’opérations. Ainsi que l’a
bien montré A. BOUACHA8, le maitre « s’expose » en commentant ses propres actions. Ceux
qui assistent à ce commentaire de soi-même sont censés effectuer les mêmes opérations
pour leur propre compte et en éprouver du même coup la nécessité. Les formes pronominales
préférentiellement utilisées seront alors un « je » qui ne renvoie bien évidemment pas au sujet
énonciateur et le « on » qui marque les contraintes (logiques, méthodologiques...) qui s’exercent sur l’ensemble des sujets engagés dans la même tâche.
7.
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EDVARDS (A.D.), FURLONG (F.J.) : The Language of teaching, Heineman, London, 1978.
8. BOUACHA (A.) : « Alors » dans le discours pédagogique: épiphénomène ou trace d’opérations discursives ?
Langue Française, 50, mai 1981.
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On peut formuler l’hypothèse que nous essaierons d’éprouver ultérieurement, que le passage
d’un ensemble de marques à un autre ensemble (le passage de « je/vous » au « on » par
exemple) permet de signaler aux enfants que la proposition nouvelle n’est pas au même niveau
et par conséquent ne se situe pas dans le prolongement de ce qui précède.
Inversement un enfant qui ne serait pas sensible aux différents emplois des « je », serait
amené à ne pas faire de distinction entre un énoncé renvoyant à un événement particulier (je
vais prendre un exemple)... et un énoncé marquant la nécessité de l’opération effectuée (je
pose 2 et je retiens 1). Les différents énoncés seraient mis sur le même plan et du même coup
l’enfant ne serait pas en mesure de faire la distinction entre ce qui constitue l’objectif de la
leçon et le travail préparatoire préalable à l’explication de l’objectif.
5. Au cours de la leçon, le maitre accomplit avec les enfants des activités de nature différente
mais qui toutes entretiennent avec l’objectif un certain type de relation travail sur un exemple,
rappel d’une notion, commentaires sur une exception... Ces blocs distincts d’activités se
réaliseront au cours d’échanges plus ou moins longs et constitueront autant de séquences. La
séquence se définit donc en fonction de l’action accomplie par le maitre et les élèves au cours
d’un ou plusieurs échanges.
Il est certes possible de distinguer à l’intérieur d’une séquence des sous-séquences, mais
nous n’avons pas eu besoin d’effectuer ce type de découpage sur les leçons que nous avons
analysées. Si à la suite de SINCLAIR et COULTFIARD9, nous définissons l’échange par la
succession d’une question, d’une réponse et d’une évaluation, nous obtenons le schéma
suivant :
L’organisation temporelle de ces séquences caractérise la stratégie globale choisie par le
maitre. Ainsi aurons-nous des séquences-moyens par opposition à des séquences-fin au cours
desquelles l’un des aspects de l’objectif est explicité.
De plus nous avons été amené à faire une autre distinction qui se croise avec la précédente,
entre deux grands types de séquences :
•les séquences au cours desquelles les enfants manipulent des exemples en effectuant sur
ces exemples les opérations demandées par le maitre. Nous parlerons de-séquences-manipulation ;
•les séquences au cours desquelles le maitre explicite les différentes opérations effectuées,
la nature des unités manipulées, leurs principales caractéristiques. Nous parlerons des séquences-explication.
9.
SINCLAIR (J. M.), COULTHARD (R.M.) : Towards an analysis of Discourse, Oxford University Press, London, 1975.
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Si une séquence-manipulation est toujours une séquence (moyen préparant ou vérifiant une
définition), une séquence-explication n’est pas nécessairement une séquence-fin (le maitre
peut expliciter une notion afin d’introduire l’objectif).
La conscience de la nécessité de signaler les différentes séquences est inégale d’un maitre à
un autre. Parmi les moyens mis à la disposition de l’enfant pour se repérer dans la leçon, nous
avons relevé les procédures suivantes : annonce explicite, changement d’activité marquée
par une opposition formelle (une opposition de pronoms par exemple), pauses, changement
d’intonation... Ces différents moyens ne sont pas exclusifs les uns des autres et ne sont pas
nécessairement employés : le locuteur peut penser que le fait d’inaugurer une nouvelle activité
signale du même coup la fin de la précédente10.
Le problème de la compréhension de la leçon
La description que nous venons de faire de la structure d’une leçon nous permet de nous
demander quelles opérations l’enfant doit effectuer pour parvenir à la compréhension de ce
que le maitre veut communiquer.
Pour caractériser à la fois le travail de production accompli par le maitre et le travail de
compréhension que doivent réaliser les enfants, il nous faut distinguer entre l’organisation des
connaissances d’une part (le sous-système de concepts dont on parle et leurs relations) et la
traduction verbale de cette connaissance. S. ERLICH oppose à cet égard la « forme rayonnante
et fléchée des concepts et des représentations » à « l’organisation linéaire du message
linguistique » .
Mais le maitre ne doit pas seulement traduire sous une forme linguistique le sous-système
conceptuel qu’il veut faire acquérir aux enfants. Si tel était le cas, nous n’aurions que
l’explication pour soi ou pour autrui de l’objectif .
Il faut prendre en compte les stratégies communicatives : en fonction de la représentation qu’il
se fait du savoir actuel des enfants, le maitre va imaginer les différentes étapes que les enfants
doivent franchir avant d’atteindre l’objectif.
Pour prendre un exemple que nous analyserons plus loin de manière plus approfondie, le
maitre fait une leçon sur le pronom complément.
Une première séquence consiste à effectuer toute une série de transformations du type : je
vois un chien – je le vois.
Une deuxième séquence consiste à repérer le syntagme nominal dans la phrase de départ.
Enfin il reste, au cours d’une troisième séquence, à faire remarquer que dans la phrase
d’arrivée, « le pronom remplace le nom ».
Entre le sous-système conceptuel et la mise en mots de surface nous avons l’organisation
discursive de la leçon et une certaine saisie de cette organisation discursive est nécessaire
pour qu’il y ait reconstruction à partir de la surface du discours du sous-système conceptuel
en question.
10. La question se pose de savoir si le maitre peut passer d’une activité à une autre sans marquer plus ou moins ce
passage par un changement d’intonation. Nous n’avons pas la possibilité de répondre à cette question.
11. EHRLICH (S.) : Construction d’une représentation de texte et fonctionnement de la mémoire sémantique, in
Bulletin de Psychologie, T. XXXV, n°356, 559-671.
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12. C’est cette mise en mots que l’on obtient lorsque, avant la leçon, l’expérimentateur demande au maitre
d’indiquer l’objectif de la leçon.
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La leçon se présente en effet apparemment comme un déroulement continu de questionsréponses-évaluations ; l’on pourrait être tenté de penser que l’enfant peut accéder à la
compréhension de la leçon en suivant au coup par coup ce qui est dit au cours des différents
échanges. En fait il n’en est rien. L’enfant ne saurait mettre sur un même plan l’énoncé «
Nathalie les mange » et l’énoncé « c’est un pronom qui remplace un nom ». La seule façon de
comprendre ces deux énoncés dans le cadre de la leçon, c’est de comprendre que ces deux
énoncés entretiennent entre eux la relation exemple-règle, et que l’on ne se livrait pas à la
même activité aux différents moments où ils ont été produits.
Qu’est-ce à dire sinon que l’enfant ne doit pas seulement s’intéresser à l’énoncé en tant que
tel mais il lui faut aussi identifier la nature de l’activité effectuée lors de la séquence au cours
de laquelle il a été produit13. S’il est exclu que l’enfant puisse comprendre la leçon en s’en
tenant « au pied de la lettre », il serait tout aussi erroné de penser qu’il puisse être en mesure
d’identifier avec une claire conscience les différentes séquences et les relations qu’elles
entretiennent entre elles.
Les hypothèses les plus raisonnables que l’on peut formuler concernant les opérations
nécessaires à la compréhension de la leçon peuvent être énoncées ainsi :
•trois opérations nous semblent indispensables : une opération de cadrage, une opération
d’anticipation et enfin une opération de sélection.
Opération de cadrage : le fait de travailler sur des phrases permet à l’enfant de circonscrire
le champ des activités grammaticales, champ à l’intérieur duquel il a déjà effectué des
acquisitions et où de nouvelles relations seront probablement établies.
Opération d’anticipation : au cours des différentes séquences au cours desquelles on travaille
sur des exemples, on active des notions déjà acquises, l’enfant doit s’interroger sur le pourquoi
de ce travail actuel. Il peut ne pas savoir quelle notion nouvelle sera présentée mais il s’attend
au fait que ce qui est dit actuellement sera utilisé ultérieurement afin d’introduire de nouvelles
notions et de nouvelles relations. Il attend une information ultérieure et c’est cette attente qui
lui permet de mettre en relation l’activité actuelle et les activités futures, et par conséquent de
situer les différentes activités les unes par rapport aux autres.
Opération de sélection : au fur et à mesure que se déroule la leçon, l’enfant doit parvenir à
identifier de façon de plus en plus précise l’objectif de la leçon vers lequel le maitre s’efforce
de le conduire. Ceci lui permet de faire la distinction entre les informations centrales et
les moyens qui sont utilisés pour y parvenir. La compréhension de la leçon suppose la
reconstruction par le sujet de cette information centrale qui est distribuée sous des formes
linguistiques variées au cours de la leçon et que les différentes séquences ont pour fonction de
présentifier.
Cette activité de compréhension est relativement indépendante du déroulement temporel du
discours produit : l’enfant n’a pas à identifier à chaque instant les intentions communicatives
du maitre. Ce phénomène d’adéquation est probablement assez rare.
Ces phénomènes de compréhension se situent plus probablement à des moments différents
de la leçon : l’enfant peut ne percevoir le pourquoi d’une séquence de manipulation qu’au
cours d’une séquence ultérieure d’explication. Cela peut être au cours d’une séquencevérification que l’enfant comprend ce qui a été dit au cours de la séquence-explication.
13. Lorsque J.A. RONDAL montre que les difficultés de compréhension de langage des maitres ne semblent pas être
de nature lexicale ou syntaxique, il apporte une information précieuse. On peut en effet supposer que les difficultés
sont d’un autre ordre. Cependant on est en droit de se demander comment l’enfant comprendra-t-il l’unité lexicale «
pronom » s’il n’a pas résolu les difficultés posées par le cadre discursif dans lequel il se trouve. En ce sens la difficulté
se situe aussi au niveau du lexique. cf. J.A. RONDAL et coll., La compréhension du langage de l’enseignement par
l’enfant, Revue Française de Pédagogie, n°58. 1982.
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Bref, il y a des effets d’éclairage rétroactif : les processus de compréhension sont
temporellement relativement indépendants du processus de production. Mais ceci n’exclut pas
la nécessité des opérations de cadrage, d’anticipation et de sélection.
Enfin, ce que l’enfant a compris d’une leçon peut se situer à des niveaux fort différents.
L’enfant pourra avoir identifié l’objectif et être en mesure de le reformuler, sans que, pour
des raisons évidentes, le système conceptuel que l’enfant a construit soit identique à celui de
l’adulte.
Il peut n’avoir identifié qu’une information très générale du type : « il y avait des phrases et il
fallait les transformer » sans pouvoir préciser de quelle transformation il s’agissait.
Entre ces deux pôles, nous avons différents niveaux de semi-compréhension : l’enfant ayant
identifié l’information suffisante pour réussir les exercices du contrôle mais n’ayant pas
véritablement intégré à son propre système conceptuel les informations nouvelles qui lui
étaient proposées, ainsi que cela apparaît au cours des entretiens.
Analyse d’un exemple
Nous avons analysé à titre d’exemple une leçon de grammaire. L’objectif de la leçon est
l’apprentissage du pronom dans la fonction de complément. À l’issue de la leçon, l’enfant est
supposé avoir compris :
a) qu’un syntagme nominal objet peut être remplace par un pronom ;
b) que le pronom s’accorde en genre et en nombre avec le nom qu’il remplace14 ;
c) que les marques pronominales varient selon qu’il s’agit d’un C.O.D. ou d’un C.O.I ;
d) que le pronom complément est placé avant le verbe.
Nous pouvons représenter ainsi la connaissance que l’enfant est supposé avoir construite.
14. Nous ne faisons ici que reprendre ce qui a été dit lors de la leçon. Nous n’examinons pas ici le degré de vente de
telle ou telle proposition. Ainsi la marque du genre est effacée lorsqu’il s’agit d’un C.O.D. pluriel et du C.O.I.
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I FRANÇAIS I Langage oral
Écouter pour comprendre l’oral
Ce graphe représente l’objectif de la leçon : une définition optimale de la compréhension
consisterait à dire que l’enfant doit être capable de reconstruire, à partir du discours scolaire,
ces informations centrales ainsi que leurs relations.
Demander au sujet de reformuler l’information saisie peut être considéré comme, un moyen
de tester la compréhension. Mais il faut s’empresser d’ajouter à la suite de J.F. LE NY15 que
cette« méthode mnésique » ne nous donne pas nécessairement accès aux représentations
internes construites par le sujet et ne nous renseigne pas du tout sur la manière dont le sujet
s’y est pris pour construire ces représentations.
Alors que le graphe représente un ensemble de relations stables, indépendantes du temps des
événements, structure que le sujet connaissant a construite et qu’il peut parcourir dans les
différents sens, il n’en sera pas de même si l’on considère le texte scolaire au cours duquel ces
connaissances sont transmises. Ceci pour trois raisons essentielles :
•tout d’abord, la linéarité du discours nécessite une distribution temporelle de l’information ;
•ensuite, il existe un ordre cognitivement nécessaire : il faut d’abord dire ce qu’est le pronom
avant de dire qu’il s’accorde dans certains cas en genre et en nombre avec le nom qu’il remplace. La connaissance de (a) est nécessairement antérieure à celle de (b) ;
•enfin, il faut prendre en compte l’intervention des stratégies communicatives. L’émetteur
devra tenir compte du savoir déjà détenu par les récepteurs et organiser en les reliant entre
elles les étapes successives qui lui semblent être le meilleur chemin pour accéder au savoir
nouveau. Certaines opérations communicatives sont nécessaires (relier l’information nouvelle
à l’information ancienne), d’autres correspondent à des stratégies particulières (on peut imaginer d’autres cheminements possibles).
Ces trois types de contraintes éclairent le caractère à la fois continu (linéarité du discours) et
discontinu du texte scolaire : les différentes séquences correspondant aux différents « blocs »
de connaissances ainsi qu’aux différentes étapes jugées nécessaires par l’émetteur.
Le découpage en séquences de la leçon est la présence dans le discours du caractère organisé
du contenu à transmettre et des stratégies pour lesquelles l’émetteur a opté lors de sa
transmission.
Nous pouvons maintenant présenter le découpage temporel que nous avons pu effectuer de la
leçon (cf. infra).
La flèche en pointillé à la gauche de la deuxième séquence signifie que cette deuxième
séquence n’est pas dans le prolongement de la première séquence. La stratégie du maitre est
ici évidente ; elle peut se décomposer comme suit :
a) Au cours de la première séquence les enfants pratiquent la pronominalisation du C.O.D.
b) Au cours de la deuxième séquence, le maitre attire l’attention des enfants sur ce qui a déjà
été appris (d’où la flèche en pointillé qui nous renvoie à des leçons antérieures, c’est-à-dire
les fonctions sujet et complément dans la phrase. Cette réactualisation de connaissances en
principe acquises servira de cadre à l’intérieur duquel seront introduites des connaissances
nouvelles.
c) La troisième séquence se situe donc au point de convergence des deux séquences
précédentes : après avoir fait réaliser sur des exemples la pronominalisation du C.O.D.
et après avoir rappelé que le nom peut remplir la fonction de complément, le maitre peut
montrer que le pronom qui remplace le nom complément remplit comme lui la fonction de
complément.
15. LE NY (J.F.) : La sémantique psychologique, P.U.F., Paris, 1979. pp. 30 et sq.
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Écouter pour comprendre l’oral
La deuxième séquence n’est donc absolument pas dans le prolongement « naturel » de la
première ; et la troisième séquence ne se comprend que si l’on met en relation S1 et S2.
On voit qu’en dépit de la trame apparemment continue des échanges il y a de fortes
discontinuités dans le dialogue pédagogique.
Le repérage par l’enfant de ces discontinuités est important s’il veut identifier les différents
actes qui sont accomplis ainsi que les types de relations qu’ils entretiennent entre eux.
Partant de là, nous avons formulé trois hypothèses :
•H1. Au terme d’une leçon, il existe une liaison entre la réussite aux exercices de contrôle et
la capacité à reformuler l’objectif de la leçon ;
•H2. Il y aurait une liaison entre une attitude anticipatrice mise en lumière à l’aide d’un questionnaire soumis en cours de leçon et la capacité à identifier l’objectif d’une leçon ;
•H3. Nous avons fait l’hypothèse que maitres et élèves étaient amenés à user de marques
linguistiques différentes selon la nature des activités en cours. Parmi ces marques, nous avons
étudié plus précisément les marques pronominales.
Les deux premières hypothèses sont en cours de vérification : aussi ne parlerons-nous que des
premiers résultats obtenus à titre de vérification de la troisième hypothèse.
Séquences pédagogiques et formes pronominales
Nous avons considéré que les pronoms personnels se distribuaient sur un continuum : le
premier pôle concerne les pronoms personnels en tant qu’ils sont la marque dans l’énoncé
des co-énonciateurs présents et interagissant. Nous trouverons l’opposition je/tu ou vous
(élèves), le nous inclusif (je + tu singulier ou pluriel) au sens que C. KERBRAT-ORECCHIONI
donne à ce terme16.
L’autre pôle concerne l’usage de certains pronoms (je, nous, on) qui ne renvoient pas à des
sujets concrets mais à un énonciateur quelconque contraint d’effectuer l’opération qu’il
effectue. Par ce « je », le maitre se présente comme « modèle cognitif ». Il explicite et
décompose au maximum les différentes étapes qui permettent de conduire à son terme une
opération.
« Il y en avait et j’en ai ajouté 10, j’ai maintenant douze unités. J’en ai 12... Maintenant je vais
enlever 26. Alors l’opération intervient... »
Chaque enfant est supposé accomplir pour lui-même la suite des actions explicitées et en
éprouver intérieurement la nécessité. C’est pourquoi ce « je » peut commuter avec « nous » ou
« on ». Si le « je » qui renvoie au sujet énonciateur se combine avec « tu » (singulier et pluriel)
et ne peut commuter avec « nous » et « on », le « on », le «je » qui renvoie au sujet connaissant
ne peut se combiner avec « tu » (singulier et pluriel). C’est un sujet exemplaire et du même
coup solitaire.
Ainsi que l’a bien vu A. BOUACHA. le « je »désigne ici « le locuteur porte-parole de tout
énonciateur qui mettant en rapport un certain nombre de phénomènes peut construire le
même énoncé »17.
16. KERBRAT-ORECCHIONI (C.) : L’énonciation de la subjectivité dans le langage, A.Colin, Paris. 1980.
17. BOUACHA (M.) : art. cit., p. 42.
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Écouter pour comprendre l’oral
Il n’est pas déraisonnable de penser que c’est une caractéristique du discours pédagogique
en général de faire un usage public de ce que VYGOTSKY et LURIA ont appelé la fonction
planificatrice du langage. Le locuteur explicite les consignes qu’il se donne à lui-même pour
que chacun puisse les reprendre à son propre compte et ainsi parcourir les différentes étapes
nécessaires à la réalisation d’une opération complexe. Seule la prise en compte de la situation
pédagogique permet de lever ce paradoxe : c’est un discours pour soi destiné à autrui.
Le maitre peut aussi utiliser le « nous ». Il nous a semblé que le « nous » conservait toujours
(de façon même ténue) une relation avec l’ancrage énonciatif18. Alors qu’avec le « on », on se
dirige vers l’effacement quasi définitif de toute référence aux sujets concrets. Le « on » sera
la forme dépersonnalisée représentant « n’importe quelle subjectivité possible ». Le « on »
sera le sujet connaissant ou parlant en tant qu’il est affecté par un ensemble de contraintes
logiques, linguistiques ou autres.
Entre ces deux pôles, nous trouvons des marques pronominales (nous, on) renvoyant au «
travailleur collectif » qu’est la classe : si l’on considère la leçon comme un travail collectif
qui, comme tout travail, se déroule dans le temps, il existe tout un ensemble d’opérations
effectuées par le groupe classe : travail de mise en mémoire (« ça nous l’avons vu tout à
l’heure »), travail d’anticipation (« maintenant qu’est-ce que nous cherchons ? ») etc.
Mais à chaque instant le maitre peut se désolidariser de l’ensemble classe pour placer les
enfants devant leur responsabilité d’élèves et revenir ainsi à l’opposition je/vous :
« Ça vous l’avez vu au début de l’année ».
Nous pouvons au contraire aller vers un effacement maximum de la présence des personnes
et cela dépendra de la nature des activités en cours. Nous trouverons alors les formes « je »
« on » « nous » dont nous venons de parler19.
Ceci peut être représenté par le schéma suivant :
Les formes pronominales
renvoient au (x)
Co-énonciateur(s)
Formes rencontrées
Travailleur collectif
Sujet connaissant obéissant à un ensemble de
contraintes
Continuum
je / tu sing. et plur.
nous
nous
on
nous
je
on
18. L’exemple suivant nous semble particulièrement criant. Nous sommes obligés de citer un peu longuement le
manuel auquel nous l’avons emprunté.
19. La question des idiolectes se pose inévitablement. Il est des variations évidentes d’un enseignant à un autre.
Mais ce n’est que dans un second temps que cette question pourra être abordée. Nous avons essayé de tester ces
hypothèses sur un petit nombre de leçons. De plus c’est en termes de contrastes qu’il faut aborder le problème des
marques pronominales : ce sera le passage d’un ensemble de marques à un autre qui sera susceptible d’indiquer à
l’enfant que l’on vient de passer à une activité différente de la précédente.
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Nous avons donc supposé que les formes pronominales utilisées ne se distribuaient pas de la
même façon selon que l’on se trouve dans une séquence-manipulation ou dans une séquenceexplicitation. Au cours d’une séquence-manipulation le maitre s’adresse directement aux
enfants pour leur demander d’effectuer telle ou telle opération. Les marques pronominales
renvoyant aux co-énonciateurs devraient donc y être plus fréquentes. Au cours d’une
séquence-explicitation, le maitre énonce ou fait énoncer par les enfants les actions qu’il
convient d’effectuer pour parvenir nécessairement au résultat attendu. Devraient donc s’y
trouver en nombre significativement plus élevées les formes pronominales renvoyant au sujet
connaissant. Quant aux formes pronominales renvoyant au « travailleur collectif », on devrait
les rencontrer en nombre sensiblement identique dans chaque type de réponse.
Nous avons dépouillé deux leçons, une leçon de grammaire et une leçon de mathématiques et
nous avons obtenu les distributions suivantes :
MARQUES RENVOYANT
AUX CO-ÉNONCIATEURS
MARQUES RENVOYANT
AU « TRAVAILLEUR
COLLECTIF »
MARQUES RENVOYANT
AU « SUJET CONNAISSANT »
Séquences explicitation
15
5
48
Séquences manipulation
57
14
14
Ce tableau est suffisamment parlant par lui-même et il n’est pas nécessaire de recourir à
un test statistique pour mettre en évidence les différences de fonctionnement des formes
pronominales selon le type de séquence pédagogique.
Mais il existe bien évidemment un certain nombre d’échanges au cours desquels, dans une
séquence-explicitation, le maitre s’adresse directement aux élèves ; de même, le maitre peut
énoncer ou rappeler un principe ou une règle au cours d’une séquence-manipulation. Aucun
type de séquence n’est donc « pur », bien que les différences dans les marques pronominales
employées soient accusées.
Enfin, nous avons regardé les procédures utilisées par les maitres pour signaler le passage
d’une séquence à une autre. L’analyse attentive d’une leçon révèle que l’enfant a à sa
disposition un très grand nombre de procédures convergentes et surtout redondantes :
nous avons tout d’abord un ensemble de signaux non-verbaux et paralinguistiques : pauses,
passage d’une activité physique à une autre (écrire une phrase au tableau), changements
d’intonation... Ces formes de signalisation se combinent la plupart du temps avec des
modifications sur le plan linguistique : le changement d’activité s’accompagne d’une rupture
dans l’emploi des formes pronominales (irruption d’un « vous »), d’une annonce explicite
(vous + aller + infinitif...), d’une modification dans les temps verbaux (utilisation d’un plus-queparfait) pour signaler que l’on mobilise une connaissance déjà établie), etc.
La réalité cognitivo-discursive de ce que nous avons appelé une séquence est donc bien
attestée. Il est probable qu’un pré-savoir social des situations scolaires permettra aux enfants
qui disposent de ce type de savoir d’user de ces marques avec une efficacité maximale afin
de se repérer dans le discours scolaire. Il est évident que moins les enfants disposent de ces
savoirs sociaux et plus ils auront besoin de marques explicites dans le discours du maitre.
Comment les enfants s’y prennent-ils pour se repérer dans le discours du maitre ? Existe-til des formes inégales de sensibilité aux marques qui organisent ce discours ? Comment les
objectiver ?
Autant de questions auxquelles il est difficile pour l’instant de répondre. C’est pourtant dans
cette direction qu’il nous faudra progresser si nous voulons élucider certaines difficultés que
les enfants rencontrent dans le cadre de l’école.
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