Informer et accompagner les professionnels de l’éducation CYCLES 2 3 4 FRANÇAIS Langage oral Écouter pour comprendre l’oral Qu’est-ce que comprendre une leçon ? Michel Brossard - Université de Bordeaux II Bulletin de psychologie - Tome XXXVIII, n°371 Approche descriptive des situations sociales d’interlocution Aucune notion n’est plus vague que la notion de situation. Elle apparaît, de prime abord, comme un ensemble hétéroclite de caractéristiques auxquelles renvoie, au terme de son analyse, le psychologue ou le linguiste pour lever une ambiguïté ou expliquer le fonctionnement particulier d’un énoncé. Pourtant les observations que nous avons pu faire des situations scolaires nous ont conduits aux deux conclusions suivantes : a) Une situation n’est pas un amalgame de stimuli mais il s’agit toujours d’un ensemble organisé. b) Si nous voulons comprendre les fonctionnements différentiels de la langue, il nous faut prendre en compte ce caractère organisé, c’est-à-dire la nature sociale des situations. Nous définirons provisoirement une situation de production de discours comme un ensemble de paramètres physiques et surtout sociaux que l’on peut mettre en relation plus ou moins systématique avec certaines formes discursives caractérisables par la concurrence de certaines marques de surface. Les situations ne se réduisent pas en effet à leurs seules caractéristiques physiques ; elles sont constituées de réseaux de significations plus ou moins partagées par les différents interlocuteurs. Ainsi, l’école sera perçue comme un lieu où les enfants doivent effectuer certains apprentissages. À cette signification centrale viendront s’adjoindre des significations périphériques que les agents sociaux privilégieront plus ou moins : lieu de contraintes ou lieu où l’enfant doit développer ses capacités, etc. Non seulement les situations sont constituées de significations, mais elles sont aussi organisées de façon telle qu’un sujet particulier ne peut intervenir n’importe comment : les individus sont dotés de statuts auxquels sont adjoints des rôles plus ou moins explicitement définis. Les rôles ne se définissent que dans leurs relations de complémentarité (maitre-élèves ; parents-enfants, etc.). De plus, ainsi que le notent J. BEAUDICHON et F. WINNYKAMEN1, pour un même individu, il y a superposition des rôles : le même enfant est écolier, fils, frère, etc. 1. BEAUDICHON (J.), VINNYKAMEN (F.) : Adaptation aux interactions et aux situations sociales, dans Savoirs et savoir-faire psychologiques chez l’enfant, ouvrage collectif, sous la direction de P. OLERON. Mardaga, Bruxelles, 1982. Retrouvez Éduscol sur eduscol.education.fr/ressources-2016 - Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche - Mars 2016 1 CYCLE 3 I FRANÇAIS I Langage oral Écouter pour comprendre l’oral Un bon repérage de la situation permet au sujet de sélectionner le rôle qu’il est sensé y tenir. Dès qu’il y a identification des rôles réciproques, la situation est, pour ainsi dire, « balisée » pour les différents interlocuteurs. Ceci ne veut pas dire que ce qui va être dit est tout entier prévisible, mais l’identification des rôles réciproques, permet de circonscrire le champ des significations possibles et surtout oriente l’attention des interlocuteurs de telle sorte qu’ils soient en mesure d’effectuer les interprétations correctes. D’un côté, les rôles sont le résultat des pratiques sociales (pratiques qui se sont institutionnalisées) mais d’un autre côté, ils organisent ces pratiques, les codifient, les planifient, de ce fait ces pratiques deviennent en partie prévisibles pour les différents acteurs. On peut donc dire et ceci est d’autant plus vrai lorsque nous avons affaire à des situations scolaires par exemple, qu’une situation non seulement est organisée mais encore qu’elle est prête à fonctionner d’une certaine façon avant même que l’un des acteurs ne la mette effectivement « en marche ». Bref, il y a un fonctionnement social silencieux des situations qui, à la fois, oriente et spécifie les interventions des différents acteurs. Cette organisation complexe des situations, les rôles qu’y remplissent les différents participants, les initiatives qu’ils prennent, nécessitent différentes opérations de filtrages de la part d’un sujet particulier, afin que celui-ci soit en mesure d’intervenir avec efficacité à l’intérieur ces situations initialement cadrées. C’est pourquoi les difficultés de compréhension peuvent ne provenir non pas tant du travail de décodage proprement linguistique de l’énoncé que d’une mauvaise identification du niveau de pertinence de cet énoncé. C’est pourquoi l’une des hypothèses que nous formulerons concernant les difficultés de compréhension par l’enfant du discours scolaire. Ce que nous venons de dire nous conduit à rejeter à la fois une conception purement déterministe (les discours seraient produits par les situations) et une conception idéaliste du locuteur (celui-ci serait un pur producteur de sens). En fait les acteurs sont pris dans les situations : ils interagissent, « travaillent » à l’intérieur d’un univers socialement signifiant. Ils vont actualiser telle ou telle signification potentielle, modifier des significations déjà données, introduire des significations relativement nouvelles. Et pour rendre possible une signification nouvelle, il faudra que le locuteur transforme la situation telle qu’elle était initialement donnée de façon à ce que de nouvelles relations puissent être établies. Concevoir l’activité linguistique comme une activité sociale, c’est mettre l’accent sur le fait que le sens produit est directement « branché », et ceci de façon plus ou moins complexe sur les significations déjà constituées. Il nous faut insister sur ce double aspect des situations d’interlocution. D’une part elles sont déjà construites et en ce sens le locuteur doit apprendre à les déchiffrer. De nombreux auteurs ont, au cours de ces dernières années, insisté sur le fait que, pour un enfant, apprendre à parler ce n’était pas seulement acquérir un savoir-faire linguistique mais que c’était aussi et simultanément acquérir un savoir des usages sociaux de la langue. D’autre part, les échanges linguistiques contribuent en retour soit à reproduire comme c’est le cas dans les échanges ritualisés, soit à transformer les situations et les significations qui les constituent. Pour ne prendre qu’un exemple très simple. J. BERKO-GLEASON a bien montré comment un jeune garçon en refusant que sa mère s’adresse à lui d’une certaine façon, signifiait par là qu’il fallait désormais le considérer et le traiter comme une grande personne2. 2. BERKO-GLEASON (J.) : Code Switching in Children’s Language, In Cognitive Development and The Acquisition of Language, Ac. Press. N.Y., 1973, 159-167. Retrouvez Éduscol sur eduscol.education.fr/ressources-2016 - Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche - Mars 2016 2 CYCLE 3 I FRANÇAIS I Langage oral Écouter pour comprendre l’oral Si les rôles gouvernent les usages linguistiques, inversement ils se construisent en grande partie au cours des interactions verbales. On peut donc considérer les significations sociales comme du sens « objectivé » et le sens d’un énoncé comme le « moment » linguistique des significations sociales en cours de transformation. C’est pourquoi on peut dire que les échanges linguistiques produisent toujours quelque chose même quand, apparemment, on ne fait que « parler »3. Cet ancrage de l’énoncé dans la situation sociale, nous l’appellerons à la suite de J.P. BRONCKART4 l’ancrage communicatif que nous distinguerons avec lui de l’ancrage énonciatif tel qu’il est pris en compte par la théorie de l’énonciation. Cette notion d’ancrage communicatif conduit à mettre au premier plan une autre notion proposée par Goffman dans son analyse de l’interaction sociale qui est celle de cadrage. L’activité de cadrage consiste précisément à mettre en relation ce que l’on va dire avec le champ des significations possibles en identifiant la zone de pertinence à l’intérieur de laquelle on a l’intention de communiquer quelque chose à son interlocuteur. Un très grand nombre d’ajustements repérables dans le dialogue concerne la recherche par les différents interlocuteurs du cadre à l’intérieur duquel un énoncé doit être interprété5. Si, dans les échanges quotidiens, les différents interlocuteurs ont le droit de s’interroger sur le cadre, voire de le remettre en question, dans le dialogue scolaire, seul le maitre a le droit de définir le cadre à l’intérieur duquel les différentes interventions seront acceptées ou rejetées. La compréhension de la leçon par les enfants implique qu’ils ont correctement identifié le cadre à partir duquel les énoncés successifs du maitre prennent sens. Approche descriptive des situations et des dialogues scolaires II ne s’agit en aucun cas de porter un jugement de valeur sur les situations scolaires telles que nous pouvons les observer (même si l’on pense qu’elles ne peuvent pas être considérées comme des situations optimales d’acquisition). Il s’agit au contraire de saisir la réalité de ces « structures participatives » (IGUMPREZ, 1980) et d’en entreprendre l’investigation. Les rôles respectifs, les moyens, l’objectif sont ici strictement définis de telle sorte que les contraintes situationnelles doivent pouvoir permettre de comprendre les caractéristiques et le mode de fonctionnement du « texte » scolaire. Nous pensons, en effet, que si nous plaçons un adulte (ayant une certaine représentation des enfants face à une vingtaine d’enfants avec pour objectif de leur transmettre à l’aide de langage un corps de connaissances, nous ne pouvons pas avoir n’importe quel fonctionnement langagier possible. Ceci ne veut pas dire que le texte serait en quelque sorte préinscrit dans la situation. 3. Pour mieux cerner la nature des dialogues scolaires, nous distinguerons entre dialogue à finalité explicite (échanges d’informations, explicitations scolaires, etc.) et dialogues à finalités implicites. Par dialogues à finalité implicite nous entendons l’ensemble des échanges au cours desquels apparemment il ne se produit rien (on parle pour le plaisir), mais où en fait, au cours d’un travail incessant et en grande partie inconscient de la communauté parlante, se forment, se réaffirment, se remanient les groupes sociaux et leurs systèmes de représentations. 4. BRONCKART (J.P.), SCHNEUWLY (B.) — Une approche totalitaire de la langue. Texte préparatoire au Colloque : « Le langage de l’enfant en milieu scolaire : problématiques et méthodes », décembre 1981. 5. Bien souvent une discussion consiste moins pour deux interlocuteurs à décider de la vérité ou de la fausseté d’une proposition, qu’à se mettre d’accord sur le cadre à l’intérieur duquel la proposition en question peut être ou non acceptée. Retrouvez Éduscol sur eduscol.education.fr/ressources-2016 - Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche - Mars 2016 3 CYCLE 3 I FRANÇAIS I Langage oral Écouter pour comprendre l’oral Nous considérons au contraire le texte comme le produit d’une série de prises de décisions, mais ces décisions s’effectuent à l’intérieur d’un éventail de possibles relativement limités, si l’on veut voir la leçon parvenir à son terme. Dans la mesure où il dirige le dialogue, le maitre détient à lui seul le pouvoir d’effectuer différentes prises de décisions6. Comme dans tout dialogue un ensemble de significations va être construit en commun. Mais le propre du dialogue pédagogique c’est que cet ensemble de significations n’est pas encore connu des élèves alors qu’il constitue l’objectif de la leçon pour le maitre. Le maitre va donc par un jeu de questions guider les enfants vers la découverte de cet ensemble de significations. Nous distinguerons dans les situations scolaires deux versants : un versant pédagogique et un versant linguistique. Du côté du versant pédagogique nous essayons de répondre à la question : quelle activité pédagogique le maître est-il en train d’accomplir ? Du côté du versant linguistique, nous essayons de répondre à la question : par quelles procédures linguistiques le maitre s’efforce-t-il de réaliser tel acte pédagogique ? Nos hypothèses générales sont au nombre de deux : 1. C’est l’enchaînement des actes pédagogiques qui permet de comprendre la nature et la forme des actes de langage effectués – ainsi que l’organisation discursive de la leçon prise dans sa globalité. 2. La compréhension de la leçon suppose que l’enfant, au travers des énoncés successifs, perçoive la nature de l’acte pédagogique effectué et puisse ainsi identifier l’information qui constitue l’objectif de la leçon. Nous avons retenu cinq traits (mais nous ne prétendons bien évidemment pas à l’exhaustivité) permettant de caractériser les situations scolaires d’apprentissage. Ces traits se retrouvent à la fois sur le versant pédagogique et sur le versant linguistique. 1. Le maitre doit transmettre un savoir nouveau à l’aide du langage. Le maitre doit atteindre un objectif : montrer la nécessité d’une opération, définir une notion. Ceci explique le caractère très fortement finalisé du dialogue scolaire. Les séquences (terme que nous définissons plus haut) s’organisent, les questions sont posées et les réponses sélectionnées en fonction de cet objectif. Cette connaissance nouvelle (focus de la leçon) doit être reliée à des connaissances déjà acquises et sur lesquelles doivent venir se greffer les connaissances nouvelles. Ces connaissances réactualisées vont donc servir de cadre à l’intérieur duquel les propositions portant sur les notions nouvelles deviennent pertinentes. 2. La leçon telle qu’elle est conduite est le résultat d’un compromis entre deux exigences contradictoires le maitre doit à la fois atteindre l’objectif dans un délai qui ne dépend pas de lui seul mais il doit aussi aussi permettre au maximum d’enfants d’effectuer les démarches cognitives attendues. Il doit donc aller de l’avant mais veiller en même temps à ce que tout le monde suive la progression. Cette nécessité de progresser en vérifiant éclaire la forme dialoguée des échanges en même temps que les caractéristiques de ce dialogue. Ceci explique que les questions du maitre peuvent se repartir sur deux grands axes : l’axe de la progression (le maitre pose une question et va sélectionner parmi les réponses celle qui lui permet de progresser vers l’objectif) et l’axe de la vérification qui permet d’effectuer les cadrages nécessaires. 6. Ainsi que l’a montré Rhian Jones, au terme du dépouillement d’un important corpus, il est très rare qu’un enfant prenne l’initiative d’un échange. Les interventions des enfants sont dans l’immense majorité des cas placés sous la dépendance des sollicitations du maitre. Le langage en milieu scolaire, Thèse de doctorat de 3ème cycle, Université de Paris V, 1980. Retrouvez Éduscol sur eduscol.education.fr/ressources-2016 - Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche - Mars 2016 4 CYCLE 3 I FRANÇAIS I Langage oral Écouter pour comprendre l’oral 3. Le maitre est expert en ce qui concerne la qualité des représentations des élèves. Ceci explique l’originalité du questionnement pédagogique et d’une façon plus générale du questionnement didactique (chaque fors qu’un locuteur s’efforce d’enseigner quelque chose à son interlocuteur). En questionnant, le maître n’est pas en quête d’une information qu’il ne détiendrait pas, mais il questionne pour s’assurer de l’état des connaissances de son interlocuteur et pour actualiser une connaissance qui servira de cadre pour de nouveaux énoncés. L’enfant, en fournissant une réponse, sait qu’à partir d’elle son propre savoir est expertisé et que la question circonscrit un domaine à l’intérieur duquel il faudra acquérir de nouvelles connaissances. Pour l’enfant, comprendre la question du maître, c’est non seulement comprendre le type de questionnement auquel on a affaire dans le cadre scolaire mais c’est encore être en mesure d’identifier la visée pédagogique à l’intérieur de laquelle se situe la question (ou tout au moins s’en inquiéter). Les questions du maitre et les réponses des enfants sont la forme linguistique que prennent les rôles sociaux maitre-élève et les pratiques conjointes qui en découlent. On peut imaginer des situations pédagogiques familiales où peut s’instaurer ce type d’échanges questionréponse, mais ce n’est que clans le cadre scolaire que l’on peut observer ce fonctionnement de façon aussi systématique7. 4. Le fait que les apprentissages scolaires se fassent exclusivement sous une forme verbale entraine un certain nombre de conséquences. Le maitre ne se contentera pas de poser des questions ou de transmettre des informations mais il s’efforcera d’expliciter des règles ou des opérations de nature plus ou moins complexe. En d’autres termes nous assisterons à des séquences au cours desquelles le maître met en mots un ensemble d’opérations que tout sujet connaissant engagé dans la même activité de connaissance est censé devoir accomplir. Nous assistons alors à une véritable mise en scène d’un « je »-sujet connaissant qui commente l’ensemble des opérations que l’on doit effectuer pour aboutir au résultat désiré, sujet qui en même temps qu’il s’extériorise, se pose comme exemplaire. Au cours des différentes activités, le maitre est amené à diversifier son rôle selon le type d’attitudes et de conduites qu’il cherche à susciter. Schématiquement on peut distinguer les formes d’interaction suivantes : •le maitre est face aux élèves ; il joue son rôle de maitre en donnant des consignes, posant des questions, rectifiant, etc. Les formes pronominales les plus fréquemment rencontrées seront alors l’opposition je/vous ; •le maitre récapitule un cheminement effectué mais surtout exhorte à une recherche collective. Bien que guidant l’ensemble des opérations, il fait comme s’il n’était qu’un parmi d’autres. Au travers du « nous », c’est toute la classe qui est censée s’interroger, rechercher, proposer telle ou telle solution ; •le maitre s’identifie à un sujet connaissant engagé dans une suite d’opérations. Ainsi que l’a bien montré A. BOUACHA8, le maitre « s’expose » en commentant ses propres actions. Ceux qui assistent à ce commentaire de soi-même sont censés effectuer les mêmes opérations pour leur propre compte et en éprouver du même coup la nécessité. Les formes pronominales préférentiellement utilisées seront alors un « je » qui ne renvoie bien évidemment pas au sujet énonciateur et le « on » qui marque les contraintes (logiques, méthodologiques...) qui s’exercent sur l’ensemble des sujets engagés dans la même tâche. 7. Retrouvez Éduscol sur EDVARDS (A.D.), FURLONG (F.J.) : The Language of teaching, Heineman, London, 1978. 8. BOUACHA (A.) : « Alors » dans le discours pédagogique: épiphénomène ou trace d’opérations discursives ? Langue Française, 50, mai 1981. eduscol.education.fr/ressources-2016 - Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche - Mars 2016 5 CYCLE 3 I FRANÇAIS I Langage oral Écouter pour comprendre l’oral On peut formuler l’hypothèse que nous essaierons d’éprouver ultérieurement, que le passage d’un ensemble de marques à un autre ensemble (le passage de « je/vous » au « on » par exemple) permet de signaler aux enfants que la proposition nouvelle n’est pas au même niveau et par conséquent ne se situe pas dans le prolongement de ce qui précède. Inversement un enfant qui ne serait pas sensible aux différents emplois des « je », serait amené à ne pas faire de distinction entre un énoncé renvoyant à un événement particulier (je vais prendre un exemple)... et un énoncé marquant la nécessité de l’opération effectuée (je pose 2 et je retiens 1). Les différents énoncés seraient mis sur le même plan et du même coup l’enfant ne serait pas en mesure de faire la distinction entre ce qui constitue l’objectif de la leçon et le travail préparatoire préalable à l’explication de l’objectif. 5. Au cours de la leçon, le maitre accomplit avec les enfants des activités de nature différente mais qui toutes entretiennent avec l’objectif un certain type de relation travail sur un exemple, rappel d’une notion, commentaires sur une exception... Ces blocs distincts d’activités se réaliseront au cours d’échanges plus ou moins longs et constitueront autant de séquences. La séquence se définit donc en fonction de l’action accomplie par le maitre et les élèves au cours d’un ou plusieurs échanges. Il est certes possible de distinguer à l’intérieur d’une séquence des sous-séquences, mais nous n’avons pas eu besoin d’effectuer ce type de découpage sur les leçons que nous avons analysées. Si à la suite de SINCLAIR et COULTFIARD9, nous définissons l’échange par la succession d’une question, d’une réponse et d’une évaluation, nous obtenons le schéma suivant : L’organisation temporelle de ces séquences caractérise la stratégie globale choisie par le maitre. Ainsi aurons-nous des séquences-moyens par opposition à des séquences-fin au cours desquelles l’un des aspects de l’objectif est explicité. De plus nous avons été amené à faire une autre distinction qui se croise avec la précédente, entre deux grands types de séquences : •les séquences au cours desquelles les enfants manipulent des exemples en effectuant sur ces exemples les opérations demandées par le maitre. Nous parlerons de-séquences-manipulation ; •les séquences au cours desquelles le maitre explicite les différentes opérations effectuées, la nature des unités manipulées, leurs principales caractéristiques. Nous parlerons des séquences-explication. 9. SINCLAIR (J. M.), COULTHARD (R.M.) : Towards an analysis of Discourse, Oxford University Press, London, 1975. Retrouvez Éduscol sur eduscol.education.fr/ressources-2016 - Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche - Mars 2016 6 CYCLE 3 I FRANÇAIS I Langage oral Écouter pour comprendre l’oral Si une séquence-manipulation est toujours une séquence (moyen préparant ou vérifiant une définition), une séquence-explication n’est pas nécessairement une séquence-fin (le maitre peut expliciter une notion afin d’introduire l’objectif). La conscience de la nécessité de signaler les différentes séquences est inégale d’un maitre à un autre. Parmi les moyens mis à la disposition de l’enfant pour se repérer dans la leçon, nous avons relevé les procédures suivantes : annonce explicite, changement d’activité marquée par une opposition formelle (une opposition de pronoms par exemple), pauses, changement d’intonation... Ces différents moyens ne sont pas exclusifs les uns des autres et ne sont pas nécessairement employés : le locuteur peut penser que le fait d’inaugurer une nouvelle activité signale du même coup la fin de la précédente10. Le problème de la compréhension de la leçon La description que nous venons de faire de la structure d’une leçon nous permet de nous demander quelles opérations l’enfant doit effectuer pour parvenir à la compréhension de ce que le maitre veut communiquer. Pour caractériser à la fois le travail de production accompli par le maitre et le travail de compréhension que doivent réaliser les enfants, il nous faut distinguer entre l’organisation des connaissances d’une part (le sous-système de concepts dont on parle et leurs relations) et la traduction verbale de cette connaissance. S. ERLICH oppose à cet égard la « forme rayonnante et fléchée des concepts et des représentations » à « l’organisation linéaire du message linguistique » . Mais le maitre ne doit pas seulement traduire sous une forme linguistique le sous-système conceptuel qu’il veut faire acquérir aux enfants. Si tel était le cas, nous n’aurions que l’explication pour soi ou pour autrui de l’objectif . Il faut prendre en compte les stratégies communicatives : en fonction de la représentation qu’il se fait du savoir actuel des enfants, le maitre va imaginer les différentes étapes que les enfants doivent franchir avant d’atteindre l’objectif. Pour prendre un exemple que nous analyserons plus loin de manière plus approfondie, le maitre fait une leçon sur le pronom complément. Une première séquence consiste à effectuer toute une série de transformations du type : je vois un chien – je le vois. Une deuxième séquence consiste à repérer le syntagme nominal dans la phrase de départ. Enfin il reste, au cours d’une troisième séquence, à faire remarquer que dans la phrase d’arrivée, « le pronom remplace le nom ». Entre le sous-système conceptuel et la mise en mots de surface nous avons l’organisation discursive de la leçon et une certaine saisie de cette organisation discursive est nécessaire pour qu’il y ait reconstruction à partir de la surface du discours du sous-système conceptuel en question. 10. La question se pose de savoir si le maitre peut passer d’une activité à une autre sans marquer plus ou moins ce passage par un changement d’intonation. Nous n’avons pas la possibilité de répondre à cette question. 11. EHRLICH (S.) : Construction d’une représentation de texte et fonctionnement de la mémoire sémantique, in Bulletin de Psychologie, T. XXXV, n°356, 559-671. Retrouvez Éduscol sur 12. C’est cette mise en mots que l’on obtient lorsque, avant la leçon, l’expérimentateur demande au maitre d’indiquer l’objectif de la leçon. eduscol.education.fr/ressources-2016 - Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche - Mars 2016 7 CYCLE 3 I FRANÇAIS I Langage oral Écouter pour comprendre l’oral La leçon se présente en effet apparemment comme un déroulement continu de questionsréponses-évaluations ; l’on pourrait être tenté de penser que l’enfant peut accéder à la compréhension de la leçon en suivant au coup par coup ce qui est dit au cours des différents échanges. En fait il n’en est rien. L’enfant ne saurait mettre sur un même plan l’énoncé « Nathalie les mange » et l’énoncé « c’est un pronom qui remplace un nom ». La seule façon de comprendre ces deux énoncés dans le cadre de la leçon, c’est de comprendre que ces deux énoncés entretiennent entre eux la relation exemple-règle, et que l’on ne se livrait pas à la même activité aux différents moments où ils ont été produits. Qu’est-ce à dire sinon que l’enfant ne doit pas seulement s’intéresser à l’énoncé en tant que tel mais il lui faut aussi identifier la nature de l’activité effectuée lors de la séquence au cours de laquelle il a été produit13. S’il est exclu que l’enfant puisse comprendre la leçon en s’en tenant « au pied de la lettre », il serait tout aussi erroné de penser qu’il puisse être en mesure d’identifier avec une claire conscience les différentes séquences et les relations qu’elles entretiennent entre elles. Les hypothèses les plus raisonnables que l’on peut formuler concernant les opérations nécessaires à la compréhension de la leçon peuvent être énoncées ainsi : •trois opérations nous semblent indispensables : une opération de cadrage, une opération d’anticipation et enfin une opération de sélection. Opération de cadrage : le fait de travailler sur des phrases permet à l’enfant de circonscrire le champ des activités grammaticales, champ à l’intérieur duquel il a déjà effectué des acquisitions et où de nouvelles relations seront probablement établies. Opération d’anticipation : au cours des différentes séquences au cours desquelles on travaille sur des exemples, on active des notions déjà acquises, l’enfant doit s’interroger sur le pourquoi de ce travail actuel. Il peut ne pas savoir quelle notion nouvelle sera présentée mais il s’attend au fait que ce qui est dit actuellement sera utilisé ultérieurement afin d’introduire de nouvelles notions et de nouvelles relations. Il attend une information ultérieure et c’est cette attente qui lui permet de mettre en relation l’activité actuelle et les activités futures, et par conséquent de situer les différentes activités les unes par rapport aux autres. Opération de sélection : au fur et à mesure que se déroule la leçon, l’enfant doit parvenir à identifier de façon de plus en plus précise l’objectif de la leçon vers lequel le maitre s’efforce de le conduire. Ceci lui permet de faire la distinction entre les informations centrales et les moyens qui sont utilisés pour y parvenir. La compréhension de la leçon suppose la reconstruction par le sujet de cette information centrale qui est distribuée sous des formes linguistiques variées au cours de la leçon et que les différentes séquences ont pour fonction de présentifier. Cette activité de compréhension est relativement indépendante du déroulement temporel du discours produit : l’enfant n’a pas à identifier à chaque instant les intentions communicatives du maitre. Ce phénomène d’adéquation est probablement assez rare. Ces phénomènes de compréhension se situent plus probablement à des moments différents de la leçon : l’enfant peut ne percevoir le pourquoi d’une séquence de manipulation qu’au cours d’une séquence ultérieure d’explication. Cela peut être au cours d’une séquencevérification que l’enfant comprend ce qui a été dit au cours de la séquence-explication. 13. Lorsque J.A. RONDAL montre que les difficultés de compréhension de langage des maitres ne semblent pas être de nature lexicale ou syntaxique, il apporte une information précieuse. On peut en effet supposer que les difficultés sont d’un autre ordre. Cependant on est en droit de se demander comment l’enfant comprendra-t-il l’unité lexicale « pronom » s’il n’a pas résolu les difficultés posées par le cadre discursif dans lequel il se trouve. En ce sens la difficulté se situe aussi au niveau du lexique. cf. J.A. RONDAL et coll., La compréhension du langage de l’enseignement par l’enfant, Revue Française de Pédagogie, n°58. 1982. Retrouvez Éduscol sur eduscol.education.fr/ressources-2016 - Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche - Mars 2016 8 CYCLE 3 I FRANÇAIS I Langage oral Écouter pour comprendre l’oral Bref, il y a des effets d’éclairage rétroactif : les processus de compréhension sont temporellement relativement indépendants du processus de production. Mais ceci n’exclut pas la nécessité des opérations de cadrage, d’anticipation et de sélection. Enfin, ce que l’enfant a compris d’une leçon peut se situer à des niveaux fort différents. L’enfant pourra avoir identifié l’objectif et être en mesure de le reformuler, sans que, pour des raisons évidentes, le système conceptuel que l’enfant a construit soit identique à celui de l’adulte. Il peut n’avoir identifié qu’une information très générale du type : « il y avait des phrases et il fallait les transformer » sans pouvoir préciser de quelle transformation il s’agissait. Entre ces deux pôles, nous avons différents niveaux de semi-compréhension : l’enfant ayant identifié l’information suffisante pour réussir les exercices du contrôle mais n’ayant pas véritablement intégré à son propre système conceptuel les informations nouvelles qui lui étaient proposées, ainsi que cela apparaît au cours des entretiens. Analyse d’un exemple Nous avons analysé à titre d’exemple une leçon de grammaire. L’objectif de la leçon est l’apprentissage du pronom dans la fonction de complément. À l’issue de la leçon, l’enfant est supposé avoir compris : a) qu’un syntagme nominal objet peut être remplace par un pronom ; b) que le pronom s’accorde en genre et en nombre avec le nom qu’il remplace14 ; c) que les marques pronominales varient selon qu’il s’agit d’un C.O.D. ou d’un C.O.I ; d) que le pronom complément est placé avant le verbe. Nous pouvons représenter ainsi la connaissance que l’enfant est supposé avoir construite. 14. Nous ne faisons ici que reprendre ce qui a été dit lors de la leçon. Nous n’examinons pas ici le degré de vente de telle ou telle proposition. Ainsi la marque du genre est effacée lorsqu’il s’agit d’un C.O.D. pluriel et du C.O.I. Retrouvez Éduscol sur eduscol.education.fr/ressources-2016 - Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche - Mars 2016 9 CYCLE 3 I FRANÇAIS I Langage oral Écouter pour comprendre l’oral Ce graphe représente l’objectif de la leçon : une définition optimale de la compréhension consisterait à dire que l’enfant doit être capable de reconstruire, à partir du discours scolaire, ces informations centrales ainsi que leurs relations. Demander au sujet de reformuler l’information saisie peut être considéré comme, un moyen de tester la compréhension. Mais il faut s’empresser d’ajouter à la suite de J.F. LE NY15 que cette« méthode mnésique » ne nous donne pas nécessairement accès aux représentations internes construites par le sujet et ne nous renseigne pas du tout sur la manière dont le sujet s’y est pris pour construire ces représentations. Alors que le graphe représente un ensemble de relations stables, indépendantes du temps des événements, structure que le sujet connaissant a construite et qu’il peut parcourir dans les différents sens, il n’en sera pas de même si l’on considère le texte scolaire au cours duquel ces connaissances sont transmises. Ceci pour trois raisons essentielles : •tout d’abord, la linéarité du discours nécessite une distribution temporelle de l’information ; •ensuite, il existe un ordre cognitivement nécessaire : il faut d’abord dire ce qu’est le pronom avant de dire qu’il s’accorde dans certains cas en genre et en nombre avec le nom qu’il remplace. La connaissance de (a) est nécessairement antérieure à celle de (b) ; •enfin, il faut prendre en compte l’intervention des stratégies communicatives. L’émetteur devra tenir compte du savoir déjà détenu par les récepteurs et organiser en les reliant entre elles les étapes successives qui lui semblent être le meilleur chemin pour accéder au savoir nouveau. Certaines opérations communicatives sont nécessaires (relier l’information nouvelle à l’information ancienne), d’autres correspondent à des stratégies particulières (on peut imaginer d’autres cheminements possibles). Ces trois types de contraintes éclairent le caractère à la fois continu (linéarité du discours) et discontinu du texte scolaire : les différentes séquences correspondant aux différents « blocs » de connaissances ainsi qu’aux différentes étapes jugées nécessaires par l’émetteur. Le découpage en séquences de la leçon est la présence dans le discours du caractère organisé du contenu à transmettre et des stratégies pour lesquelles l’émetteur a opté lors de sa transmission. Nous pouvons maintenant présenter le découpage temporel que nous avons pu effectuer de la leçon (cf. infra). La flèche en pointillé à la gauche de la deuxième séquence signifie que cette deuxième séquence n’est pas dans le prolongement de la première séquence. La stratégie du maitre est ici évidente ; elle peut se décomposer comme suit : a) Au cours de la première séquence les enfants pratiquent la pronominalisation du C.O.D. b) Au cours de la deuxième séquence, le maitre attire l’attention des enfants sur ce qui a déjà été appris (d’où la flèche en pointillé qui nous renvoie à des leçons antérieures, c’est-à-dire les fonctions sujet et complément dans la phrase. Cette réactualisation de connaissances en principe acquises servira de cadre à l’intérieur duquel seront introduites des connaissances nouvelles. c) La troisième séquence se situe donc au point de convergence des deux séquences précédentes : après avoir fait réaliser sur des exemples la pronominalisation du C.O.D. et après avoir rappelé que le nom peut remplir la fonction de complément, le maitre peut montrer que le pronom qui remplace le nom complément remplit comme lui la fonction de complément. 15. LE NY (J.F.) : La sémantique psychologique, P.U.F., Paris, 1979. pp. 30 et sq. Retrouvez Éduscol sur eduscol.education.fr/ressources-2016 - Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche - Mars 2016 10 CYCLE 3 I FRANÇAIS I Langage oral Écouter pour comprendre l’oral La deuxième séquence n’est donc absolument pas dans le prolongement « naturel » de la première ; et la troisième séquence ne se comprend que si l’on met en relation S1 et S2. On voit qu’en dépit de la trame apparemment continue des échanges il y a de fortes discontinuités dans le dialogue pédagogique. Le repérage par l’enfant de ces discontinuités est important s’il veut identifier les différents actes qui sont accomplis ainsi que les types de relations qu’ils entretiennent entre eux. Partant de là, nous avons formulé trois hypothèses : •H1. Au terme d’une leçon, il existe une liaison entre la réussite aux exercices de contrôle et la capacité à reformuler l’objectif de la leçon ; •H2. Il y aurait une liaison entre une attitude anticipatrice mise en lumière à l’aide d’un questionnaire soumis en cours de leçon et la capacité à identifier l’objectif d’une leçon ; •H3. Nous avons fait l’hypothèse que maitres et élèves étaient amenés à user de marques linguistiques différentes selon la nature des activités en cours. Parmi ces marques, nous avons étudié plus précisément les marques pronominales. Les deux premières hypothèses sont en cours de vérification : aussi ne parlerons-nous que des premiers résultats obtenus à titre de vérification de la troisième hypothèse. Séquences pédagogiques et formes pronominales Nous avons considéré que les pronoms personnels se distribuaient sur un continuum : le premier pôle concerne les pronoms personnels en tant qu’ils sont la marque dans l’énoncé des co-énonciateurs présents et interagissant. Nous trouverons l’opposition je/tu ou vous (élèves), le nous inclusif (je + tu singulier ou pluriel) au sens que C. KERBRAT-ORECCHIONI donne à ce terme16. L’autre pôle concerne l’usage de certains pronoms (je, nous, on) qui ne renvoient pas à des sujets concrets mais à un énonciateur quelconque contraint d’effectuer l’opération qu’il effectue. Par ce « je », le maitre se présente comme « modèle cognitif ». Il explicite et décompose au maximum les différentes étapes qui permettent de conduire à son terme une opération. « Il y en avait et j’en ai ajouté 10, j’ai maintenant douze unités. J’en ai 12... Maintenant je vais enlever 26. Alors l’opération intervient... » Chaque enfant est supposé accomplir pour lui-même la suite des actions explicitées et en éprouver intérieurement la nécessité. C’est pourquoi ce « je » peut commuter avec « nous » ou « on ». Si le « je » qui renvoie au sujet énonciateur se combine avec « tu » (singulier et pluriel) et ne peut commuter avec « nous » et « on », le « on », le «je » qui renvoie au sujet connaissant ne peut se combiner avec « tu » (singulier et pluriel). C’est un sujet exemplaire et du même coup solitaire. Ainsi que l’a bien vu A. BOUACHA. le « je »désigne ici « le locuteur porte-parole de tout énonciateur qui mettant en rapport un certain nombre de phénomènes peut construire le même énoncé »17. 16. KERBRAT-ORECCHIONI (C.) : L’énonciation de la subjectivité dans le langage, A.Colin, Paris. 1980. 17. BOUACHA (M.) : art. cit., p. 42. Retrouvez Éduscol sur eduscol.education.fr/ressources-2016 - Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche - Mars 2016 11 CYCLE 3 I FRANÇAIS I Langage oral Écouter pour comprendre l’oral Il n’est pas déraisonnable de penser que c’est une caractéristique du discours pédagogique en général de faire un usage public de ce que VYGOTSKY et LURIA ont appelé la fonction planificatrice du langage. Le locuteur explicite les consignes qu’il se donne à lui-même pour que chacun puisse les reprendre à son propre compte et ainsi parcourir les différentes étapes nécessaires à la réalisation d’une opération complexe. Seule la prise en compte de la situation pédagogique permet de lever ce paradoxe : c’est un discours pour soi destiné à autrui. Le maitre peut aussi utiliser le « nous ». Il nous a semblé que le « nous » conservait toujours (de façon même ténue) une relation avec l’ancrage énonciatif18. Alors qu’avec le « on », on se dirige vers l’effacement quasi définitif de toute référence aux sujets concrets. Le « on » sera la forme dépersonnalisée représentant « n’importe quelle subjectivité possible ». Le « on » sera le sujet connaissant ou parlant en tant qu’il est affecté par un ensemble de contraintes logiques, linguistiques ou autres. Entre ces deux pôles, nous trouvons des marques pronominales (nous, on) renvoyant au « travailleur collectif » qu’est la classe : si l’on considère la leçon comme un travail collectif qui, comme tout travail, se déroule dans le temps, il existe tout un ensemble d’opérations effectuées par le groupe classe : travail de mise en mémoire (« ça nous l’avons vu tout à l’heure »), travail d’anticipation (« maintenant qu’est-ce que nous cherchons ? ») etc. Mais à chaque instant le maitre peut se désolidariser de l’ensemble classe pour placer les enfants devant leur responsabilité d’élèves et revenir ainsi à l’opposition je/vous : « Ça vous l’avez vu au début de l’année ». Nous pouvons au contraire aller vers un effacement maximum de la présence des personnes et cela dépendra de la nature des activités en cours. Nous trouverons alors les formes « je » « on » « nous » dont nous venons de parler19. Ceci peut être représenté par le schéma suivant : Les formes pronominales renvoient au (x) Co-énonciateur(s) Formes rencontrées Travailleur collectif Sujet connaissant obéissant à un ensemble de contraintes Continuum je / tu sing. et plur. nous nous on nous je on 18. L’exemple suivant nous semble particulièrement criant. Nous sommes obligés de citer un peu longuement le manuel auquel nous l’avons emprunté. 19. La question des idiolectes se pose inévitablement. Il est des variations évidentes d’un enseignant à un autre. Mais ce n’est que dans un second temps que cette question pourra être abordée. Nous avons essayé de tester ces hypothèses sur un petit nombre de leçons. De plus c’est en termes de contrastes qu’il faut aborder le problème des marques pronominales : ce sera le passage d’un ensemble de marques à un autre qui sera susceptible d’indiquer à l’enfant que l’on vient de passer à une activité différente de la précédente. Retrouvez Éduscol sur eduscol.education.fr/ressources-2016 - Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche - Mars 2016 12 CYCLE 3 I FRANÇAIS I Langage oral Écouter pour comprendre l’oral Nous avons donc supposé que les formes pronominales utilisées ne se distribuaient pas de la même façon selon que l’on se trouve dans une séquence-manipulation ou dans une séquenceexplicitation. Au cours d’une séquence-manipulation le maitre s’adresse directement aux enfants pour leur demander d’effectuer telle ou telle opération. Les marques pronominales renvoyant aux co-énonciateurs devraient donc y être plus fréquentes. Au cours d’une séquence-explicitation, le maitre énonce ou fait énoncer par les enfants les actions qu’il convient d’effectuer pour parvenir nécessairement au résultat attendu. Devraient donc s’y trouver en nombre significativement plus élevées les formes pronominales renvoyant au sujet connaissant. Quant aux formes pronominales renvoyant au « travailleur collectif », on devrait les rencontrer en nombre sensiblement identique dans chaque type de réponse. Nous avons dépouillé deux leçons, une leçon de grammaire et une leçon de mathématiques et nous avons obtenu les distributions suivantes : MARQUES RENVOYANT AUX CO-ÉNONCIATEURS MARQUES RENVOYANT AU « TRAVAILLEUR COLLECTIF » MARQUES RENVOYANT AU « SUJET CONNAISSANT » Séquences explicitation 15 5 48 Séquences manipulation 57 14 14 Ce tableau est suffisamment parlant par lui-même et il n’est pas nécessaire de recourir à un test statistique pour mettre en évidence les différences de fonctionnement des formes pronominales selon le type de séquence pédagogique. Mais il existe bien évidemment un certain nombre d’échanges au cours desquels, dans une séquence-explicitation, le maitre s’adresse directement aux élèves ; de même, le maitre peut énoncer ou rappeler un principe ou une règle au cours d’une séquence-manipulation. Aucun type de séquence n’est donc « pur », bien que les différences dans les marques pronominales employées soient accusées. Enfin, nous avons regardé les procédures utilisées par les maitres pour signaler le passage d’une séquence à une autre. L’analyse attentive d’une leçon révèle que l’enfant a à sa disposition un très grand nombre de procédures convergentes et surtout redondantes : nous avons tout d’abord un ensemble de signaux non-verbaux et paralinguistiques : pauses, passage d’une activité physique à une autre (écrire une phrase au tableau), changements d’intonation... Ces formes de signalisation se combinent la plupart du temps avec des modifications sur le plan linguistique : le changement d’activité s’accompagne d’une rupture dans l’emploi des formes pronominales (irruption d’un « vous »), d’une annonce explicite (vous + aller + infinitif...), d’une modification dans les temps verbaux (utilisation d’un plus-queparfait) pour signaler que l’on mobilise une connaissance déjà établie), etc. La réalité cognitivo-discursive de ce que nous avons appelé une séquence est donc bien attestée. Il est probable qu’un pré-savoir social des situations scolaires permettra aux enfants qui disposent de ce type de savoir d’user de ces marques avec une efficacité maximale afin de se repérer dans le discours scolaire. Il est évident que moins les enfants disposent de ces savoirs sociaux et plus ils auront besoin de marques explicites dans le discours du maitre. Comment les enfants s’y prennent-ils pour se repérer dans le discours du maitre ? Existe-til des formes inégales de sensibilité aux marques qui organisent ce discours ? Comment les objectiver ? Autant de questions auxquelles il est difficile pour l’instant de répondre. C’est pourtant dans cette direction qu’il nous faudra progresser si nous voulons élucider certaines difficultés que les enfants rencontrent dans le cadre de l’école. Retrouvez Éduscol sur eduscol.education.fr/ressources-2016 - Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche - Mars 2016 13 CYCLE 3 I FRANÇAIS I Langage oral Écouter pour comprendre l’oral Références bibliographiques BEAUDICHON (J.), WINNYKAMEN (F.) — Adaptation aux interactions et aux situations sociales, dans Savoirs et savoir-faire psychologiques chez l’enfant, Ouvrage collectif sous la direction de P. OLERON, Mardaga, Bruxelles. 1982. BERKO-GLEASON (J.) — Code Switching in Children’s Language, In Cognitive Development and The Acquisition of Language, Ac. Press. N.Y., 1973, 159-167. BOUACIA (A.) — « Alors » dans le discours pédagogique : épiphénomène ou trace d’opérations discursives ?, Langue Française, 50, mai 1981. BRONCKART (J.P.), SCHNEUWLY (B.) — Une approche totalitaire de la langue. Texte préparatoire au Colloque : « Le langage de l’enfant en milieu scolaire : problématiques et méthodes », décembre 1981. EDWARDS (A.D.), FURLONG (F.J.) — The language of Teaching, Heineman, London, 1978. EHRLICH (S.) — Construction d’une représentation de texte et fonctionnement de la mémoire sémantique. Bulletin de psychologie, T. XXXV. n°356, 559-471. KERBRAT-ORECCHIONI (C.) — L’énonciation de la subjectivité dans le langage, A. Colin, Paris. 1980. JONES (R.) — Le langage en milieu scolaire. Thèse de Doctorat de 3ème cycle, Université de Paris V, 1980. LE NY (J.F.) — La sémantique psychologique, P.U.F., Paris, 1979. RONOAL (J.A.) — La compréhension du langage de l’enseignant par l’enfant. Revue française de Pédagogie. n°58, 1982. SINCLAIR (J.M.), COULTHARD (R.M.) — Towards an Analysis of Discourse, Oxford University Press, London, 1975. Retrouvez Éduscol sur eduscol.education.fr/ressources-2016 - Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche - Mars 2016 14