Source : Revue L'Esprit libre (http://revuelespritlibre.org)
Faut-il abolir les partis politiques ? [1]
SOCIÉTÉ
Faut-il abolir les partis politiques ?
| PAR JONATHAN DURAND-FOLCO [2] | 26 JANVIER 2015
Toute personne qui souhaite changer le monde sera confrontée tôt ou tard à
l’épineuse question du pouvoir politique, c’est-à-dire à la réflexion sur les
meilleurs moyens pour transformer les institutions de la société. Se posera alors
le problème complexe de l’État et des instruments démocratiques susceptibles de
le contester, l’orienter, le transformer radicalement ou même l’abolir tout
simplement. Si les mouvements sociaux tels que les grèves sont généralement
privilégiés par les organisations politiques qui souhaitent attaquer le pouvoir établi
de l’extérieur (altermondialistes, anarchistes, etc.) les courants associés à la
social-démocratie et au socialisme révolutionnaire insistent sur la nécessité
d’articuler les luttes sociales extra-parlementaires et l’organisation d’un parti qui
serait en mesure de porter les revendications de la rue aux urnes afin de changer
fondamentalement le rôle de l’État.
Or, la profonde crise de légitimité de la démocratie représentative alimente le
sentiment d’aliénation politique et ses diverses manifestations: séparation
croissante des élus et du peuple, perte de confiance, cynisme, corruption,
apathie, abstentionnisme, populisme conservateur, etc. Ces facteurs affectent
lourdement l’avenir de tout parti de gauche digne de ce nom, et donc la possibilité
même de changer le système par la voie démocratique. De nouvelles
perspectives radicales, comme celle de Roméo Bouchard, proposent même
d’établir une « véritable démocratie » en associant l’abolition des partis, le tirage au
sort des représentants et l’assemblée constituante. Cette famille politique, que
nous pouvons nommer rapidement « souveraineté populaire », remet ainsi en
question le principe même du parti en tant qu’élément essentiel d’une stratégie de
transformation sociale.
Les inquiétudes de l’anti-partisme
L’« anti-partisme » propre aux théories de la souveraineté populaire considère
généralement que les partis agissent comme des factions qui séparent les
citoyens du pouvoir politique en détenant un monopole radical sur la
représentation démocratique. Même si leur objectif est de favoriser la participation
citoyenne et la coordination d’intérêts sociaux au sein de l’État, leur
comportement effectif amène une confiscation du pouvoir qui empêche les
individus d’exercer leur citoyenneté, témoignant ainsi de leur contre-productivité
(1). Pour Roméo Bouchard, « [n]otre système politique repose sur des partis qui se
battent entre eux pour le pouvoir. En principe, ils sont censés permettre
l’expression de la diversité des attentes de la population par rapport à son
gouvernement; dans les faits, ce sont des machines de guerre dont l’objectif
premier est de permettre à un groupe de s’emparer du pouvoir. Intermédiaires
quasi obligés entre le citoyen et ses institutions démocratiques, les partis
politiques sont les grands responsables du détournement de notre démocratie et
de l’usurpation du pouvoir par les groupes d’intérêts privés. » (2) Comment
s’opère ce revirement de situation, dans lequel le moyen se substitue à la
finalité? Roméo Bouchard énumère quelques mécanismes, dont la proximité
entre la politique et l’argent, la ligne de parti, la dictature de l’image et le
financement électoral. Or, il semble mettre parfois l’ensemble des partis dans le
même panier en omettant des différences de taille essentielles pour comprendre
l’organisation réelle des formations politiques. En effet, les phénomènes de
corruption liée à l’argent, à la ligne de parti et à l’électoralisme caractérisent avant
tout les « grands partis » qui sont historiquement proches du milieu des affaires,
contrôlés par une tête dirigeante, faiblement démocratiques, et peu soucieux de
développer un projet de société centré sur la participation citoyenne, l’écologie et
la justice sociale. En va-t-il de même pour un « petit parti » comme Québec
solidaire, qui n’aspire pas à gouverner à tout prix mais à transformer la société?
Le fait qu’il soit appuyé sur les mouvements sociaux et les milieux populaires, et
qu’il soit majoritairement composé d’hommes et de femmes qui n’ont pas du tout
les traits de carriéristes, de technocrates et de politiciens professionnels,
contrairement aux autres partis, amène-t-il une différence qualitative, une
dynamique spécifique qui le prémunirait contre certaines dérives? S’agit-il plutôt
d’une question de temps et de taille, tout parti, aussi bien démocratique et
intentionné soit-il à sa naissance, devant inéluctablement devenir une
organisation bureaucratique qui imitera le comportement des « grands partis » ?
Autrement dit, y a-t-il une différence de degré ou de nature, une distinction
relative ou essentielle entre ces deux types d’organisations politiques? Roméo
Bouchard semble pencher pour la première option, reprenant l’argument de René
Lévesque selon lequel tout parti serait appelé à se pervertir des suites de l’usure
du temps et du pouvoir. « Encore faudrait-il que les partis politiques aient une
vision. De nos jours, leurs programmes consistent avant tout en une salade de
mesures populaires plus ou moins incontournables, calquées sur les sondages
d’opinion. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle tous les partis en viennent à se
ressembler. Une fois au pouvoir, ils sont prêts à tous les compromis pour y rester.
Même le PQ a fini par diluer son objectif politique, et ce serait sans doute le cas
de Québec solidaire s’il devenait un concurrent sérieux. René Lévesque croyait
que tout parti politique n’était au fond qu’un mal nécessaire, un de ces
instruments dont une société démocratique a besoin lorsque vient le moment de
déléguer à des élus la responsabilité de ses intérêts collectifs. Mais les partis
appelés à durer vieillissent généralement assez mal... Tout parti naissant devrait
inscrire dans ses statuts une clause prévoyant qu’il disparaitra au bout d’un
certain temps. Une génération? Guère davantage » (3).
La loi d’airain de l’oligarchie
Avant de sauter aux conclusions, il faut replacer l’analyse critique du
fonctionnement des partis politiques à l’intérieur d’une sociologie générale des
organisations. Tout d’abord, le mal qui semble propre à la sphère politique
concerne en fait l’ensemble des organisations sociales (ONG, syndicats, écoles,
hôpitaux, Églises, entreprises privées, sociétés d’État, etc.) qui dépassent une
certaine taille. Ce phénomène semble même se retrouver dans le monde animal,
comme le démontre le biologiste J.B.S Haldane dans son essai intitulé Être de la
bonne taille. Il y souligne, entre autres, que la taille d’un animal détermine
largement l’équipement qu’il doit posséder. Par exemple, vu la petite taille des
insectes, ils n’ont pas besoin d’un système circulatoire pour acheminer l’oxygène
jusqu’aux cellules : ils peuvent l’absorber par diffusion. Les animaux de plus
grande taille doivent eux être munis d’un système pour pomper l’oxygène et le
distribuer dans les cellules. […] Haldane nous présente un principe intéressant :
les animaux ne sont pas gros parce qu’ils sont complexes ; ils doivent plutôt être
complexes parce qu’ils sont gros. Ce principe, semble-t-il, s’applique aussi aux
établissements, administrations publiques, entreprises et autres organisations de
toutes sortes. » (4) La croissance semble donc porter en elle-même le besoin
d’une division du travail nécessaire au bon fonctionnement d’organisations de
plus en plus grosses et complexes. Mais cette dynamique circulaire de
complexification progressive nécessaire à la gestion de la croissance qui alimente
à son tour la complexification ne se produit pas de manière continue. La
complexification ne découle pas d’une lente transformation graduelle ; elle « saute
» par paliers et survient par des effets de seuil, c’est-à-dire lorsqu’un changement
quantitatif amène subitement une différence qualitative ou de nouvelles propriétés
insoupçonnées. La rationalité organisationnelle a toujours existé à différents
degrés à travers les sociétés et les âges, mais elle n’est devenue le principe
structurant de la vie sociale et politique qu’à un moment relativement récent de
l’histoire de l’humanité. Max Weber analyse à ce titre le processus de
modernisation, à savoir la rationalisation générale de la société découlant de
l’organisation du travail et l’apparition de la bureaucratie, celle-ci étant
caractérisée par des règles strictes, une division des responsabilités et une forte
hiérarchie. L’un de ses élèves, Robert Michels, étudia le fonctionnement des
partis politiques au début du XXe siècle et leur forte tendance à la
bureaucratisation, qu’il baptisa « loi d’airain de l’oligarchie ». « Qui dit organisation
dit tendance à l’oligarchie. Dans chaque organisation, qu’il s’agisse d’un parti,
d’une union de métier, etc., le penchant aristocratique se manifeste d’une façon
très prononcée. Le mécanisme de l’organisation, en même temps qu’il donne à
celle-ci une structure solide, provoque dans la masse organisée de graves
changements. Il intervertit complètement les positions respectives des chefs et de
la masse. L’organisation a pour effet de diviser tout parti ou tout syndicat
professionnel en une minorité dirigeante et une majorité dirigée. » (5) Il y aurait
ainsi une sorte de « loi naturelle » s’appliquant à toute organisation qui devrait tôt
ou tard se professionnaliser, assurer une division technique du travail et favoriser
la centralisation du pouvoir, minant ainsi de l’intérieur toute tentative de
démocratisation. Néanmoins, nous pouvons douter de la pertinence explicative de
ce concept, qui met l’accent sur la destination supposée de toute organisation
(l’oligarchie) sans montrer comment s’opère concrètement la transition vers l’« état
final » du système. En d’autres termes, la loi d’airain présuppose ce qu’il s’agit
d’expliquer, à savoir comment la bureaucratisation devient possible, à quel
moment, par quels mécanismes et quelles contradictions. La bureaucratie est un
fait social, institutionnel et historique, et non un phénomène naturel et universel.
La loi d’airain de l’oligarchie revient ainsi à ériger un principe métaphysique qui
occulte le fonctionnement pratique des organisations, en considérant celles-ci
comme des forces impersonnelles et objectives qui nous dominent de l’extérieur.
La critique du fétichisme des partis se transforme en fétichisme de la
bureaucratie, qui apparaît dès lors comme un pouvoir mystérieux et supra-humain
qui serait hors de notre portée. S’il existe assurément des tendances lourdes
favorisant la bureaucratisation, existe-t-il tout de même des contradictions, des
contre-tendances et d’autres facteurs qui relativiseraient l’inéluctabilité de ce
phénomène social? En reprenant l’attitude de Karl Marx vis-à-vis de la
mystification de la « loi d’airain des salaires » de Lasalle dans la critique du
Programme de Gotha, pourrions-nous essayer d’aller plus loin que le simple
constat dogmatique selon lequel les partis sont tous voués à devenir identiques? «
De la loi d'airain des salaires, rien, comme on sait, n'appartient à Lasalle, si ce
n'est le mot « d'airain », emprunté aux « lois éternelles, aux grandes lois d'airain »
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