2
Mais de quel homme ou société va s’occuper l’anthropologue, confronté qu’il est à la pluralité voire
diversité sociale, tant dans le temps que dans l’espace ? Là encore, rien ne permettant d’écarter ou de
favoriser tel homme ou société, on dira que l’Anthropologie est concernée par tous les hommes et
toutes les sociétés, quels que soient l’époque ou l’espace de leur existence.
" L’anthropologie vise à une connaissance globale de l’homme, embrassant son sujet dans toute son extension
historique
et
géographique
;
aspirant
à
une connaissance applicable à l’ensemble du développement humain depuis,
disons,
les
hominidés
jusqu’aux
races
modernes
;
et
tendant
à des conclusions, positives ou négatives, mais valables
pour
toutes
les
sociétés
humaines,
depuis
la grande ville moderne jusqu'à la plus petite tribu mélanésienne." (idem
7
)
Elle fait ainsi la « somme » ou la synthèse de l’Histoire, de la Sociologie, et de l’Ethnologie, si l’on
réserve ces noms respectivement à la science du passé, du présent humain et des sociétés primitives.
Nulle frontière fixe ne séparant néanmoins les deux dimensions temporelles, ni les primitifs de nous,
nous poserons l’équivalence entre toutes ces disciplines, conformément à la signification
étymologique de leurs noms. Histoire vient du grec Historia : Enquête, Information ou Recherche de
la vérité, indépendamment du moment auquel elle se rapporte. Socio-logie dérive du latin societas
(société), nonobstant l’inscription temporelle de celle-ci.
" L’objet de la sociologie, c’est proprement l’humaine diversité, où entrent tous les univers sociaux au sein
desquels les hommes ont vécu, vivent et pourraient vivre." (Wright Mills
8
)
Quant à Ethno-logie, du grec ethnos (peuple), il s’applique à tous les peuples sans aucune distinction.
Bien comprises toutes ces sciences n’en font qu’une, leur séparation ne répondant à nul impératif
théorique mais à la seule " routine académique " (Comte
9
), soit à des intérêts universitaires.
Qu’une
seule et même discipline s’étende à autant d’hommes ou de sociétés apparemment disparates,
implique qu’en deçà de leur dissemblance de surface, ces derniers présentent des analogies ou des
points de convergence ; en d’autres termes, que ce que font les humains, c’est-à-dire leurs institutions,
témoignent
d’un
même fond ou essence dont elles ne seraient que différentes formes ou manifestations.
Bref, celles-ci renverraient finalement à " des lois que tous les hommes ont en commun " (Hérodote
10
).
Loin
d’observer
le
caprice
ou
la fantaisie des individus, soit des lois seulement particulières, les hommes
obéiraient dans leurs conduites à un but, esprit, loi ou structure commune, valable partout et toujours.
Tel est le postulat général de l’Anthropologie, formulé en son temps par Montesquieu, dans son
Œuvre, intitulé justement De l’Esprit des lois :
" J’ai d’abord examiné les hommes, et j’ai cru que, dans cette infinie diversité des lois et des mœurs, ils n’étaient
pas uniquement conduits par leurs fantaisies. J’ai posé les principes, et j’ai vu les cas particuliers s’y plier
comme d’eux-mêmes, les histoires de toutes les nations n’en être que les suites, et chaque loi particulière liée
avec une autre loi, ou dépendre d’une autre plus générale."
11
Pour le dire plus radicalement : il y aurait de La Raison dans l’Histoire (Hegel), qui ne se réduirait
nullement à un simple jeu de hasard, comme le voudraient certains, mais comporterait un sens et
suivrait donc " un fil conducteur a priori " (Kant) ou " un plan universel (Weltplan) " (Fichte) :
" la structure universelle d’essence " ou " l’a priori historique universel " (Husserl)
12
. Il serait du reste
surprenant que l’on puisse déterminer des lois des mécanismes naturels et non des oeuvres humaines
13
.
Dès lors la tâche de l’anthropologue est claire : révéler cette raison et/ou structure des actes humains.
Plutôt que de décrire, avec les biographes, historiographes ou ethnographes, les oeuvres des hommes,
on déterminera leur sens, décidant quels faits ou oeuvres sont essentiels, importants ou significatifs.
" Le travail de l’anthropologue n’est pas de photographier. Il doit décider quels faits sont significatifs " (Evans-Pritchard
14
).
Pas plus qu’en une autre science, il n’existe ici de données réelles ou "de faits bruts" (Mauss) et il
appartient au savant d’établir "quels sont ces faits" (Lévi-Strauss)
15
qui méritent attention.
7
Anthropologie structurale I chap. XVII. p. 388
8
L’imagination sociologique 7. p. 139
9
D.E.P. p. 257
10
11
op. cit. Avert. ; cf. égal. Consids. sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence XVIII
12
Kant, I.H.U. 9è prop. (cf. égal. L.T.P.R. II. 3. 2. p. 181) ; Fichte, T.F.É.A. 1ère leçon p. 23
et Husserl, C.S.E.P.T. App. III au § 9a pp. 420 et 426 ; cf. égal. App. II au § 9 a p. 400
13
vide Hegel, H.Ph. Introd. III. A. II. p. 112
14
Anthropologie sociale 4. p. 105
15
M. Mauss, La socio. : objet et méthode in E.S. p. 32 et Lévi-Strauss, A.S. I chap. XV. p. 308 ; cf. p. 340