Anthropologie Entre nous et Dieu l`homme de bien

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Sociologie-philosophie – Anthropologie
Entre nous et Dieu l’homme de bien : le junzi et le législateur chez Confucius et
chez Aristote
Belko Ouologuem, Candidat au Ph.D en Philosophie chinoise à l’Université de Fudan,
Chine.
Résumé : S’il y a des mobiles aux réflexions éthico-politiques de Confucius et
d’Aristote, ce sont bien les troubles et bouleversements sociopolitiques. Face à ces
situations d’anomies sociales, ils ont exprimé la nécessité d’un recours à l’homme de
bien. Il aura essentiellement pour tâche d’une part la formation morale des gens,
fondement nécessaire de toute politique digne de ce nom, et d’autre part
l’établissement d’une société harmonieuse. Autrement dit, toute action politique doit
être fondée sur des valeurs morales, puisque la qualité essentielle de l’homme de bien
est sa sainteté morale et son excellence en matière de projet et d’organisation
politiques. S’il y a une convergence de vue quant au recours à l’homme de bien,
cependant les points de vue de nos deux philosophes divergent quant aux moyens
d’éducation des citoyens par l’homme de bien mais aussi par rapport à la possibilité
pour chacun de devenir ou non un homme de bien. Et c’est de là que nous partirons
pour situer à grands traits les caractéristiques de l’homme de bien et les rôles qui lui
sont dévolus dans les modèles éthico politiques des deux philosophes ; nous tenterons
de dégager les difficultés inhérentes à leurs conceptions d’homme de bien et de
proposer un type mieux adapté aux exigences de nos sociétés contemporaines, type
d’homme de bien instruit par ceux de nos deux penseurs. Enfin, nous tenterons de
dégager et d’évaluer la pertinence de la solution du rapport entre morale et politique
dans la pensée des deux auteurs.
Mots clés :Aristote, Confusius, homme de bien,jungi, philosophie
Abstract : If there are motives in the éthico-political reflections of Confucius and
Aristote, they are indeed confusions and socio-political turnovers. In front of these
situations of social anomies, they expressed the necessity of an appeal to the man of
property. He will have essentially for task on one hand the moral training of people,
necessary foundation worthy of the name of any politics(policy), and on the other hand
the establishment of a harmonious company(society). In other words, any political
action must be based on moral values, because the essential quality of the man of
property is its moral holiness and its excellence in project and in political
organizations. If there is a convergence of view as for the appeal to the man of
property, however the points of view of our two philosophers diverge as for the
educational means of the citizens by the man of property but also with regard to the
possibility for each to become or not a man of property. And it is from there that we
shall leave to place in broad outline the characteristics of the man of property and the
roles which are devolved to him in the ethical and political models of both
philosophers; we shall try to kick away the difficulties inherent to their conceptions of
man of property and to propose a type better adapted to the requirements of our
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contemporary societies, type of man of property educates by those of our two thinkers.
Finally, we shall try to loosen and to estimate the relevance of the solution of the
relationship between moral and political thought of both authors.
Keywords : Aristote, Confusius, homme de bien,jungi, philosophie
Introduction
Rien ne semble lier, à première vue, Stagire en Grèce au royaume de Lu en Chine.
Cependant, ils ont offert à l’humanité deux illustres personnages qui ont marqué
l’histoire de la pensée en général et, en particulier, celle de la philosophie, de la
politique et de la morale. Il s’agit en l’occurrence d’Aristote, appelé communément le
stagirite et de Kongfuzi(孔夫子=maître kong) , connu en occident sous le nom de
Confucius. Si nos deux illustres penseurs ont vécu sous des systèmes sociaux,
politiques et économiques différents, les mobiles de leurs réflexions éthico politiques
sont les mêmes : à savoir les troubles et bouleversements sociopolitiques et, donc, la
nécessité d’établir une société harmonieuse plus satisfaisante.
1. La notion d’homme de bien chez Confucius et chez Aristote
Le junzi (君子) — traduit en français par homme de bien ou par gentilhomme ou
encore par homme de qualité ou honnête homme—, existait déjà dans les classiques
chinois comme le guoyu (国语) et le zuozhuan (左传). Il avait une connotation sociale.
Il désignait précisément l’homme qui disposait d’une abondance matérielle mais aussi
celui qui détenait le pouvoir politique. Et le contraire du junzi était le xiaoren (小人)
ou l’homme de peu qui indiquait le commun des mortels. Confucius va opérer un
changement radical en attribuant à la notion de junzi une connotation
fondamentalement morale.
Pour Confucius, le junzi c’est celui qui, de par la culture de la vertu morale, a atteint
une qualité morale excellente. Le Maître dit :
« L’honnête homme se base sur la justice, agit selon les rites, s’exprime avec modestie
et conclut de bonne foi. Ainsi fait l’honnête homme » (Entretiens de Confucius,
traduction, introduction et notes de Pierre Ryckmans, Gallimard, 1987, XV.18) et
d’ajouter :
« L’honnête homme cherche la vérité, il ne cherche pas un gagne-pain. Labourez, et
vous ne mangerez pas nécessairement à votre faim. Etudiez, et vous ferez peut-être
carrière. L’honnête homme se soucie de la vérité, il ne se soucie pas de la pauvreté »(
Ibid XV.32).
Dès lors, apparaît clairement le changement révolutionnaire intervenu dans la notion
de junzi. Le junzi devient l’incarnation des vertus cardinales de la morale confucéenne
comme le ren ou l’humanité, le sens élevé de la justice et des rites, la modestie et la
vérité ; et non plus d’un quelconque vulgaire détenteur d’un pouvoir politique et /ou
économique. Après cette chirurgie sémantique intervenue au niveau du junzi, son
contraire aussi subit, naturellement, la même opération. Le xiaoren ou homme de peu
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ou encore homme vulgaire, ne signifie plus le pauvre ou le commun des mortels mais
plutôt celui qui ne se soucie que de la quête effrénée et sans vergogne de l’intérêt
matériel et du profit personnel. Le Maître dit à ce propos :
« L’honnête homme fait fond sur les ressources de son cœur, l’homme vulgaire fait
fond sur celles de sa terre. L’honnête homme n’attend que la justice, l’homme vulgaire
attend des faveurs »(Ibid IV.11). et le Maître de renchérir :
« L’honnête homme envisage les choses du point de vue de la justice, l’homme
vulgaire du point de vue de son intérêt »(Ibid IV.16).
Il ressort clairement que, est junzi celui qui, par l’excellence de sa vertu morale, agit
justement, modestement, bref, humainement.
Sommes-nous naturellement aptes à atteindre l’excellence de la vertu morale du
junzi et comment y parvenir ?
Pour Confucius comme pour ses continuateurs — que ce soit la tendance de
Mencius(孟子) qui soutient que la nature humaine est bonne, ou celle de Xunzi
(荀子)qui défend la thèse contraire —, en chaque être humain existe naturellement
les capacités de cultiver et d’atteindre l’excellence morale de l’homme de bien. A la
question :
« La vertu suprême est-elle inaccessible ? Je Désire la vertu suprême一 et la vertu est
là »(Ibid IV.16) et le Maître de corroborer :
« De par leur nature, les hommes sont proches les uns des autres, ce sont leurs
coutumes qui les différencient »(Traduction par l’auteur de l’article, n’étant pas
satisfait des autres traductions).
Autrement dit, les hommes disposent tous des mêmes potentialités innées pour devenir
junzi, mais la différence entre eux vient de leurs coutumes et de leurs désirs. Il apparaît
clairement que, si nous disposons naturellement des potentialités pour devenir homme
de bien, cependant nous ne sommes pas homme de bien par nature. Cela revient à dire
que, c’est seulement à la suite d’un long processus de formation que nous pourrions
parvenir à l’excellence morale du junzi. Le Maître, dans un passage magistral, se sert
de sa propre expérience pour démontrer la nécessité des études dans la formation et le
perfectionnement moral de soi. Il dit :
« A quinze ans, je m’appliquais à l’étude. À trente ans mon opinion était faite. À
quarante ans, j’ai surmonté mes incertitudes. À cinquante ans, j’ai découvert la volonté
du ciel. À soixante ans, nul propos ne pouvait me troubler. Maintenant, à soixante-dix
ans, je peux suivre tous les élans de mon cœur sans jamais sortir du droit chemin »(Les
Entretiens de Confucius, traduction, introduction et notes de Pierre Ryckmans,
Gallimard, 1987, II.4).
Dans une de ses conversations avec son disciple Zilu, Confucius est plus que
catégorique sur la nécessité des études. Il dit :
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« Zilu, as-tu entendu parler des six qualités et de leurs perversions ? » L’autre
répondit : « Non». « Assieds-toi, je vais t’expliquer. Le culte du bien sans le goût de
l’étude tourne à la bêtise. Le culte de l’intelligence sans le goût de l’étude tourne à la
frivolité. Le culte de la parole donnée sans le goût de l’étude tourne au banditisme. Le
culte de la franchise sans le goût de l’étude tourne à la brutalité. Le culte de l’héroïsme
sans le goût de l’étude tourne à la rébellion. Le culte de la force sans le goût de l’étude
tourne à l’anarchie »(Ibid XVII, 8).
Il est évident que, quiconque voudrait parvenir à l’état idéal de l’homme de bien doit
acquérir les connaissances nécessaires. Cependant, l’acquisition de connaissances n’est
pas une fin en soi, le but est plutôt l’attitude morale qui en résulte. Cette vision est
partagée par toute l’école confucianiste, école pour laquelle connaissance et action
sont intrinsèquement liées et connaître et ne pas agir est synonyme de méconnaissance.
La question qui vient à l’esprit naturellement est de savoir : quel est le contenu des
études dont parle tant Confucius ? Il s’agit des six classiques qui constituent les six
canons du confucianisme et qui sont : Le livre des poèmes, le livre des rites, le livre
des mutations, les annales historiques et les Printemps et Automnes.
Si les six classiques ci-dessus indiqués sont tous importants pour la formation de
l’homme de bien, il est impératif de signaler que l’étude, la maîtrise et la pratique des
rites sont une condition sine qua non pour le junzi, puisque le respect des rites est
l’expression externe de la perfection interne de ce dernier. Cette prédominance des
rites est constatable par l’omniprésence de ces derniers dans les écrits du Maître. Elle
s’explique aussi par le fait que la morale confucéenne est fondamentalement relation
entre les hommes. Et ce cercle relationnel se trouve explicitement défini par les cinq
relations considérées comme fondamentales par Confucius lui même les confucéens:
entre époux et épouses, entre parents et enfants, entre frères aînés et cadets, entre
princes et sujets, et enfin entre amis. Toutes ces relations sont définies par les rites et
c’est seulement dans le cadre défini par les rites quelles sont normales et morales. Les
rites sont, sans conteste, le régulateur principal voire principiel de toutes les relations
humaines et morales possibles. Un jour, Confucius se reposait chez lui en compagnie
de ses disciples Zizhang, Zigong et Ziyou, tout en bavardant avec eux ; puis ils
commencèrent à parler des rites. Zigong se leva et demanda :
« Qu’est-ce que les rites ? » Confucius lui répond : « Le respect sans rites est
grossier. », « Le courage sans rites est brutal. », « La modestie sans rites est
flatteuse. », « C’est se conduire comme il faut. » . Il renchérit pour dire
que : « Gouverner sans rites, c’est comme si un aveugle marchait tout seul sans aide et
ne savait où aller. C’est comme si l’on cherchait quelque chose dans les ténèbres et
l’on ne trouvait rien sans lumière. Sans rites, on ne sait pas comment se conduire, on
ne sait pas comment regarder ni écouter, on ignore comment traiter les gens. » Pour
conclure Confucius dit : « Le rite, c’est la raison. L’honnête homme n’agit pas sans
raison pour éviter le désordre, il n’agit pas sans modération pour éviter l’excès »(Zhou
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Chun Cail(周春才), traduction de Gong Jie Shi(宫结实), Le Livre des rites illustré,
Beijing, Les livres du Dauphin, 2006, P150, 151, 152, 153, 154, et 155).
Il en résulte que, si nous avons naturellement les potentialités d’atteindre la perfection
morale de l’homme de bien, il n’en demeure pas moins que l’étude des classiques est
un passage obligé pour parvenir à cet état idéal. L’étude des six classiques est certes
importante mais celle des rites est prépondérante, car ce sont les rites qui constituent
les fondements principiels de toutes les relations personnelles, familiales, sociales
voire étatiques. Par ailleurs, l’étude des classiques n’a pas pour but une simple culture
intellectuelle, mais plutôt l’excellence morale, gage de toute conduite ou attitude
appropriée. Cependant, cette conception de Confucius selon laquelle nous avons tous
naturellement les potentialités d’atteindre la perfection morale de l’homme de bien ou
de devenir homme de bien n’est pas sans poser problème. Car Confucius ne nous dit
pas comment et pourquoi le xiaoren (小人) ou homme de peu est devenu ainsi, mais
décrit plutôt les attitudes de celui qui est déjà homme de peu. Aussi, les rites sont non
seulement les fondements principiels de toutes les relations personnelles, familiales et
sociales, mais aussi seul gage de tout perfectionnement moral, cependant face à la
corruption morale et des rites devenus de plus en plus problématiques, quel est le
recours ultime du commun des mortels pour actualiser ses potentialités naturelles de
devenir homme de bien ? Ce sont là quelques interrogations sur lesquelles Confucius
nous laisse perplexes.
Quant au stagirite, le législateur ou nomothète est le personnage emblématique qui se
dégage de ses traités éthiques et politiques. Cette posture emblématique du nomothète
est inhérente aux vues éthiques et politiques d’Aristote. Pour lui, l’éthique a un but
pratique — le souverain bien —, c’est le bonheur de l’être humain. Le bonheur dépend
de la vertu, laquelle est produite par une bonne éducation. Or, il n’y a de bonne
éducation que sous de bonnes lois, lesquelles dépendent à leur tour d’une bonne
constitution qui est l’œuvre du législateur. D’après ce qui précède, le législateur doit
être un homme vertueux, étant donné que la vertu est une condition nécessaire du
bonheur. Il faut préciser qu’en ce qui nous concerne ici, il s’agit de la vertu éthique,
puisque le terme arétè一 traduit par vertu ou excellence—, est défini par Aristote
comme ce qui permet à chaque chose d’accomplir sa fonction propre. Vue sous cet
angle, la vertu est coextensible aussi aux instruments et aux animaux, mais la vertu
éthique dont il s’agit ici est exclusivement humaine. En effet, Aristote définit la vertu
en ces termes :
« La vertu de l’homme doit aussi être l’état qui fait de lui un homme bon et qui lui
permet de bien remplir son office propre »(Aristote, Éthique à Nicomaque, Traduction,
présentation, notes et biographie de Richard Bodéüs, Flammarion, 2004, II, 1,
1106a23-24).
Aristote part du principe que la nature ne fait rien en vain et que chaque chose a une
fonction à remplir, et la fonction de chaque chose c’est d’accomplir sa propre nature.
Donc, la fonction de l’homme est de devenir bon et heureux, et le facteur qui le permet
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est la vertu. Le stagirite distingue des vertus intellectuelles et des vertus morales. La
sagesse, la compréhension et la sagacité sont d’ordre intellectuel, tandis que la
générosité, la tempérance et le courage sont d’ordre moral. Les vertus intellectuelles
s’acquièrent par l’enseignement et c’est pourquoi elles ont besoin de plus de temps et
d’expérience. Quant aux vertus morales, elles sont produites par l’habitude – êthos. Ce
qui signifie que, c’est seulement suite à un long processus d’enseignement et par
l’habitude que nous pouvons devenir vertueux. Aristote dira à ce propos que :
« Ce n’est ni naturellement, ni contre-nature, que nous sont données les vertus. Au
contraire, la nature nous a fait pour les recevoir, mais c’est en atteignant notre fin que
nous les acquérons, par le moyen de l’habitude » (Ibid, II, 1, 1103a23-26).
Autrement dit, si nous sommes naturellement aptes à recevoir les vertus, il n’en
demeure pas moins que nul n’est vertueux naturellement. Comme nous l’avons déjà
signalé, est législateur celui qui, par l’enseignement et l’habitude possède non
seulement les vertus intellectuelles, mais aussi celles morales.
Si ce n’est ni naturellement, ni contre-nature, que nous sont données les vertus et qu’au
contraire la nature nous a faits pour les recevoir, comme le soutient Aristote, alors
nous ne sommes pas tous aptes à recevoir les vertus. En effet, Aristote fait de la cité la
seule communauté politique dans laquelle l’homme pourrait vivre une vie vertueuse
donc heureuse. Il dit :
« La cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal
politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des
circonstances, est soit un être dégradé, soit un être surhumain, et il est comme celui qui
est injurié en ces termes par Homère : “sans lignage, sans loi, sans foyer » (Aristote,
Les Politiques, Traduction, introduction, bibliographie, notes et index par Pierre
Pelligrin, Paris, Flammarion, 1993, I, 2, 1252a5. 16-ibid, 1252a4).
Mieux, dans la cité ce n’est pas tout le monde qui a le statut de citoyen, car est citoyen
celui qui a le droit de participer aux magistratures. Or, pour participer aux
magistratures il faut être d’abord un homme libre, ce qui exclut d’office tous les
esclaves de la cité ; il faut être riche et exempt de tout travail physique et activités
mercantiles : toute chose qui exclut les pauvres, les ouvriers, les artisans, les
commerçants et les étrangers de la citoyenneté. Le citoyen doit être aussi quelqu’un de
cultivé et d’expérimenté, or ce facteur exclut les jeunes et les femmes. Il en résulte que
dans la cité grecque seule une partie infime bénéficie du statut de citoyen. Aristote
reconnaît cependant que les esclaves, les ouvriers, les commerçants sont
indispensables à la survie même de la cité, puisqu’ils assurent la production des biens
matériels nécessaires à la culture de la vertu et donc du bonheur, et que l’homme
vertueux doit être libéré de tout souci matériel. Il ne serait pas inutile de rappeler que,
l’un des facteurs essentiels qui fait de la cité l’unique communauté politique dans
laquelle l’homme peut mener une vie vertueuse est son caractère autarcique.
Ainsi donc, le législateur est un homme de savoir tant théorique que pratique puisqu’il
aura affaire à des choses générales mais aussi particulières. Ce savoir, il l’acquiert par
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l’enseignement et par l’habitude, mais il faut que tout cela soit conditionné à une
prédisposition naturelle et nécessaire que doit posséder l’individu. Autres conditions
nécessaires pour devenir législateur : la liberté et l’abondance matérielle puisque la
pratique de la vertu a impérativement besoin d’un temps de loisir et d’abondants biens
extérieurs.
À travers l’analyse ci-dessus sur ce qu’est l’homme de bien, comment devenir homme
de bien et les conditions nécessaires pour devenir homme de bien, nous constatons
qu’il y a non seulement des similitudes, mais aussi des divergences notoires entre la
conception confucéenne et celle d’Aristote. Pour ce qui est des similarités, nous dirons
essentiellement que, et Confucius et Aristote, soutiennent que l’homme de bien doit
être dépositaire d’un certain savoir et d’une excellente vertu morale. Mais, le savoir
dont parlent Confucius et Aristote n’est pas celui des sciences de la nature. Il s’agit
plutôt du savoir des sciences sociales et humaines, puisque la préoccupation majeure
de l’homme de bien est : à partir du perfectionnement moral du soi, comment parvenir
au perfectionnement moral de chacun et à celui de toute la cité ; puis sur la base de
cette excellence morale de tous, établir une société moralement saine et politiquement
harmonieuse. Dans sa réponse à Fan Chi, un de ses disciples, nous lisons clairement le
peu d’importance que Confucius accorde aux sciences de la nature. Fan Chi demanda à
Confucius de lui enseigner l’agronomie, Le Maître dit :
« Adressez-vous plutôt à un vieux paysan. » Il lui demanda de lui enseigner le
jardinage. Le Maître dit : « Adressez-vous plutôt à un vieux jardinier. » Fan Chi se
retira. Le Maître dit : « Ce Fan Chi est vraiment un homme vulgaire ! Quand ses
maîtres (les hommes de bien qui gouvernent) cultivent les rites, le peuple n’ose pas ne
pas être respectueux. Quand ses maîtres cultivent la justice, le peuple n’ose pas ne pas
obéir. Quand ses maîtres cultivent la bonne foi, le peuple n’ose pas ne pas dire la
vérité. Vers de tels maîtres, les gens affluent de toutes parts en portant leurs gosses sur
le dos. A quoi bon l’agronomie ? » (Pierre Ryckmans, Gallimard, 1987, XIII.4).
Il apparaît dès lors que, dans l’esprit de Confucius tout savoir qui ne participe pas
directement dans la culture de la vertu morale n’est pas du ressort de l’homme de bien.
Cette conception est partagée par Aristote contre son maître Platon en disant qu’un
jeune homme pourra être un excellent mathématicien sans pour autant être vertueux.
Pour Aristote, l’éthique et la politique sont - pour parler comme Pierre Pellegrin, du
domaine de la philosophie des choses humaines qui relèvent du monde sublunaire. Et
l’homme ne peut délibérer que sur les choses du monde sublunaire parce qu’elles sont
contingentes. Et tout ce qui est contingent, peut être autrement qu’il ne l’est, sous
l’action de l’homme. Par conséquent, la vertu morale et l’excellence politique ont plus
besoin de savoir pratique qui résulte de l’action, plutôt que de savoir théorique qui
porte sur le nécessaire. L’homme ne délibère pas sur le nécessaire puisqu’il ne relève
pas du domaine de l’action mais de celui de la contemplation. Antoine Hourdakis dira
à propos que :
« Chez Aristote, la valeur pédagogique de la vertu devient une habitude active, qui
dépasse le rationalisme socratique. La connaissance de la vertu n’est pas suffisante à
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elle seule pour déterminer le comportement de l’homme. Il faut de l’entraînement et
des efforts laborieux pour en arriver là » (Antoine Hourdakis, Aristote et l’éducation,
P.U.F, Paris, 1998, P.6).
Est nécessaire à l’homme de bien tout savoir lui permettant la culture de la vertu
morale et de l’excellence politique.
Des divergences de vues de Confucius et d’Aristote sur l’homme de bien peuvent être
cernées par deux aspects essentiels. Premièrement, Pour Confucius le ren (仁),
potentiel d’humanité, existe en chaque être humain de façon innée et la différence
entre les hommes est la résultante de ce qui est acquis, comme par exemple les mœurs
et les coutumes. Le Maître dit :
« De par leur nature, les hommes sont proches les uns des autres, mais ce sont leurs
coutumes qui les différencient » (ibidem.p6).
Autrement dit, de par notre nature, nous avons tous la possibilité de devenir junzi, mais
ceci passe par une étude assidue et une pratique sans cesse des rites. Dans le langage
aristotélicien on dira que pour Confucius chaque être humain est un junzi en puissance.
Par contre pour Aristote, c’est seulement un certain nombre de chanceux, ayant reçu
de la nature la prédisposition nécessaire peut devenir homme de bien ou encore
législateur. Il dit :
« Etre capable de prévoir par la pensée, c’est être par nature apte à commander c’est-àdire être maître par nature, alors qu’être capable d’exécuter physiquement ces tâches,
c’est être destiné à être commandé c’est-à-dire être esclave par nature » (Pierre
Ryckmans, Gallimard, 1987, IV.5).
Ceci revient à dire que l’esclave naturel est naturellement exclu de ceux qui peuvent
devenir vertueux. Deuxièmement, même si Aristote s’oppose à une quête effrénée du
profit matériel一 puisque par principe la théorie du juste milieu dont il a été un des
premiers théoriciens rejette l’excès en toute chose—, il n’en demeure pas moins que le
facteur bien matériel joue un rôle déterminant quant à la possibilité pour l’homme de
devenir homme de bien, voire un simple citoyen. Il est connu que pour Aristote, un
citoyen libre mais pauvre ne peut être un homme vertueux. La raison en est que la
culture de la vertu nécessite un temps de loisir, or pour avoir un temps de loisir, il
faudrait être un citoyen qui n’a aucun souci du matériel. Par contre, aux yeux de
Confucius, les richesses matérielles ne peuvent et ne doivent influer sur la vertu
morale de l’homme de bien. La culture sans condition du ren et la conduite conforme
aux rites sont une exigence sans condition pour le junzi. Le Maître dit :
« Les hommes désirent tous la richesse et les honneurs, mais pour en jouir, ils ne
devraient pas sacrifier leurs principes. Les hommes ont tous horreur de la pauvreté et
de l’obscurité, mais pour y échapper, ils ne devraient pas sacrifier leurs principes. Si
l’homme de qualité renonce à la vertu, comment pourrait-il illustrer son nom ? Il ne
s’écarte jamais du bien, fût-ce un seul instant ; jamais il ne s’en détache, ni dans le
désarroi, ni dans la tribulation » (Pierre Ryckmans, Gallimard, 1987, IV.5).
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Dans un autre passage le Maître dit :
« L’honnête homme cherche la vérité, il ne cherche pas un gagne-pain…L’honnête
homme se soucie de la vérité, il ne se soucie pas de la pauvreté » (Ibid XV.32).
Il s’en suit que, même dans des circonstances extrêmes le junzi ne doit pas lâcher prise
puisqu’il y va de l’existence même de son statut d’homme de bien. Au pays de Chen,
on lui coupa les vivres. Ses disciples affaiblis ne tenaient plus sur leurs jambes.
Indigné, Zilu vint le trouver et dit :
« Se peut-il qu’un honnête homme tombe dans la détresse ? » Le Maître dit : « Bien
sûr qu’un honnête homme peut tomber dans la détresse. Dans la détresse, seul
l’homme vulgaire se laisse démonter » (Ibid XV.2).
Comme nous le constatons, non seulement les richesses matérielles ne sont pas une
condition nécessaire pour devenir junzi, mais encore elles ne doivent pouvoir pas
troubler un seul moment l’homme de bien. Par ailleurs, Confucius ne nie pas que le
junzi a besoin de biens matériels, mais il affirme que leur acquisition ne doit jamais se
faire au détriment de la vertu morale. Ainsi, se trouve posé l’épineux problème de la
nature de la relation qu’il faut établir entre richesses matérielles et principes moraux.
Faut-il sacrifier sa vie pour préserver une vertu morale qui est sa propre fin ? Quelle
serait la valeur ou la signification d’une vertu morale s’il fallait sacrifier une vie
humaine pour la préserver ? Si une richesse matérielle peut servir à sauver des vies
humaines, faudrait-il les refuser même si vous savez qu’elles sont de source douteuse ?
Ces questions nous projètent au cœur du problème contemporain du sens des valeurs
morales, dans un monde où tout est désormais mesurable, comptable et monnayable.
2. Rôle de l’homme de bien dans la pensée morale et politique de Confucius et
d’Aristote
Personnage idéal de perfection morale, incarnation de l’excellence politique, l’homme
de bien constitue une figure irremplaçable dans la société, jouant un rôle de premier
plan. Chez Confucius comme chez Aristote, l’homme de bien doit jouer trois rôles
essentiels : celui d’éducateur du grand nombre et celui de conseiller du prince et
réformateur politique.
2.1. L’homme de bien comme éducateur
Le perfectionnement moral individuel (xiushen=修身) vise un but bien précis, c’est de
parvenir à l’état de sainteté intérieure (neisheng=内圣) et à l’ordonnance du monde
extérieur (waiwang=外王). L’homme de bien doit répandre sa perfection morale au
niveau de l’ensemble de la société en vue d’aider chacun des membres de la société à
élever sa culture morale. Pour Confucius, si nous avons tous naturellement les
potentialités de devenir homme de bien, il n’en demeure pas moins qu’une saine
éducation est nécessaire pour atteindre cet objectif. Et seule la force morale de
l’homme de bien et le respect des rites sont capables de transformer ces potentialités
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innées en réalités. En effet, l’éducation du commun des mortels est une mission sacrée
pour l’homme de bien et Confucius en personne y a consacré toute sa vie. Le Maître
dit :
« Engranger le savoir en silence, étudier sans trêve, enseigner inlassablement : tout
cela ne me coûte guère » (Ibid VII.2).
On voit alors que, étudier et se perfectionner sans cesse non seulement ne sont pas une
fin en soi, mais aussi n’ont de sens que lorsqu’ils sont envisagés dans le cadre de
l’extension de l’excellence aux autres. Zilu demanda qu’est- ce qui constitue un
gentilhomme ? Le Maître dit :
« Il se cultive, et acquiert ainsi de la gravité.一est-ce tout ? Il se cultive, et donne la
paix à autrui.一est-ce tout ? Il se cultive, et donne ainsi la paix au peuple. Mais là, Yao
et Shun eux-mêmes ont peiné » (Ibid XIV.42).
Yao et Shun sont des personnages légendaires, qui sont des symboles de la
perfection morale et de la gouvernance politique de la pensée chinoise.
Par ailleurs, il faut signaler que pour Confucius, la notion d’éducation s’étend à la
politique puisqu’il envisage cette dernière en terme de formation au respect des rites et
à la culture de la vertu morale. Le seigneur Ji Kang interrogeait Confucius sur l’art de
gouverner ; il lui demanda :
« Si je tuais les méchants pour aider les bons, qu’en diriez-vous ? » Confucius
répondit : « Pour gouverner avez-vous besoin de tuer ? Cherchez le bien, et le peuple
sera bon. La vertu du gentilhomme est vent, la vertu du vulgaire est herbe : quand le
vent lui passe dessus, l’herbe doit se coucher » (Ibid XII.19).
Que l’homme de bien doive éduquer l’homme vulgaire par l’extension de l’excellence
de sa vertu aux autres ne fait l’ombre d’aucun doute. Mais ceci n’est pas sans poser
problème si nous nous demandons comment il se fait que la vertu de l’homme de bien
soit vent et celle de l’homme vulgaire soit herbe et que quand le vent lui passe dessus,
l’herbe doit se coucher et que l’homme vulgaire continue d’être toujours vulgaire.
Autrement dit, l’existence même du vulgaire met à mal cette idée de la supériorité de
la vertu de l’homme de bien sur celle de l’homme de peu, sinon que sous l’influence
de la vertu de l’homme de bien qui incarne une capacité de transformation(化 hua),
le vulgaire soit devenu un homme de bien de second degré puisqu’il est sous la
direction d’un homme de bien autonome, mais ne soit plus homme de peu(小人
xiaoren). Aussi, si nous prenons le rapport entre la vertu de l’homme de bien et celle
de l’homme vulgaire sous l’angle de l’herbe qui doit se coucher si le vent lui passe
dessus, pourrions-nous considérer l’homme de peu comme un agent moral ? Si oui,
quelle serait la responsabilité morale de l’homme de peu devant ses actes, étant donné
que sa vertu se plie aux injections de celle de l’homme de bien ? Ainsi se trouvent
posés d’une part, l’épineux problème de la responsabilité morale de chacun devant ses
actes dans la pensée de Confucius et d’autre part, la remise en cause même de la
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théorie selon laquelle nous avons tous naturellement les potentialités de devenir
homme de bien.
Le rôle d’éducateur du législateur se révèle chez le stagirite dès que nous abordons les
traités éthiques et politiques de ce dernier. Le souverain bien一 le bonheur—, est la
chose la plus recherchée puisqu’il est la fin ultime de la vie humaine. Or le bonheur
dépend de la vertu laquelle est produite par une bonne éducation. Une bonne éducation
ne peut exister que sous de bonnes lois, lesquelles dépendent à leur tour d’une
constitution excellente. Il est connu, qu’ établir une constitution adaptée à chaque
peuple est la responsabilité essentielle du législateur. Étant donné que nous ne sommes
pas bons naturellement, l’éducation par les lois devient la condition sine qua non pour
le devenir. Aristote écrit :
« Bénéficier dès la jeunesse d’un entraînement correct à la vertu est difficile sans avoir
été élevé sous des lois qui entraînent dans le même sens. En effet, vivre avec
tempérance et fermeté ne plaît pas au grand nombre, surtout quand on est jeune. C’est
la raison pour laquelle des lois doivent avoir établi la manière d’être élevé et dont il
faut se conduire, car les jeunes alors ne trouveront pas pénible ce qui est devenu une
habitude familière » (Aristote, Éthique à Nicomaque, Traduction, introduction, notes et
biographie de Richard Bodéüs, Flammarion, 2004, X,4,1179b32-36).
Il apparaît ici clairement la nécessité de bonnes habitudes pour la culture de la vertu et
cela à travers de bonnes lois. Cette nécessité de s’habituer aux lois dès le bas âge est
due au fait que les jeunes sont plus enclins à suivre leurs affections instinctives plutôt
que leur raison.
Cependant, la nécessité de créer de bonnes habitudes et de les renforcer ne se limite
pas aux seuls jeunes mais s’étend aussi aux adultes, puisque les tendances vicieuses de
l’homme ne sont jamais vaincues une fois pour toute. Aristote dira à ce propos :
« Puisqu’il faut encore, une fois adultes, adopter certaines conduites et prendre
l’habitude, nous avons sans doute aussi besoin de lois les concernant et donc, en
général, concernant toute l’existence. Le grand nombre en effet se rend à la contrainte
plutôt qu’à un argument et aux châtiments plutôt qu’à l’attrait de ce qui est beau »
(Ibid 1180a2-6).
L’éducation par les lois pour créer de bonnes habitudes devient une activité qui occupe
toute la vie de l’homme, puisqu’à chaque phase du développement de l’être humain
correspondent de nouvelles conduites à adopter et cela par le biais des lois. Et qu’ils
sont généralement plus enclins à suivre leurs affections et passions plutôt que leur
raison, il appartient alors au législateur de créer un environnement propice pour que les
hommes cultivent de bonnes habitudes afin de pouvoir mener une vie vertueuse. A ce
propos Aristote dit :
« C’est précisément pourquoi certains croient que les législateurs ont le devoir
d’appeler à la vertu et d’inciter à prendre en vue ce qui est beau, sachant qu’ils seront
écoutés de ceux qui ont reçu au préalable, par leurs habitudes, une éducation honnête,
mais qu’ils ont l’obligation d’établir pour les récalcitrants et les natures défaillantes
des punitions et des amendes et, s’ils sont incorrigibles, de les expulser totalement du
territoire » (Ibid X,5,1180a7-11).
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Avec Pellegrin nous dirons que c’est le législateur qui est le facteur de la vertu en
instituant de bonnes lois. C’est donc lui qui sera responsable du bonheur ou du
malheur de ses concitoyens.
Il faut signaler que Confucius et Aristote ont tous deux une expérience assez fournie
quant au rôle d’éducateur et de facteur de diffusion de la vertu dans le corps social.
Confucius est le père fondateur de la première école non étatique de l’histoire de la
Chine ; école qui a formé des milliers de disciples devenus d’illustres hommes de
lettres mais aussi d’éminents hommes politiques de la période des Printemps et
Automnes. Quant à Aristote, il fut entre autres le précepteur d’Alexandre LE GRAND
qui fit de Rome le plus grand empire de l’histoire antique en unissant pour la première
fois l’occident à l’orient. De plus, le lycée accueillait d’éminentes personnalités du
monde politique de toute la Grèce antique.
2.2 L’homme de bien comme conseiller du prince et réformateur politique
Confucius, comme Aristote, a compris que l’appareil ou l’organe politique de la
communauté était le meilleur moyen pour la diffusion de la vertu dans tout le corps
social. Puisque dans la plupart des cas, le législateur aura affaire à des constitutions
déjà existantes mais qui fonctionnent mal, le rôle de conseiller est le mieux indiqué
pour influer dans le sens de la normalisation et de répandre la vertu. Et nos deux
illustres penseurs ont chacun un riche passé en la matière
A mesure que croissait le nombre de ses disciples, que grandissait son influence,
Confucius gagnait davantage la confiance du souverain du royaume de Lu et fut invité
à administrer le pays. Le royaume des Lu devient un pays paisible et bien structuré.
Dans les Mémoires historiques, il est indiqué que sous la gouvernance de Confucius,
au royaume des Lu le boucher n’osait pas demander un prix exorbitant pour sa viande,
que les passants ne s’emparaient pas des objets déposés au bord de la route, que les
visiteurs qui entraient dans le pays avaient le sentiment d’être chez eux. Donc le rôle
de conseiller du prince permet d’opérer la réforme politique nécessaire pour parvenir à
l’idéal politique du confucianisme qu’est la gouvernance par la vertu. En partance pour
le pays de Wéi, Zilu dit :
« Si le souverain de Wéi vous invitait et vous confiait le gouvernement, que feriezvous en premier lieu ? » Le Maître dit : « Rectifier les noms, pour sûr ! » Zilu
dit : « Vraiment ? Vous allez chercher loin ! Les rectifier pour quoi faire ? » Le Maître
dit : « Zilu, vous n’êtes qu’un rustre ! Un honnête homme ne se prononce jamais sur ce
qu’il ignore. Quand les noms ne sont pas corrects, le langage est sans objet. Quand le
langage est sans objet, les affaires ne peuvent être menées à bien. Quand les affaires ne
peuvent être menées à bien, les rites et la musique dépérissent. Quand les rites et la
musique dépérissent, les peines et les châtiments manquent leur but, le peuple ne sait
plus sur quel pied danser. Pour cette raison, tout ce que l’honnête homme conçoit, il
doit pouvoir le dire, et ce qu’il dit, il doit pouvoir le faire. En ce qui concerne son
langage, l’honnête homme ne laisse rien au hasard » (Les Entretiens de Confucius,
traduction, intro et notes de Pierre Ryckmans, Gallimard, 1987, XIII.3).
On voit que, le rôle de conseiller du prince de l’homme de bien ne se justifie que
lorsque qu’il a comme fin la réforme des institutions politiques en vue de la seule
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gouvernance par la vertu. Et tout autre objectif s’écarterait de celui de la philosophie
politique du confucianisme.
Quant à Aristote, il fuit Athènes et s’installe à Assos de Troade dans le but d’exercer
une influence sur le chef de la ville d’Atarnée, Hermias, et de parvenir à appliquer la
politique platonicienne qui lui avait été enseignée. Quand les macédoniens prirent et
détruirent Stagire, la patrie d’Aristote, il demanda la faveur à son roi protecteur
Philippe de Macédoine, père d’Alexandre de donner de nouvelles lois aux stagirites.
On constate donc avec Aristote que, l’homme de bien ne disposant que de son
excellence morale, ne peut que se contenter du poste de conseiller du prince pour
réaliser son idéal politique qui est celui de la gouvernance par la vertu.
Il s’ensuit que, la création de nouvelles cités étant une situation peu fréquente,
l’homme de bien aura plutôt fréquemment à faire face à des institutions qui
fonctionnent mal. Il sera donc sollicité pour rectifier les cas d’anomalies afin d’établir
des institutions vertueuses permettant la diffusion de la vertu dans tout le corps social.
Ainsi, la nécessité de faire appel à l’homme de bien pour l’établissement d’une société
moralement saine, économiquement prospère et politiquement harmonieuse reste une
préoccupation éminemment actuelle dans nos sociétés contemporaines. Le grand écart
entre théorie politique et pratique politique ou entre penseur politique et homme
politique d’une part, et la séparation voire la contradiction entre la morale et la
politique d’autre part, ont créé pour ainsi dire des hommes politiques professionnels.
Or, ces hommes politiques professionnels se préoccupent seulement de la politique
efficace, politique dans laquelle la fin justifie les moyens et qui se résume à une lutte
visant à contrôler les sources de distribution des emplois, des honneurs etc. Et, c’est
cette réduction de la politique à sa seule dimension efficace qui explique
fondamentalement la désaffection des citoyens vis-à-vis de la chose politique et des
acteurs politiques dans toutes nos sociétés contemporaines. Que faire pour sortir la
politique de son réductionnisme et quel type d’hommes politiques faut-il pour y
parvenir ? Telle est l’épineuse question qui taraude toutes les“ belles âmes ”de notre
XXIè siècle naissant. Mais c’était déjà la question que se posait, Max Weber en 1919
lors de sa conférence sur La politique comme vocation, en ces termes : « Quel homme
faut-il être pour avoir le droit de mettre les doigts dans les rayons de la roue de
l’histoire ? » Et c’est devant l’impérieuse nécessité de répondre à cette question, que
Confucius et Aristote avaient déjà en leurs temps fait appel à l’homme de bien qui est
l’incarnation de l’excellence morale et politique.
Au terme de cette analyse, nous constatons que, et Confucius et Aristote attribuent de
lourdes responsabilités sociales et politiques, voire messianiques à l’élite intellectuelle
de leurs sociétés respectives, choses qui ont amené certains chercheurs à les taxer
d’élitistes. Mais face à des dirigeants qui ne sont qu’assoiffés de pouvoir, d’honneurs
et de richesses, la force de l’excellence morale de l’homme de bien n’est pas d’une
grande efficacité. Tous deux font de la vertu éthique le fondement de la politique,
confondant ainsi responsabilité morale et responsabilité politique. Or, même si
l’éthique politique est indispensable dans la conduite des actions politiques, il n’en
demeure pas moins que les logiques et réalités politiques ne peuvent se conformer à un
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moralisme pur et dur. Si Confucius reconnaît en chaque homme les potentialités
naturelles de devenir junzi après un long processus d’apprentissage et de pratique de
rites, processus d’apprentissage et de pratique qui n’est possible que grâce à la
possession préalable du ren- potentiel d’humanité qui est une vertu innée-, Aristote par
contre estime que seules quelques personnes ayant bénéficié de la bonne fortune et se
trouvant dans des conditions matérielles abondantes peuvent parvenir à l’excellence de
la vertu. Et c’est précisément ce caractère exclusif de la pensée éthico politique du
stagirite qui en est l’aspect caduc aux yeux des modernes. L’autre aspect rétrograde de
cette pensée, est que l’éthique aristotélicienne est celle du citoyen excluant ainsi la
possibilité d’être vertueux en dehors de la cité. De même, la requête par Confucius de
la recherche ou du respect du ren même au prix fort de la vie est quelque peu
excessive et inacceptable pour un citoyen de l’ère de la mondialisation de l’économie
où les valeurs matérielles ont pris le dessus sur toutes les autres valeurs sociales et
morales. En outre, la coexistence quasi naturelle du couple “junzi-xiaoren”met en
cause la possibilité pour chacun de devenir junzi.
Mais quoi qu’il en soit des difficultés inhérentes à la conception d’homme de bien,
chez Confucius comme chez Aristote, l’apport et en même temps que l’avantage
essentiel de la notion d’homme de bien me semble être d’éviter ou du moins de
résoudre non seulement les conflits qui naissent entre théories et pratiques politiques,
puisque l’homme de bien est l’incarnation même du théoricien et praticien politiques,
mais aussi ceux, plus cruciaux, du rapport entre morale et politique. Car, la morale et
la politique ne sont plus considérées comme deux disciplines distinctes voire
incompatibles, mais plutôt deux phases d’une seule et même chose : la recherche du
bonheur de l’être humain. Cela est possible sans tomber dans un quelconque fascisme,
étant donné qu’il existe en chaque être humain le ren, qui est comme une « belle âme »
veillant sur toutes nos actions ; mais aussi grâce à la caractéristique naturelle de
l’homme à atteindre sa fin ultime qui est le bonheur.
Références Bibliographiques
Bodéüs R, Aristote, Aristote, Éthique à Nicomaque, Traduction, présentation, notes
et biographie de Flammarion, 2004, II, 1, 1106a23-24.
Hourdakis A., Aristote et l’éducation, P.U.F, Paris, 1998
Pelligrin P., Aristote, Les Politiques, Traduction, introduction, bibliographie, notes
et index par Pierre Pelligrin, Paris, Flammarion, 1993
Ryckmans P. Les Entretiens de Confucius, traduction, introduction et notes, Paris.
Gallimard, 1987, XV.18.
Zhou Chun Cail(周春才), traduction de Gong Jie Shi(宫结实), Le Livre des rites
illustré, Beijing, Les livres du Dauphin, 2006
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