Giovanni Gentile et la fin de l'auto-conscience Ouverture philosophique Collection dirigée par Dominique Chateau, Agnès Lontrade et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Xavier PAVIE, Exercices spirituels dans la phénoménologie de Husserl, 2008. Pierre FOUGEYROLLAS, Morts et résurrection de la philosophie, 2008. Manola ANTONIO LI, Frédéric ASTIER et Olivier FRESSARD (dir.), Gilles Deleuze et Félix Guattari. Une rencontre dans l'après Mai 68, 2008. François KAMMERER, Nietzsche, le sujet, la subjectivation Une lecture d'Ecce homo, 2008. F. W. J. SCHELLING, Conférences de Stuttgart, 2008. Philippe S. MERLIER, Patocka. Le soin de l'âme et l'Europe, 2008. Michel FA TT AL, Image, Mythe, Logos et Raison, 2008. Max-Henri VIDOT, L 'Humanisme éthique et ses fondements historiques, 2008. Bertrand DEJARDIN, L'Art et l'illusion, Ethique et esthétique chez Freud, 2008 Stéphanie GENIN, Le Guépard ou la Mélancolie du prince, 2008. Philippe SECRET AN (Trad. et prés.), Etudes autour de Xavier ZUBIRI: Dieu, les religions, le bien et le mal, 2008. Jean-Pierre Emmanuel JOUARD, Le principe de justice. Quatre leçons de philosophie morale et politique, 2008. Paul DUBOUCHET, Droit et épistémologie. L'organon du droit, 2008. Evelyne Buissière Giovanni Gentile et la fin de l'auto-conscience L'Harmattan (Q L'Harmattan, 2009 5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan I @wanadoo.fr ISBN: 978-2-296-07843-7 EAN: 9782296078437 Paris Introduction Introduction « Seules les pensées qui vont jusqu'au bout tiennent tête à l'impuissance omnipotente de l'entente assurée; seule l'acrobatie cérébrale a encore un rapport avec la chose, qu'à ce qu'on raconte, elle méprise par autosatisfaction (...) Aujourd'hui est réactionnaire toute tentative de retenir la pensée en alléguant son outrance ou sa gratuité sziffisante, notamment en vue de la rendre utilisable. »1 Theodor W Adorno. La pensée contemporaine semble s'ériger sur les ruines du système hégélien. Hegel joue le rôle d'une ligne de rupture; il représente celui par rapport auquel il y aurait un avant et un après dans la pensée, avant et après qui peuvent se laisser penser tant sous la forme d'un progrès que d'une décadence. À la grande systématisation hégélienne, qui représente l'apogée du principe moderne de la subjectivité, le sujet absolu conçu sous la forme de l'auto-conscience, succèdent des formes de pensée qui déconstruisent cette subjectivité absolue et en contestent la validité. La critique de la pensée hégélienne, identifiée à l'apogée de la subjectivité, au système de l' autoconscience se posant dans sa liberté comme sujet absolu, constitue le point de basculement de la modernité. 1 . Theodor W. Adorno, La Dialectique négative, trad. par le groupe de traduction du Collège de Philosophie, Paris, Payot, 1978, p. 34. On peut aisément repérer les grands thèmes autour desquels se consomme cette rupture: l'abandon de la perspective d'une philosophie de l'histoire, l'abandon de toute velléité de totalisation du savoir, de l'idée d'une logique comme forme de l'expérience pure, de la subjectivité conçue comme principe fondateur. À rebours, sur le terrain de cette décomposition de l'hégélianisme, fleurit une pratique de la philosophie comme critique de la volonté de puissance incluse dans le principe de la subjectivité et dans l'humanisme qui l'accompagne. Dans la grande fresque qu'il trace de la pensée du dixneuvième siècle, Karl Lowith 1 interprète la pensée postérieure à Hegel comme une dissolution de l'hégélianisme qui investit tous les domaines de la pensée. Le sous-titre de l'ouvrage est significatif: «La fracture révolutionnaire dans la pensée du dix-neuvième siècle ». Le renversement de la philosophie de l'Esprit absolu conduit à Marx et à Kierkegaard, c'est-à-dire aux deux grandes composantes de la pensée contemporaine que sont le marxisme et l'existentialisme et il culmine avec Nietzsche. Plus négativement, Lukacs2 voit dans le posthégélianisme une entreprise de destruction réactionnaire de la raison. Y compris des formes de pensée qui entendent demeurer dans le cadre du rationalisme éprouvent le besoin de marquer leur distance par rapport à Hegel. Ainsi, avec son Discours philosophique de la Modernité, Habermas tente une restauration de la rationalité qui conserve l'idée d'une perspective émancipatrice dans I'histoire, mais dans le même temps, il prend en compte la nécessité de s'émanciper de toute I . K. Lowith, De Hegel à Nietzsche, Trad. R. Laureillard, Paris, Gallimard, 198I. 2 . G. Lukacs, La Destruction de la Raison, Trad. S. Georg, A. Gisselbrecht, C. Pfimmer, Paris, L'Arche, 1958-59. 10 philosophie de la subjectivité, dont l'hégélianisme constitue le point culminant. Ainsi, il se donne pour tâche de « sortir de la philosophie du sujet par une autre issue» 1, autre issue que la critique de la rationalité initiée par Nietzsche qui, identifiant le principe de la subjectivité à l'emprise du concept sur le réel, voit en la rationalité une forme de la volonté de puissance. Mais le but demeure cependant bien de sortir de la philosophie de la subjectivité en explorant un autre chemin que celui de l'absolutisation du principe du Je. La philosophie hégélienne représente ainsi cet élément déterminant dans la pensée contemporaine: de façon négative pour qui veut pratiquer aujourd'hui la philosophie et prospère sur les ruines de I'hégélianisme; paradoxalement, de façon positive, en tant que point de passage culminant et déterminant, pour qui veut tenter de repenser le sens de la philosophie dans son histoire. Dans sa signification historique, la philosophie de Hegel correspond à la position la plus haute du principe de l'auto-conscience. Giovanni Gentile écrit à propos de Hegel: « dans sa Phénoménologie de l'Esprit, il démontre comment la critique que l'esprit fait de lui-même et de toutes ses formes le conduit à reconnaître dans l' autoconscience absolue l'essence du réel. Avant Hegel, la philosophie n'a fait que s'acheminer laborieusement à ce concept de l'auto-conscience qui représente la forme de la réalité en tant qu'esprit. »2 L'Esprit absolu, en tant que conscience de soi de l'Esprit à travers ses objectivations, conduit à son terme le processus d'immanentisation de la 1 . J. Habel1llas, Le Discours Philosophique de la Modernité, Paris, Trad. C. Bouchindhomme, R. Rochlitz, Gallimard, 1988, p. 356. 2. G. Gentile, La Filosofia dell'Arte, Milano, Treves, 1931, p. 367. 11 pensée initié avec la Renaissance. L'absolu n'est plus transcendant à l'esprit, il est la connaissance que l'esprit peut prendre de lui-même à travers ses œuvres. La conscience, sujet immanent de l'histoire qui s'identifie au réel, est bien l'unique héroïne de ce «grand roman philosophique» qu'est La Phénoménologie de l'Esprit. Elle constitue déjà le point de départ, la certitude sensible par laquelle le moi s'identifie à lui-même dans son adhésion au monde. Alexandre Kojève commente le texte hégélien: «L'homme se réduit aux sensations pures et simples. »1 La conscience est également au terme de la phénoménologie, comme conscience faisant retour sur elle-même, comme auto-conscience. «La philosophie absolue n'a pour ainsi dire pas d'objet ou plutôt, elle est elle-même son propre sujet. Seul le Tout possède une réalité concrète. La philosophie, étudiant la réalité concrète, étudie donc la Totalité. Cette Totalité implique la conscience et aussi la philosophie absolue (...) La Philosophie absolue n'a pas d'objet qui lui soit extérieur. »2 L'auto-conscience constitue le Savoir absolu, un savoir qui ne porte pas sur un objet absolu, mais qui est un savoir de soi-même, un savoir que la conscience construit par la réintériorisation pensante de sa propre épopée, un savoir qui est au terme, mais en même temps présent en chacun des moments de son odyssée; car c'est ce savoir seulement qui permet de comprendre les moments en tant que moments, de faire le partage entre le substantiel et le contingent, de saisir l'évènement comme une figure de la conscience, de voir dans la succession des évènements cette «galerie d'images dont chacune est 1 . A. Kojève, Introduction à la Lecture de Hegel, Paris, Tel Gallimard, 1947, p. 41. 2. A. Kojève, Introduction..., p. 38. 12 ornée de toute la richesse de l'esprit» l, pour reprendre l'expression même usée par Hegel. L'auto-conscience se dégage des moments de la phénoménologie de la conscience comme le principe qui permet de les identifier en tant que moments. D'où l'histoire à double entrée que nous narre Hegel dans sa Phénoménologie. La phénoménologie est phénoménologie de la conscience au sens où elle est l'apparaître de la conscience à elle-même dans son déploiement. Ainsi les figures théoriques du sensualisme ou de l'empirisme en représentent-elles des moments constituants en tant que figures de la finitude dans laquelle la conscience s'apparaît à elle-même. Et dans le même temps, la figure ne peut être identifiée comme telle que dans la mesure où elle est une figure de l'esprit, c'est-à-dire où elle est reprise dans la conscience du Tout qui l'identifie comme moment ou figure. Le Savoir absolu n'est pas le terme, au sens de terme final; mieux vaut comprendre le terme comme la fin aristotélicienne. Le Savoir absolu n'est pas différent des moments, il est l'âme de chacun d'eux, il constitue l'identité du moment en tant que moment. Hegel exprime sans ambiguïté cette immanence de l'auto-conscience à la conscience: « Ce que nous avons ajouté nous-mêmes ici est seulement d'une part le rassemblement des moments singuliers dont chacun dans son principe représente la vie de tout l'esprit, d'autre part, le ferme maintien du concept dans la forme du concept, concept dont le contenu s'était déjà montré inclus dans ses moments singuliers et qui s'était déjà montré lui-même dans la forme d'une figure de la conscience. »2 Conscience et auto-conscience existent 1 . Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, Vol.II, Trad. Hyppolite, Paris, Aubier, 1999, p. 31!. 2. Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, Vol.II, p. 302. 13 donc dans un rapport d'identité et de différenciation continuel, rapport qu'il incombe à la philosophie de penser. La tâche propre de la philosophie, c'est de manifester sous la forme du concept rationnel ce rapport de la conscience et de l'auto-conscience. D'un point de vue théorique, la notion d'auto-conscience est donc liée à la possibilité même de la philosophie entendue comme une discipline critique constituant une analyse des savoirs et une synthèse de leur unité en tant que savoirs humains. Cette notion fonde la dimension humaniste de la philosophie et son abandon conduit à des formes d'anti-humanisme, que ce soit sous la forme d'une philosophie conçue comme exercice du soupçon ou sous la forme d'une conception de la philosophie comme appendice méthodologique des pratiques scientifiques. La pensée de Gentile croît sur le terrain de l'idéalisme hégélien. Elle s'en veut ouvertement une radicalisation qui porte à son terme extrême l'instance hégélienne d'une immanence de l'auto-conscience à la conscience. Cette tâche que Hegel assigne à la philosophie, Gentile la fait sienne. Dans sa Rifarma della Dialettica hegeliana, il se donne pour objectif d'éliminer les derniers résidus de transcendance à l'intérieur de la pensée hégélienne et de conduire l'idéalisme à la forme la plus rigoureuse et la plus absolue d'immanentisme1. Concevoir l' autoconscience de façon rigoureuse, tel est le projet de Gentile qui opère ainsi une réforme de la dialectique de Hegel et cultive l'ambition de parcourir jusqu'à son terme extrême la voie sur laquelle, selon lui, Hegel se serait arrêté en chemin. 1 . Cfr. E. Buissière, « Giovanni Gentile, réformateur de la dialectique hégélienne », in, Les Etudes Philosophiques, n04, 1994, pp. 521-542. 14 «L'homme est homme conscience. »1 parce qu'il est auto- L'homme est esprit, il est pensée pensante, pensée en acte et par là même auto-conscience. À la philosophie revient bien la tâche d'exprimer sous forme conceptuelle cette auto-conscience. L'ultime ouvrage de Gentile, Genesi e Struttura della Società se clôt significativement sur l'invitation socratique à se connaître soi-même. Achèvement de l'idéalisme hégélien et plus encore de toute l'histoire de la philosophie moderne qui naît avec l'émergence du principe de la subjectivité. C'est ainsi que Gentile se représente sa propre philosophie. Dans la Teoria generale della Spirito corne Atto puro, qu'il s'agisse de Berkeley, de Kant ou de Hegel, chaque penseur est vu comme un précurseur de l' actualisme et compris à partir de ce qui lui manque pour s'élever jusqu'à la conception gentilienne de l'Acte pur, c'est-à-dire de ce qu'est pour lui l'auto-conscience: l'immanence de la pensée à ses propres contenus. Gentile lit dans l'histoire de la philosophie une marche progressive vers une pensée totalement immanentiste, cheminement qui trouve ses principales étapes dans la pensée de la Renaissance, dans le spinozisme, et dans un idéalisme allemand qui aurait pour point culminant un Hegel relu à travers la synthèse a priori kantienne, pour enfin atteindre sa maturité avec l'actualisme gentilien. Loin de Nietzsche, de Kierkegaard ou de Schopenhauer, attentif aux seules leçons de l'idéalisme allemand, Gentile veut porter à son extrême limite le principe de la 1. G. Gentile, Genesi e Struttura della Società, Firenze, 1946, III 3, p. 28. 15 subjectivité mis au jour avec la synthèse a priori kantienne et explicité dans la phénoménologie hégélienne. Gentile définit en ces termes la modernité: «l'époque de la modernité consiste précisément en la lente et graduelle conquête du subjectivisme, la lente et graduelle identification de l'Être et de la pensée, de la vérité et de l'homme: c'est le rôle célébré durant des siècles du regnum hominis, l'instauration d'un véritable humanisme. »1 La classique évocation d'un baconien règne de l'homme se mesurant à son emprise sur la nature est ici reprise au sein d'une identification de l'Être et de la pensée; ce déplacement ne peut que nous inciter à la prudence quant à la traduction de la rationalité en termes de volonté de puissance. L'identification de l'Être et de la pensée dans l'actualisme nous conduira plutôt vers la conception d'un sujet transcendantal s'identifiant à l'expérience pure se déployant plus qu'il ne s'en distingue et nous permettra d'esquisser ainsi une conception du moderne indépendante du problème de la technique. La philosophie hégélienne représente aux yeux de Gentile le point culminant de l'immanentisme qui précède immédiatement sa propre pensée. L'immanentisme s'identifie avec la rationalité: penser l'immanence revient à penser la possibilité pour la rationalité de s'auto-fonder. L'immanence, c'est l'affirmation que rien ne précède la pensée et que seule la pensée peut se fonder elle-même. C'est dans cette possibilité que réside sa prétention à l'universalité, universalité qui ne relève donc plus d'un postulat non partageable, mais qui peut élever une prétention fondée à être la patrie natale de l'humain dans sa plus grande généralité. Cette exigence fait écho au 1 . G. Gentile, «Il Concetto della Storia della Filosofia », in, La Rifarma della Dialettica hegeliana, Firenze, Sansoni, 1975, p. 114. 16 besoin de repenser les racines de la culture laïque qui est la nôtre. Après le dépassement hégélien de la substance spinoziste dont le défaut est d'être conçue sous la forme de l'objet et non du sujet, cette immanence tant recherchée ne peut être que l'immanence d'un sujet à lui-même, sujet qui doit ainsi nécessairement assumer à grandes lignes les traits de ce que Hegel nomme l'Esprit. Pour Ugo Spirito, qui fut l'un des disciples les plus féconds de Gentile, l'actualisme gentilien élabore les conditions théoriques qui permettent la pleine et rigoureuse expression de cette notion d'autoconscience: « Quelles sont les conditions nécessaires pour que se réalise l'auto-conscience? Pour répondre, il suffit de suivre la voie tracée par l'actualisme. L'autoconscience exige la résolution de la totalité du réel dans une unité homogène qui élimine tout dualisme. L'actualisme précise l'alternative en disant: ou tout est esprit ou tout est nature (...) La logique du monisme est une logique de fer, on ne peut s'arrêter à des solutions intermédiaires. C'est la raison pour laquelle l'actualisme revêt le sens d'une solution spéculative qui ne peut être dépassée. »1 En ce sens, l' actualisme constitue le point culminant et extrême de la spéculation idéaliste. «La philosophie de Gentile conclut l'histoire de la pensée moderne comprise comme métaphysique du Je. »2 C'est en ce sens que la réflexion sur l' œuvre spéculative de Gentile engage une réflexion sur le projet idéaliste dans sa totalité. La philosophie de Gentile nous livre la conscience du développement historique de la philosophie moderne, de son point d'arrivée. La philosophie peut-elle continuer à demeurer dans cet horizon, à y prospérer ou 1 . U. Spirito, Storia della mia Ricerca, Firenze, Sansoni, 1970, p. 208. 2. U. Spirito, Giovanni Gentile, Firenze, Sansoni, 1969, p. 262. 17 doit-elle y renoncer comme à un mythe que la rationalité aurait élaboré à propos d'elle-même? Gentile représentet-ill'épilogue d'un moment de la philosophie désormais irrémédiablement dépassé? Selon DeI Noce, la tentative gentilienne se clôt sur un échec et cet échec engage tout l'idéalisme: «Il porte à ses conséquences extrêmes le principe de l'immanence dans sa version idéaliste; si l'on juge ses difficultés insurmontables, comme je pense que c'est le cas, on peut concevoir l' actualisme comme une autocritique de l'idéalisme moderne.» 1 Mais les difficultés inhérentes à l'actualisme sont-elles vraiment aussi insurmontables que DeI Noce l'estime? Le retour à la conception d'un Absolu transcendant à laquelle il aspire ou à une quelconque forme de transcendance, en devient-il pour autant plus satisfaisant? Il semble en tout cas difficile de faire l'économie d'une réflexion sur cet idéalisme extrême que fut l'actualisme. Certes, l'affaire pourrait sembler entendue d'avance et l'actualisme écarté d'un revers de main pour de multiples raisons. L'histoire de la philosophie gentilienne fait l'impasse sur Schopenhauer, Kierkegaard et Nietzsche et elle semble ignorer Husserl tout autant que Heidegger. Si la philosophie contemporaine est celle qui se nourrit de la dissolution du système historique mondial hégélien2, comment ne pas considérer la pensée de Gentile comme un archaïsme philosophique? Si la philosophie contemporaine se centre sur la finitude du sujet, comment accorder crédit à une pensée qui fait de la liberté infinie du sujet auto-conscient son fondement? Le recours qu'opère 1. A. Del Noce, Giovanni Gentile, Per una Interpretazione filosofica della Storia contemporanea, Bologna, Il Mulino, 1990, p. 30. 2. cf. Karl LOwith, De Hegel à Nietzsche, Paris, Gallimard, 1981. 18 Gentile à la pensée hégélienne s'inscrit dans le grand mouvement de réaction au positivisme qui marque la culture italienne dès la fin du dix-neuvième siècle et la domine durant la première moitié du vingtième siècle. Gentile fut le principal responsable de ce provincialisme italien tant dénoncé par Norberto Bobbio1, ce qui semble avoir pour conséquence de limiter la portée de l'actualisme à une réaction purement provinciale et conduit à ranger la pensée gentilienne en marge des évolutions de la philosophie européenne. Pour Norberto Bobbio, la philosophie de Gentile apparaît «non seulement comme quelque chose de mort, mais elle semble même incompréhensible (et il semble incompréhensible qu'elle ait été aussi facilement comprise et exaltée). »2 Dans un article intitulé «I 'neo' in Filosofia », Croce mentionne l'ouvrage de K. Lûwith, De Hegel à Nietzsche et l'interprète comme une mise en perspective de la décadence de la philosophie qui suit Hegel. «C'est ce qu'on possède de mieux sur le sujet, même si on n'est pas très sûr que l'histoire qui y est racontée ne soit pas l'histoire d'une décadence philosophique et en tout cas, l'histoire d'une nonphilosophie. »3 C'est bien plutôt le contraire qui se produisit: la redécouverte de la philosophie posthégélienne dans l'après-guerre marqua la fin du néoidéalisme et la floraison de formes de pensées aux antipodes de l'idéalisme. De fait, du point de vue théorique, dans la philosophie contemporaine, la notion d'auto-conscience est totalement absente, dans la mesure 1 . N. Bobbio, Profilo Ideologico del 900' , Milano, Garzanti, 1990, p. 197. 2 . N. Bobbio, Maestri e Compagni, Firenze, Passigli, 1984, p. 24. 3 . B. Croce, Discorsi di Varia Filosofia, Bari, Laterza, 1945, vol. I, p. I13. 19 où elle semble tout droit issue du système hégélien, dont le moins qu'on puisse dire est qu'il jouit d'une fort médiocre réputation, au point qu'on peinerait à trouver aujourd'hui qui se réclame encore de la tradition hégélienne. Au contraire, la philosophie contemporaine se caractérise par la mise en avant de deux notions: celle de concret et d'empirique. Ugo Spirito constate: «Ce qui apparaissait et apparaît encore aujourd'hui définitif et indiscutable, c'est la vérité anti-métaphysique : le crépuscule inévitable et incontournable des concepts d'absolu, d'unité, de totalité. »1 De plus, des raisons historiques particulières renforcent la désaffection que connut l' œuvre de Gentile. Le personnage de Gentile reste lié au fascisme italien, il fut ministre du gouvernement Mussolini, son prestige intellectuel fut mis au service du régime fasciste. On peut se demander si cette adhésion au fascisme était inexorablement inscrite dans la philosophie de Gentile2 ou si elle relevait plutôt de l'aveuglement volontaire d'un 1 . U. Spirito, Giovanni Gentile, p. 253. 2 . Toute la dernière partie de l'ouvrage que Dei Noce consacre à Gentile analyse les rapports de Gentile à Mussolini et développe la thèse d'une proximité de la philosophie gentilienne à l'idéologie fasciste. Cette thèse est également celle de Paul Olivier dans un article rntitulé « Pensée spéculative et fm de la Philosophie », in, Giornale Critico della Filosofia italiana, Firenze, Sansoni, fas. II, 1975, pp. 181-202. Dans Ni Droite, ni Gauche, Paris, Seuil, 1983, Zeev Stermhell évoque également le terrain idéologique favorable que l'actualisme avait créé pour le fascisme. On peut aussi se référer à l'ouvrage beaucoup plus nuancé de G. Calandra, Gentile e il Fascismo, Bari, Laterza, 1987. Sergio Romano dans son ouvrage, Giovanni Gentile, La Filosofia al Potere, Milano, Bompiani, 1984, soutient au contraire la thèse d'un Gentile aveugle à la vraie nature du fascisme et persuadé de pouvoir mettre en œuvre à travers le fascisme ses propres idées morales et politiques qui n'étaient pas celles du fascisme. 20