A la différence de la philosophie, qui n’est pas une science empirique et
qui est donc littéralement ‘sans objet’, comme disait autrefois Althusser
(1974: 18), la sociologie est une science et dispose d’un objet: le social.
Science du social ou science de la société, c’est ainsi qu’on a toujours
défini la sociologie pour la démarquer des sciences avoisinantes, à com-
mencer par la philosophie qui n’est ni scientifique ni empirique, et la
psychologie qui, elle, ne s’occupe pas du social, mais de l’individu en
tant qu’individu. On peut penser que, au-delà de toutes les divergences
philosophiques, théoriques, méthodologiques et idéologiques qui peu-
vent séparer les sociologues appartenant aux différents courants, écoles
et chapelles de la sociologie, chaque sociologue pourrait – et devrait! –
souscrire qua sociologue à la jonction qu’effectue Durkheim entre l’au-
tonomie relative de la sociologie et l’autonomie relative de son objet.
C’est parce que les faits sociaux ont une existence (relativement)
indépendante de nos croyances et ne peuvent pas être déduits de, ni
réduits à des faits psychologiques que la sociologie est possible en tant
que science (relativement) autonome. A la différence de la psychologie,
la sociologie étudie des faits sociaux, c’est-à-dire des actions, des rela-
tions, des représentations et des entités sociales qui “présentent cette
remarquable propriété d’exister en dehors des consciences individu-
elles” (Durkheim, 1977: 4) – non pas de toute conscience ni de la con-
science de tous, bien sur, mais bien de la nôtre, de nous ici présents en
tant que ‘sujet pluriel’1.
Si on peut penser et souhaiter que les sociologues soient prêts à s’ac-
corder sur l’existence de faits sociaux et à défendre l’autonomie relative
de la sociologie contre les tentatives pour la réduire à la psychologie,
voire même à la biologie, la chimie ou la physique, il faut néanmoins
reconnaître qu’il n’en est rien. Dès qu’il s’agit de définir avec plus de
précision les propriétés distinctives qui marquent l’essence du social, la
dissension renaît et chacun cherche aussitôt à prendre ses distances avec
la métaphysique sociale de Durkheim pour ne pas tomber dans le pan-
neau de la réification. La critique de la réification, si souvent adressée à
Durkheim, est en partie justifiée à mon avis, mais, contrairement aux
détracteurs du ‘père fondateur’ de la sociologie, je crois qu’elle ne
provient pas tant de son sociologisme que de son scientisme exacerbé.
Ce qui pose problème, ce n’est pas sa conception réaliste des faits soci-
aux, mais l’empirisme qui l’accompagne (et qui entre d’ailleurs en con-
flit avec son identification des faits sociaux à des faits moraux). Les faits
sociaux ne sont pas des faits empiriques qui tombent sous les yeux. On
ne voit pas la société comme on voit un train qui entre en gare, mais on
la ressent dans la chair, vaguement ou intensément, comme une chose
488 Social Science Information Vol 46 – no 3