2. Unité et diversité du capitalisme, des mouvements autonomes qui

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Unité et diversité du capitalisme
(Essec, 2005).
Intro
Qu'est-ce que le capitalisme ? Allons-nous vers la fin du capitalisme ou vers un nouveau
capitalisme ? Voilà des questions qui ont cristallisé les débats sur le capitalisme au cours des
deux derniers siècles. Les réponses sont multiples, souvent teintées d'idéologie, mais la réalité
actuelle semble montrer l'existence du capitalisme.
Si le capitalisme est ancien, On le trouve le Dictionnaire universel du XIXe siècle (Larousse)
qui ne consacre que six lignes à ce « néologisme ». Il lui donne la succincte définition :
« Puissance des capitaux ou des capitalistes ». Suivent en tout et pour tout deux brèves
citations de Proudhon. Le terme même apparaît sur la couverture du livre de Werner Sombart,
Le capitalisme moderne, en 1902. Pour certains auteurs, le capitalisme se réduit à la sphère
économique, en opposition au socialisme caractérisé par le primat du politique sur
l'économique (voir François Perroux, Le capitalisme, 1948). Pour d'autres, il est loin de se
réduire à l'économique (ainsi de Max Weber, Joseph Schumpeter, Immanuel Wallerstein), il
est parfois comme l'étage supérieur de la civilisation matérielle (voir Fernand Braudel). Le
capitalisme est également en perpétuel mouvement, ce qui rend son étude intéressante mais
difficile. Avec son développement et le stade hégémonique atteint aujourd'hui, le capitalisme
a pris des visages différents. Cependant, il forme en même temps une sorte de « tout » unifié
et dominant.
Unité et diversité du capitalisme peuvent apparaître comme un double et même mouvement
(première partie), mais également comme des mouvements autonomes qui peuvent s'opposer
(seconde partie).
1. Unité et diversité du capitalisme, un double et même
mouvement
1.A. Des expériences différentes, mais des logiques, des principes
et des systèmes de valeurs identiques
1.A.1. Propriété privée, principes de marché, libertés individuelles : un
socle commun aux pratiques différentes
–
Le marché et la propriété privée des moyens de production sont sans aucun doute
antérieurs au capitalisme, mais c'est leur extension sous l'égide des marchands et des
financiers (voir Fernand Braudel, David Landes) qui va participer à l'unification du
capitalisme. Ce mouvement historique se retrouve à partir des X' et XI' siècles, puis s'accélère
au XVII' siècle (autour des Provinces-Unies) ainsi qu'aujourd'hui (mondialisation, Marché
unique européen...). Ce capitalisme est avant tout marchand.
–
Ne pas confondre libéralisme et capitalisme. Le capitalisme est un mode de production
(voir Karl Marx, François Perroux), alors que le libéralisme est une doctrine centrée sur le
principe de la liberté individuelle construite en opposition au pouvoir monarchique.
Cependant, si les formes de capitalisme, dans l'histoire, ont été différentes (capitalisme
financier au Moyen Age, capitalisme commercial au XVI' siècle, capitalisme industriel à la
fin du XVIII' et au XIX' siècle, capitalisme moderne au XX' siècle selon Henri Sée), la
doctrine libérale a essentiellement guidé la formation et le développement du capitalisme.
Dans ce capitalisme libéral, il y a aussi des variantes : libéralisme social, Etat minimal
(ultralibéralisme), absence de l'Etat (libertariens).
–
Le capitalisme a pu se développer par lui-même, mais également en opposition aux
régimes collectivistes et totalitaires. Si les réponses à ces alternatives ont été diverses (lutte ou
modus vivendi), l'objectif a toujours été de défendre les principes capitalistes. En cela, le
capitalisme n'est pas seulement un choix économique, mais également un choix politique et
idéologique.
1.A.2. Des dérives naît l'unité
– Pour Clément Juglar, les crises sont inhérentes au capitalisme et salvatrices, car elles lui
permettent de se régénérer. Elles sont souvent des passages à d'autres formes de capitalisme
(école de la régulation, la crise de 1929 comme le passage d'un capitalisme concurrentiel à un
capitalisme monopoliste). Ainsi, le capitalisme administré des Trente Glorieuses peut être
perçu comme une réponse aux déséquilibres de l'entre-deux-guerres.
– L'unité du capitalisme aujourd'hui est aussi sa tendance à créer des déséquilibres financiers
(voir Dérives du capitalisme financier de Michel Aglietta et Antoine Rebérioux, 2004). Ce
capitalisme financier est une norme prenant des formes différentes (plus ou moins contrôlées)
et a des conséquences variables lorsqu'il se dérègle (crises financières). La finance
internationale participe à un renforcement du capitalisme tout en le fragilisant.
1.B. La diversité dans l'unité
1.B.1Un capitalisme « inter-national »
–
Le capitalisme s'est souvent développé pour renforcer le pouvoir des Etats-nations.
Déjà, au XVI' siècle, les mercantilistes octroyaient des monopoles à des grandes compagnies
nationales et pratiquaient un protectionnisme sélectif. La révolution industrielle des XVIII' et
XIX' siècles a été aussi le théâtre du triomphe de capitalismes nationaux très souvent
protectionnistes (Allemagne, Etats-Unis, Japon, France), en dehors de l'expérience libreéchangiste permanente britannique. En période de crise (années 30) comme de croissance
(Trente Glorieuses), la dimension nationale (parfois nationaliste) reste présente sans toutefois
nuire au développement du capitalisme comme organisation sociale et productive.
– Dans la logique actuelle de la mondialisation, les mouvements de régionalisation et les
logiques diversifiées des blocs, comme l'Accord de libre-échange nord-américain (Alena) ou
l'Union européenne (UE), ne semblent pas remettre en cause le développement d'un
capitalisme mondial.
1.B.2. La diversité du capitalisme en fait sa force unitaire
– La diversité du capitalisme peut s'analyser dans sa dynamique diachronique. Sa capacité à
se transformer lui donne une véritable force unitaire. Alfred Chandler avait montré cette
capacité à se transformer à travers l'exemple des grands groupes américains sur le XXe siècle.
Ceci se vérifie encore aujourd'hui avec le retour des grands groupes américains.
– La complémentarité et la hiérarchie des institutions expliquent la diversité des modèles.
Bruno Amable (Les cinq capitalismes, 2005) distingue cinq capitalismes complémentaires :
néolibéral, continental européen, social-démocrate, méditerranéen et asiatique. Ces
capitalismes sont le résultat de compromis historiques, culturels et politiques entre les
institutions (systèmes éducatifs, marché du travail, marché financier...). Le capitalisme ne se
réduit pas à une seule forme et la diversité est plutôt la règle. Mais cette diversité confirme la
domination des principes capitalistes comme bases organisationnelles.
2. Unité et diversité du capitalisme, des mouvements
autonomes qui peuvent s'opposer
2.A. Un capitalisme et un seul
2.A.1. Un capitalisme régulé par le marché, mais aussi par les Etats et
institutions, comme condition de son unité
–
Une constante du capitalisme est le rôle permanent de l'Etat ou des Etats dans son
développement. L'Etat a impulsé le capitalisme en cherchant à contrôler le pouvoir des
marchands tout en le protégeant. Certes, les places accordées à l'Etat dans les capitalismes
diffèrent, mais il est toujours présent sous des formes variables (rôle de l'Etat fédéral aux
Etats-Unis, rôle des institutions dans l'Union européenne).
–
Les Etats ont été au coeur du développement d'un capitalisme industriel en le
soutenant financièrement (subventions, prêts bonifiés), en le protégeant
(« protectionnisme éducateur » de Friedrich List), en le prenant en charge (nationalisations).
Les Etats japonais et russe à la fin du XIX' siècle, avec des voies différentes, ont participé très
directement au développement du capitalisme industriel. En France comme dans tous les pays
touchés par la guerre, les Trente Glorieuses ont été portées par des Etats producteurs très
puissants. Ces expériences nationales ont renforcé la puissance du système capitaliste.
2.A.2.L'unité de la mondialisation libérale
– Si le capitalisme s'est parfois développé dans des cadres protectionnistes,
l'internationalisation des économies surtout sur le XiXe siècle (rôle
important des firmes multinationales) a accéléré la diffusion du capitalisme comme une
norme mondiale.
–
La mondialisation actuelle renforce le pouvoir planétaire du capitalisme en l'orientant
vers un nouveau « capitalisme actionnarial » (Dominique Plihon). Dans ce capitalisme postfordiste, la finance internationale a un rôle essentiel. Elle impose à la fois une norme de
fonctionnement (financement direct), mais aussi une nouvelle répartition des pouvoirs
(passage du pouvoir managérial au pouvoir des actionnaires, pas nécessairement donné aux
individus mais surtout aux investisseurs institutionnels).
–
La libéralisation des économies concerne également les échanges de biens et de
services (consensus dit de Washington), ainsi que la circulation des personnes. Le capitalisme
libéral mondial l'a emporté sur le socialisme (l'alternative n'existant pratiquement plus), mais
semble aussi l'emporter sur d'autres formes de capitalisme. Les nouveaux entrants dans le
commerce mondial retiennent pour la plupart les principes libéraux (pays dits nouvellement
industrialisés d'Asie, Chine, pays d'Europe centrale et orientale...) et l'Europe continentale a
aussi tendance à converger vers ce type de capitalisme. L'annonce de « la grande
transformation » de Karl Polanyi (1944), avec la fin d'une autorégulation par le marché et
l'avènement d'un capitalisme administré, ne semble pas vérifiée.
2.B. Des capitalismes
2.B.1. Capitalisme contre capitalisme
– La diversité du capitalisme tend à la bipolarisation entre deux grands types : un anglo-saxon
et un rhénan (voir Capitalisme contre capitalisme de Michel Albert, 1991). Pour Michel
Albert, le modèle anglo-saxon (Etats-Unis, Royaume-Uni), caractérisé par une recherche de
profit à court terme, une concurrence forte et un Etat faible, est moins performant que le
modèle rhénan (Allemagne, Europe du Nord, Japon), reposant sur des investissements de long
terme, la recherche de consensus sociaux et une action protectrice de l'Etat. Cependant, la
lutte entre ces deux capitalismes semble tourner à l'avantage du modèle nord-américain.
– Cette diversité des capitalismes peut être encore plus large. Robert Boyer, dans Les
capitalismes en Europe (1996), souligne la persistance de spécificités à l'échelle des
entreprises et des régions et distingue quatre formes de capitalisme contemporain : le modèle
rhénan (Allemagne), le modèle de marché (Etats-Unis, Royaume-Uni), le modèle socialdémocrate (Suisse, Autriche) et le modèle étatique (France, Italie).
– Le capitalisme peut agir aussi contre lui-même. Pour Karl Marx (Le capital, 1867), les
contradictions internes du capitalisme (suraccumulation du capital, exploitation du prolétariat,
recherche permanente du profit) déboucheront sur sa disparition et l'avènement du socialisme.
Cette prédiction ne s'est pas révélée juste, et c'est au contraire l'organisation collectiviste qui
s'est effondrée dans les années 90. Joseph Schumpeter pensait aussi que le capitalisme courait
à sa disparition étant donné que l'esprit d'innovation ne se retrouvait plus dans les grands
groupes (voir Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942).
2.B.2. La question sociale, facteur de division dans les capitalismes
– Déjà, Michel Albert avait montré que la supériorité du modèle rhénan était de concilier
l'économie de marché et le progrès social sur la base d'une économie sociale de marché
(références à la politique menée en Allemagne dans les années 50 par Ludwig Erhard). A
l'inverse, la politique libérale du modèle nord-américain accentue le dualisme social, ce qui,
pour lui, ne peut représenter un système d'avenir même s'il réussit aujourd'hui.
– La question sociale a été au coeur du débat et du vote des Français lors du référendum sur le
Traité constitutionnel, elle divise donc bien deux grands types de capitalisme : un capitalisme
libéral plus financier et individualiste, et un autre plus social. La question de l'existence d'un
modèle capitaliste social européen et d'une alternative au capitalisme néolibéral reste posée.
Pour Bruno Amable, la convergence annoncée vers un capitalisme néolibéral anglo-saxon
n'est pas inéluctable.
Conclusion
Il existe sans doute non pas un capitalisme, mais plutôt des capitalismes. Les études
historiques confirmeraient cette idée et la tendance actuelle de la diffusion d'un capitalisme
néolibéral mondial développe des réactions qui montrent la diversité des capitalismes. Ce
constat de la diversité ne remet pas cependant en cause l'existence de certaines régularités
dans le capitalisme. Un ou plusieurs, ce dernier n'a plus aujourd'hui de concurrent.
C'est une opportunité à saisir pour le penser et le repenser. Ne pas s'imaginer qu'il ne peut pas
s'améliorer et qu'il n'y a qu'une seule voie, celle du néolibéralisme. D'une certaine manière, le
plus grand adversaire du capitalisme est le capitalisme lui-même, car sa réussite ne doit pas
déboucher sur un modèle unique, ce qui serait, sans nul doute, un risque pour son futur. Le
capitalisme ne peut se résumer à la sphère économique, et c'est de sa capacité à intégrer les
nouvelles questions sociales que dépendra son avenir.
Daniel Fleutôt
AEHSC Charles de Gaulle, Caen.
« Les épreuves d’économie aux concours des grandes écoles de commerce », Alternatives
économiques, Hors série Pratique,n°21bis, novembre 2005.
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