performance sociale des entreprises et dispositifs de mesure

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PERFORMANCE SOCIALE DES ENTREPRISES ET
DISPOSITIFS DE MESURE : UN PANORAMA
THEORIQUE
Wafa CHAKROUN
ERFI - CML
Universités de Montpellier I et de
Sousse
(Tunisie)
Azzedine TOUNÉS
Savoie Technolac
Groupe ESC Chambéry Savoie,
(France)
RESUME
L’intérêt croissant pour la performance d’entreprise conduit, depuis quelques
années, à s’interroger sur le contenu de ce concept et les modalités de sa mesure.
La remise en cause de la logique financière de la performance implique la prise
en compte de préoccupations sociales, politiques et environnementales. C’est
dans ce contexte particulier qu’à émergé le concept de performance sociale des
entreprises avec les problématiques afférentes à sa mesure.
Cet article a pour but de montrer l’émergence de la performance sociale et
d’expliquer le changement de paradigme pour la mesurer. Il a aussi pour objectif
de décrire les cadres théoriques susceptibles de contenir la performance sociale.
L’un des principaux apports de cette recherche est la mise en œuvre d’une
synthèse combinant les différentes théories utilisées pour analyser la PSE, les
objets d’étude de chacune de ces dernières et leurs champs d’application par type
de parties prenantes.
La dernière finalité de ce travail est d’examiner différents dispositifs de
mesure de la performance sociale ; cet exercice renseigne que ceux-ci sont de
plus en plus sophistiqués et exhaustifs, mais présentent des limites ; celles-ci sont
inhérentes à la nature des variables mesurées et aux protocoles adaptés. Les
perspectives de cette recherche s’orientent vers une étude de la performance
sociale d’entreprise comme une pratique dans le champ des innovations
organisationnelles.
MOTS CLES : indicateurs sociaux, performance sociale, systèmes de mesure,
responsabilité sociale d’entreprise, théorie des parties prenantes.
INTRODUCTION
La performance était réduite à sa dimension financière. Elle consistait à
réaliser la rentabilité souhaitée par les actionnaires et préserver la pérennité de
l’entreprise. En effet, la théorie néoclassique postule que les marchés sont
parfaitement concurrentiels et que les dirigeants gèrent conformément aux
intérêts des actionnaires. Toutefois, les modèles financiers de mesure de la
performance ont été critiqués au début des années 80 ; la responsabilité de
l’entreprise centrée sur les droits des actionnaires se cantonnait dans un cadre
limitatif (Saint-Pierre et al, 2005). Il s’agit d’une conception basée sur une vue
externe (celles des actionnaires) ignorant les autres partenaires. La responsabilité
de l’entreprise s’étendant aux champs social et environnemental, concilie ces
derniers avec des objectifs économiques tout en intégrant les attentes des
différentes parties prenantes (Commission des Communautés Européennes,
2001) ; il s’agit de la performance globale au sein de laquelle l’entreprise doit
assumer un ensemble de responsabilités au-delà de ses obligations légales et
économiques.
Cette notion de performance globale désigne une vision plus juste allant audelà de l’hyper compétitivité économique des entreprises (le Commissariat
Général au Plan, 1993). Il convient pour qualifier ce concept, d'intégrer les coûts
sociétaux et environnementaux engendrés en termes de chômage, de
déqualification, de pathologies liées au stress, de pollutions… Cette performance
globale des entreprises est ainsi définie "comme l’agrégation des performances
économiques, sociales et environnementales" (Baret, 2006). Sa mesure contraint
à un renouvellement des systèmes d’évaluation.
Ainsi, les chercheurs en responsabilité sociale d’entreprise (notée RSE dans
la suite du texte) s’intéressent de plus en plus à des problématiques afférentes à
l’appréciation de la performance sociale d’entreprise (notée PSE dans la suite du
texte). En s’inscrivant dans les travaux de Caroll (1979), Wartick et cochran
(1985), celle-ci apparaît dans les années 1990 comme un concept central en
éthique des affaires. La PSE formalise l’idée selon laquelle l’entreprise assume
une responsabilité multidimensionnelle englobant le social, l’écologique, le
politique et l’économique ; elle se focalise notamment sur l’évaluation des
ressources humaines car celles-ci sont source de création de valeur et d’avantage
concurrentiel.
Cette communication contient deux parties. La première décrit le changement
de paradigme dans l’évaluation de la PSE (1) ; elle analyse la genèse théorique
(1.2) et les cadres susceptibles de contenir celle-ci (1.2). La deuxième partie
révèle les principaux outils de mesure de la PSE (2) ; elle renseigne sur la
sophistication de ces outils (2.1) ainsi que les limites relevées (2.2). Pour mieux
expliquer l’engagement dans des processus de mesure, nous concluons par la
nécessité de conjuguer la théorie des parties prenantes avec la théorie
entrepreneuriale. En prolongement de cette investigation, il semble opportun de
réfléchir les conditions de renouvellement des systèmes de mesure de la
performance pour transformer les comportements des individus.
1. LE RENOUVELLEMENT DE LA MESURE DE PERFORMANCE : DU
PARADIGME ACTIONNARIAL A L’APPROCHE PARTENARIALE
La vision néo-classique de la performance réduit la mesure de la valeur créée
à la seule dimension actionnariale. En 1970, Friedman déclare que la
responsabilité sociale d’une entreprise est d’augmenter le profit. Selon ce
postulat, la mesure de la valeur (actionnariale) appropriée par les actionnaires
s’identifie à celle de la valeur créée par l’entreprise. La propriété de cette
dernière se définit par la détention des droits décisionnels résiduels et
l’appropriation des gains résiduels ; ces droits se répartissent entre les différentes
parties prenantes impliquées dans la prise de décision ou la subissant. Les
actionnaires ne détiennent qu’une part minime des droits décisionnels. D’une
part, la plupart des décisions résiduelles sont l’apanage des dirigeants. D’autre
part, la notion de gain résiduel fait référence à toutes les variations d’utilité non
anticipées provoquées par les actions de l’entreprise et affectant l’ensemble des
parties prenantes. La création de valeur ne saurait donc se mesurer à l’aune de la
richesse des seuls actionnaires, même dans le cas où leurs intérêts convergent
avec ceux des parties prenantes. La mesure de la valeur créée, et par conséquent
les modalités d'évaluation de la performance, doit s’élargir pour prendre en
compte l’intérêt de l’ensemble des parties prenantes.
La performance sociale traduit ainsi la capacité de l’entreprise à gérer sa
responsabilité sociale dans une démarche partenariale ; outre les intérêts des
actionnaires, sont pris en considération ceux des parties prenantes. L’entreprise
redécouvre la nécessité d’une meilleure gestion de sa responsabilité sociale par
une prise en compte plus explicite de ces dernières dans sa stratégie (Déjean et
Gond, 2004). Cette responsabilité "n’est pas une mode, c’est un véritable
changement de paradigme car elle comporte une nouvelle manière de penser
l’entreprise, sa légitimité et sa relation aux autres composantes de la société".
1.1. LES FONDEMENTS DE LA PERFORMANCE SOCIALE
Depuis 1970, le concept de PSE a connu une évolution spectaculaire avec
l’élargissement du champ de la RSE et l’évaluation des actions mises en œuvre.
C’est à Caroll (1979) que l’on doit l’introduction des problématiques de PSE au
sein de la RSE. Elle définit la PSE comme une configuration organisationnelle
de principes de responsabilité, de domaines sociaux et de philosophies apportant
des solutions aux problèmes engendrés par ces domaines.
En adaptant le modèle de Caroll, Wartick et Cochran (1985) déclarent que la
PSE est l'interaction sous-jacente entre les principes de responsabilité sociétale,
le processus de réceptivité sociétale et les politiques mises en oeuvre pour faire
face aux problèmes sociaux. Wood (1991) et Swanson (1995) s’inscrivent dans
cette même lignée ; ils mettent l’accent sur les principes hiérarchisés de la PSE
qui se déclinent au niveau institutionnel, organisationnel et managérial. Plus
récemment, Husted (2000) met l’accent sur la logique de la contingence pour
expliquer la dynamique organisationnelle incarnée par la PSE ; des combinaisons
de facteurs humains, organisationnels, techniques et financiers qui sont efficaces
dans un contexte donné, ne le sont pas forcément dans d’autres. La PSE est
conçue comme une fonction d’interaction entre des problèmes sociaux, d’un côté
et la stratégie de réponse à ces problèmes, d’un autre côté.
Pour avoir une vue synthétique de ces différentes approches théoriques de la
PSE, nous présentons le travail de Gond et Mullenbach (2004, p. 94) reprenant
les définitions les plus pertinentes de la PSE ainsi que les dimensions retenues
pour chacune d’elle (tableau 1).
Au vue de cette synthèse, nous pouvons ainsi circonscrire le concept de PSE
selon une triple typologie intégrant les parties prenantes : les principes d'action,
les processus de gestion et les réponses mises en place. Une fois analysé, il
demeure à étudier les principales théories mobilisées susceptibles d’expliquer la
PSE. Celles-ci facilitent, in fine, l’élaboration d’indicateurs de mesure de ce
concept.
Auteurs
Caroll
(1979)
Wartick
et
Cochran
(1985)
Définitions
L’articulation et
l’interaction entre :
- différentes
catégories de
responsabilités
sociales ;
- des problèmes
spécifiques liés à ces
responsabilités ;
- des philosophies de
réponses à ces
problèmes.
L’interaction sousjacente entre les
principes de
responsabilité sociale,
le processus de
sensibilité sociale et
les politiques mises
en œuvre pour faire
face aux problèmes
sociaux.
Une configuration
organisationnelle de
principe de
responsabilité sociale,
de processus de
sensibilité sociale et
de programme, de
politiques et de
résultats observables
qui sont liés aux
relations sociales de
l’entreprise.
Dimensions
Responsabilité sociale
Niveaux : économiques, légal, éthique,
discrétionnaire.
Philosophies de réponse
Posture : réactive, défensive,
d’accommodation, proactive.
Domaines sociaux où se posent des
problèmes
Exemple : consumérisme,
l’environnement, la discrimination, la
sécurité des produits, la sécurité du
travail, l’actionnariat.
Responsabilité sociale
Niveaux : économiques, légal, éthique,
discrétionnaire.
Sensibilité sociale
Posture : réactive, défensive,
d’accommodation, proactive.
Management des problèmes sociaux
Démarche : identification, analyse,
réponses.
Principe de responsabilité sociale
Niveaux : institutionnel, organisationnel
et individuel.
Wood
Processus de sensibilité sociale
(1991)
Intègre : l’évaluation et l’analyse de
l’environnement, la gestion des parties
prenantes et la gestion des problèmes
sociaux.
Résultats du comportement social de
l’entreprise
Regroupe : les impacts sociétaux, les
programmes sociétaux et les politiques
sociétales.
Capacité à gérer et à
Le modèle identifie des problèmes
Clarkson satisfaire les
spécifiques pour chacune des
(1995)
différentes parties
principales catégories de stakeholders
prenantes de
qu’il distingue : employé,
l’entreprise.
propriétaires/actionnaires,
consommateurs, fournisseurs,
stakeholders publics, concurrents.
Tableau 1- Synthèse des principaux modèles théoriques (Gond et Mullenbach,
2004, p. 94)
1.2. A LA RECHERCHE D’UN CADRE THEORIQUE : DE LA
COMPLEMENTARITE A LA PREDOMINANCE DE LA THEORIE DES
PARTIES PRENANTES
De nombreuses théories peuvent servir à l’étude de la PSE. Les principales
approches mobilisées sont d'origine diverses, à savoir la philosophie, la
sociologie des organisations, l’économie et la stratégie. Capron et QuairelLanoizelée (2004) opposent deux paradigmes ; le premier regroupe les approches
classiques et libérales (Friedman, 1971) où nous retrouvons la théorie des parties
prenantes (Freeman, 1984) et la théorie de dépendance envers les ressources
(Pfeffer et Salancik, 1978). Le second renferme les théories sociologiques néoinstitutionnelles et la théorie de l’identité sociale.
Les différentes théories mobilisées pour l’analyse de la PSE sont plutôt
complémentaires qu’exclusives. Tout dépend de l’objet d’étude et de la stratégie
organisationnelle en matière de RSE. Si l’on souhaite expliquer la motivation et
l’implication du personnel de l’entreprise comme indicateurs de PSE, la théorie
de l’identité sociale est plus appropriée. Toutefois, celle-ci se centre sur un seul
acteur : le personnel de l’entreprise ou les individus ayant un attrait pour celle-ci.
La théorie néo-institutionnelle semble être adéquate pour expliquer la prise
en compte des acteurs sociaux externes (Etat, grand public, médias…) comme
facteurs clés dans la mise en place d’une stratégie de PSE. Toutefois, le courant
néo-institutionnaliste est déterministe ; il met l’accent sur l’adoption de pratiques
institutionnalisées par la société et reconnues comme des "normes de
comportement". Ces dernières postulent que les entreprises ne peuvent exercer
leur activité indépendamment du contexte sociétal et de ses valeurs qui
influencent leurs modes managériaux (Meyer et Rowan, 1977).
La théorie de la dépendance envers les ressources apporte également des
éclairages pour l’étude de la PSE. Elle repose sur des fondements différents de la
précédente ; il n’est, en effet, plus question ici de symbole, de code et de norme,
mais de dimensions fortement relationnelles pour la mise en place de stratégie de
PSE. Cependant, comme l’approche néo-institutionnaliste, elle est déterministe
pour expliquer les comportements des dirigeants en matière de PSE. Pour Pfeffer
et Salancik (1978), pères fondateurs de cette théorie, les entreprises évoluent
dans un environnement au sein duquel elles ont l’obligation de se procurer un
certain nombre de ressources pour garantir leur survie. Ces catégories externes
contrôlent donc l’accès aux ressources, en fonction de critères qui leur sont
propres.
Pour les approches néo institutionnaliste ou de dépendance envers les
ressources, les perceptions et les attentes des parties prenantes externes ne sont
pas sans impact sur le personnel de l’entreprise. On ne peut dissocier
l’engagement et l’identification de ce dernier de l’image que se font ces parties
prenantes de cette dernière. L’association de chacune de ces théories avec celle
de l’identité sociale est donc intéressante.
Afin d’opérer une analyse approfondie de la PSE et une explication
contingente des déterminants sociaux l’influençant, la TPP est l’approche la plus
mobilisée. Selon Freeman (1984), la TPP désigne tout groupe ou tout individu
qui peut affecter ou lui-même être affecté par la réalisation des objectifs d’une
organisation.
Certains auteurs se sont penchés sur la solidité de cette approche par rapport
aux autres. Pour les partisans de la TPP, la firme doit répondre aux attentes de
multiples partenaires dans l’élaboration de stratégies socialement responsables.
L’intérêt de la TPP par rapport à la théorie de la dépendance envers les
ressources est de tenir compte de toutes les parties contractuelles et les parties
secondaires n’ayant pas des relations contractuelles avec l’entreprise (Caroll,
1989). Comparativement au courant néo-institutionnaliste, la TPP caractérise
l’environnement institutionnel et les acteurs qui exercent des pressions sur
l’organisation. Elle qualifie des liens de dépendance ou d’interdépendance où
s’expriment des enjeux de pouvoir entre l’organisation et les acteurs de son
environnement (Hernandez, 2007).
Clarkson (1995) est l’un des premiers auteurs ayant mobilisé la TPP pour
l’étude de LA PSE. La TPP est le cadre théorique le plus approprié pour
appréhender le concept de PSE. Les dimensions descriptive et instrumentale sont
mieux à même de cerner l’effet des parties prenantes sur cette dernière. D’un
point de vue descriptif, la faculté prédictive de ce cadre est un outil de décision
stratégique ; il permet d’améliorer les performances futures de l’organisation.
Sous l’angle instrumental, la considération de toutes les parties pondérée à
l’importance de la participation de chacune d’entre elles dans la création de
valeur est un moyen judicieux pour améliorer la PSE.
En guise de conclusion de cette odyssée théorique, nous présentons un
tableau reprenant les différentes théories utilisées pour analyser la PSE, les
objets d’étude de chacune de ces dernières et leurs champs d’application par
nature de parties prenantes (noté part le signe +). Cette synthèse constitue l’un
des apports principaux de cette recherche (tableau 2).
A présent que le concept de PSE est analysé, que les cadres théoriques
susceptibles de le contenir sont présentés, la difficulté est de pouvoir le mesurer.
Actuellement, les systèmes d’évaluations utilisés ne conjuguent pas de manière
pertinente les dimensions sociales avec les dimensions économiques et
financières (Capron, Quairel, 2005).
Objet d’étude
Théories
Mobilisée
s
Identité
sociale
Néoinstitution
nelle
Dépendan
ce envers
les
ressources
Parties
prenantes
Parties prenantes concernées
Interne
s
Externes
Contractuell
es
- Explication des rapports entre
groupes sociaux en se focalisant sur
des processus psychologiques
individuels.
- Attrait organisationnel
- Association entre les
caractéristiques individuelles et
organisationnelles.
Diversité des pressions exercées sur
l’entreprise à travers
l’isomorphisme :
- coercitif : contraintes imposées par
les cadres réglementaires et
juridiques ;
- normatif : adoption de standards et
de normes développés en matière de
PSE ;
- mimétique : appropriation
volontaire ou forcée de dispositifs
favorisant la PSE.
- Importance relative des groupes
primaires selon leurs apports en
ressources.
- Degré de (in)dépendance selon
l’importance, le contrôle, la
discrétion et l’allocation de ces
ressources.
- Dimension normative :
étude de l’entreprise sous l’angle
éthique ;
considération des intérêts des parties
prenantes au-delà de leurs capacités
à générer des intérêts pour
l’entreprise.
- Dimension descriptive : cadre
d’analyse aidant à la prédiction de
performance organisationnelle.
- Dimension instrumentale :
lien entre le management des parties
prenantes et l’amélioration de la
performance économique ;
importance des parties prenantes
corrélées avec leur participation dans
la création de valeur.
Secondaire
s
+
+
+
+
+
+
+
+
Tableau 2 - Objets et champs d’impact des théories mobilisées pour l’étude de la
PSE
2. LA CONCEPTION DE LA MESURE DE LA PERFORMANCE
SOCIALE
Concevoir des dispositifs de mesure de la PSE implique "que la gestion
sociale participe aux préoccupations stratégiques de l’entreprise… il faut qu’elle
sorte du relatif et du subjectif1. L’opérationnalisation de la PSE fait l'objet de
multiples travaux. Depuis le début des années 1990, les chercheurs construisent
des systèmes de mesure adaptés aux stratégies organisationnelles et à
l'environnement économique (Bollecker, 2001 ; Mathieu, 2000). Ainsi, pour
mieux cerner le fonctionnement des processus internes à travers une comptabilité
des ressources humaines, Kaplan et Norton (1998) ont élaboré le "balanced
scorecard". Composé de quatre dimensions, cet outil fait référence dans le
domaine ; il évalue particulièrement l’impact social des décisions économiques
d’une entreprise sur son environnement interne. Plus élaboré, le tableau de bord
de Edvinsson et Malone (1999) nommé "Skandia Navigator" mesure la
performance sociale par le capital humain. En complément des différents critères
retenus par Kaplan et Norton (1998), le principe est de fournir des éléments de
contrôle managérial à destination de toutes les parties prenantes,
En adoptant un raisonnement proche de celui Kaplan et Norton (1998),
Hockerts (2001) propose un autre outil pertinent de pilotage de la performance,
le "sustainability balanced scorecard". Celui-ci est composé, pour partie,
d’indicateurs mesurant la PSE. De son côté, Bieker (2002) suggère de compléter
le "balanced scorecard" par un cinquième axe "sociétal" en étroite relation avec
les quatre autres dimensions.
S’appuyant sur les recherches de Wood et Jones (1995), Decock et Good
(2001) affirment que les mesures de la PSE se confondent en partie avec des
mesures adoptées pour évaluer certaines volets de la RSE. Ils répartissent les
outils de mesure de la PSE en cinq catégories : l'analyse de contenu des rapports
annuels avec l’inconvénient du décalage entre le discours et la réalité, les indices
de pollution, généralement fournis par des organismes publics indépendants, les
enquêtes par questionnaire, les indicateurs de réputation et enfin les données
produites par des agences spécialisées dans l'évaluation des comportements
socialement responsables.
Dans la plupart des dispositifs ci-dessus, se pose la question de la relation
épistémologique entre le construit (la PSE) et l’opérationnalisation de sa
mesure ; ceci génère des questionnements sur le degré d’adéquation entre les
systèmes de mesure et les modèles de PSE ainsi que sur la capacité de ces
dispositifs à refléter fidèlement ces derniers. Ces systèmes sont strictement
focalisés sur la dimension "résultat" du construit, cherchant à mesurer des
variables quantifiables ayant un impact ou un output social. Pour avoir des
indicateurs plus objectifs et une vision globale, des organismes spécialisés
développent des outils prolongeant ceux précédemment cités. Ces nouveaux
systèmes de mesure renferment des indicateurs plus nombreux et plus poussés.
1
Pierre Sudreau, cité in Conseil Economique et Social (1975).
2.1. VERS UNE SOPHISTICATION DE LA MESURE
Les organisations de notation sociale se sont multipliées pour répondre à une
demande croissante d’évaluation de dispositifs de PSE ; elles s’inspirent souvent
de modèles existants tels que ceux des agences de "rating financier". Ces
organisations connaissent diverses origines (milieux associatif et financier,
fondation religieuse). Qu’elles soient des agences de notation, des instituts de
recherche ou de gestionnaires de fonds, l’objectif est, notamment, d’analyser les
pratiques de PSE.
La revue de la littérature dégage deux méthodes de conception d’indicateurs
sociaux pour les entreprises. La notation déclarative s’établit à partir d’une
analyse réalisée sur la base de documents publics émanant de l'entreprise ellemême, de ses actionnaires et de ses filiales. La notation sollicitée ou approfondie
se construit sur la base d’une analyse de l’entreprise le plus indépendamment des
sources officielles à l’aide d’enquêtes sur place et d’estimations tant sur
l’entreprise, ses filiales que sur ses fournisseurs et ses clients.
Si l’on s’intéresse aux agences de notation sociale les plus réputées,
notamment VIGEO et ETHIBEL, selon l’un ou l’autre procédé de conception cidessus, une attention particulière est portée aux aspects afférents aux parties
prenantes de l’entreprise. Ces agences sont extrêmement attentives à l’impact des
indicateurs sur l'homme et l'environnement. Elles n’excluent pas de leur champ
de notation, contrairement aux agences de notation américaines et anglosaxonnes, les entreprises ayant une activité dans des domaines tels que la
production d'arme, l'industrie du tabac ou les productions de l'énergie nucléaire.
Fondée sur le modèle de Wartick et Cochran (1985) et celui de Wood (1991),
le dispositif VIGEO se fait à travers l'analyse de six groupes de facteurs, à
savoir : le gouvernement d'entreprise, les relations clients et fournisseurs, la
santé, la sécurité et l'environnement, les ressources humaines et les normes
internationales du travail, et enfin, les droits humains. Le processus d'analyse ne
se concentre pas explicitement sur l'analyse des parties prenantes ; c'est la
comparaison des scores des entreprises d'un même secteur qui permet d'attribuer
un rating pour l'entreprise.
A contrario, la notation de l’agence ETHIBEL est bâtie sur la gestion des
parties prenantes à travers l'analyse en termes de Politique/Mise en place des
politiques/Analyse de la mise en place. Quatre politiques structurent cette
notation : sociale interne, sociale externe, environnementale et éthicoéconomique.
Les données élaborées par VIGEO constituent une mesure fiable de la PSE
des entreprises françaises. Elles utilisent globalement dans leur méthodologie les
5 catégories établies par Decock et Good (2001) mais en les pondérant
différemment. Dans ce cadre, Mattingly et Greening (2002) constatent que les
données de VIGEO semblent plus fiables que les données anglo-saxonnes de
KLD émises en 1998.
La multiplicité des critères et la transparence méthodologique des agences de
notation sont des preuves de rigueur. Ceci traduit la prise en compte croissante
de la responsabilité sociale des entreprises dans la performance globale
(Bollecker et al, 2006). Cependant, cette multiplicité interpelle sur la pertinence
de tous ces critères et la provenance des informations utilisées pour apprécier ces
critères.
2.2. LES LIMITES DE LA MESURE
Si le caractère multidimensionnel et exhaustif de ces dispositifs d’évaluation
de la PSE semble rassuré, il faut toutefois nuancer ces derniers dans la mesure où
ils ne sont pas totalement objectifs. Sur le plan de l’implication du personnel, les
individus ne maitrisent pas tous les paramètres qui influencent leur performance.
Pour exemple aussi, les indicateurs de pollution sont restrictifs car ils n’intègrent
pas toutes les dimensions de la RSE. Concernant l’appréciation de la réputation
d’une organisation socialement responsable, celle-ci est contingente de la nature
et de la composition de la population interrogée. Par ailleurs, les mesures basées
sur l’analyse de rapports annuels produits par les entreprises peuvent être
fortement biaisées par leur contenu subjectif. Au final, tout est conditionné par
les sources et les moyens permettant d'évaluer la PSE.
En outre, peut-on vraiment parler de mesure quand on manipule des données
qualitatives relevant des ressources humaines ? Pour aller au-delà de ces
considérations d’appréciation, l’enjeu est de cerner les facteurs et les
mécanismes incitant les hommes à adopter des comportements organisationnels
convergeant vers une performance sociale. Pour exemple, Kaplan et Norton
(2001) estiment que la récompense financière constitue une puissante motivation
pour inciter les individus à atteindre les mesures du "balanced scorecard". Ces
méthodes incitatives conservent une forte dimension financière aussi bien au
niveau de l’incitation qu’au niveau de l’objectif. Toutefois, selon Löning et al
(2003, p. 158), ces "mesures à court terme devront être remplacées par de
multiples indicateurs non financiers qui constituent de meilleurs cibles et ont une
meilleure valeur prédictive quant aux objectifs de rentabilité à long terme de
l’entreprise".
CONCLUSION
La logique financière de la performance étant remise en cause, des dispositifs
d’évaluation centrés sur les hommes et les parties prenantes de l’entreprise sont
associés aux critères de gestion exclusivement économiques. Les modèles
théoriques mobilisés interpellent sur les finalités, la nature et les caractéristiques
des systèmes de mesure de la PSE intégrant conjointement des considérations
économiques, sociales et environnementales. Cette vision est pertinemment
appréhendée par le biais de la théorie des parties prenantes (Winstanley et
Woodall, 2000 ; Greenwood, 2002).
Cependant, Donaldson et Preston (1995) affirment que malgré les apports de
cette théorie, elle est dépourvue de fondements éthiques. Les activités
responsables peuvent être appliquées par des managers dépourvus de valeurs
morales ; la théorie entrepreneuriale est plus adéquate pour circonscrire ces
valeurs ; elle se base sur les croyances et orientations personnelles des dirigeants.
La conjugaison de ces deux cadres théoriques offre une vision complémentaire
de l’engagement dans des processus de PSE.
La mesure de la PSE s’est considérablement développée depuis la décennie
2000 grâce à l’éclosion des organismes de notation sociale ; ceux-ci mettent en
œuvre des ensembles structurés d’indicateurs sociaux tant sur le plan interne
qu’externe. Cela correspond à une évolution générale des modèles managériaux
considérant les compétences et les savoirs comme des ressources clés de
l’entreprise.
Toutefois, la reconnaissance des ressources humaines comme facteurs de
création de valeur pose des problèmes méthodologiques d’évaluation de la
performance. Transformer des variables qualitatives par nature (la compétence,
l’identification, les attentes des clients et fournisseurs…) en variables
quantitatives à travers un score global ne va pas sans difficultés. S’ajoute à ces
contraintes de mesure, l’instabilité des variables sociales ; les motivations, les
compétences et les perceptions des parties prenantes peuvent varier d’une
période à l’autre.
Il n’en demeure pas moins que les systèmes de mesure de la PSE sont des
moyens de régulation des comportements et d’influence des attitudes dans des
contextes d’engagement dans la RSE. Ainsi, la mesure de la PSE ne peut se
soustraire à la triple typologie évoquée lors de notre analyse de la performance
sociale, à savoir : les principes d'action, les processus de gestion et les réponses
mises en place.
En prolongement de ces investigations théoriques, la PSE mérite d’être
analysée sous l’angle des innovations managériales. Il convient de réfléchir les
conditions de renouvellement des systèmes de mesure de la performance pour
transformer les comportements des individus dans les organisations.
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