Crise du travail social, malaise des travailleurs sociaux

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Crise du travail social,
malaise des travailleurs sociaux
François Aballéa*
Si pour l'auteur, crise du travail social et malaise des travailleurs sociaux ne
sont pas indépendants l'un de l'autre, ces deux phénomènes ne sont pas non plus
de même nature. Le premier renvoie à un mouvement de destructuration du
champ du travail social qui se manifeste au niveau de son objet, de ses objectifs
et de ses destinataires. Les concepts de base du travail social : lien social,
insertion, citoyenneté, deviennent flous tout comme celui de famille paraît de
plus en plus évanescent, altérant la force et l'unité du travail social. Les modes
d'actiotts eux-mêmes, qu'il s'agisse de la relation clinique ou de l'action
communautaire, sont de plus en plus malmenés face à la montée de l'urgence. Le
malaise résulterait d'un non -renouvellement de l'expertise, d'une remise en
cause de l'éthique professionnelle, d'une transformation du processus de
professionnalisation et s'accompagnerait d'interrogations identitaires face aux
professions nouvelles et concurrentes de l'intervention sociale. Pris entre un
sentiment d'illégitimité à s'inscrire sur les nouvelles lignes de force du champ et
l'absence de reconnaissance sociale quand ils s'y essaient, les travailleurs
sociaux se trouvent face à une situation anomique.
n première approximation, on peut
considérer que parler de la crise du
travail social d'une part, du malaise
des travailleurs soctaux d'autre part, c'est une
seule et même chose. Imagine-t-on, en effet, le
travail social possible sans les travailleurs
sociaux et pense-t-on des travailleurs sociaux
qui développeraient leur activité essentiellement en dehors de la sphère du travail
social ? Du reste, quand on parle aujourd'hui
de crise du travail social ne fait-on pas
référence au malaise que vivent dans leur
identité ct leur exercice professionnel les
travailleurs sociaux?
li
• GRIS (Groupe de
recherche
mnovallons
ct
sociétés), Umvcrs1tl'
Ùl'ROUl'll
Pourtant, il paraît nécessaire de distinguer la
crise du travail soctal ct le malaise des
travailleurs sociaux, à la fois sur un plan
pratique ct sur un plan théorique.
Sur un plan pratique puisque l'on note la
tendance dans certaines institutions, les CAF,
les offices d'HLM par exemple, ou dans
certaines catégories de travailleurs sociaux,
animateurs,assistantssociauxparfois,àquitter
le travail social, tout au moins la relation
clinique et le contact charnel avec le terrain
pour se situer sur des positions d'expertise de
questions diverses telles que l'accueil local de
l'enfance, de gestion (de dossiers de précontentieux par exemple) ou d'ingénierie (en
matière de développement urbain entre
autres). Dans le même temps,et peut-être par
réaction, on voit des travailleurs sociaux dont
la pratiqucprofessionnelleétaitsollicitéedans
des champs éloignés du travail social
rcvcndtquer leur appartenance aux professionsdu travail social. C'est le cas des conseillers en économie sociale ct famtliale, par
exemple.
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RECHERCHES ET PREVISIONS n· 44 -1996
Sur le plan théorique, envisager le travail
social d'un côté, les travailleurs sociaux de
l'autre, nécessite des références différentes.
Plus exactement, l'analyse diffère selon que
l'on met en pnorité l'acccntsurletravail social
ou sur les travailleurs sociaux pour rendre
compte des transformations qmles affectent.
Analyser le travail social
Donner priorité à 1'entrée par le travail social,
c'est envisager un champ d'action dont il
s'agit d'analyser les transformations, c'est-àdire la rccomposition intcrncct la rectification
des frontières, en les rapportant à l'évolution
généra led u contexte. Dans une telle approche,
les pratiques professionnelles ct la situation
de ceux qui les exercent, les travailleurs
sociaux, trouvent leurs principales caractéristiques dans les caractéristiques mêmes du
champ.
Privilégier,commcaxed'étudc,lcstravailleurs
sociaux, c'est partir d'une analyse de la
constitution et de la transformation d'un corps
professionnel, de l'identité ct des traJectoires
personnelles et professionnelles de ses
membres, des valeurs qui les animent, des
relations qu'ils développent avec d'autres
corps professionnels. Dans une telle approche,
le travail social apparaît comme un construit
social résultant de la dynamique propre aux
acteurs engagés dans les luttes pour
l'autonomie, la reconnaissance sociale ct la
captation des bénéfices économiques et
symboliques qui en résultent.
Cette différence théorique dans les approches
renvoie pour une large part aux clivages
théoriques qui traversent la sociologie du
travaii,entreunesociologiede la détermination
sociale des pratiques et des représentations
par le contexte, plus largement représentée en
France, ct une sociologie de l'interaction sociale
qui met au prinCipe de l'action les déterminants
biographiques et les systèmes de relations qui
se nouent à l'occasion de celle-ci. Elle apparaît
nécessaire dès lors, qu'utilisant une même
terminologie, on parle indistinctement du
travail social ou des travailleurs sociaux. Il en
va ainsi à propos de la prétendue crise du
travail social E.'t des travailleurs sociaux.
La question se complique d'ailleurs singulièrement du fait que la notion de crise est elle-
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RECHERCHES ET PREVISIONS n' 44 -1996
même polémique. Qu'est-cc qui n'est pas en
crise aujourd'hui ? Sans vouloir chercher à
fonder un concept explicatif et dans un simple
souci d'opératiOnnalité immédiate, on
appellera crise dans les pages qui suivent, un
processus de destructuration-restructura ti on
dans lequel les phénomènesdedestructuration
l'emportent sur les phénomènes de restructuration. Il s'agitdonc,ditautrementetd'une
façon simpliste, d'un changementqui ne paraît
pasonentéversunétatdontonpeutperccvmr
plus ou moins clairement le terme.
On peut parler en ce sens de la crise
économique actuelle comme d'un processus
de destructuration du modèle reposant sur la
production ct la consommation de masse de
produits standardisés par un salariat urbain
tendant à s'étendre à l'ensemble de la
population active, sans que l'on perçmve
clairement le modèle qui serait susceptible de
conduire à un nouvel équilibre.
Crise et malaise :
des notions floues
Si la notion de crise est loin d'être claire, celle
de malaise est encore plus floue. Ni les
sociologues, ni les économistes, ni même
beaucoup de psychologues en font usage. En
fait les sociologues utilisent le concept
d'anomie et c'est à travers celui-ci que l'on
peut chercher à donner un sens au malaise
ressenti. L'anomie désigne la situation d'un
individu ou d'un groupe qui a perdu ses
repères, notamment la possibilité de situer
son action par rapport à un certain nombre de
valeurs qui servent à l'encadrer, du fait de la
variabilité deces valeurs ou du décalage entre
les valeurs qui servent de référence à l'action
etlesmoyensd'actiondonnéspourysouscrire.
En cc sens il y a malaise parce que le travailleur social serait écartelé entre les valeurs,
l'éthique du travail social, et l'allégeance à son
institution par exemple, ou parce que les
valeurs auxquelles il lui est demandé de
souscrire, la neutralitéentrcautres,entrenten
contradiction avec des logiques de clientélisme
institutionnel, ou encore parce qu'il n'a pas les
moyens de souscrire aux valeurs qui sont
censées guider l'action comme le développement de 1'autonomie de la personne dans des
situations d'urgence.
Envisager ains1 le malmse des travailleurs
sociaux peut tradmrcceq11'1l faut bien appeler
une crise d'1dentité.
Peut-on dire ams1 que le travail social d'un
côté, les travailleurs sooaux de l'autre sont
affectésd'un tel processus de destructurationrestructuration désorienté?
On a envisagé le travail social comme un
champ d'action, c'est-à-dire comme un
domaine d'activité caractérisé par son objet,
son système d'action, son système d'acteurs,
son positionnement par rapport à d'autres
champs.
Le champ est ainsi un ensemble de positions
dans un espace déhmité par la spéoftcité de
son contenu et par l'adhésion à un certain
nombre de valeurs, les valeurs du champ,
pos1tions qUJ, d'une part, ne se définissent et
ne se comprennent que par le rapport à
l'ensemble des au tres positions et qui, d'autre
part, vont détermmer les pratiques de ceux
qui les occupent.
Parler de crise du travail social, c'est donc
analyser les phénomènes qui affectent chacune
des dimens1ons du champ au pomt de les
destructurer.
Travail social :à l'origine
un modèle cohérent
L'objet du travail sooal,c'cst-à-direconcrètement ses objectifs, son contenu instrumental,
ses destinataires privilégiés, les fameuses
«populations cibles», s'est considérablement
transformé au cours de l'histoire du travail
socia 1. Il ne s'agit pas ici de refaire la généalogie
du travail social, mais on peut, en simplifiant
à l'extrême, caractériser quelques moments
où le travail social a paru, au moins
rétrospectivement, présenter une relative
cohérence- objectif, moyen, cible -qui permet
de parler de modèle.
Un premiermodèlesedégagcainsi autour du
traitement de la «question sociale» dans la
seconde moitié du XIX' siècle, c'est-à-d1re de
la question ouvnère. La cible est assez
clairement identifiée, il s'agit de l'ouvrier et
de sa fam1lle, ses enfants notamment (plutôt
que de la famllleouvrièredontleconccptreste
encore lissez flou, comme en témoignent les
travaux de Villermé ct surtout de Le Play).
L'objectif (latent sinon manifeste) paraît
également relatiVement bien Identifié autour
du couple assistance-contrôle. Ass1stancc
nécessaire pour assurer la reproduction de la
force de travail mise à mal du fait de
l'explOitation de la classe ouvnère ct de la
misèreqmenrésulte,renforcéesubjectivement
sinon objectivement par les phénomènes de
concentratiOn urbaine; contrôle lié à la
perception de la dangerosité des classes
laborieuses contaminées par le vtrus
révolutionnaire ou anarchiste ou plus
simplement animées de sentiments d'envie et
de jalousie toujours susceptibles de générer
des révoltes ou des émeutes. Secours
chantables, quadrillage par des réseaux
d'a1dcs et d'assistance s'appuyant éventuellementsurdesactivitésdomestiquesassurent
une certaine efficacité à l'action engagée dans
une perspective rééducatrice, moralisatrice
plus que normative.
Ce modèle perd sa cohérence au fur et à
mesure que la classe ouvrière intègre les
normes, les valeurs ou plus s1mplement la
d1sciplinc nécessaire au bon fonctionnement
du système productif industncl et capitaliste,
et que son niveau s'élève la mettant peu ou
prou à distance des exigences mmimales de la
survie. La cible du travail social se modifie
alors. Il s'agit de la famille ouvrière dont il
convientd'assurcr la bonne santé physique et
intellectuelle grâce à une hygiène plus stricte,
un logcmcntconstruitct tenu selon des nonnes
formalisées, des comportements hors travail
débarrassés des séquelles d'une sociabilité
populaire et fortement intimisée.
Aujourd'hui :accompagner,
et socialiser
L'objet du travail social n'est plus tant
l'assistance ct lccontrôle-qui ne disparaîtront
jamais complètement- que l'accompagnement
social et la soçialisation. Accompagnement
pour permettre de souscrire aux normes,
socialisation pour adhérer aux valeurs et
s'approprier les exigences du système.
Surleplanmstrumcntal, le travail social se fait
éducatif et normatif, via notamment l'aide
ménagère à destination des mères de famille
et des jeunes filles, ct s'appuie sur des résca ux
d'mstitutions mêlant à la fois les loisirs et la
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RECHERCHES ET PREVISIONS n• 44- 1996
fom1at1on dans une conceptiOn ongmalc de
l'éducation populaire la1quc ou confessionnelle.
L'évolution sc poursuit après la Seconde
Guerre mondiale. La cible du travail soc1al va
sc déplacer de li! famille ouvrière à la famille
urbamc au furet à mesure que sc développe le
secteur tcrtia1rc ct que s'urbanise la société
française. Son objetn'cstplus tant l'éducation
de la famille que sa participation sociale ct
celle de ses membres aux pnscs avec un changement exacerbé par la mobilité géographique et professionnelle, ct leur maîtnsc du
fonctionnement social, des services et équipements m1s à leur disposition, renforçant à la
fois leur autonomisation ct leur sentiment
d' appartcnancccollcctivcou communautaire.
Le travail prend alors une connotation
fortement socioculturelle, reposant sur l'animation ct le développement de réseaux
associatifs. L'appréhension de la famille sc
veut globale en rupture avec les approches
partielles ct spécialisées. La visée est
intégratrice cherchant à corriger les inégalités
qui limitent l'intégration ou à raccrocher au
train du progrèslcs«inévitables» laissés-pourcompte de la croissance.
Tout cela est évidemment schématique. A
aucun moment de l'histoire du travail social
nescsontrencontrésdetelsmodèlcsdanslcur
pureté «idéal typique». A tout moment le
travail a visé les divers objectifs présentés_cidcssus ct a instrumentalisé sa pratique de
différentes manières. Néanmoins, il y avait
peu ou prou une certaine cohérence de fait
même si celle-ci n'a pu être théorisée qu'a
posteriori.
Une cohérence qui se détruirait
aujourd'hui
C'estcettccohércnceplusou moins étroite qui
se détruirait aujourd'hui. Les «concepts de
base>> du travail social deviennent «flous>>.
L'assistance charitable pouvait servir de
principe d'identification et declassement à un
certain nombre de pratiques bien identifiées
par leur contenu et leurs effets directs (la
survie) ct indirects (le maintien de la
dépendance). L'éducation familiale de la même
façon. Elle permet de rapprocher un certain
nombre de pratiques dans des domaines
divers (l'hygiène, la tenue du logement,
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RECHERCHES ET PREVISIONS n· 44. 1996
l'éducation des jcunesenfants, les loisirs) mais
qui ont pour caractéristique d'inculquer des
normes générées en dehors du milieu sur
lequel sc déploie le trava1l social. Certes, le
«concept>> d'animatiOn paraît déjà avoir une
vertu identtficatricc plus faible et, du reste, le
moment où il est importé dans le champ
correspond déjà sans doute à une phase de
dislocation.
Celle-c1 s'accentue avec la promotion de
notions comme lien social («maintenir ou
réorgamscr le lien social>>), exclusion,
citoyenneté, urbanité qui viendraient unifier
le sens des pratiques, ou encore risque (social)
qui servirait à caractériser les nouveaux
tcrrainsetlcsnouveauxobjetsdu travail social
(population à risque, quartiers à risque ... ).
La cible elle-même devient floue. Le référent
qui renforçait l'unité, la visibilité ct la cohérence
du travail social en le centrant sur une
population spécifique, la famille, paraît de
plus en pluséclatédu fait des transformations
structurelles qui affectent la famille avec la
diversité des modes de fondation de celle-ci,
mariage, union maritale, remariage et la
dynam1que de son évolution qui fait sc
succéder des statuts matrimoniaux ou
conjugaux divers. Transformation qui a non
seulement pour effet de brouiller les repères
traditionnels mais encore de renforcer le poids
des nouveaux ,déterminants de l'action (la
précarité~ du fait précisément que ces
mutations structurelles ct cette dynamique
séquentielle fragilisent tant les parents que les
enfants accroissant ainsi les risques de les voir
sc précariser ct de devoir faire face à l'urgence
ct aux contraintes de la survie.
Ainsi, même si les destinataires du travail
social n'ont jamais pu être réduits aux
membres de la famille conjugale constituée
selon le modèle canonique des années 60, il
est bien évident que les profils des
«bénéficiaires» se sont aujourd'hui largement
démultipliés, jeunes dans leur famille,
célibataires sans domicile fixe, parents aux
prises avec le surcndettemcnt, isolés
bénéficiaires du RMI, personnes âgées
isolées ... , rendant de plus en plus Illusoire la
capacité de maîtriser les conditions d'une
prise en charge globale ainsi que de celle de
bâtirdesactionscommunautairesdans le cadre
d'unepromotioncollective,remcttantencausc
en fait le concept d'action sociale familiale ct
le concept même de polyvalence de secteur,
base du modèle d'action, sans qu'une
alternative réelle ne sc dégage aujourd'hui au
tcm1c d'un débat pourtant vigoureux.
Un modèle d'action
fortement ébranlé
travail social, on appelle parf01s le travail
soCial intégré sur un territoire. Le territOire
dans cette accepta ti on n'est plus seulement un
espace de mise en cohérence de moyens pour
attcindredcs objccti fsdéfiniscn dehors de 1ui,
mais le lieu d'émergence d'une identité, de
reconnaissance d'une légitimité à faire valoir
des objectifs propres et des cohérences
partlcuhèrcsdans le respect de ses spécificités
sociales, économiques ou culturelles.
Le travail social, à travers une histoire qui
n'est pas iCJ retracée, avait fim pardéfimr,à la
fin des années 60 ct dans les années 70, un
Quant au système de références, 1l s'était lm
modèle d'action, c'est-à-dire tout à la fois un
aussi progressivement constitué encadrant
mode ct un cadre d'action ou d'intervention,
d'une façon plus ou moins précise la mise en
amsi qu'un système de références. Or cc
ocuvrcdcl'actionautourdevalcurstellesque
modèled'act10n paraîtaujourd'huifottcmcnt· . · •J'autonomie par opposition à l'enfcrmement
ébranlé sans que là non plus ne sc dégage · ' dans ·l'assistance dépendante, la recherche
clauemcnt une alternative.
des démarches préventives plus que l'intervention curative, la neutralité idéologique et
non les investissements partisans, la préLe type ou mode d'action n'était pas umvoquc,
éminence des logiques de besoin sur celle du
il s'appuyait sur les deux p11icrscn apparence
droit, l'universalisme de l'action et le refus
de nature opposée que sont la relation clinique
d'exclusion fondée sur des motifs ethniques
individuelle engagée dans l'action de soutien
ou de nationalité, le primat de l'efficacité,
ct l'action communautaire reposant sur la
c'est-à-dire la mise en oeuvre de la solution
mise au jour ct la mobilisation des énergies
optimale par opposition à une recherche de
collectives. Mais, par-delà la différence radicale
l'efficience,c'est-à-dired'unesolution prenant
de ces deux modes, l'action s'inscrivait dans
par trop en considération les problèmes de
une même logique ct sur un même registre
coût.
d'appréhension de la réalité que l'on peut
décliner ainsi par une succession de
Ce système a été plus ou moins approprié par
caractéristiques : l'aide personnalisée par
les travailleurs sociaux et sans doute ne s'estopposition à la prestation standard indifil jamais totalement incarné dans les pratiques
férenciée; l'action globale prenant en charge
de terrain. Mais il a constitué une sorte de
la totalité des dimensions de la personne ou
référence idéale et emblématique du travail
du groupe par opposition à une action
social par opposition à des systèmes de
spécialisée, sectorielle ou localisée à visée
références concurrents qui avaient pu ou
thérapeutique immédiate : la participation
pouvaient le concurrencer, qu'il s'agisse des
des bénéficiaires par opposition à l'aide
systèmes
de références caritatifs ou des
octroyée ou imposée, à la prestation prédéfinie
systèmes de patronage. Cc modèle est sans
à consommer en 1'état; la solidarité collective,
doute leproduitdu champ lui-même et de ses
par opposition au traitement individuel ; la
acteurs privilégiés, les travailleurs sociaux,
pnsc en compte des spécificités locales des
mais il a été porté, par la suite, par la plupart
cultures, des modes de sociabilité, par
des «agences de légitimité» du champ (écoles
opposition à l'application uniforme de la
de travailleurs sociaux, commissions du Plan,
réglementation.
univcrsitairesctchcrcheurs,quand bien même
ceux-ci en dénonçaient les dérives sinon
Lccadred'mtervenhonprivilégiécetconstruit
l'essence, normalisatricc et mtégratrice).
au m11ieu des années 60 et surtout, dans les
années 70, la polyvalence de secteur étaient
sans doute cc qui permettait le mieux de
prendre en compte à la fois la globalité de la
Les repères traditionnels
situation ct de la personne et la dimension
brouillés, des acteurs déstabilisés
collective ct communautaire de l'action par
Cc modèle d'action, ainsi systématisé, paraît
opposition à la spécialisation par type de
prestation, d'ayants droit ou d'institutions. Il
lui aussi de plus en plus malmené et traversé
renvoie à cc que dans les textes relatifs au
par des contradictions ct des tensions qui
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RECHERCHES ET PREVISIONS n• 44 .1996
bromllcnt les repères traditionnels ct
déstabilisent les acteurs.
Le type ct le mode d'actiOn élaborés dans les
années 60 ct 70 résistent mal à la montée de
l'urgence ct de la précarité, à ·la nécessité de
faire face à la brutalité de la détérioration des
SI tua ti ons économiques et sociales. Les
approches communautaires et collectives
cadrent mal avec les démarches d'accompagnement social ct les exigences d'un suivi
individualisé, contractualisé ou non, et les
démarches d'aides immédiates.
Réapparition des logiques
de clientèles
Lcslogiqucsdcclicntèlcsréapparaissent(«nos
pauvres>>) d'autant plus exacerbées que la
croissance de la demandcd'aides'accompagne
d'une diminution des capacités de réponses,
obligeant chaque institution à être plus
sélective. Le partenariat en subit des contrecoups.
Le cadre de l'intervention lui-même se trouve
affecté par le rcprofilage du concept de
polyvalence de secteur opéré par nombre de
conseils généraux qui tend de plus en plus à
signifier un espace déconcentré de mise en
œuvre de l'action inscrit dans une ligne
hiérarchique étroite. Il est également affecté
par l'inscription de plus en plus étroite du
travail social dans lcdévcloppementetla mise
en œuvre des politiques sociales nationales
qui s'appuie pour la plupart sur des
découpages territonaux hétérogènes; il en va
ainsi aussi bien du RMl que de la loi Besson
sur le droit au logement des ménages
défavorisés. Les territoires se spécifient ainsi
non en fonction de diagnostics éprouvés ou
d'identités reconnues mais en fonction de
procédures. La territorialisation de l'action
administrative d'une façon plus générale a
contribué également à déstabiliser les pratiques. Les espaces d'action supra ou infra
communaux semultiplicntrendant la synthèse
difficile ct aléatoire. Du coup, chaque opérateur dans le champ du trava1l social est tenté
de redéfinir les modalités de son ancrage
territorial en fonction de ses propres logiques.
La cohérence de l'action sc détériore au fur et
à mesure que l'espace sc balkanise et d'autant
plusqucpeud'opérateurspcuvcntseprévaloir
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RECHERCHES ET PREVISIONS n" 44- 1996
d'une lég1t1mité suff1samment reconnue pour
assurer une effective coordination.
Le système de valeurs
a perdu de sa cohérence
Quant au systèmederéférenceslui-même, il a
incontestablementperdudesacohérence,avcc
le retour à des logiques assistancielles, sous le
nouveau vocable de «solidarité>>, la réapparition de tensions partisanes, des exclusivismes
ctdcsclientélismcs(au niveau des communes
par exemple). La logique du besoin est
concurrencée par celle du mérite (les «bons>>
et les «mauvais>> pauvres, les méritants qui
méntent d'être aidés et les autres). La
valorisation de l'individu et de sa volonté
minimise la prise en compte du poids des
déterminations sociales et économiques. Le
souci d'économie ct de la gestion des coûts
affecte de plus en plus la recherche de la
solution optimale.
Le registre des valeurs se trouve ainsi traversé
pas des changements qui affectent plus
globalement la société. Cc n'est pas le lieu de
les analyser ici. Mais il suffit de mentionner la
montée des différentes formes d'individualisme ou de «tribalisme>> et, parallèlement, les
difficultés que rencontre l'engagement militant quel que soit le type de militance,
associatif, politique, syndical, religieux, la
valorisation de l'éphémère et du court terme
-les «coups>>- et la difficulté à mobiliser sur
des solutions lentes maisdurables(en matière
de formation professionnelle par exemple)
l'hypertrophie du sentiment et l'exclusif de
l'affectif pour comprendre que le système de
valcursetdenormcsdu travail social se trouve
aujourd'hui quelque peu en porte-à-faux.
Le travail social sc trouve ainsi au coeur de
tensions qui le rendent de plus en plus
problématique : entre le sectoriel et le
territorial, le central et le local, l'analyse
exogène des besoins et le soutien aux initiatives locales, le normatif et l'innovation,
l'assistance et l'autonomisation, l'individuel
et le communautauc, les cibles insti tu ttOnnelles et les situations de fait, l'urgence ct
l'insertion ...
Depuis le milieu des années 60, le système
d'acteurs au sein duquel se concevait et sc
mctta1t en oeuvre le trava1l sooal s'éta1t
globalement stab1hsé sous l'ég1dc de l'Etat au
mvcau natwnal ct des Directions départementales de l'action samta1re ct sooale au
mvcau départemental. li assooa1tsurdesbascs
partenarialcs plus ou moins négociées,
égalitaires ct volontaires, des acteurs, les
ca1sses d'Allocations fam1halcs (CAF) entre
autres, qui du fait de leur partiCipation à la
con~t1tut1on ct à la coproduction du modèle
d'action, mettment en oeuvre des prat1qucs
sans avmr le sentiment d'être par trop
contramts ou dépendants.
Un système d'acteurs
bouleversé
Cc système a été profondément bouleversé
non seulement du fait de la décentralisa hon ct
de la recomposihon du système d'acteurs
qu'ellca indUite avec la prééminence du droit
dans un prcm1cr temps, du droit ct de fait
dans un second, du conseil général, la montée
des v11lcscn charge de la régulation sociale sur
leur territoire, la redéfmition du rôle de l'Etat,
mais aussi du fait des transformations qui
affectent chacun des partenaires. Les institutions qui assurent la maîtrise d'ouvrage et la
maîtnsed'ocuvredu trava1l social (CAF,ca1ssc
primaire d'Assurance maladie, Caisse
régionale d'Assurance maladie, Mutuahté
sociale agricole ... ) sont elles auss1 affectées
par l'évolution de leur personnel, le
renouvellement des générations de cadres ct
d'acteurs de tcrram, les transformations de
leurs procédures ct de leurs outils (avec
l'informa tique notamment), les modifications
du management ct des modes de gestion. Les
assoCiations qUI pourraient scrv1r de relais ct
d'appui au travail social sont elles aussi
confrontées à des problèmes d'adaptation
consécutivement aux viciss1tudcsdu militantisme, aux ambiguïtés de la profcssionnalisatiOn, aux contraintes de la contractualisation avec les maîtres d'ouvrage.
Aucundcsactcursncparaîtavoiraujourd'hui
réellement trouvé «ses marques». Certes les
conseils généraux ont fini par «digérer
l'héritage» ct prendre des attitudes plus
conquérantes, sc doter de personnels
compétents ct d'ou his de gestion ct d'animahon plus efficaces. Ils se sont forgé aussi une
doctrine, mais celle-ci, variable d'un départe-
ment à l'autre même si des constantes sc
dégagent, n'a pas la clairvoyance qui pouvait
être celle d'un acteur umquc et central. Les
villes sont engagées dans une dynam1quc qm
les conduit parfois à déborder le strict cadre
des compétences dévolues par la 101 pour
embrasser l'ensemble des pohtlques ct des
procédurcsayantpourcadrcdcmlsecnocuvrc
l'espace urbam, ct ainsi le travail social, sans
toujours maîtriser les retombées d'un tel
volontansmc ct respecter l'autonomie des
acteurs. L'Etat lm-même ne sepréscntcpasau
mvcau local comme un acteur homogène,
ayant une 1dcntité - bien constituée ct bien
claire. La déconcentration de ses services,
effectuée parallèlement à la décentralisation,
a contribué à complexifier le jeu des acteurs
dans la mesure où chacun d'entre eux, en
fonctiOn des compétences dévolues et des
moyens affectés certes, ma1s aussi de son
h1st01rc ct de sa culture, s'est positiOnné
d1 ffércmmcn t.
Un partenariat plus complexe,
plus politique
Plus généralement, c'est l'économie du
partenariat qui sc trouve transformée. La
modification des modes opératoires, c'est-àdire le développement de dispositifs transversaux sur des bases terntoriales ou
thématiques, induit une intensification des
mtcrrela ti ons entre les acteurs en même temps
qu'elle met à mal le système de relations
traditionnel propre aux professionnels du
champ qui reposait sur l'interconnaissancc,le
partage des mêmes valeurs, l'expérimentation des mêmes pratiques, le suivi des mêmes
formations.
Lepartcnariatdcvient ams1plus complexeet
plus pohtique, parce que les légitimités des
acteurs sont de nature différente ct que, tout
au moms au début, la compétence technique
et la compétence formelle ne se recouvrent
pas. Il devient plus formel et plus instrumentahsé. Par peur du politique peut-être, la
négociation s'opère sur la base des règles que
chacun entend faJre respecter. Cette
formalisation débouche sur la contractualisation ct va s'instrumentaliser autour de
projets écnts, d'objectifs assignés, de
protocoles d'exécution de procédures
d'évalua ti on.
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RECHERCHES ET PREVISIONS n• 44- 1996
Parallèlement, Je partenariat dev1ent plus
institutionnalisé ct plus procédurier. C'est un
partenariat «par le haub•. D'où la
multiplication des groupes de pilotage, des
comités techniques, des commissions de
coordination, des observatoires ... Il apparaît
aussi plus concurrentiel sinon plus conflictuel.
D'où la nécessité des partenaires d'affirmer
des identités fortcs,d'offrirunc 1magc nette et
la volonté de labelliscr leur action, de
promouvoir une politique de l'offre au
détriment parfois d'un ajustement à la
demande.
Enfin, le partenariat devient plus néccssair<.:>
sinon plus exigeant. Ne pas s'y in sen re risqùc
de marginaliser. Mais la place dans le
partenariat est à conquérir. Ce qui est mal
appréhendé, c'est en définitive le passage
d'une logique ct d'une légitimité administrative et technique reposant sur des
procédures, des découpages, des techniques,
des savoirs, à une logique ct une légitimité
pohtique et instituée reposant sur Je suffrage
des électeurs et les compétences dévolues par
la loi. Cc changement de logique bouleverse
profondément les rapports au sein du système
d'acteurs, non seulement parce que de
nouvelles relations de pouvoir et d'autorité
s'instaurent, que des alliances nouvelles se
développent, mais parce que les références se
transfonnent, que les temporalités divergent,
celle d'un élu rythmée par l'élection n'est pas
Jamêmequecelled'uncadredeservicesocial,
que J'intercession de l'élu est d'une autre
nature quand il est décideur et quand il est
simple intcnnédiaire, que la proximité du
terrain modifie le rapport entre J'autorité ct
ses services chargés de la mise en oeuvre de
l'action.
Un repositionnement encore
incertain du travail social
Traditionnellement, ct par-delà l'évolution
qu'ils ont connue, l'action sociale et le travail
soaal éta1ent situés du côté de la sphère du
«hors travail »ou du côté de la reproduction
de la force de travail. Ils avaient pour objet
d'assurer une partie des conditions domestiques, matéricllcsetculturellesde la produchon
ct de la reproduction de la force de travail.
C'est si vrai que l'action sociale se développe
avec l'Etat-providence qui peut s'analyser
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RECHERCHES ET PREVISIONS n" 44 -1996
comme la substitution de J'Etat à l'entreprise
pour gérer les problèmes généraux de la
reproduction de la forcedetravail (formation,
santé, logement, retraite, loisirs ... ).
Le champ du travail social était ainsi assez
bien circonscrit. Il s'inscnvait dans les creux
laissés ouverts par les différentes institutions,
l'école, les organismes de logement social, les
systèmes d'indemnisation du chômage, les
systèmes de sécurité soCiale.
Or, avec J'approfondissement de la crise, les
frontières entre le travail et le hors travail
apparaisscntdcpluscn plus perméables et les
-~· questions traitées par les institutions ad hoc
,_;-en vicrmcntdeplusen plus à être traitées dans
l'optique du travail social. Il en va ainsi par
exemple du logement dans Je cadre de la l01
Besson ou de l'accès au droit dans le cadre du
RMI, de l'insertion urbaine.
Le concept d'insertion sociale et professionnelle, en raison du flou de la réalité qu'il
appréhende, constitue une de ces médiations
qui pennettent lepassaged'unchampà l'autre.
Le travail social se voit ainsi sollicité pour
faciliter l'insertion professionnelle en essayant
de mobiliser les moyens (formation, aides
diverses, mise en relation ... ) nécessaires pour
faciliter l'accès à l'emploi. Il est également
sollicité dans lecadrede la lutte contre l'échec
scolaire en même temps que dans celui de la
lutte contre la délinquance ou pour faciliter
l'intégration urbame et l'insertion par le
logement.
La frontière entre l'économique et le social
s'estompe comme s'était déjà assouplie la
frontière entre le social et le culturel. Le travail
social s'inscrit de plus en plus dans des
dispositifs transversaux qui transgressent les
frontières habituelles deschamps. La politique
de la ville constitue un de ces espaces où les
champs se télescopent. Le travail social y
gagne sans doute en efficacité et en diversité,
mais il perd en autonomie et en visibilité. La
spécificité des pratiques s'édulcore au contact
d'au trescatégoriesde professionnels engagés
dans ces dispositifs et leur structure de
coordination (commission locale d'insertion,
commission départementale pour la mise en
oeuvre du plan départemental pour le
logement des défavorisés ... ). Le travail social
devient plus procédurier, plus incertain et
plus déstabilisant, s'mscrivantà l'articulation
du champ traditionnel ct de champsdJVcrsou
à cheval surplusicursch.1mps. La concurrence
s'a vive en trc profcssionnclssansqu' on pUisse
dire que dans celle-ci les travailleurs sociaux
smcntcn positiOn dommantc. Le travail sooal
sc découple de plus en plus de l'actiOn sociale
pour entrer de plus en plus dans une Iog1quc
d'assistance ou dans la sphère de la gestion
des pres ta t10ns léga les, soit pour en améhorcr
l'accès ct l'cfhcaoté, soit pour régler les
problèmes de précontcnllcux.
La difficulté des travailleurs
sociaux à élargir
leur champ d'action
Il serait faCJic de dire que les travailleurs
soc1aux sont perpétuellement en crise, qu'Il
est d.1ns la nature même des travailleurs
soCJaux d'être mal à l'dise dans leur fonction
comme si le choix de celle-ci résultait d'une
difficulté d'adaptation ou de maîtrise de son
propre projet donc d'un problème d'identité
ou comme si le travail social, par nature et
encore plus aujourd'hui où il est traversé par
un ccrtam nombre de tensions qui le
déstructurent, gént'rait le mdlaisc existentiel
de ceux qui s'y adonnent.
Deces deux cxphcationsdu malaise, la seconde
est sans doute la plus vraisemblable. Les
ambigUités du travail social que l'on a mises
en év1dcncc précédemment peuvent rendre
compte des difficultés que rencontrent les
travailleurs sociaux à sc s1tucr vis-à-vis de
leur travail.
On ne rcvJCndra pas sur les répercussions de
la transformation de l'objet du travail soc1al
sur les travalllcurs sociaux si œ n'est pour
souhgncr que ces dermers ct, notamment, les
ass1stants sociaux (c'est moins vrai des
animateurs) réussissent mal à élargir leur
champ d'action. Ils ont incontestablement
rencontré des difficultés à se posillonner s.l!r
l'mscrllon ~oc1alc par l'économique, su·r ·la·
poht1quc des v1llcs ct l'ingénienc des:
d1spositJfs d'act10n concertée. L'objet du
trava1l socidllcllJue le conçoivent la majorité
des travailleurs sociaux reste le cas indiViduel
à étudier pour lUI trouver une solution en
faisant JOuer la palette des ressources
mstltut10nncllespossibles. D'où l'importance
de la fonction d'intermédiaire, de médiation
ctdeportc-parolequi mélange l'artdu dossier,
celUI du soutien personnalisé ct de I'mtcrccssion. De cc fait, 1ls sc sont quelque peu
marginalisés ct leur étoile a pu pâlir face à cc
que C. Bachmann appelle les «missionnaires
des banlieues» qui <<errent au sein d'un
millefeuille organisationnel, perdus dans les
partenariats aléatoires ct les montages
financiers acrobatiques». En fa1t le malaise
paraît résulter de trois causes de nature
d1ffércnte :uncdéficiencedel'expertisc ,donc
des moyens, une remise en cause de l'éth1que;
ct une transformatiOn du processus de
profcss10nnal1satlon.
L'expertise: base de toute
profession
L'expertise est une notion difficile à défimr.
d'expertise qui comporte une triple
dimension:
-une d1mension technique qui rcnvo1c aux
règles de l'art du métier : la gestion des
prestations, la constitution de dossiers
d'ouverture de droits, l'analyse des besoins,
les ratios d'équilibrage du budget domestique ... ;
-une dimension sociale qui renvoie à la
maîtrise du système de relations sociales au
sein duquel s'exerce l'activité, la capaCité à
entrer et à maîtriser une relation partenarialc
ou à s'inscrire dans des procédures d'action
concertée par exemple ;
-une dimension gestionnaire, la capacité à
articuler besoin et demande, moyens ct
ressources, le souhaitable et le possible.
Chacune de ces dimensions fait appel à des
savoirs de nature différente que l'on peut
classer en:
- savoirs théonques, la psychologie des
mdividus, la sociologie des modes de vie des
familles qui vous renseignent sur le réel ;
-savoirs procéduraux qui permettent de
décliner les règles à respecter pour pouvoir
conduire l'action: comment réaliser un
· entrctieÏ1' ~li nique, comment construire un
projet, comment engager et conduire une
procédure d'évaluation ... ;
-savoirs pratiques qui déterminent la capacité
à tenir compte d'une conjoncture spécifique,
de l'effet d'un rapport de force favorable ou
défavorable sur la perception d'une situation
parexemple,oudel'effetcombméd'uncumul
de handicaps, et qui résulte essentiellement
de l'expérience de la réalité;
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RECHERCHES ET PREVISIONS n" 44. 1996
- Silvotr-ft~irc en fm qui s'apparente à cc que
l'on peut appeler les <<trucs du métier>>, les
«mots pour le dire>>, l'art d'écrire, l'art de
contourner les difficultés, l'art de plaider un
dossier.
de développement local ou de projet d'action
concertée dans le cadre de la lutte contre
l'exclusion, soit encore en positwn de
spécialiste thématique patenté en tel ou tel
domaine, l'accueil de l'enfance, l'insertion
sociale ou professwnnellc, l'économie
domestique.
Le malaise est d'autant plus ressenti que le
déficit d'expertise fait le lit de professiOns ou
de professionnels concurrents et que, sur
nombre de domaines (politique de la vtllc, la
lutte contre l'exclusion), les travatllcurs
sociaux n'ont pas toujours réussi à s'imposer.
Or, on peut sc demander si l'expertise des
travaillcurssociauxs'cstrcnouveléesuffisammcnt, tant au niveau des savoirs théoriques
que des savoirs procéduraux :
-au mveau des savoirs théoriques concernant
par exemple l'évolution de la famille, la
thématiqucdudévcloppemcntde l'enfant, les
processus ct les effets de l'exclusion ou de-la· ., • ~ • • , ") ~ r 4{ - ~ '~
1
ségrégation, de la violence;
- En faH; ..àpparaît de plus en plus nettement
-au nivcaudessavoirsprocédurauxenmatièrc · l'image d~un •travail soctal à deux vitesses,
l'un de terrain confronté aux victssitudcs du
de cdndmtc de projet, de diagnostic local, de
quotidien, s'épuisant à faire face à l'urgence,
modahtés de contractualisation;
-la nécessité d'approfondir ce «savoir en
cherchant à trouver des solutions rapides ct
usage» affecte aussi bien la dimension
développant un actif travatl de soutien
personnalisé; l'autre, situé en deçà du terrain
technique de l'expertise telle qu'elle est
dans des fonctionsdediagnosttc,d 'orienta tion,
solhcitée par exemple pour constituer ou
instruire un contrat d'insertion dans le cadre
d'accompagnement de projet ct d'évaluation,
du RMI, participer à l'élaboration d'un plan
prend le recul nécessaire détaché de la
locdl d'insertion ou mener une action
contingence et renvoie sur le premier la gestion
d'accompagnement social dans le cadre du
des cas.
Fonds de solidanté logement (FSL) ... que la
dtmcnston sociale ou gestionnaire.
Ll connaissance des règles du fonctionnement
institué et les modifications du système
d'acteurs, avec leurs incidences sur les types
ct modes de légitimité dont on a déjà parlé
telles qu'essaie de les inventorierla sociologie
des organisa ti ons par exemple, apparaît ainsi
une condition du développement d'une
expertise sociale renouvelée.
De même le développement d'une expertise
gestionnaire conditionne l'efficacité du
travailleur social non seulement quand on lui
demande de statuer sur l'économie de ses
projets mais plus intimement pour faire face à
la surchargedc travail à laquelle il estconfronté.
Un travail social
à deux vitesses
Il s'ensuit que le travail social peut sc sentir
marginalisé par de nouveaux professionnels
qui sc sttucnt soit en position d'expert de la
pro.cédurc sur tel ou tel domaine (la planification, ct la programmation des structures
d'accueil de l'enfance par exemple, soit en
position de spécialiste de l'ingémcricdc projet
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RECHERCHES ET PREVISIONS n" 44. 1996
L'éthique du travailleur social
remise en cause
L'éthique désigne le système de valeurs et de
références qui encadrent la mise en oeuvre de
la pratique. Elle définit l'univers moral de la
profession en même temps que son identité.
L'éthique du travailleur social s'inscrit dans le
registre du système de références du travail
social tel qu'on l'a analysé plus haut, autour
de valeurs C<?mmc le développement de
l'autonomie, la participation démocratique,
le refus des discriminations, le désintéressement, l'a priori favorable vis-à-VIs de la
demande, le respect de l'intimitédes individus
ct des groupes ...
Or, cette éthique se trouve aujourd'hui pour
une part en porte-à-faux par rapport aux
modalités de la pratique et aux logiques de
l'action sociale développées ces dernières
années.
Il y a plustcurs raisons à cette situation:
-la déccntraltsation a renforcé les identités
institutionnelles dans un milieu où les
traditions ct la culture étaient davantage de
l'ordre du professionnel, c'est-à-dire transcendaient les lieux ct les institutions de mise
en oeuvre de l'expertise. On était travailleur
social plus que membre salarié de la CAF, de
la DDASS ou detelle ou tcllcassociation.C'cst
d'ailleurs sur cette communauté de culture ct
de valeurs que s'est opéré, dans un premier
temps, le rapprochement entre travailleurs
sociaux de différentes institutions, ce qui a
permis dans de nombreux cas d'éviter le
blocage résultant des logiques partisanes qui
avaient pu fleurirdanslecadrede la décentralisation. En même temps, on sait que les
institutions qui salancnt des travailleurs
sociaux sc plaignent fréquemment de leur
faiblcallégcanceinstitutionnelle.Néanmoins,
au furet à mesure que s'approfondit la décentralisatiOn, les log1ques institutionnelles
tendent à s'affirmer ct prennent le pas sur les
logiques professionnelles;
référerpourdévclopperleuraction, paraissent
aujourd'hui entourés d'un halo ct d'un
brouillard qui obligent à un pilotage à vue
incertain ct insécurisant. Et ce d'autant plus
que ceux-là mêmes qui réclament une
transformation de valeurs et une allégeance
plus grande aux objectifs de l'institution sont
le plus souvent dans l'incapacité de produire
un nouveau référentiel d'action satisfaisant
sur le plan éthique et mobilisateur sur le plan
pratique.
Un nouveau processus
de professionnalisation
Traditionnellement, les travailleurs sociaux
ne faisaient pas carrière et n'avaient donc pas
en tant que telle de véritable trajectoire professionnelle. Les institutions qui lescmployaient
n'avaient pas organisé leur carrière. Entre le
-cet effet de la décentralisation est renforcé
responsable du service et le travailleur social
par les nouvelles formes de management et le
de base il n'y avait guère d'mtennédiaires. Le
développement des prdtlqucs qm gravitent
miheu était peu hiérarchisé et fonctionnait
autour de cc que l'on appelle habituellement
selon un modèle quasi libéral, reconnaissant
la culture d'entreprise. Or celle-ci privilégie . '.·une grifnâe'autonomie au travailleur social et
les valeurs de l'institution au détriment-des
exigeant" somme toute peu de comptes en
valeurs professionnelles. On enjoint aux
retour. Les travailleurs sociaux se situaient
travaiiicurssociauxdes'approprierlcsvaleurs
plus sur des logiques vocationnelles que
de leurs mstitutions, l'assistance immédiate
professionnelles.
pourévitcrl'exacerbationdestroublessociaux
locaux ou au contraire la promotion des valeurs
Or, cette situation a changé. Les services
familiales «authentiques)) pour éviter de
sociaux sc sont structurés et hiérarchisés. Les
sombrer dans des logiques de l'assistance par
classifications ont été introduites dans la
exemple. On leur demande, en outre, d'être
profession. On assiste de plus en plus à un
toujours et partout, notamment dans les
allongement de la chaîne hiérarchique :
instances de coordination, de pilotage ou
responsable d'équipe, éducateur-chef, assisd'évaluation, les porte-parole de leur
tante sociale-chef, responsable de circonsinstitution et de ses orientations.
cription ... Les possibilités d'accéder à des
postcsd'cncadrementsesontainsimultipliées.
On conçoit que de telles exigences heurtent
uncéthiqueorientéeessentiellementsurl'aide
L'idée de carrière articulée sur la promotion
désintéressée aux personnes dans le besoin et
interne est d'ailleurs en cohérence avec les
sur la satisfaction de l'intérêt général ou du
sollicitations du nouveau management à
bien public.
s'inscrire sur les logiques de l'institution et à
manifester un loyalisme incontestable vis-à-en outre, les caractéristiques du contexte
vis
d'elle.
économique ct social, la nécessité de faire face
à l'urgence, rendent difficile une volonté
Mais en même temps, on peut sc demander si
d'au tonomisation ct de rcsponsabilisation de
l'institution
le reconnaît et rétribue cet effort
même qu'une problématique de la particide
loyalisme.
Nombre de travailleurs sociaux
pation démocratique et Citoyenne, ainsi que
ont
ainsi
le
sentiment
d'être «laissés tombés))
des logiques de conscientisation ct de
par
leur
employeur
qui
les braderai ten quelque
développement local à long terme.
sorte aux nouveaux maîtres du jeu. De là, les
Il en résulte que les repères des travailleurs
conflits et les difficultés de l'insertion et du
sociaux, les balisesauxquclles ils pouvaient sc
transfert des travailleurs sociaux de la
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RECHERCHES ET PREVISIONS n• 44 -1996
DDASS- Etat au conseil général. De là aussi,
dans un certain nombre de cas, les difficultés
du déconvcnhonncment de la pol yvalcnce de
scctcursdcsCAFou des caisses de la Mutualité
sociale agncolc.
Les travailleurs sociaux eux-mêmes sc sont
inscnts dans des logiques de carrière.
L'éthique du métier qui trouvait son principe
d'cfficacitédansla satisfaction que l'on retirait
de la réussite individuclledcsonaction,deses
démarches ou de ses «coups» tend à laisser
place à une logique de la réussite de la vic
profcsswnncllc centrée sur la reconnaissance
socit~lc ct la promotion. La polyvalence des
tâches qu'induisait l'activité professionnelle
ne suffit plus à satisfaire les travailleurs sociaux
formés au mihcuou à la findcsannécs70etau
début des années 80. Le choix du métier n'est
plus tant un choix de vie qu'une modalité
d'insertion professionnelle, même si la carrière
reste pour 1'essen ti cl, circonscrite à l' m térieu r
du champ social.
Le sentiment
d'une déqualification
Le côté «anhhiérarchiquc» etcritiqucqui s'était
épanoui dans les années 68 s'est fortement
édulcoré sans que pour autant une vision
claire de l'avenirparaisscsedégagcrvraiment.
La formation des travailleurs sociaux,
formation continue ou formation supérieure
dispensée par l'université, destinée à développer les compétences de l'encadrement du
travail social comme le diplôme supérieur en
travatl social (1978) ou le certificat d'aptitude
à la fonction de directeur d'établissement
social (1985), ainsi que l'ouverture de nombre
de DESS aux travailleurs sociaux, ont
contribué à élever le mveau d'aspiration
professionnelle sinon à élargir les perspectives d'emploi.
La perte du monopole des travailleurs sociaux
sur un ccrtam nombre de segments du champ,
et l'appantion puis la confirmation de
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RECHERCHES ET PREVISIONS n· 44 -1996
nouveaux professionnels ont de plus inctté à
élargir l'horizon des possibles en même temps
qu'ils renforçaient le sentiment d'un enfermement dans un rôle et dans un statut sécurisants
mais peu motivantsetqu'tl faisaitdoutcrdc la
légitimité du corps professionnel.
Les travatlleurssooauxontamsi fréquemment
ressenti le sentiment d'une déquahfication
quand les nouveaux recrutements s'opèrent
sur la base de moniteur-éducateur, d'aide
méd1co-psychologtquc ... ou quand on confirme les ass1stants sociaux dans des rôles de
plus en plus administratifs sans pour autant
leur ouvrir des perspectives de carrières, la
hiérarchie du travail social restant encore
souvent recrutée en dehors de la profession.
En fa1t, le mala1sc résulte sans doute pour une
large part du souhait de s'inscnre sur des
trajectoires profcssionncllesaxées sur l'accroissement de la d1versité des fonctions et
l'augmentation de la responsab1hté et du
scntimentintérioriséd'unesorted'illégitim1té
à s'engager dans un tel processus d'une part,
de l'absence de reconnaissance sociale d'autre
part, malaise qui caractérise parfaitement cc
que dans la théorie du champ on nomme la
position de dominé. Les tentatives et l'échec
relatifpourlesurmonter,malgrédesalliances
avec l'université, ont peut-être renforcé encore
cc sentiment.
Sans doute en a-t-il toujours été un peu ainsi.
Mais l'évolution du recrutement, le mouvement de professionnalisation, le développement de la formation ont exacerbé les
contradictions de salariés dont le capital
culturel s'est fortement accru alors que le
capital social, c'est-à-dire l'étendue et la
diversité du réseau de relations et par là le
niveau de reconnaissance social vis-à-vis des
tiers, a eu tendance à se détériorer du fait
d'une prolétarisation du recrutement, que le
capital économique ne s'est guère revalorisé
(la décentralisation a même pu être l'occasion
de le réduire), que le capital symbolique enfin
s'est dévalué face à la montée des nouveaux
professionnels.
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