Multistabilité et bifurcations globales dans un écoulement très turbulent Arnaud Chiffaudel Groupe Instabilités et Turbulence Service de Physique de l'Etat Condensé CEA de Saclay Compte-rendu de Marie Bonneau et Sophie Laffont Un écoulement turbulent peut être décrit comme la superposition d’un écoulement moyen, de vitesse U, et de fluctuations, de vitesse u << U. On peut le caractériser par un nombre de Reynolds Re(= vLµ/η) >> 10 ^3 ,ce qui signifie que la viscosité du fluide est insuffisante pour dissiper l’énergie apportée au fluide. L’étude de certains aspects de ces écoulements fait appel à la physique non linéaire, comme l’existence de plusieurs solutions et de transitions entre-elles. Il s'agit ici d' observer l' influence de Re sur la multiplicité de ces solutions. 1) Description de l' expérience On étudie ici l’écoulement de Von Karman ,c'est-à-dire l’écoulement très turbulent d’un fluide dans un cylindre fermé par 2 turbines (à pales droites ou incurvées ) alimentées par 2 moteurs indépendants et tournant en sens opposé. Les fluides étudiés ont un Re compris entre 10^2 et 10^7 (eau, glycérol, sodium). Pour un faible temps de pose (1/150s), l'écoulement semble homogène, ce qui est dû au caractère aléatoire des fluctuations. Pour un temps de pose plus long (1/20s), on distingue l'écoulement moyen: cet écoulement, contrarotatif, comporte deux cellules superposées, tournant chacune dans le sens de la turbine avec laquelle elle est en contact. Ces cellules sont séparées par une couche de cisaillement. Dans chaque cellule, le fluide a une circulation toroïdale (en bleu sur la fig. 1). De plus, il remonte vers le centre de la turbine par pompage centrifuge, est alors éjecté radialement contre les parois du cylindre avant de rejoindre la couche de cisaillement: c'est l'écoulement poloïdal (en rouge ). fig. 1 2) comment la structure de cet écoulement évolue-t-elle quand la viscosité diminue? Tant que Re est inférieur à 150, l'écoulement reste stationnaire et axisymétrique. Puis il se déforme progressivement et, autour de Re = 330, la couche de cisaillement oscille périodiquement. Quand on augmente Re, l'amplitude des oscillations croît, et le spectre de leur fréquence devient presque continu. Pour Re = 450, les oscillations sont chaotiques. Cette tendance se renforce pour des valeurs plus élevées de Re, et l'état turbulent est atteint pour Re≈3000. Le passage de l'ordre au désordre se fait donc par une transition supercritique, continue. 3) observation de la multistabilité Pour étudier les différents modes d'écoulements du fluide lors de son passage d'un régime laminaire à un régime turbulent, introduisons le couple Kp, ou coefficient de puissance d'une des turbines, et qui mesure en quelque sorte la résistance du fluide. Avant Re =3000, Kp décroît linéairement avec Re (pente en 1/Re): on n'observe donc qu'un seul état. Mais pour Re > 3000, le fluide présente deux solutions: - une solution symétrique (s), caractérisée par un Kp faible. Le fluide se sépare alors en cellules et le profil de vitesse est invariant par rotation d'angle π. (fig. 2) fig. 2 - un état bifurqué (b) où l'une des 2 turbines impose son sens de rotation au fluide: la symétrie est brisée. (fig. 3) On peut alors repérer le temps t bif au bout duquel le système bifurque de l' état s dans l' état b1 ou b2 car le coefficient Kp s'élève alors brutalement. fig. 3 4) Etude des transitions possibles entre ces états On fixe maintenant Re ≈ 10^5 et on définit pour cette étude le paramètre θ = (f1-f2)/(f1+f2) où f1 et f2 sont les fréquences de rotations des turbines. θ mesure donc la dissymétrie entre les 2 intensités de forçage. En traçant le graphe ∆Kp = f(θ), on remarque que la nature des transitions dépend de la forme des pales de turbine: * pour des pales droites, on peut passer continûment de l'état b1 à s, puis de b1 à b2 : il n'y a jamais coexistence des 3 états au voisinage de θ = 0. * pour des pales incurvées ,sans ailettes fixes , on peut passer de s à b1 (ou b2), de b1 à b2 ou inversement: mais en partant de b1 (ou b2) on ne peut pas revenir dans l'état s, même quand θ repasse par 0: s ne peut donc être atteint qu'en démarrant les 2 moteurs simultanément.(fig. 4) Si on part de b1 et qu'on augmente θ ,on reste dans cet état de θ = 0 à 0,16 ( Kp 1 > Kp 2 alors que f 1 < f 2 ) avant de bifurquer dans l'état b2 pour θ > 0,16. On décrit donc un cycle d'hystérésis: le système garde la mémoire de la manière dont il a été excité. (avec ailettes, toutes les transitions sont possibles: on n'observe pas de cycle d'hystérésis). fig. 4 Intéressons-nous plus particulièrement à la transition s → b1 (pales incurvées sans ailettes): on part de l' état s en démarrant les 2 moteurs simultanément (f, θ donnés) puis on les arrête après l' instant t bif. On répète l'opération 500 fois pour obtenir la distribution de probabilité P(t bif > t) de temps caractéristique τ qui a un comportement en θ^-6. Au voisinage de θ = 0, τ diverge donc très vite vers l’infini: l’état s est marginalement stable (métastable). Si au contraire on fixe ∆Kp et qu' on mesure θ, on observe expérimentalement l'existence d'états intermittents: pour Kp1 proche de Kp 2, le système oscille entre les 2 états bifurqués. On peut alors se demander pourquoi on a coexistence de ces 3 états au voisinage de θ = 0 , uniquement lorsque Re est très grand. Deux hypothèses sont formulées: les fluctuations propres à l'écoulement turbulent influe certainement sur la nature des transitions et la multiplicité des solutions . Par ailleurs, les différences de résultat observées avec ou sans ailettes fixes indiquent le rôle de la vitesse, qui reste élevée très près de la paroi pour un fluide peu visqueux . 5) Applications De manière générale, les brisures de symétrie jouent un rôle très important en physique. De tels phénomènes de bifurcation turbulente peuvent être observés lors d'autres expériences: saut brusque de la portance et de la traînée d'une aile d'avion inclinée, circulation de l'air dans un coin, écoulement de Taylor-Couette... La nature nous en fournit également des exemples, tels les inversions du champ magnétique terrestre, les alternances de périodes chaudes et froides du climat, les changements de position du point de rebroussement nord de la circulation thermo-haline, le Kuroshio-courant longeant la côte japonaise qui peut basculer en quelques jours et former pendant plusieurs années un grand méandre (fig. 5)-, ou encore la brisure de symétrie de la circulation atmosphérique lors de l'apparition d'un anticyclone. fig. 5