Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
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Les architectes du nano
30/09/15
Grâce à la puissance sans cesse croissante des ordinateurs, il est possible de résoudre numériquement
les équations de la physique quantique et, ainsi, de concevoir théoriquement des matériaux en fonction
de propriétés dont on veut les doter. Dans deux publications importantes, l'équipe de Physique Théorique
des Matériaux de l'Université de Liège vient de présenter deux matériaux inédits dont les propriétés vont
intéresser deux secteurs différents des technologies. L'un, quoique composé à base d'un métal qui n'est
pas habituellement magnétique, possède des propriétés… magnétiques très inhabituelles ! L'électronique de
demain, la spintronique, lui tend déjà les bras. L'autre affiche des performances thermoélectriques tout à fait
étonnantes qui intéressent de nombreux secteurs industriels qui cherchent, en vain jusqu'à aujourd'hui, à
transformer en électricité les immenses quantités de chaleur perdues lors de certains processus industriels.
« Nous essayons d'être des architectes à l'échelle
atomique ». Une image qui résume bien le travail du professeur Philippe Ghosez et de son équipe du service
de Physique théorique des Matériaux de l'Université de Liège. Leur but ? Construire des matériaux nouveaux
qui ont des propriétés inédites. Une démarche certes aussi vieille que la science des matériaux sauf que,
dans le cas présent, c'est la méthode pour y parvenir qui a radicalement évolué. Philippe Ghosez : « Pendant
longtemps, la connaissance des matériaux a été macroscopique et empirique. On testait l'un puis l'autre ;
on procédait par essais et erreurs et, de temps en temps, on tombait sur un composé qui convenait : celui-
ci était piézoélectrique, un autre ferroélectrique, etc. Aujourd'hui, nous disposons d'outils de simulation
qui permettent de prédire les propriétés et de comprendre leur origine à l'échelle microscopique et cela a fait
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évoluer la recherche. » Ces outils récents se basent sur la mécanique quantique et exploitent le développement
des ordinateurs. Si la mécanique quantique est l'outil fondamental, c'est le développement de la puissance
informatique qui l'a rendue vraiment opérationnelle dans la mesure les ordinateurs d'aujourd'hui permettent
de résoudre efficacement les équations de la physique quantique de manière numérique pour des systèmes
de plus en plus complexes.
« C'est ce qui s'appelle, explique le professeur Ghosez, le calcul ab initio. En résolvant numériquement les
équations de Schrödinger et de l'électromagnétisme, nous pouvons prédire le comportement d'un matériau en
tenant compte des interactions entre les atomes qui composent le matériau. Ce n'est plus le matériau X ou Y qui
est considéré globalement mais chacun des noyaux et des électrons qui le composent. » Cela permet de traiter
tous les matériaux de manière similaire. Les physiciens peuvent alors adapter les équations à la composition
et aux conditions extérieures (superposer deux couches d'atomes différents, insérer un atome X dans une
couche d'atomes Y, appliquer un champ électrique, une contrainte mécanique, etc.) et prédire les propriétés
des nouveaux matériaux ainsi « conçus ». Les résultats sont évidemment théoriques, mais si une propriété
intéressante est identifiée, d'autres équipes, telle celle du professeur Jean-Marc Triscone (Université de
Genève) avec lequel le professeur Ghosez travaille fréquemment, se chargent de fabriquer, également atome
par atome, les matériaux les plus prometteurs. Une étape expérimentale toujours indispensable pour la
validation des prédictions des modèles théoriques. « Pour nous, théoriciens, complète le Professeur Ghosez,
cette vérification expérimentale est très importante car elle valide nos approximations, notre approche. Quand
celle-ci est validée, on peut l'utiliser pour essayer de comprendre les mécanismes qui produisent les effets
et affiner de plus en plus notre réflexion : est-ce qu'il y a d'autres matériaux qui sont capables de produire
un même effet ? Quelles sont les conditions minimales pour que cela apparaisse ? Et peut-on essayer de
concevoir un nouveau matériau pour lequel ce mécanisme va être amplifié ou particulièrement favorisé ? On
fait alors vraiment évoluer la connaissance au niveau fondamental, avec la perspective de déboucher à terme
sur des applications concrètes. »
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Propriétés surprenantes
Quels sont les résultats auxquels aboutissent
Philippe Ghosez et son équipe ? Les matériaux sur lesquels ils travaillent principalement sont des oxydes
complexes du type ABO3, possédant une structure cubique identique, appelée pérovskite.
L'élément A (souvent un métal alcalin, alkalino-terreux ou une terre rare) occupe les coins de la structure
tandis que B (souvent un métal de transition) est au centre, enfermé dans une cage octaédrique d'oxygène.
Identifiée au 19e siècle, cette structure est commune à une de nombreux composés qui présentent
une grande variété de propriétés intéressantes en fonction des métaux A et B choisis. Ces composés
peuvent avoir un comportement isolant, semi-conducteur, métallique ou même supraconducteur. Ils
sont utilisés dans de nombreux dispositifs (mémoires, transistors, senseurs, actuateurs) car ils comptent
parmi eux certains des meilleurs composés ferroélectriques (BaTiO3, PbTiO3), piézoélectriques (PbZrxTi1-
xTiO3), magnéto-électriques multiferroïques (BiFeO3), pour les applications diélectriques (BaxSr1-xTiO3),
avec une magnétorésistance colossale (AMnO3) ou pour l'optique non-linéaire (BaTiO3, LiNbO3 avec une
structure trigonale apparentée).
En 2008 (lire l'article Un nouveau nanomatériau), les équipes de Philippe Ghosez et Jean-Marc Triscone
avaient ainsi publié dans Nature (1) un article dans lequel les physiciens décrivaient la mise au point d'un
nanomatériau artificiel aux propriétés ferroélectriques particulières. Les scientifiques découvraient alors que
lorsqu'on empile différents oxydes en super-réseaux, les propriétés de l'ensemble peuvent être différentes
de celles des oxydes pris séparément. En l'occurrence ici, ils avaient mis en évidence un nouveau mécanisme
apte à produire une polarisation spontanée, un phénomène qui suscite depuis un intérêt croissant et auquel
les chercheurs font maintenant référence sous la dénomination de ferroélectricité impropre hybride. Celle-
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ci résulte d'un couplage inédit entre différentes distorsions structurales permise par la structure en couches
du matériau : les chercheurs ont en effet montré qu'elle résultait des interactions à l'échelle atomique aux
interfaces entre les couches. « Cela a ouvert un champ d'investigation tout à fait neuf, se souvient le professeur
Ghosez : on allait pouvoir imaginer de nouveaux matériaux sur base d'une ingénierie à l'échelle atomique
des propriétés aux interfaces.» Pourquoi un tel enthousiasme ? Faisons une analogie. L'électronique actuelle
est basée sur un matériau très simple, le silicium. A partir de ce composé unique, on a pu créé une variété
incroyable de dispositifs : diodes, transistors, mémoires ! Comment ? En créant des interfaces entre des zones
dopées différemment ou avec d'autres matériaux. La fonctionnalité est créée par l'interface ! Le défi était donc
de contrôler ces interfaces de manière aussi fine que possible. « C'est ce que nous aimerions arriver à réaliser
avec nos matériaux, les oxydes ABO3, qui sont plus complexes, possèdent naturellement des propriétés bien
plus excitantes que le silicium, et peuvent être combinés et s'empiler comme des blocs Légo grâce à leur
structure pérovskite identique. Un autre exemple spectaculaire est celui de l'interface entre deux isolants, le
SrTiO3 et le LaAlO3 (2), au sein de laquelle on peut induire un gaz bi-dimensionnel d'électrons de manière
réversible, ouvrant de nombreuses perspectives dans le domaine de l'électronique (lire l'article The interface
between two non-conductive materials can be conductive). Contrôler (3) et agir sur les interfaces dans
les nanostructures ABO3 devrait nous permettre de générer une multitude de dispositifs nouveaux avec des
propriétés inédites et peut-être un jour de remplacer le silicium … Un rêve parfois appelé oxytronique ! »
Vers la spintronique
Un des nouveaux articles qui vient d'être publiés par Philippe Ghosez et son groupe exploite les découvertes
réalisées en 2008. Dans celui-ci (4), écrit en collaboration avec Nicholas Bristowe maintenant à l'Imperial
College de Londres et Julien Varignon actuellement à l'Unité CNRS-Thalès à Paris, les physiciens liégeois
montrent que certains matériaux à base de titane ont des propriétés magnétiques inédites. Ce qui est
remarquable car le titane n'est pas habituellement magnétique. Ce que les chercheurs ont montré, c'est que
s'il est combiné de manière spécifique avec certains éléments (par exemple du barium et du lanthane au sein
d'une structure pérovskite : (Ba,La)TiO3), le composé présente alors une magnétisation spontanée faisant de
lui un ferromagnétique s'apparentant à un aimant permanent. Si le ferromagnétisme est assez rare dans la
nature, ce qui accroît encore l'intérêt pour cette découverte c'est le mécanisme ici à l'origine de cette propriété.
La plupart des matériaux ferromagnétiques sont des métaux. « Dans notre oxyde, explique le professeur
Ghosez, les électrons ne sont pas mobiles et le système est donc en fait un isolant électrique. Ce que nous
avons découvert, c'est une interaction particulière entre les électrons et la structure atomique de cristal à même
de forcer le ferromagnétisme. Outre ses propriétés magnétiques inattendues, ce composé est également un
ferroélectrique impropre hybride. Nous avons donc en fait réussi à concevoir -théoriquement- un matériau qui
est à la fois ferroélectrique et ferromagnétique. Cela présente un intérêt non seulement dans le domaine de
l'électronique mais aussi celui émergent de la spintronique. Par exemple, cela signifie qu'on peut y stocker
de l'information à la fois sous forme électrique et magnétique, faisant de lui un matériau très intéressant pour
fabriquer des mémoires d'ordinateur plus performantes que les dispositifs usuels. Ces mémoires pourraient
également être moins gourmandes en énergie. »
Transformer la chaleur en électricité
Dans un autre article (5) publié cette fois dans Physical Review Letters, Philippe Ghosez, cette fois en
collaboration avec Daniel Bilc actuellement à l'INCDTIM à Cluj-Napoca (Roumanie) et l'équipe du Professeur
Gian-Marco Rignanese de l'UCLouvain, ont décelé des propriétés thermoélectriques exceptionnelles dans
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certains composés Heusler à base de fer. La thermoélectricité est la capacité de certains matériaux à
convertir l'énergie thermique en énergie électrique. Une aubaine en ces temps d'incertitude quant à notre
approvisionnement en électricité, particulièrement celle d'origine durable. Cet effet est connu depuis presque
deux siècles mais ses applications (hormis par exemple dans le secteur spatial) restent rares car cette
manière de produire de l'énergie ne pouvait concurrencer ni les hydrocarbures ni le nucléaire par exemple.
« Les matériaux aptes à réaliser une telle conversion sont rares et relativement inefficaces, explique Philippe
Ghosez. En effet, un « bon » thermoélectrique doit combiner des propriétés apparemment antagonistes.
D'une part, il doit être un bon conducteur électrique et un mauvais conducteur thermique alors qu'une bonne
conductivité électrique va habituellement de pair avec une bonne conductivité thermique. D'autre part, il
doit idéalement être un semi-conducteur qu'on peut venir « doper » avec des charges qui doivent être à la
fois aussi nombreuses et mobiles que possible. » Et c'est bien qu'est le problème. Pour le comprendre,
Philippe Ghosez cite l'analogie de l'autoroute : s'il y a peu de voitures, elles peuvent se déplacer rapidement ;
mais s'il y en a trop, leur vitesse va diminuer jusqu'à l'engorgement et l'arrêt. Pour remédier à cela, il n'y
a qu'une solution : créer des bandes de circulation supplémentaires. « C'est un peu ce que nous avons
réussi, explique Philippe Ghosez. Nous avons trouvé une solution inédite pour augmenter le nombre de
porteurs de charge tout en conservant leur grande mobilité. Pour cela, nous avons joué sur la composition
chimique du matériau de manière à construire un réseau ultra-dense et tri-dimensionnel d'autoroutes pour
les électrons en tirant profit du caractère directionnel et anisotrope de certaines orbitales électroniques ».
Résultat ? Les performances thermoélectriques des
matériaux testés ont été considérablement amplifiées. Les simulations à l'échelle atomique ont été effectuées
pour des composés intermétalliques à base de fer, de formule chimique Fe2YZ (comme Fe2TiSi ou Fe2TiSn).
Bien sûr, il s'agit ici de simulations et non de fabrication à grande échelle. Mais ces matériaux devraient
avoir un avenir. D'abord parce que leur thermoélectricité est bien plus importante que ce qu'on connaissait
jusqu'à aujourd'hui ; ensuite parce qu'ils sont composés d'éléments abondants, bon marché et non toxiques.
Sans oublier le fait qu'il existe déjà une demande explicite de la part de l'industrie qui cherche des
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