Chapitre 1 De la « sociologie juridique » à une sociologie politique

Chapitre 1
De la « sociologie juridique » à une sociologie
politique du droit
L'évolution des travaux sur le juridique révèle avec force que les positionnements de recherche
en sciences sociales sont surdéterminés par des facteurs extérieurs à la «science pure». C'est ce que
nous tenterons de démontrer ici en nous attachant d'abord à rappeler en quoi la vision juridiste du
politique peut conduire soit à une impossibilité de la recherche, soit à sa réduction en une ingénierie
sociale. Nous soulignerons ensuite en quoi une vision distanciée du juridique en référence au
politique, comme celle que propose parfois la science politique, peut être moins fondée sur un choix
de connaissance que sur une stratégie institutionnelle d'autonomie. Nous nous attacherons enfin à
définir notre propre positionnement pour étudier l'économie des relations entre le juridique et le
politique, celui que nous avons construit comme une sociologie politique du droit, sans plus
prétendre de ce fait à la « science pure » mais en essayant de montrer comment un tel positionnement
témoigne d'une aspiration à la liberté par rapport aux assignations de toutes sortes. Celles-ci
menacent particulièrement quand il s'agit du juridique. Un tel positionnement découle également
d'une recherche d'appréhension des nouvelles formes de la vie juridique qui s'affirment de plus en
plus, notamment dans leurs rapports au politique. Il restera alors à fournir des illustrations de ce
positionnement à partir de nos propres travaux et à évoquer les perspectives théoriques qu'il est
susceptible d'ouvrir.
Loin de vouloir prétendre « faire école », il s'agit plus pour nous d'apporter notre contribution à
une « École », c'est-à-dire ce superbe mot qui désigne ici un espace dont cet ouvrage porte
témoignage, celui qui permet la confrontation des incertitudes dans les cheminements de la
connaissance et d'une volonté de constamment les dépasser : dans l'interaction et dans l'exercice
d'une double activité consistant à chercher en même temps qu'à transmettre.
* Ce chapitre a été rédigé par Jacques COMMAILLE, CNRS, GAPP-ENS Cachan, CERAT, IEP, Grenoble.
Rechercher et travaux du RED &S 29
à la maison des Sciences de l'Homme, vol. 7, 1999
De la « .sociologie juridique » à une sociologie politique du droit
La vision « juridiste » du politique
Au sein de la sphère juridique, tout au long de l'histoire de son autonomisation telle que l'a
décrite Max Weber], s'affirme une double prétention. La première consiste à considérer, comme on
l'a souvent dit z, que le droit est une pratique de nature si particulière qu'il lui appartient de dire sa
vérité sur lui-même en même temps que sur le monde social. S'il doit y avoir science, ce ne peut être
que des «sciences du droit», c'est-à-dire des disciplines indigènes qui se spécifient effectivement par
leur appartenance à la sphère juridique et, par même, s'autonomisent par rapport à la discipline de
référence (par exemple l'histoire du droit par rapport à l'histoire, la philosophie du droit par rapport à
la philosophie, etc.) ou mieux encore consacrent un savoir pratique en savoir théorique autonome
comme peut l'être la « théorie du droit ». La seconde prétention est sans doute encore plus
déterminante pour notre propos puisqu'elle revient à penser le droit comme une « science du
politique », comme la vraie science du politique puisque « le droit a toujours cherché à être, en dépit
de la dénégation de certaines écoles - positivisme et kelsenisme notamment, une science du politique
» 3. Pierre Legendre lui-même rappelle que « le droit romain devait servir partout la cause du
Pouvoir et transmettre à son tour l'idée d'une science du Politique » 4.
Ainsi, suivant cette conception, le juriste est seul à même de définir les bonnes finalités qu'une
société doit poursuivre, les valeurs qu'elle doit respecter. En un mot, la « Raison » juridique est bien
conçue comme une « Raison » politique, ce qui justifie encore plus que la « science » soit annexée
pour l'accomplissement des missions que cela suppose.
Nous avons déjà eu l'occasion de rendre compte des multiples expressions de cette aspiration. Le
discours juridique va ainsi être consacré à la célébration d'un temps du droit comme un temps long se
distinguant des temporalités sociales et politiques forcément inscrites dans l'éphémère, le
conjoncturel s. De même, il sera procédé à l'éloge d'un « art juridique » visant à consacrer le
caractère exceptionnel de la nature du droit dans les façons de l'élaborer et, s'inspirant des modes de
célébration du religieux pour consacrer de façon analogue son caractère transcendant, visant à
l'imposer comme méta-raison de la Société 6. C'est la croyance dans un tel statut qui autorise le
juriste 7 à tenir un
1. Max WEBER, Sociologie du droit, Paris, PUF, 1986.
2. Voir, par exemple, Louis ASSIER-ANDRIEU, Le droit dans les sociétés humaines, Paris, Nathan,
coll. « Essais & Recherches», 1996.
3. Gérard SOULIER, « Les institutions judiciaires et répressives » , in Madeleine GRAWrTZ et
Jean LECA (dir.), Traité de science politique, tome 2, Paris, PUF, 1985, p. 532.
4. Pierre Legendre, L'amour du censeur, essai sur l'ordre dogmatique, Paris, Seuil, 1974, p. 604.
5. Jacques COh7MAILLE, « La régulation des temporalités juridiques par le social et le
politique » ,
in François OST et Mark VAN HOECKE (dir.), Temps et droit. Le droit a-t-il pour vocation de
durer ?, Bruxelles, Bruylant, 1998.
6. Jacques COMMAILLE, « Sociologie de l'art juridique: le droit comme science du politique
»,
in L'art de la recherche, Paris, La documentation Française, 1994.
7. Nous faisons l'usage des termes « le juriste » ou « le politologue » comme entités, ce qui si
gnifie, bien entendu, que nous n'entendons pas dire qu'il est question de tous les juristes ou
de
tous les politologues.
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Jacques Commaille
discours de disqualification de l'homme politique, constamment présent dans la tradition juridique.
Face à un juriste investi de la mission de définir l'intérêt général par des règles < universelles », le
politique n'est qu'un « politicien » par nature porteur d'intérêts particuliers et dont le salut ne peut
dépendre que de leur défense 8.
Une telle vision « juridiste » du politique ne peut conduire qu'à deux grands types de position à
l'égard du travail de connaissance assumé par les sciences sociales. Le premier type de position est le
rejet des sciences sociales au nom d'une intégrité du droit, d'une supériorité de sa fonction sociale à
préserver. Georges Ripert avait dénoncé en son temps cette influence perverse des sociologues qui,
attachés à souligner ce qui change dans la société, avaient entraîné les juristes dans un oubli de ce qui
est au fondement de la fonction du droit : assurer la permanence 9. Ce qui pouvait apparaître ici
comme un archaïsme de la pensée juridique se révèle en fait comme une constante d'une certaine
tradition juridique si l'on se réfère aux termes de l'étonnant entretien accordé par Pierre Legendre... à
une revue de science politique 10. Celui-ci dénonce en effet un « sociologisme généralisé » 11 qui
aurait envahi la sphère juridique, qui se serait « emparé du cadre de raisonnement » des Facultés de
Droit 12, et vitupère contre ces « sociologues, sans instruction juridique aucune [qui se sont
transformés] en apparatchiks de la Justice » 13. Cette « invasion » de la sociologie participe, pour cet
auteur, de l'avènement d'un « Management généralisé » 14 caractérisant un « aplatissement de l'enjeu
normatif » 15, d'un renoncement à la « Raison » [juridique] qui devrait pourtant demeurer au
fondement de la « fonction structurante du droit et du juge » 16.
Dans cette optique, la sociologie bien sûr mais, au-delà, les sciences sociales qui ne se rangent
pas dans les « sciences du droit » menacent rien moins que cette nature anthropologique du juridique
(qui fait l'objet d'une magistrale analyse dans un autre chapitre de cet ouvrage), c'est-à-dire ces «
fondamentaux » garantissant les nécessaires permanences d'une société. Les sciences sociales
exogènes, en montrant ce qui bouge ou aspire à bouger, favorisent une gestion sans « Raison » de la
société et autorisent la mise en délibération permanente de ce qui devrait demeurer intangible et
indiscutable.
Par ailleurs, l'aspiration du droit à être une science du politique, à s'affirmer dans sa fonction
exceptionnelle de structuration du social... et du politique, peut également conduire à privilégier un
second type de position à l'égard des sciences sociales, à l'inverse du premier. Les sciences sociales
deviennent, dans
8. Jacques COMMAILLE, L'esprit sociologique des lois. Essai de sociologie politique du droit, Paris, PUF, coll.
a Droit, éthique et société », 1994.
9. Georges RIPERT, Les forces créatrices du droit, Paris, LGDJ, 1955.
10. Pierre LEGENDRE, « Qui dit légiste, dit loi et pouvoir » , Entretien avec Pierre LEGENDRE,
Politix, 32, 1995, p. 35.'
Il. Ibid., p. 35.
12. Ibid., p. 32.
13. Ibid., p. 32.
14. Ibid., p. 38.
15. Ibid., p. 31.
16. Ibid., p. 31.
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De la « sociologie juridique » ù une .roc iologie politique du droit
cette perspective, un instrument de maîtrise du social au service de la fonction du droit et,
éventuellement, de sa restauration. Rien ne montre mieux le sens de cet usage possible des sciences
sociales, lequel en contribuant à renforcer la force du droit consacre l'ambition politique du juriste,
que cette spécialisation issue d'une sociologie juridique propre précisément à la sphère juridique et
qualifiée de « sociologie législative ». Il s'agit ici, en effet, d'appuyer le travail législatif sur une
connaissance a priori des attitudes des citoyens auquel il est susceptible de s'adresser, le sondage
d'opinion utilisé à cet effet faisant en même temps office de « référendum » , permettant ainsi de «
passer par dessus la tête » de la représentation politique traditionnelle 17.
Il conviendrait cependant d'ajouter que cette mise en oeuvre de la sociologie du droit ainsi conçue
a été effectuée par les juristes en référence à la conception qu'ils pouvaient avoir de leur fonction
politique ou de la restauration de celle-ci grâce à une nouvelle dogmatique enrichie d'une
connaissance maîtrisée du social. Comme le dit superbement Pierre Legendre : il s'agit de « récupérer
l'orthodoxie perdue, de recoller et de moderniser les observances » 18. Exprimé autrement, ce qui est
tenté, c'est bien d'inscrire le juridique dans le registre de l'effectivité sociologique par la recherche du
consensus... ou la gestion maîtrisée du dissensus, et ce afin de le rélégitimer. II est significatif que la
recherche d'une connaissance du social par le « Législateur juridique » , procède des mêmes causes
que le recours par le « Législateur politique » « aux études, aux sondages d'opinion, aux travaux
d'évaluation » 19. Cette soumission à un « marketing politique » témoignerait de la « nouvelle nécessité
de convaincre les citoyens [comme des clients] de la justesse de leurs procédés, de la légitimité de
leurs décisions ou des qualités de leurs produits » 20. Le projet du juriste emprunte effectivement au
politique puisque son projet n'est rien d'autre que le recours au sondage d'opinion comme nouveau
mode de légitimation, c'est-à-dire comme nouvelle modalité de construction du système de croyances
productrices de légitimité.
Cet usage des sciences sociales, comme instrument de pouvoir, se révèle tout particulièrement
dans les luttes de pouvoir entre branches du droit. Ainsi, Bastien François a bien montré comment le
droit constitutionnel, en quête de statut dans l'univers du droit eu égard à l'incertitude de ses sources
juridiques, a eu finalement recours à la science politique pour se donner une légitimité par
l'intermédiaire non pas strictement du droit lui-même mais de la connaissance des interrelations entre
celui-ci et le monde social et politique zl. Dans le même sens, on pourrait avancer l'hypothèse suivant
laquelle le développement qu'a connu en France la sociologie juridique à l'initiative de juristes
civilistes s'explique par le souci de préserver le statut menacé du droit civil comme
17. Jean CARBONNIER, Sociologie juridique, Paris, PUF, 1978. 18. Pierre
LEGENDRE, « L'amour du censeur... », op. cit.
19. Romain LAUFER et Catherine PARADEISE, Le prince bureaucrate, Paris, Flammarion, 1982,
p. 267.
20. lbid., p. 26.
21. Bastien FRANÇOIS, « Une revendication de juridiction. Compétence et justice dans le droit
constitutionnel de la V` République » , Politix, 10-1 1, 1990.
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Jacques Convmaille
source des références fondatrices de la société, ainsi que cela était le cas dans la période de l'âge d'or
de la codification.
Le rappel de ces rapports complexes du droit et des sciences sociales a le mérite de confirmer
cette vérité souvent refoulée, par un certain positivisme juridique notamment, que la sphère juridique
a bien partie liée avec la sphère politique.
La vision « politiste » du juridique
Alors qu'aux États-Unis, le droit et la justice sont depuis longtemps des
domaines investis par la science politique, curieusement, ce n'était pas le cas en
France jusqu'à ces dernières années. Un tel évitement s'explique certainement
par l'histoire des rapports institutionnels entre les Facultés de Droit et la
Fondation Nationale des Sciences Politiques. La science politique française
s'est développée dans le cadre d'un processus d'autonomisation par rapport aux
Facultés de Droit 22 lesquelles néanmoins continuent de disputer, par le biais du
droit public, ce terrain de la connaissance aux Instituts d'Etudes Politiques. Si
l'on ajoute à cela les tentatives d'instrumentalisation effectuées par le droit
constitutionnel, analogues à celles subies par la sociologie, on comprend mieux
ce rejet du droit par la science politique, comme un choix d'ignorance par
nécessité.
Il est peut-être plus étonnant qu'un tel positionnement soit parfois justifié
par des considérations qui empruntent aux représentations que les juristes
veulent donner du droit. La vision « politiste » du droit s'appuie ainsi sur la
représentation issue du positivisme juridique, c'est-à-dire celles d'un droit
« pur » de tout aspect social ou politique, pour affirmer que le droit n'a d'inté-
rêt que dans la mesure où il nous informe... sur les juristes eux-mêmes 23, ce
qui, somme toute, serait d'un profit marginal pour la science politique.
Si le droit peut tout de même trouver grâce aux yeux des politologues, ce n'est pas tant par ce
qu'il est que par « l'effet de croyance » qu'il suscite chez les citoyens 24. S'il mérite également de
l'attention, ce n'est pas par sa valeur en soi, mais parce qu'il représente une « ressource » dans le jeu
politicien 25.
Ainsi l'histoire contemporaine des sciences sociales consacrées à l'analyse des relations entre le
juridique et le politique apparait bien à travers ce rappel de ses avatars poussé jusqu'à l'exaspération.
Cette relation est marquée par des
représentations suscitant des rejets ou des volontés d'instrumentalisation, des
22. Pierre FAVRE, Naissances de la science politique, 1870-1914, Paris, Fayard, 1989, p. 83 et
suiv.
23. Pierre FAVRE, « La manifestation entre droit et politique », in CURAPP, Droit et Politique,
Paris, PUF, 1993, p. 288. '
24. Bernard LACROIX, « Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse
politique », in Madeleine GRAWnZ et Jean LECA (dir.), Traité de science politique, tome 1,
Paris, PUF, 1985.
25. Daniel GAXIE, « Jeux croisés : droit et politique dans la polémique sur le refus de signature
' des ordonnances par le président de la République », in CURAPP, Les usages sociaux du droit,
Paris, PUF, 1989.
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