introduction Représentations et identités sexuelles dans le théâtre

Delphine Lemonnier-Texier
Avant-propos
Mises en scène
du masculin et du féminin,
écritures de l’histoire
Dans un entretien de 2008, Eve Kosofsky Sedgwick souligne l’importance,
dans la tradition américaine, de la dimension historicisante de la critique litté-
raire 1. Et, à cet égard, c’est ce qui dans le texte demeure quelque peu étranger à son
lecteur qui constitue sa plus grande richesse
2. Ce que le texte de théâtre shakes-
pearien dit du genre s’inscrit pleinement dans cette perspective pour un critique
contemporain, et la prise en compte des conditions matérielles de la représentation
théâtrale – au premier rang desquelles fi gure l’exclusion des femmes du plateau –
ne saurait à elle seule permettre d’en restituer toute la richesse. Le discours sur
le genre que constituent les personnages, leurs mises en situation, leurs répliques
et leur dimension évolutive s’articule en eff et à un certain nombre de défi nitions
identitaires sexuées dans l’Angleterre élisabéthaine et jacobéenne, attestées par
d’autres sources primaires, et codifi ées pour les besoins du support théâtral, c’est-
à-dire rendues visibles et lisibles pour les spectateurs. Une double logique guide
donc ces mises en scène de l’identité sexuelle sur le plateau shakespearien : on y
décèle, d’une part, un certain nombre d’éléments socio-culturels aisément recon-
naissables pour le spectateur, qui construisent une image dramatique correspon-
dant à la codifi cation historique de l’identité sexuelle à la fi n du e et au début
du e siècle, et d’autre part, il s’y manifeste un ensemble de références à l’im-
médiateté du plateau et à l’univers potentiellement indiff érencié qu’il constitue,
• 1 – « Interview d’Eve Kosofsky Sedgwick », in L F Claude et M Sophie (dir.), La
fabrique du genre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 17-27, p. 18.
• 2 – Ibid., p. 19 : « “What does this text know that I dont know ?” is the most fruitful question
to bring to literature, as well as the hardest. »
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par sa dimension unisexe masculine 3. Lorsque se constitue un univers dramatique,
c’est l’image fi dèle à la codifi cation sexuelle qui prédomine, en vertu du principe
aristotélicien de mimesis. A contrario, lorsque la théâtralité est affi chée, les repères
du genre se brouillent, pour en esquisser une nouvelle topographie, où la logique
du plateau vient se superposer à l’imitation des codes socio-culturels. Ce sont ces
jeux de va-et-vient entre deux systèmes concurrents de défi nition du genre que le
présent volume se propose d’explorer.
La critique féministe s’est intéressée très tôt à Shakespeare, pour rallier à sa
cause les personnages féminins de ses comédies, parfois au risque d’oblitérer la
dimension historique d’un univers patriarcal et oppressif, centré sur le pouvoir
masculin, comme l’a souligné le New Historicism des années 1980. L’âge de raison
de la critique féministe shakespearienne résulte de ce double héritage, avec les
travaux pionniers de Jean E. Howard et Phyllis Rackin, qui se consacrent aux
pièces historiques, croisant l’analyse de la construction du genre avec l’émergence
de la nation anglaise sur la scène élisabéthaine
4. Cette évolution va de pair avec
le renforcement de la notion d’état et de la défi nition sociale de l’individu en tant
que membre de la nation, comme l’a montré Megan Matchinske sur un corpus
non shakespearien qui va de la Réforme à la guerre civile 5. Plus que de la critique
féministe shakespearienne, c’est sans doute des vagues successives de cette dernière
qu’il faudrait parler, comme le rappelle Naomi Conn Liebler dans la préface de
son ouvrage e Female Tragic Hero in English Renaissance Drama
6, qui se pose
la question du lien entre les personnages féminins et les deux paradigmes que
sont l’espace du champ de bataille et la notion d’héroïsme. Même lorsque les
personnages féminins sont marginalisés et caricaturés, comme c’est le cas dans la
première tétralogie, on ne peut s’empêcher de noter leur remarquable résilience
• 3 – Tous les comédiens étant du même sexe, la représentation de la diff érentiation sexuelle néces-
site un travail de codifi cation de l’identité non seulement féminine, mais également masculine : les
personnages créés pour ce type de troupe unisexe sont nécessairement surdéterminés au niveau du
genre. Si cette dimension a largement été étudiée pour ce qui concerne les personnages féminins,
il n’en est pas de même pour les personnages masculins.
• 4 – H Jean E. et R Phyllis, Engendering A Nation. A Feminist Account of Shakespeare’s
English Histories, London et New York, Routledge, 1997. L’expression « âge de raison de la critique
féministe » est empruntée à la préface d’Ann  ompson à ce même ouvrage, p. . C’est, bien
évidemment, Henry V qui défi nit par excellence cette dynamique de constitution d’un sentiment
national, d’une fraternité masculine qui transcende les barrières entre classes sociales et fait de tout
soldat le frère d’armes du roi. De cet univers de fraternité, les femmes sont quasiment complète-
ment exclues, et elles en demeurent à la marge.
• 5 – M Megan, Writing, Gender and State in Early Modern England. Identity Formation
and the Female Subject, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
• 6 – C L Naomi, e Female Tragic Hero in English Renaissance Drama, New York,
Palgrave, 2002, « Wonder Woman, or the Female Tragic Hero », p. 1-31, p. 2.
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en tant que personnages : Marguerite d’Anjou est l’un des deux seuls personnages
shakespeariens présents dans quatre pièces ; l’autre est Mistress Quickly 7.
Le sang et les larmes : c’est ainsi qu’on s’attendrait à voir défi nis les domaines
du féminin et du masculin dans les fresques historiques shakespeariennes, pour-
tant, de même que le champ de bataille est parfois investi par des femmes en
armes, les larmes, dans ces pièces, sont associées aux hommes. Dans son remar-
quable essai sur la trilogie Henry VI, Martha A. Kurtz démontre que la codifi ca-
tion élisabéthaine des larmes y est déconstruite 8. Ce sont les critères du plateau
et de la représentation qui prennent alors le pas sur les codes socio-culturels,
pour dessiner une hiérarchie spécifi que, où les larmes sont une démonstration
de force, comme elles sont sur le plateau la preuve du talent du comédien et de
son pouvoir sur le spectateur 9.
Tout un autre pan de l’approche historicisante se situe au niveau de l’histoire de
la représentation, et analyse en détail les implications et les eff ets d’une scénogra-
phie où les comédiens sont tous des hommes, ce qui nécessite une théâtralisation
du genre représenté par la mise en place d’une codifi cation de l’identité sexuelle
non seulement féminine, mais également masculine 10. L’écartèlement constitutif
de tout personnage de théâtre entre les mots qui le constituent comme personnage
et le corps du comédien qui l’incarne est poussé à son paroxysme sur la scène
élisabéthaine et jacobéenne 11. Cette théâtralité du genre, inhérente aux conditions
• 7 – Ibid., p. 20. Voir également l’article de Dominique Goy-Blanquet dans le présent ouvrage.
• 8 – K Martha A., « Tears and Masculinity in the History Play : Shakespeare’s Henry VI »,
in V Jennifer C. et D B Lynne, Grief and Gender 700-1700, New York,
Palgrave Macmillan, 2003, p. 163-176, p. 175 : « In Part I the most admirable character is a man
who knows how to suppress his tears. In Part III, it is a man who weeps. »
• 9 – Ibid., p. 176 : «When we think about the gendering of tears in the history play, we need to
remember this : in the theater, weeping and causing others to weep was never actually a weakness,
but a very real way of exercising strength. »
• 10 – La menace de l’indiff érenciation sexuelle est une réalité de l’époque élisabéthaine, dans la
lignée des écrits de Galien, où l’identité sexuelle se défi nit par une diff érence non pas de nature, mais
de degré entre masculin et féminin. L’angoisse masculine que défi nit Mark Breitenberg découle direc-
tement de cette menace de féminisation, indissociable de l’identité masculine. Voir B
Mark, Anxious Masculinity in Early Modern England, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
Sur la représentation du masculin au théâtre, voir aussi M Michael, Staging Masculinities.
History, Gender, Performance, Basingstoke et New York, Palgrave Macmillan, 2003.
• 11 – L’analyse du personnage de théâtre faite par Robert Abirached sous-tend cet argumentaire,
et permet de ne pas basculer dans une interprétation littérale et purement sociologique du genre
(gender) au théâtre. « À la scène seulement, le personnage rencontre sa matérialité, le signe sa
signifi cation et la parole son destinataire. […] Le personnage est donc à la fois pensé comme une
gure issue de la réalité et comme une entité autonome qui agit dans un espace tout ensemble
concret et fi ctif : parole et corps, mouvement off ert au regard et forme en elle-même dérobée. La
langue ne nous en apprend pas plus long, mais elle nous interdit, en revanche, de nous contenter
des formules approximatives qui assimilent le personnage à un être de chair et d’os, lui attribuent
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matérielles de la représentation, a des répercussions sur le statut mimétique du
personnage, y compris lorsqu’il s’agit d’un personnage historique. Dans ce dernier
cas, l’identité du personnage répond à une double logique : sa dimension histo-
rique se défi nit par son patronyme, sa généalogie et la mention d’éléments de sa
biographie ; son genre, lui, se défi nit au sein du système que constitue l’ensemble
de la pièce, par contraste avec les autres personnages, et en régime de continuité ou
de rupture avec les prérogatives mimétiques liées à la masculinité ou à la féminité.
Comme tout autre attribut du personnage de théâtre, le genre est susceptible de
uctuations qui soulignent sa théâtralité, et sont particulièrement visibles lorsque
le personnage révèle les artifi ces qui ont présidé à sa constitution en « sortant de
son rôle 12 ». Ce qui est stable, en revanche, c’est la dimension mimétique du genre,
c’est-à-dire l’ensemble de normes sociales attachées au féminin et au masculin,
et véhiculé par le discours de type proverbial, exemplaire, voire emblématique
emprunté à l’univers des spectateurs et rapporté par les diff érents personnages.
C’est par sa théâtralité et l’écart qu’elle représente par rapport aux normes sociales
(et donc aux attentes du spectateur) que l’identité sexuelle du personnage est
signifi ante sur la scène shakespearienne. Les jeux d’écarts avec la norme et leur
théâtralisation sont autant d’indices de l’inclusion de l’identité sexuelle dans la
dynamique dramatique et dans les rapports de pouvoir entre les personnages,
autorisant tous les glissements entre masculin et féminin, le genre ne constituant
alors plus un critère identitaire fi gé mais une variable d’ajustement qui refl ète le
positionnement du personnage par rapport à l’autorité.
C’est donc au cœur de l’articulation du personnage entre dimension mimétique
et dimension théâtrale que se situe le genre : le personnage s’avère capable ou inca-
pable de remplir le rôle qui lui est imparti par son genre, dans un univers patriarcal
où l’autorité découle de l’identité sociale 13. Mais avec la dimension métadramatique
une existence suffi sante à elle-même, jouent des traits et des ressemblances dont il porte la trace
pour lui demander des eff ets d’illusion. » A Robert, La crise du personnage dans le théâtre
moderne, Paris, Gallimard, 1994, [Grasset, 1978], p. 9.
• 12 – Nous tentons de traduire ainsi l’expression anglaise « to step out of character » qui désigne
le moment où le personnage rend visibles les artifi ces du rôle qui est le sien au sein de la fi ction.
Les personnages shakespeariens ne correspondent pas à la conception moderne du personnage de
Stanislavski. D’une scène à l’autre, voire au sein d’une même scène, leurs humeurs, attitudes et
discours soulignent suffi samment que le critère directeur n’est pas celui de la plausibilité « psycho-
logique » du personnage, mais une logique situationnelle où les fonctions dramaturgiques que le
personnage vient remplir dans telle ou telle scène prennent le pas sur le critère de vraisemblance.
• 13 – Nous reprenons ici l’analyse du concept d’autorité de Robert W, dans
« Representation and Performance :  e Uses of Authority in Shakespeares  eater », PMLA,
vol. 107, n° 3, mai 1992, p. 497-510. L’identité sexuelle mimétique correspond alors à la sphère du
locus : « Associated with the specifying capacities of an enacted role, the locus tended to privilege the
authority of what and who was represented. […]  e locus-centered authority of the represented
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affi chée, il est en mesure d’outrepasser les limites de ce rôle et de s’approprier les
caractéristiques de l’autre sexe, au sein d’un univers dramatique où l’autorité obéit
également aux règles du plateau, de la platea défi nie par Weimann. Ce processus de
théâtralisation s’eff ectue à deux niveaux : la théâtralisation du genre au sein de l’uni-
vers dramatique, de la sphère mimétique (lorsqu’un personnage endosse les attributs
de l’autre sexe), et la dimension performative de la représentation théâtrale elle-même,
où le rapport entre signifi ant (comédien) et signifi é (personnage) est modifi é par
l’ajout d’un niveau supplémentaire qui brouille les repères d’origine (un comédien
joue une femme, et cette femme endosse ensuite des caractéristiques masculines 14).
Dimension mimétique et dimension métadramatique du genre fonctionnent
de concert selon une logique dialectique : si les hommes sont incapables de remplir
leur rôle (comme c’est le cas pour les Français sur le champ de bataille au début de
1 Henry VI), les femmes prennent le relais et supplantent les hommes en endossant
les caractéristiques qui leur sont d’ordinaire imparties (Jeanne d’Arc devient le
chef valeureux de l’armée française), ce passage de relais s’eff ectuant par le souli-
gnement théâtralisé de la transgression identitaire. Comme le souligne Mary Beth
Rose dans Gender and Heroism in Early Modern English Literature, il faut distin-
guer l’identité sexuelle du personnage et les postures et caractéristiques propres au
masculin et au féminin dans le discours et les mentalités de l’époque élisabéthaine
et jacobéenne 15. La dynamique dramatique permet ce jeu de glissements entre les
was usually defi ned in accordance with a certain amount of verisimilitude, decorum, aloofness from
the audience, and representational closure. For instance, in Shakespeare the throne is the represen-
tational locus of privileged royalty, the bed a locus of patriarchal power and female sacrifi ce, and the
tomb a topos of family dignity and piety.  e playwright demonstrates language’s vast potential for
mirroring chastity, honor, and warlike resolution and draws on a full repertoire of signs to denote
the household and the innate strength of parental authority » (p. 503).
• 14 – Robert Weimann n’envisage, semble-t-il, que cette dernière dimension dans la défi nition
qu’il donne : ibid., « But the platea-like dimension of the platform stage – the bustling space of
theatrical “sound and fury” that as neutral matter was literally “signifying nothing” and representing
little – privileged the authority not of what was represented (in historiographical and novelistic
narrative) but of what was representing and who was performing » (p. 503). Ce découpage postulé
par Weimann de la scène élisabéthaine et jacobéenne selon la logique médiévale du locus distant
du spectateur et espace de la vraisemblance, par opposition à la platea proche du spectateur, espace
de la théâtralité et du soulignement du phénomène de la représentation au sens de performance,
permet de défi nir les deux modalités selon lesquelles le personnage se positionne par rapport au
spectateur ; il circonscrit également un cadre opératoire pour analyser le statut dramaturgique de
l’identité sexuelle dans le théâtre shakespearien. C’est en tant qu’outil opératoire permettant de
positionner le personnage dans le processus de la réception que nous l’entendons, davantage que
selon le postulat d’un découpage spatial spécifi que de la scène élisabéthaine. Voir sur cette dernière
question L Erika T., « Performance Practice and  eatrical Privilege : Rethinking Weimanns
Concepts of Locus and Platea », New  eatre Quarterly, 2006, 22:3, p. 283-298.
• 15 – R Mary Beth, Gender and Heroism in Early Modern English Literature, Chicago et
Londres,  e University of Chicago Press, 2002, p.  : « In my use of the terms “male” and
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