Avant-propos - 9 -
en tant que personnages : Marguerite d’Anjou est l’un des deux seuls personnages
shakespeariens présents dans quatre pièces ; l’autre est Mistress Quickly 7.
Le sang et les larmes : c’est ainsi qu’on s’attendrait à voir défi nis les domaines
du féminin et du masculin dans les fresques historiques shakespeariennes, pour-
tant, de même que le champ de bataille est parfois investi par des femmes en
armes, les larmes, dans ces pièces, sont associées aux hommes. Dans son remar-
quable essai sur la trilogie Henry VI, Martha A. Kurtz démontre que la codifi ca-
tion élisabéthaine des larmes y est déconstruite 8. Ce sont les critères du plateau
et de la représentation qui prennent alors le pas sur les codes socio-culturels,
pour dessiner une hiérarchie spécifi que, où les larmes sont une démonstration
de force, comme elles sont sur le plateau la preuve du talent du comédien et de
son pouvoir sur le spectateur 9.
Tout un autre pan de l’approche historicisante se situe au niveau de l’histoire de
la représentation, et analyse en détail les implications et les eff ets d’une scénogra-
phie où les comédiens sont tous des hommes, ce qui nécessite une théâtralisation
du genre représenté par la mise en place d’une codifi cation de l’identité sexuelle
non seulement féminine, mais également masculine 10. L’écartèlement constitutif
de tout personnage de théâtre entre les mots qui le constituent comme personnage
et le corps du comédien qui l’incarne est poussé à son paroxysme sur la scène
élisabéthaine et jacobéenne 11. Cette théâtralité du genre, inhérente aux conditions
• 7 – Ibid., p. 20. Voir également l’article de Dominique Goy-Blanquet dans le présent ouvrage.
• 8 – K Martha A., « Tears and Masculinity in the History Play : Shakespeare’s Henry VI »,
in V Jennifer C. et D B Lynne, Grief and Gender 700-1700, New York,
Palgrave Macmillan, 2003, p. 163-176, p. 175 : « In Part I the most admirable character is a man
who knows how to suppress his tears. In Part III, it is a man who weeps. »
• 9 – Ibid., p. 176 : «When we think about the gendering of tears in the history play, we need to
remember this : in the theater, weeping and causing others to weep was never actually a weakness,
but a very real way of exercising strength. »
• 10 – La menace de l’indiff érenciation sexuelle est une réalité de l’époque élisabéthaine, dans la
lignée des écrits de Galien, où l’identité sexuelle se défi nit par une diff érence non pas de nature, mais
de degré entre masculin et féminin. L’angoisse masculine que défi nit Mark Breitenberg découle direc-
tement de cette menace de féminisation, indissociable de l’identité masculine. Voir B
Mark, Anxious Masculinity in Early Modern England, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
Sur la représentation du masculin au théâtre, voir aussi M Michael, Staging Masculinities.
History, Gender, Performance, Basingstoke et New York, Palgrave Macmillan, 2003.
• 11 – L’analyse du personnage de théâtre faite par Robert Abirached sous-tend cet argumentaire,
et permet de ne pas basculer dans une interprétation littérale et purement sociologique du genre
(gender) au théâtre. « À la scène seulement, le personnage rencontre sa matérialité, le signe sa
signifi cation et la parole son destinataire. […] Le personnage est donc à la fois pensé comme une
fi gure issue de la réalité et comme une entité autonome qui agit dans un espace tout ensemble
concret et fi ctif : parole et corps, mouvement off ert au regard et forme en elle-même dérobée. La
langue ne nous en apprend pas plus long, mais elle nous interdit, en revanche, de nous contenter
des formules approximatives qui assimilent le personnage à un être de chair et d’os, lui attribuent
[« Représentations et identités sexuelles dans le théâtre de Shakespeare », Delphine Lemonnier-Texier (dir.)]
[Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]