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IntroductIon
Des catholiques
à la naissance du conservatisme
LES QUATRE COURANTS
DU CONSERVATISME AMÉRICAIN DANS LES ANNÉES 1950
À l’orée des années 1950, le conservatisme américain sort des limbes politiques.
Certes, il a existé dans le passé des États-Unis des formes de pensées réactives et des
périodes entières de raidissement. Mais, selon l’historien Patrick Allitt qui a dressé
un panorama des racines de ce mouvement,
«il est important de mettre l’accent sur le fait qu’avant 1950, il n’y avait pas
cette sorte de chose comme un mouvement conservateur aux États-Unis […].
Avant le vingtième siècle, c’était même très inhabituel pour des Américains de se
dénir politiquement comme des conservateurs […]. Certains à travers l’histoire
peuvent être compris comme des conservateurs, mais avec cette importante
réserve qu’ils n’avaient pas de nom pour se dénir eux-mêmes 1».
Les années 1950 sont les premières années où le terme conservateur et la
revendication de ce terme apparaissent, sous la plume d’auteurs et de commen-
tateurs variés. Nous simplierons cette variété en les regroupant sous quatre
étiquettes, au risque assumé de les caricaturer et d’oublier d’autres sensibilités
naissantes. Leur ensemble forme un bloc reconnaissable: leur objectif commun
et avoué est de briser le libéralisme américain, tel qu’il est pensé et pratiqué par
les intellectuels et les Administrations démocrates depuis Roosevelt sous le nom
de liberal progressism. Les conservateurs sont aussi farouchement anti-commu-
nistes. Ils n’ont pas de rapport avec la Old Right, vestige isolationniste et nativiste
des années 1920 au sein du Parti républicain. Les quatre groupes des premiers
penseurs se partagent en deux sensibilités diérentes, l’une résolument philoso-
phique, l’autre ouvertement chrétienne.
1. Patrick A, e Conservatives, Ideas and Personalities roughout American History, New Haven Yale
University Press, 2009 (325 p.), p.4.
« La droite catholique aux États-Unis », Blandine Chelini-Pont
ISBN 978-2-7535-2747-8 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr
LA DROITE CATHOLIQUE AUX ÉTATSUNIS
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Les tenants de la sensibilité philosophique, ne se considèrent pas comme conser-
vateurs. Ils n’utilisent pas le terme et pour certains refuseront toujours de le porter.
Ils se pensent plutôt comme les restaurateurs d’idéaux originels qui se sont dénatu-
rés avec leur époque. Les uns, adeptes du «pur» libéralisme, se réfèrent aux grands
ancêtres américains et anglais de cette pensée ; les autres, intéressés par la nature
et la dénition de la démocratie, veulent retrouver dans la philosophie politique
classique, et même antique, les catégories solides du droit naturel prémoderne 2.
Lespremiers vont prendre le nom de libertariens, pourfendeurs de l’État inter-
ventionniste dans le marché et la société libres 3. Les seconds forment le groupe
plus épars des néodémocrates, favorables à une refondation solide de la pensée
démocratique. Leur «conservatisme»vient de ce qu’ils remontent au passé de la
pensée libérale ou démocratique pour critiquer les pensées existantes qui prétendent
selon eux s’y référer à tort.
Les deux autres groupes, les conservateurs chrétiens, sont plus singuliers. Euxse
réclament, pour la première fois dans l’histoire américaine, du conservatisme.
Ilsrevendiquent même cette appellation mais, pour se démarquer de la mauvaise
presse du substantif – le conservatisme signie alors et négativement dans l’opi-
nion courante, la société sudiste inégalitaire ou la vieille Europe et ses carcans– ils
se présentent comme de «nouveaux conservateurs». Des conservateurs assumés
qui veulent restaurer un idéal politique venu du passé et qui énoncent èrement
leur origine chrétienne. Le premier de ces groupes se dit traditionaliste. Il entend
restaurer la «vraie» tradition américaine, telle que la propose l’universitaire Russell
Kirk, dans son best-seller fondateur de 1953, e Conservative Mind 4. Ce faisant,
Kirk conteste la dénition de la démocratie américaine diusée en vulgate par les
auteurs libéraux de son époque. Il lui préfère une lecture généalogique subtile qui
fait remonter l’origine de ladite tradition au droit naturel chrétien défendu selon
lui par Edmund Burke. Le groupe qui l’entoure remonte le l jusqu’à la pensée
de saint omas d’Aquin et de ses prédécesseurs aristotéliciens. Au nal, les tradi-
tionalistes arment que l’Amérique n’est pas en rupture moderne, ni ne propose
une variable politique de la modernité. Elle est tout le contraire. Elle est la somme
et l’aboutissement de la sagesse la plus haute produite par la pensée européenne.
Elle représente l’héritage de son meilleur modèle politique, celui de la République
chrétienne. Les traditionalistes constituent le noyau dur du new conservatism.
Un second groupe se dénit également comme conservateur, mais son imagi-
naire est plus radical. Il a été catalogué de maccarthyste. Cet adjectif les sous-estime.
Leur imaginaire est plus puissant que la chasse aux sorcières nauséeuse lancée par le
sénateur du Wisconsin. Croisés de l’Amérique, les conservateurs radicaux pensent
aussi leur pays comme le conservatoire le plus achevé de l’Occident, mais c’est un
2. Leo S, Droit naturel et Histoire, Plon, 1954, traduction du texte anglais paru en 1953.
3. Sébastien C, La pensée libertarienne, Genèse, Fondements et horizons d’une utopie libérale, Paris, Presses
universitaires de France, 2009, 359 p. Dans Varieties of Conservatism in America, édité par Peter Berkowitz,
Stanford, Stanford University Press, 2004, voir la partie II, Libertarianism, de Randy E. Barnett et Richard
A.Epstein, p.51-105.
4. LV, BN Publishing, 458 p.
« La droite catholique aux États-Unis », Blandine Chelini-Pont
ISBN 978-2-7535-2747-8 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr
INTRODUCTION
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conservatoire au bord du goure, aux prises avec un mal agissant, l’URSS, dans
un combat aux colorations apocalyptiques. Défenseurs de la Chrétienté et de la
civilisation gréco-romaine qui a digéré et universalisé la Révélation christique, ces
conservateurs manichéens constituent le cœur de la New (radical) Right.
Pour les deux derniers groupes que nous venons de décrire, la référence
chrétienne est diérente des référents religieux traditionnels, utilisés dans la
mythologie des fondations de l’Amérique et servant de socle à sa religion civile.
Cesréférents traditionnels sont hérités à la fois de l’imaginaire puritain et du
déisme des Pères fondateurs 5. Or le Nouveau Monde providentiel des conservateurs
n’est pas chargé par Dieu de réussir là où l’Europe folle a succombé à ses erreurs et
à son péché – version puritaine. Il n’est pas non plus un monde neuf donné aux
hommes de bonne volonté pour bâtir une société politique régénérée – version
déiste. Non, l’Amérique est, pour ces conservateurs radicaux, le précieux déposi-
toire d’une civilisation inégalable et inégalée, la Chrétienté, portée par la vérité de
la Révélation. Les deux groupes conservateurs «chrétiens» reconstruisent littérale-
ment les fondements de l’exceptionnalisme américain. L’avènement de l’Amérique
est désormais le fruit d’une chaîne sainte et d’une rupture providentielle. Il est
l’accomplissement parfait quoique menacé d’un héritage inestimable. La démarche
introduit un profond retournement de la pensée et de l’imaginaire américains, qui
n’échappe pas à ses premiers commentateurs.
Les prétentions de départ du groupe des conservateurs traditionalistes dont
Russell Kirk est le représentant le plus célèbre, ont été jugées saugrenues et
surprenantes. George Nash, dans son étude pionnière sur le mouvement conser-
vateur, insiste sur le fait qu’elles étaient encore au début des années 1960 taxées
d’unamerican, de fumeuses, d’européennes, de dissidentes par rapport à la praxis
américaine 6. Elles ont suscité nombre de réactions 7. Arthur Schlesinger, grande
gure de la pensée libérale, a insisté sur l’inadéquation radicale du conservatisme
de Kirk, issu de la pensée de Burke, avec la société américaine «sans fondements
féodaux, ni aristocratie, [mais] dynamique, progressiste et commerçante 8».
Arthur Schlesinger n’a pas été le seul à dénier l’idée d’un possible conservatisme
américain et encore moins d’un conservatisme idoine. Il était facile de prouver
alors que toute la doxa politique des auteurs américains depuis le esiècle
se positionnait contre les régimes de chrétienté et le conservatisme européen,
«importation exotique», selon Schlesinger 9, pur produit de la dégénérescence
du Vieux Continent, contraire à la liberté, laquelle était à la source moderne du
5. Voir pour l’imaginaire puritain, l’importance des écrits et de la vie de John Winthrop, auteur du fameux texte
«A City upon A Hill» sermon prononcé en 1630, dans le Massachusetts: Francis J. B, John Winthrop,
Americas Forgotten Founding Fathers, Oxford University Press, 2005, 512 p. Pour le déisme des Pères fondateurs,
voir de Gary K, Revolutionary Spirit: e Enlightened Faith of Americas Founding Fathers, BlueBridge,
2010 (réédition), 224 p.
6. George N, «e Search for a Viable Heritage», e Conservative Intellectual Movement in America since
1945, ISI Books, 2007, (1re édition 1979, New York, Basic), p.287-339.
7. Gerald G. R, «Russell Kirk and the Critics», e Intercollegiate Review, printemps-été 1993, p.3-13.
8. Arthur S Jr, «e New Conservatism in America: A Liberal Comment», Conuence 2, 1953, p.53.
9. Arthur S Jr, «e New Conservatism: Politics of Nostalgia», Reporter, 16juin 1955, p.9-12.
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LA DROITE CATHOLIQUE AUX ÉTATSUNIS
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projet américain. Dans un pays, où selon la formule d’Henry James, il n’y avait
«ni État, ni Roi, ni aristocratie, ni clergé, ni gentry, ni châteaux, ni cathédrales,
ni littérature qui puissent être l’objet de respect», peu de chances que ce conser-
vatisme eût pu exister. Nation éclairée, fondée à l’orée de l’ère révolutionnaire sur
des bases républicaines et contractuelles par des esprits pénétrés des idées les plus
avancées de leur temps, les États-Unis ne portaient pas le patrimoine politique
et culturel qui eût justié l’existence ou la genèse d’un mouvement conservateur
de type européen, comme la vieille Angleterre de Burke ou pire, la France rurale
et réactionnaire de Bonald et de Chateaubriand. Tout entière façonnée par la
modernité politique, et à ce titre exclusive de toute option traditionaliste, la
Nation américaine ne connaissait pas, ne pouvait pas connaître le conservatisme.
Telle était l’opinion majoritaire des penseurs politiques libéraux des années 1950.
Lionel Trilling, dans sa fameuse introduction à la Liberal Imagination: Essays on
Litterature and Society (1950), écrit que le libéralisme n’était pas seulement la
tradition intellectuelle dominante, mais la seule de son pays. Le conservatisme
et la réaction n’avaient pas, selon lui, à l’exception de quelques ecclésiastiques et
personnalités isolées, d’autre expression «qu’un reliquat de pratiques et d’atti-
tudes psychologiques plus impulsives qu’autre chose». Les arguties conservatrices
n’étaient que «des gesticulations mentalement irritables qui semblent ressembler
à des idées» (p. ). Louis Hartz dans son Liberal Tradition in America (1955)
déclarait que l’impulsion conservatrice n’était pas du tout de souche (stillborn),
dans une société orientée vers le business et sans vestiges d’Ancien Régime:
«L’ironie de notre libéralisme, c’est bien que nous n’avons jamais eu de tradition
conservatrice», concluait-il (p.57).
LA FORTE PRÉSENCE D’INTELLECTUELS CATHOLIQUES
Pourtant, malgré toute attente, les référents traditionalistes et radicaux trouvent
des adeptes immédiats et passionnés aux États-Unis. David Frum, le jeune prodige
néoconservateur des années 1990, futur rédacteur des discours de George BushJr
et concepteur de la formule «axe du mal», a salué dans un collectif de 1996
la prouesse de Russel Kirk, considéré aujourd’hui comme le père intellectuel du
conservatisme américain. Kirk lui fait penser à ces historiens du esiècle, promo-
teurs inlassables de nations improbables, écrivant avec passion leur passé inexis-
tant: «De la même façon que ces historiens patriotes [ont] créé de toutes pièces
une Croatie ou une Tchécoslovaquie à partir de quelques fragments médiévaux et
baroques, Kirk [a] donné vie au mouvement conservateur, en fondant des idées et
des événements sans grand rapport, en un unique ot narratif 10.»
Mais l’analyse de David Frum paraît rapide. Kirk a formulé une pensée de
l’héritage qui existait avant lui, mais qu’il a eu, avec d’autres, le génie d’ar-
mer comme américaine. Il a été anticipé, entouré puis dépassé par un réseau
10. David F, « e Legacy of Russell Kirk», in David B (dir.), Backward and Upward, e New
Conservative Writing, Vintage Book, 1996 (330p.), p.174.
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INTRODUCTION
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enthousiaste, un public restreint d’intellectuels et d’hommes de médias à la
particularité peu apparente: ceux qui se sont proclamés nouveaux conservateurs
traditionalistes ou nouveaux radicaux de droite sont à très grande majorité catho-
liques. Lasédimentation traditionaliste et occidentaliste trahit ce particularisme
catholique comme source des new conservatism et New Right, apparus ensemble
dans les années 1950.
L’existence d’un soubassement catholique dans la construction de la droite
américaine contemporaine est un non-objet des recherches sur le conservatisme,
au point qu’il peut paraître incongru de le postuler. Il est une équation presque
inconnue dans l’étude de ce mouvement. Ce soubassement a néanmoins été souli-
gné par l’historien des idées conservatrices George Nash 11, puis a donné lieu à
quelques analyses des historiens et politistes John Diggins, Michael Miles, John
Judis et Melvin orne. Il a fait l’objet d’une recherche essentielle et proprement
remarquable de l’historien Patrick Allitt 12. Les autres analystes du mouvement
conservateur se sont davantage intéressés à suivre la trace évangélique de la droite
religieuse ou l’inuence juive dans le néoconservatisme Quand ils s’intéressent au
rapport du catholicisme avec la vie politique américaine, ces analystes se penchent
plus volontiers sur sa place dans l’histoire de la gauche ou de l’extrême gauche 13
quand ils n’insistent pas sur sa propre évolution interne vers le libéralisme 14.
Pourtant, associer une référence catholique aux idées majeures du conservatisme
américain contemporain rend compréhensibles bien des paliers de son évolution
et bien des raisons de son succès 15.
Les idées des premiers intellectuels – catholiques – du conservatisme, armés
de cadres conceptuels venus de leur univers culturel, ont contribué à attaquer
le front tranquille de la vulgate libérale et de son histoire, représentée alors par
des auteurs comme Arthur Schlesinger ou Lionel Trilling. Les groupes traditiona-
listes et occidentalistes ont diusé un autre imaginaire de lAmerican Experiment et
instillé une réticence forte au libéralisme, quand celui-ci s’écartait trop de la morale
naturelleou chrétienne que ces groupes professaient. Ils sont parmi les premiers à
formuler leur hostilité au libéralisme politique américain, qu’il soit de droite ou de
gauche, anticipant la posture future des évangéliques et des fondamentalistes qui
pénétreront l’arène conservatrice quelque vingt ans plus tard.
11. «Beaucoup du nouveau conservatisme a semblé catholique dans sa composition. Conservateurs et catholiques
étaient conjointement des outsiders. On est même tenté de dire, que le nouveau conservatisme était, en
partie, une manifestation intellectuelle de l’avènement à la maturité (coming of age) de la minorité catholique
américaine», in e Conservative Intellectual Movement in America, since 1945, op. cit., p.80-81.
12. Catholic Intellectual and Conservative Politics, New York, Cornell University Press, 1993, 315 p.
13. James Terence F, e Catholic Counter-Culture in America 1933-1962, University of North Carolina
Press, Chapel Hill, NC, 1989, 305 p.
14. Mary Jo W, What’s Left, Liberal American Catholics, Bloomington, Indiana University Press, 1999, 294 p.
15. Cette étude s’intéresse au catholicisme par le prisme de son inuence théorique comme tradition de pensée
théologico-politique, sur les cercles intellectuels politiques américains et ne se consacre pas à étudier la posture
conservatriceinterne, laquelle a fait l’objet d’un collectif de grande qualité, Being Right, Conservative Catholics
in America, Mary Jo Weaver & R. Scott Appleby, Indianapolis, Indiana University Press, 1995, 352 p.
« La droite catholique aux États-Unis », Blandine Chelini-Pont
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