CONFER E N C E
Une des
fonctions de
l'histoire est
d'être une sorte
de complément
à la
psychanalyse.
Le monde social
apparaît comme
allant de soi,
pour des gens
bien constitués
socialement,
car l'histoire de
l'institution est
l'histoire des
agents qui la
font fonctionner.
Le monde
scientifique,
littéraire,
artistique,
devient un
espèce de
microcosme
ayant ses
propres lois de
ifonctionnement
telle qu'on n'y
entre pas sans
payer un droit
d'entrée (c'est
« nul n'entre ici
s'il
n'est
géomètre »).
Qu"est-ce que cela veut dire pour une institution
que d'exister ? C'est un problème très difficile.
Il faut que les gens croient qu'elle existe. Dans
l'institution, il faut qu'il y ait des directeurs, des
présidents, des élèves et il faut que tous ces gens
aient dans la tête la croyance dans l'existence
de l'institution, ainsi que l'ensemble des choses
qu'il faut avoir dans la tête pour la faire fonc-
tionner. Du même coup il faut que tous ces agents
appréhendent l'institution sur le mode du « taken
for granted » (comme disent les américains après
un phénoménologue allemand), tout ce qui est
considéré comme donné, comme allant de soi.
Une des fonctions de l'histoire est d'être une
sorte de complément à la psychanalyse. Si vous
voulez savoir ce qu'il y a de très important dans
votre cerveau, et que vous ne le savez pas, il
faut passer par l'histoire sociale des institutions
dont vous êtes le produit. Pour que ce système
fonctionne il faut que des gens aient dans la tête
tout un ensemble de présupposés, tout un en-
semble de catégories de pensée, de principes de
division : soit la hiérarchie des disciplines à la-
quelle j'ai fait allusion, ce que j'appelle des prin-
cipes de vision et de division, ce qui fait qu'on
ne confond pas le sec et l'humide dans les so-
ciétés kabyles, mais qu'on ne confond pas les
mathématiques et la physique dans les nôtres.
Le monde social apparaît comme allant de soi,
pour des gens bien constitués socialement, car
l'histoire de l'institution est l'histoire des agents
qui la font fonctionner. Les deux sont orchestrés,
ajustés. Devant tout fonctionnement on peut se
demander quelles sont les conditions sociales de
possibilités (je reprends un vocabulaire Kantien
que je détourne ; Kant parle toujours de condi-
tions de possibilité) qui doivent être remplies
pour que cela fonctionne apparemment sans
conditions, comme allant de soi, de telle manière
qu'on ne se pose même pas la question des condi-
tions.
Il faut d'une part l'institution, d'autre part
les conditions sociales de reproduction de l'ins-
titution. Elle se perpétue en changeant (« repro-
duction » ne veut pas dire reproduction à l'i-
dentique, les conditions de la reproduction c'est
de changer, de changer pour sauver l'essentiel).
Il y a une logique spécifique de la reproduction,
tout le travail du sociologue va être d'étudier
comment les institutions se reproduisent, (elles
ont des lois particulières de reproduction). Par
exemple on pourrait faire tout une histoire au
sein de l'humanité sous le rapport de la trans-
formation des modes de reproduction. Notre ci-
vilisation actuelle est passée d'un mode de re-
production à base familiale à un mode de
production à base familiale-scolaire. Il faudrait
voir comment sont produits les individus socia-
lisés,
le les appelle des « habitus » pour ne pas
dire individus. L'essentiel n'est pas explicite.
C'est une chose importante, même dans la tra-
dition scolaire, plus explicite que la tradition fa-
miliale, où l'essentiel reste implicite.
Une société sans histoires, sans drames, fonc-
tionne « naturellement » quand les cerveaux
sont socialisés en accord avec le monde dans
lequel ils ont à fonctionner.
M.J. : Comment travaillez-vous ? Par exemple
dans le cas de votre récente étude dans le
Nord,
sur les banlieues dites défavorisées ?
PB.
: D'abord je lis des articles scientifiques
d'un certain nombre de revues (actuellement il
y a 600 revues sociologiques rien qu'aux États-
Unis),
un des premiers soucis est de savoir choi-
sir, avec le danger de rater quelque chose. Je
fais des enquêtes (des entretiens ou bien des ob-
servations), c'est un peu du travail expérimental
de laboratoire. Puis j'analyse des résultats sta-
tistiques, je discute de programmes avec les in-
formaticiens. Enfin je confronte mes résultats,
je prépare les programmes de recherche avec des
groupes de travail. Une recherche est toujours
dans une histoire : chaque chercheur est entraîné,
c'est un des critères importants de la scientificité.
Au lieu de demander si la sociologie est une
science, dorénavant j'espère que vous vous de-
manderez, cela me rendrait un grand service, à
propos de tel ou tel sociologue, s'il répond aux
conditions minimales de scientificité. Il y a un
certain nombre de présupposés fondamentaux
concernant la construction de l'objet qui sont
pour chaque science définis par une manière de
construire l'objet. Une formule de Saussure s'ap-
plique à toutes les sciences : « Le point de vue
créé l'objet ». Cette science est définie comme
un point de vue, un mode de construction, c'est
pour cela que
j'étais
en droit de dire que celui
qui accepte encore l'opposition individu-société
n'est pas un sociologue.
L'autre principe est l'autonomie de la discipline
à l'égard de la demande. C'est une loi sociale
très validée. Plus les sciences, les arts, etc., avan-
cent dans le temps, plus elles tendent vers une
autonomie. Le monde scientifique, littéraire, ar-
tistique, devient un espèce de microcosme ayant
ses propres lois de fonctionnement telle qu'on
n'y entre pas sans payer un droit d'entrée (c'est
« nul n'entre ici s'il n'est géomètre »). Une fois
qu'on est entré on est soumis à des lois spéci-
fiques qui ne sont pas celles du monde normal,
on est soumis par exemple à la concurrence des
pairs.
Il n'y a guère de sujet sur lequel le sociologue
intervienne qui ne soit pas un enjeu de lutte so-
ciale et politique extrêmement grave. Quand le
sociologue dit : « Je suis dans mon petit micro-
cosme et je travaille », on ne veut pas lui laisser
cet espace. Surtout s'il sort de sa petite tour
d'ivoire pour dire : « Ce que vous racontez n'a
ni queue ni tête, le problème est mal posé ».
Imaginez les politiques, les évêques, plus per-
sonne n'est content. Surtout si vous prenez pour
objet les politiques, les évêques... Ce que j'ai
bien sûr fait.
L'indépendance à l'égard du monde extérieur, le
degré de fermeture au monde extérieur, sont un
PCM —
LE
PONT — AOUT-SEPTEMBRE 1992
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