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CONFER E N C E
Dans le cadre de la série de conférences « Aux frontières du savoir
PIERRE BOURDIEU
Bourdieu,
sociologue, ethnologue, anthropologue et professeur au collège de France.
nous avons
eu le plaisir
d'accueillir, le
6
juin,
Pierre
La sociologie
est une science
paria qui doit
s'attendre au
mépris a priori.
J'ai vérifié que
plus on s'élève
dans la
hiérarchie des
disciplines, plus
l'origine sociale
des chercheurs
s'élève.
Passer de la
philosophie - le
plus haut - à la
sociologie - le
plus bas - c'était
un peu
masochiste,
cela
l'est
toujours.
Michel Juffé : J'ai le grand plaisir d'accueillir
Pierre Bourdieu, sociologue, ethnologue, anthro-
pologue... Il est professeur au Collège de France
depuis 1982, après avoir été longtemps directeur
d'étude à l'EHESS (École des hautes études en
sciences sociales). Pierre Bourdieu a fait
de
nom-
breux travaux de sociologie générale, de socio-
logie de l'éducation, d'ethnologie concernant
surtout l'Afrique du
nord.
Monsieur Bourdieu,
qu'est-ce qui vous a conduit à devenir .sociolo-
gue ?
Pierre Bourdieu : C'est à la fois très simple et
très difficile parce que cela pose déjà la question
du rapport que le sociologue peut entretenir à
sa propre vocation.
Je pourrais dire que c'est le hasard et la nécessité.
Je faisais mes études à l'École Normale où j'é-
tudiais la philosophie des sciences, l'histoire des
sciences, etc. J'avais alors une vue assez hau-
taine, pour ne pas dire méprisante, de la socio-
logie. Cette attitude était en général très répandue
à la fois chez les littéraires et les scientifiques.
C'est une des fatalités avec laquelle les socio-
logues doivent composer : la sociologie est une
science paria qui doit s'attendre au mépris a prio-
ri.
Je participais à ce mépris, je n'ai donc pas
de peine à le reconstituer.
J'ai commencé une carrière que je pensais être
celle d'un philosophe des sciences. Puis, par un
hasard de la vie, j'ai été mobilisé en Algérie où
j'ai
découvert que ce qui se disait et ce qui s'é-
crivait en France à propos de ce pays était for-
midablement faux. Les prises de position les plus
généreuses étaient souvent plus qu'aventureuses.
Par une sorte de devoir social et politique, je
me suis dit que je pourrais peut-être contribuer
à éclairer l'opinion. J'ai donc commencé une
étude très modeste, un peu sèche, qui s'appelait
La .sociologie de l'Algérie. Je reprenais un travail
existant d'une manière critique, en le transfor-
mant assez profondément. Simultanément j'ai
aussi commencé des enquêtes.
Je n'avais alors pas encore trop dérogé. La lo-
gique de mon travail m'a amené à travailler sur
les étudiants, là encore pas du tout dans une in-
tention ultime. Je voyais que les étudiants avaient
beaucoup de problèmes, je me disais que la moin-
dre des choses était d'essayer d'étudier sociolo-
giquement les causes des difficultés qu'ils ren-
contraient. Je le faisais à des fins purement pra-
tiques ; or je me suis aperçu que ce que je trou-
vais était assez
subversif,
tout au moins assez
déviant par rapport à ce qui s'écrivait à l'époque
en .sociologie de l'éducation (c'était l'époque de
mon ouvrage les Héritiers). Puis je suis entré
dans un engrenage : un problème appelle
l'au-
tre...
Et je me suis retrouvé là où j'en suis au-
jourd'hui. On peut donc dire que c'est le hasard
et la nécessité qui m'ont conduit à devenir so-
ciologue. Rétrospectivement, je pense qu'il y
avait beaucoup plus de nécessité que je ne
croyais.
M.J. : On sent effectivement dans ce que vous
écrive:, la trace de l'épistémologie, du souci du
philosophe qui s'est mis au charbon.
P.B.
: Une des choses les plus importantes qu'en-
seignent l'histoire et la philosophie des sciences,
est que les frontières entre les disciplines ont
une importance formidable, en général elles exer-
cent des effets très négatifs. Dans le cas des
sciences de la nature, la hiérarchie des disci-
plines, qui va des mathématiques à la géologie,
correspond à une hiérarchie sociale. J'ai vérifié
que plus on s'élève dans la hiérarchie des dis-
ciplines, plus l'origine sociale des chercheurs
s'élève. C'est un fait social important. Dans les
facultés des lettres c'est la même chose : de la
philosophie à la géographie, la hiérarchie des ori-
gines sociales décline (on retrouve la terre au
plus bas). Ces hiérarchies disciplinaires, qui s'ac-
compagnent de frontières disciplinaires, ont des
effets extrêmement puissants. De façon générale
la technique représente une dévaluation, une-
gradation pour le scientifique .
Passer de la philosophie - le plus haut - à la
sociologie - le plus bas - c'était un peu maso-
chiste, cela l'est toujours. On me dit souvent,
quand on veut me flatter, que mon œuvre est
magnifique, et on me demande pourquoi je n'ac-
cepte pas le nom de philosophe. Je dis sociolo-
gue,
je sais que c'est un coût à payer. Si je disais
philosophe. J'aurais d'immenses profits pour un
moindre coût.
J'ai aussi acquis des capacités qui m'ont été for-
midablement utiles dans ma recherche. Si je peux
convaincre de quelque chose, c'est qu'une cul-
ture d'histoire, de philosophie des sciences, d'é-
pistémologie, etc., est un adjuvant formidable
PCM
LE
PONT —AOUT-SEPTEMBRE 1992
38
CONFERENCE
pour une pratique scientifique quelle qu'elle soit.
Le sociologue utilise forcément la disposition à
la réflexivité. S'il doit traiter statistiquement une
population, il va être amené à la découper, à faire
des classements, etc. La posture d'attente ordi-
naire de la réflexivité consiste à s'interroger sur
le degré de représentativité de l'échantillon, à
faire des calculs d'erreurs, etc. Ceci est à la por-
e du premier élève de terminale C venu. Or
d'autres opérations extrêmement importantes,
qui affectent l'avenir d'une entreprise de re-
cherche, ne sont pas du tout réfléchies. C'est des
opérations de codage, de choix de découpage.
On dit : « masculin/féminin » (même ce décou-
page est incertain), ou « classes supé-
rieures/classes inférieures », « riche/pauvre »,
« riche/vieux »... Où passe la coupure ?
Les sociologues, les démographes disent qu'il
faut bien avancer, on va donc donner une défi-
nition opérationnelle (cela veut dire qu'on ne sait
pas).
On définit comme l'on peu et on le justifie.
Très souvent on détruit l'objet avant même de
l'avoir étudié. Je peux donner des dizaines
d'exemples de travaux qui n'ont strictement au-
cun intérêt parce qu'ils ont très bien tiré leurs
boules dans l'urne mais ils n'ont pas réfléchi sur
l'urne. C'est la grande erreur en sociologie. On
va dire qu'il faut étudier les adolescents des ban-
lieues du sud de Paris. Voici une définition de
l'urne qui n'a ni queue ni tête. C'est un objet
qui n'existe pas scientifiquement dans lequel on
va prélever de manière impeccable un échantillon
représentatif qui n'a en fait aucun sens. D'avoir
appris un petit peu d'épistémologie, d'avoir ap-
pris surtout la posture (cette espèce de disposition
armée à se regarder travailler de manière criti-
que),
a affecté toute ma pratique et m'a amené
à éviter beaucoup d'erreurs assez triviales et a
inventer des procédures.
M.J. : Vous parliez des clivages non réfléchis,
il y en a un qui me perturbe beaucoup c'est le
clivage individu/collectivité. J'aimerais que vous
donniez votre point de vue à ce sujet.
P.B.
: Durkheim disait que la sociologie est très
difficile parce que tout le monde se croit socio-
logue. La rupture est très difficile, d'une part
parce que chaque agent social, surtout quand il
est cultivé, a l'impression de connaître par
science infuse le monde social et ensuite parce
que le monde social fournit une théorie de lui-
même, en particulier à travers le langage.
L'opposition individu-société semble faire l'una-
nimité. On présente les sciences de la vie même :
ce serait la psychologie, et les sciences de la
société : ce serait la sociologie. Je vais publier
en septembre un livre qui est une sociologie de
la création intellectuelle, de la littérature, de la
science, etc. Un des chapitre est consacré à Flau-
bert ; les gens me disent « Mais comment pou-
vez-vous faire une sociologie d'un seul homme ?
Est-ce que cela a du sens ? ». Ils associent so-
ciologie au grand nombre, au
collectif,
à la sta-
tistique (ce qui n'est pas faux), mais surtout ils
ont spontanément à l'esprit l'opposition indivi-
du-société. La sociologie ne peut pas commencer
aussi longtemps qu'elle n'a pas fait éclater cette
opposition. C'est très difficile car les individus
se sentent exister : « Je suis moi, il est lui, moi
c'est moi, etc. ». Ce que je propose, et qui me
paraît nécessaire, c'est l'idée que la « société »
(si on veut l'appeler comme cela), le « social »
« l'institution », existe de deux manières : dans
l'individu biologique et dans l'objectivité du
monde.
Par exemple le système scolaire ne forme pas
des individus affrontés ? l'institution. Une ins-
titution existe dans des structures objectives : des
programmes d'examens des grandes Écoles, des
petites écoles, des facultés, des locaux, des tra-
ditions, des espaces sociaux structurés avec une
estrade, un intervalle, des distances, un qui parle
d'autres qui écoutent...
Le monde social existe dans l'objectivité sous
forme de tout ce qu'on met d'ordinaire sous le
nom d'institution : des programmes, des ma-
nuels,
des concours, des rattrapages... Toutes ces
choses qui vont de soi mais qui sont en général
le produit d'une longue histoire. D'autre part le
monde social existe dans la tête des individus
biologiques, dans la tête des agents qui font fonc-
tionner ces institutions. Pour qu'une chose
comme celle-ci se passe, il faut qu'il y ait des
structures objectives, que l'institution existe.
Une institution
existe dans des
structures
objectives : des
programmes
d'examens des
grandes Écoles,
des petites
écoles,
des
facultés, des
locaux,des
traditions, des
espaces
sociaux
structurés avec
une estrade, un
intervalle, des
distances, un
qui parle
d'autres qui
écoutent...
PCM LE PONT AOUT-SEPTEMBRE 1992
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CONFER E N C E
Une des
fonctions de
l'histoire est
d'être une sorte
de complément
à la
psychanalyse.
Le monde social
apparaît comme
allant de soi,
pour des gens
bien constitués
socialement,
car l'histoire de
l'institution est
l'histoire des
agents qui la
font fonctionner.
Le monde
scientifique,
littéraire,
artistique,
devient un
espèce de
microcosme
ayant ses
propres lois de
ifonctionnement
telle qu'on n'y
entre pas sans
payer un droit
d'entrée (c'est
« nul n'entre ici
s'il
n'est
géomètre »).
Qu"est-ce que cela veut dire pour une institution
que d'exister ? C'est un problème très difficile.
Il faut que les gens croient qu'elle existe. Dans
l'institution, il faut qu'il y ait des directeurs, des
présidents, des élèves et il faut que tous ces gens
aient dans la tête la croyance dans l'existence
de l'institution, ainsi que l'ensemble des choses
qu'il faut avoir dans la tête pour la faire fonc-
tionner. Du même coup il faut que tous ces agents
appréhendent l'institution sur le mode du « taken
for granted » (comme disent les américains après
un phénoménologue allemand), tout ce qui est
considéré comme donné, comme allant de soi.
Une des fonctions de l'histoire est d'être une
sorte de complément à la psychanalyse. Si vous
voulez savoir ce qu'il y a de très important dans
votre cerveau, et que vous ne le savez pas, il
faut passer par l'histoire sociale des institutions
dont vous êtes le produit. Pour que ce système
fonctionne il faut que des gens aient dans la tête
tout un ensemble de présupposés, tout un en-
semble de catégories de pensée, de principes de
division : soit la hiérarchie des disciplines à la-
quelle j'ai fait allusion, ce que j'appelle des prin-
cipes de vision et de division, ce qui fait qu'on
ne confond pas le sec et l'humide dans les so-
ciétés kabyles, mais qu'on ne confond pas les
mathématiques et la physique dans les nôtres.
Le monde social apparaît comme allant de soi,
pour des gens bien constitués socialement, car
l'histoire de l'institution est l'histoire des agents
qui la font fonctionner. Les deux sont orchestrés,
ajustés. Devant tout fonctionnement on peut se
demander quelles sont les conditions sociales de
possibilités (je reprends un vocabulaire Kantien
que je détourne ; Kant parle toujours de condi-
tions de possibilité) qui doivent être remplies
pour que cela fonctionne apparemment sans
conditions, comme allant de soi, de telle manière
qu'on ne se pose même pas la question des condi-
tions.
Il faut d'une part l'institution, d'autre part
les conditions sociales de reproduction de l'ins-
titution. Elle se perpétue en changeant (« repro-
duction » ne veut pas dire reproduction à l'i-
dentique, les conditions de la reproduction c'est
de changer, de changer pour sauver l'essentiel).
Il y a une logique spécifique de la reproduction,
tout le travail du sociologue va être d'étudier
comment les institutions se reproduisent, (elles
ont des lois particulières de reproduction). Par
exemple on pourrait faire tout une histoire au
sein de l'humanité sous le rapport de la trans-
formation des modes de reproduction. Notre ci-
vilisation actuelle est passée d'un mode de re-
production à base familiale à un mode de
production à base familiale-scolaire. Il faudrait
voir comment sont produits les individus socia-
lisés,
le les appelle des « habitus » pour ne pas
dire individus. L'essentiel n'est pas explicite.
C'est une chose importante, même dans la tra-
dition scolaire, plus explicite que la tradition fa-
miliale, où l'essentiel reste implicite.
Une société sans histoires, sans drames, fonc-
tionne « naturellement » quand les cerveaux
sont socialisés en accord avec le monde dans
lequel ils ont à fonctionner.
M.J. : Comment travaillez-vous ? Par exemple
dans le cas de votre récente étude dans le
Nord,
sur les banlieues dites défavorisées ?
PB.
: D'abord je lis des articles scientifiques
d'un certain nombre de revues (actuellement il
y a 600 revues sociologiques rien qu'aux États-
Unis),
un des premiers soucis est de savoir choi-
sir, avec le danger de rater quelque chose. Je
fais des enquêtes (des entretiens ou bien des ob-
servations), c'est un peu du travail expérimental
de laboratoire. Puis j'analyse des résultats sta-
tistiques, je discute de programmes avec les in-
formaticiens. Enfin je confronte mes résultats,
je prépare les programmes de recherche avec des
groupes de travail. Une recherche est toujours
dans une histoire : chaque chercheur est entraîné,
c'est un des critères importants de la scientificité.
Au lieu de demander si la sociologie est une
science, dorénavant j'espère que vous vous de-
manderez, cela me rendrait un grand service, à
propos de tel ou tel sociologue, s'il répond aux
conditions minimales de scientificité. Il y a un
certain nombre de présupposés fondamentaux
concernant la construction de l'objet qui sont
pour chaque science définis par une manière de
construire l'objet. Une formule de Saussure s'ap-
plique à toutes les sciences : « Le point de vue
créé l'objet ». Cette science est définie comme
un point de vue, un mode de construction, c'est
pour cela que
j'étais
en droit de dire que celui
qui accepte encore l'opposition individu-société
n'est pas un sociologue.
L'autre principe est l'autonomie de la discipline
à l'égard de la demande. C'est une loi sociale
très validée. Plus les sciences, les arts, etc., avan-
cent dans le temps, plus elles tendent vers une
autonomie. Le monde scientifique, littéraire, ar-
tistique, devient un espèce de microcosme ayant
ses propres lois de fonctionnement telle qu'on
n'y entre pas sans payer un droit d'entrée (c'est
« nul n'entre ici s'il n'est géomètre »). Une fois
qu'on est entré on est soumis à des lois spéci-
fiques qui ne sont pas celles du monde normal,
on est soumis par exemple à la concurrence des
pairs.
Il n'y a guère de sujet sur lequel le sociologue
intervienne qui ne soit pas un enjeu de lutte so-
ciale et politique extrêmement grave. Quand le
sociologue dit : « Je suis dans mon petit micro-
cosme et je travaille », on ne veut pas lui laisser
cet espace. Surtout s'il sort de sa petite tour
d'ivoire pour dire : « Ce que vous racontez n'a
ni queue ni tête, le problème est mal posé ».
Imaginez les politiques, les évêques, plus per-
sonne n'est content. Surtout si vous prenez pour
objet les politiques, les évêques... Ce que j'ai
bienr fait.
L'indépendance à l'égard du monde extérieur, le
degré de fermeture au monde extérieur, sont un
PCM
LE
PONT AOUT-SEPTEMBRE 1992
40
CONFERENCE
des problèmes fondamentaux. Des gens (c'est
toujours la logique coijt-profit) ont d'énormes
profits par le simple fait qu'ils interviennent à
chaud sur des problèmes brûlants. Le sociologue
est constamment soumis à une demande d'ex-
pertise, de critique. Très souvent je sais ce que
je devrais dire pour que le demandeur soit
content, mais je sais par avance que je ne lui
donnerai pas ce qu'il veut. C'est dans le degré
d'autonomie que se situe le critère majeur de la
scientificité. Dans le cas de la sociologie, c'est
particulièrement difficile à conquérir. En partie
parce que dans l'univers scientifique, des gens
ont intérêt à la dépendance parce qu'ils sont
moins bons, ils ont moins d'exigences, ils ont
intérêt à faire de la science de service (c'est-à-
dire de la non-science), à vendre des recettes,
des trucs, du vent.
Pour le travail que j'ai fait sur les banlieues, je
suis allé au terme d'une logique qui n'a rien à
voir avec les banlieues même si elle répond d'une
certaine façon aux problèmes des banlieues. La
question est de savoir ce qu'est un individu so-
cialisé, ce que c'est que d'avoir un habitus, c'est-
à-dire une manière d'être permanente, complè-
tement inconsciente, qui est le principe
générateur de choix, de réponses, de paroles, de
manières de se tenir, d'être habillé, de se coiffer,
de rire, de parler. Nous avons dans notre cerveau
(l'analogie est atroce) une sorte de petite ma-
chine, un habitus. La métaphore est mécaniste
donc dangereuse. Un des buts de l'entretien est
de découvrir le programme de la machine.
La psychanalyse s'occupe du rapport au père,
elle caractérise le père d'une certaine manière
(le complexe d'Œdipe, etc.), moi je le caractérise
d'une autre manière, je le construis différem-
ment. Je découvre dans ces entretiens une chose
très frappante, que je n'ai pas exactement cher-
chée mais qui revient de façon obsessionnelle :
c'est pour beaucoup de personnes la grande
dif-
ficulté des liens qu'elles entretiennent avec leurs
parents parce qu'ils sont en difficulté avec la tra-
jectoire que leurs parents, consciemment ou in-
consciemment, leur préparent. Le fils des parents
à trajectoire scolaire précocement interrompue
(en pointillée) sert à continuer cette trajectoire.
S'il n'y arrive pas, il aura vraiment des problè-
mes avec son père.
Au cœur de ce travail se trouve le rapport à l'hé-
ritage, entendu au sens très large (Qu'est-ce que
hériter ? Qu'est-ce qu'être un héritier indigne ?
Faut-il tuer son père ?). Le meurtre du père est
un exemple typiquement psychanalytique, c'est
aussi un thème sociologique que je retrouve. Par
exemple dans un entretien, une femme, d'une pe-
tite origine sociale au bord du sous-prolétariat,
enseignante dans un petit établissement marginal
de banlieue « difficile », s'interroge pour savoir
si elle va reprendre des études et dit cette chose
étonnante : « Si je réussis, je tue mes parents
parce que je me sépare d'eux, si j'échoue, je les
tue aussi parce qu'ils veulent que je réussisse ».
C'est un modèle très puissant que tous les gens
qui sont en ascension sociale reconnaissent et
qui a quelque chose à voir avec le meurtre du
père.
Ce qui ne signifie pas que ce sera différent
pour un garçon ou pour une fille. La psychana-
lyse n'est pas pour autant falsifiée, simplement
comme le dit Cari Schorske, un très grand his-
torien, dans son livre Vienne fin de siècle (un
des plus beaux livres d'histoire dans lequel il y
a un chapitre sur Freud qui est très beau) :
« Freud ne prête aucune attention au fait que
Œdipe était roi ».
Est-ce qu'un complexe d'Œdipe chez un sous-
prolétaire prend la même forme que chez un fils
de PDG ? Il y a sûrement des invariants. Le pro-
blème de l'héritage se pose toujours, même
quand l'héritage est nul ou
négatif.
Ali a un-
ritage
négatif,
il est d'une catégorie sociale dé-
possédée, démunie, sans capital économique, cul-
turel, social. En plus il n'a pas de capital
symbolique, c'est-à-dire une forme de capital que
les gens développent quand on leur accorde de
l'importance.
Une ethnie stigmatisée a un non-capital symbo-
lique ou même un capital symbolique
négatif.
J'ai toute une série d'interviews de gens à la
recherche d'un emploi qui disent : « Je fais des
appels par téléphone, puis quand je dis mon nom,
le poste ne marche plus ». Le problème de l'hé-
ritage se pose ici tout le temps négativement.
Le rapport au père s'inverse, un gamin à partir
de douze ans devient protecteur de son père, avec
toutes les contradictions que cela implique parce
que l'image sociale n'est pas celle-là. En posant
les problèmes de cette façon, on peut dire des
choses sur « le problème des banlieues » tout-
à-fait subversives par rapport à ce qui se dit or-
dinairement.
Photos F. Cousin,
C'est dans le
degré
d'autonomie
que se situe le
critère majeur
de la
scientificité.
Est-ce qu'un
complexe
d'Œdipe chez un
sous-prolétaire
prend la même
forme que chez
un fils de PDG ?
La métaphore
est mécaniste
donc
dangereuse.
PCM LE PONT AOUT-SEPTEMBRE 1992
41
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CREER POMMERY
C'EST
TOUT UN ART
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