L`IMAGINATION LÉGITIMÉE

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L'IMAGINATION
LÉGITIMÉE
La conscience imaginative
dans la phénoménologie proto-transcendantale
de Husserl
Ouverture Philosophique
Collection dirigée par Bruno Péquignot
et Dominique Chateau
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thélnatiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions
qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y
confondra donc pas la philosophie avec une discipline acadélnique ;
elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser,
qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences
humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes
astronolniques.
Déjà parus
Pierre V. ZIMA, Critique littéraire et esthétique, 2004.
Magali PAILLIER, La katharsis chez Aristote, 2004.
Philippe LAURIA, Cantor et le transfini, 2003.
Caroline GUIBET LAF A YE, Kant. Logique du jugement
esthétique, 2003.
Manola ANTONIO LI, Géophilosophie de Deleuze et Guattari,
2003
Régis LECU, L'idée de perfection chez Giordano Bruno, 2003
Guillaume ZORGBIBE, Les paradoxes de la loi, Saint Augustin
etI(ierkegaard,2003
Ulrich STEINVORTH, Ethique classique et éthique moderne,
2003.
Mohan1ed Kan1el Eddine HAOUET, Camus et l'hospitalité,
2003.
Patricio
RODRIGUEZ-PLAZA,
La peinture
baladeuse.
Manufacture
esthétique
et provocation
théorique
latinoaméricaine,2003.
UCCIANI Louis, La peinture des concepts, 2003
Renaud DENUIT, Articulation entre ontologie et centralisme
politique de Héraclite à Aristote: L'aube de l'Un (vol.I) et Le
cercle accompli (vol. II), 2003
Paul DUBOUCHET,
Commons et Hayek, défenseurs de la
théorie normative du droit, 2003.
Bernard HONORE, Pour une philosophie de la formation et du
soin, 2003.
Samuel DUBOSSON
L'IMAGINATION
LÉGITIMÉE
La conscience imaginative
dans la phénoménologie prato-transcendantale
de Husserl
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALIE
@ L'Harmattan,
2004
ISBN: 2-7475-5891-6
EAN : 9782747558914
REMERCIEMENTS
Le travail que nous proposons ici est issu d'un mémoire de
licence en philosophie soutenu en mars 2003 à l'Université de Lausanne sous la direction de Raphaël Célis et l'expertise d'Eduard
Marbach. Qu'ils en soient remerciés.
Sans les connaître, sinon à travers leurs écrits, nous confessons
notre dette envers Jocelyn Benoist et Marc Richir, le premier, pour
avoir clarifié en notre esprit certaines questions relatives au Husserl
« autrichien» et, le second, pour avoir conforté puis accompagné
nos vues concernant le traitement déroutant de l'imagination au sein
de la phénoménologie naissante.
A Danielle, Marcel et Tatiana
La vie ne suffit pas.
Fernando Pessoa
Mon étude a commencé de la sorte: fidèle au phénomène.
J'ai considéré le spectacle afin qu'il m'instruise.
On est dans quelque chose comme la turbulence de l'air et
des poussières.
Le temps passe en ces nouveaux passages, un temps rapide, un temps avide, un temps insolite, un temps en tout
petits moments à la file indienne, fous, lancés, décochés.
Succession des tout petits, car tout ce qui dure devient ici
succession d'éléments de très peu de durée, isolés, détachés, nets.
Accentuation qui insiste, qui insiste, qui insiste, qui despotiquement insiste, qui revient, qui ne lâche pas, qui augmente la présence, l'impression de présence, qui hallucine,
qui invite à la foi, qui est déjà la foi, une foi à la frappe incessante. Accentuation des présences, des impressions de
présences, des évocations de présences. Il faut constamment se dérober à la foi, se détacher de la foi, lorsqu'elle
vous a surpris, malgré vous.
Henri Michaux
INTRODUCTION
La vie de la conscience, à laquelle Husserl consacra sans
cesse ses efforts, lui découvrant au fil de sa réflexion philosophique
des dimensions profondes et des connexions inattendues, a pour
structure ou constitution essentielle, l'intentionnalité, notion qu'il a
héritée de son maître Brentano, mais qu'il a profondément renouvelée, à tel point même qu'elle a été qualifiée dans un texte devenu
célèbre de Sartre d'« idée fondamentale de la phénoménologie de
Husserl »1. Un autre passeur de l'œuvre husserlienne en France en
la personne de Levinas, renchérissant sur ce sujet dans un article
qui revient sur l'effet libérateur qu'elle a exercé sur les philosophes
de sa génération, affirme que «l'intentionnalité apportait l'idée
neuve d'une sortie de soi, événement primordial conditionnant tous
les autres» 2. C'est dire que, avant de saisir l'être humain dans le
rapport réflexif privilégié qu'il entretient avec lui-même, la notion
d'intentionnalité incite à le comprendre préalablement à partir de
son existence auprès des choses, dans la visée de ses entours et dans
le commerce avec autrui, rompant ainsi le fréquent infléchissement
de la philosophie vers une forme de solipsisme. Or cette sortie de
soi qui représente l'événement primordial conditionnant tous les
autres, entendons l'ensemble des activités humaines tant théoriques
que pratiques, Husserl a essayé d'en exposer systématiquement les
différentes modalités. Il ressort de ses analyses que l'intentionnalité
se compose, selon l'expression empruntée à Jacques English3, de
1 « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl: l'intentionnalité », in
Situation I, p.32.
2 «Intentionnalité et sensation », in En découvrant l'existence avec Husserl et
Heidegger, p.145.
3 Voir son article «La différenciation de l'intentionnalité en ses trois modes
canoniques comme problème constitutif central de la phénoménologie transcendantale », in Recherches husserliennes, vo1.1, 1994, pp.47-72.
9
trois modalités canoniques qui sont autant de manières par lesquelles la conscience a la possibilité d'accéder et, par extension, de
connaître l'objectivité en tant que réalité transcendante, possibilité
dont la recherche phénoménologique n'aura de cesse de vouloir
comprendre les conditions4. On compte ainsi au nombre de ces
modalités la perception, l'imagination et la signification 5. En accédant au statut de mode canonique de l'expérience intentionnelle, au
même titre que la perception et la signification, l'imagination acquiert au sein de la phénoménologie une importance privilégiée qui
contraste assez vivement avec le rôle souvent subalterne qu'elle
tient traditionnellement dans le cours de la philosophie occidentale,
même si au demeurant elle conserve dans le système général de
l'intentionnalité déployé par Husserl une place intermédiaire entre
les deux autres modalités intentionnelles. En effet, si d'un côté
l'imagination partage avec la perception le privilège d'appartenir à
4 Cette exigence épistémologique de compréhension des conditions de possibilité
de l'accès à l'objectivité constitue une problématique constante dans la philosophie
husserlienne. Aussi est-elle formulée à plusieurs reprises dans le cours des réflexions du fondateur de la phénoménologie, par exemple, dans l'Introduction à la
première des Recherches logiques: « Car le fait que toute activité de pensée et de
connaissance porte sur des objets, ou encore sur des états de choses, et est censée
les atteindre de telle manière que leur « être-en-soi » doit se manifester comme une
unité identifiable dans des multiplicités d'actes de pensée, ou de significations,
réels ou possibles, (...) suscite[ nt] toujours à nouveau les questions suivantes:
comment faut-il comprendre que «l'en-soi» de l'objectivité parvienne à la
« représentation» et même à l'appréhension dans la connaissance, donc finisse
pourtant par redevenir subjectif; que signifie pour l'objet d'être «en soi» et
« donné» dans la connaissance? » (Recherches logiques (désormais abrégé RL),
Introduction, ~ 2, t.III1, p.9); dans un manuscrit de 1907 intitulé Le sphinx de la
connaissance: «Comment peut-on expliquer que le penser humain, s'il procède
selon la méthode logique, puisse toucher une chose étant en soi ou encore la nature
ou encore quelque chose en soi des mathématiques? (...) Comment peut-on expliquer que l'homme touche la « réalité» dans la pensée?» (Hua 24, p.401) ; ou
encore dans la Krisis : « Il ne s'agit pas d'assurer l'objectivité mais de la comprendre. (...) L'unique « éclaircissement» effectif c'est de rendre transcendantalement
compréhensible: tout ce qui est objectif est sous le coup d'une exigence de compréhensibilité » (p.215).
5 Notons que la vie de la conscience ne se résume pas uniquement à ces trois
modalités. Il existe bien d'autres actes intentionnels comme par exemple ceux de la
judication, de la volition ou encore de l'axiologie. Cependant ces derniers ne sont
pas, comme nous le verrons, des actes objectivants et, par conséquent, ils doivent
leur existence au fait d'être fondés sur de pareils actes objectivants.
10
la sphère des actes intuitifs, s'écartant ainsi de la signification, d'un
autre côté elle s'y rapproche tout en s'éloignant de la perception, du
fait qu'elle partage avec la signification la particularité d'appartenir
à la classe des actes de présentification. Relevant ainsi d'une sorte
particulière d'intentionnalité d'acte appelée présentification intuitive, l'imagination recèle ce pouvoir remarquable de rendre présent
devant les yeux cela même qui est absent, quel que soit d'ailleurs le
mode de cette absence6.
Or la reconnaissance de l'imagination à titre de modalité
canonique n'a pu s'imposer que progressivement dans l'œuvre de
Husserl tant ses premières réflexions portant sur l'intentionnalité
étaient encombrées des développements relatifs au fonctionnement
des modalités perceptives et signitives. Certes l'originalité de
l'imagination n'est ignorée ni par le texte de 1894 suscité par les
réflexions de Twardowski intitulé Objets intentionnels et encore
moins des Recherches logiques (1900/01) qui lui accordent le statut
d'acte objectivant, mais il faut attendre à vrai dire le semestre
d'hiver 1904/05, date à laquelle Husserl donne son cours Phantasie
et conscience d'image, cours qui a le mérite d'analyser pour la
première fois de manière approfondie le fonctionnement intentionnel imaginatif en le départageant tout autant du fonctionnement
perceptif que de celui proprement signitif, pour que l'imagination
6 Cette absence peut être consécutive à une expérience possible, passée ou
empathique. Dans le cas de l'imagination stricto sensu, cette absence est relative à
une expérience possible. Mais comme le ressouvenir, qui consiste à rendre présent
un objet antérieurement perçu, a longtemps été abordé dans le cadre de l'analyse
des actes imaginatifs comme ne se distinguant pas explicitement de la Phantasie,
Husserl a souvent associé l'imagination à un acte de reproduction d'une expérience
passée. Ce n'est qu'à partir d'un examen approfondi de la conscience intime du
temps, qui va permettre d'élaborer progressivement une «théorie des modifications intentionnelles», que Husserl parviendra à discriminer le ressouvenir de la
Phantasie comme deux sortes différentes de modification reproductrice, la première étant positionnelle, la seconde neutralisante, sans pourtant remettre en question leurs affinités (cf. Hua 23, textes n° 4-17 ; Hua JO,textes n° 53 et 54). Quant à
l'absence relative à une expérience empathique, il s'agit, dans la relation à autrui,
de la capacité permettant de se projeter imaginativement à la place de son alter ego
dans le but de faire comme si on voyait ce qu'il voit, comme si on ressentait ce
qu'il ressent, en rendant en quelque sorte présent ce qu'on ne peut effectivement ni
voir ni ressentir.
Il
parvienne à acquérir une légitimité, celle de représentation proprement intuitive, lui permettant d'accéder au rang de modalité canonique de l'intentionnalité 7.
Aussi nous proposons-nous dans la présente étude
d'examiner de près le processus de légitimation de l'imagination ou
conscience imaginative au sein du système de l'intentionnalité, en
procédant de manière historique, des œuvres du premier Husserl sur lesquelles nous ne nous attarderons pas - au cours de 1904/05,
en passant par le maître-ouvrage que constituent les Recherches
logiques. Le cadre restreint dévolu à une étude de ce genre ne nous
ayant pas permis d'embrasser une période plus vaste de l'œuvre de
Husserl, nous avons jugé opportun de nous arrêter au seuil du tournant transcendantal de la phénoménologie, autrement dit au moment même où celui-ci commence à analyser la conscience intime
du temps et s'apprête à découvrir la réduction phénoménologique8.
Outre cette raison de nature contingente, la motivation d'un tel
choix s'explique surtout par le fait que l'approfondissement de
l'analyse intentionnelle en direction de la temporalité, quand bien
même il ne tend pas à infirmer l'accession au rang de modalité canonique à laquelle la conscience imaginative est parvenue au terme
du cours Phantasie et conscience d'image, mais bien plutôt et paradoxalement à la consolider tout en redoublant sa subordination vis7 Voir le tome XXIII des Husserliana qui a pour titre: Phantasie, Bildbewusstsein,
Erinnerung. Zur Phanomenologie des anschaulichen Vergegenwartigungen, hrsg.
von Eduard Marbach, Den Haag, M. Nijhoff, 1980. Notons que la traduction française vient récemment de paraître aux éditions Millon dans la collection Krisis
sous le titre: Phantasia, conscience d'image, souvenir. De la phénoménologie des
présentifications intuitives (désormais cité Hua 23, avec la pagination de l'édition
originale allemande). Le cours Phantasie et conscience d'image en constitue le
texte n° l, pp.1-108. Il faut garder en mémoire le fait que ce cours professé à Gottingen durant le semestre d'hiver 1904/1905 constitue en fait la troisième des
leçons en quatre parties consacrées aux Eléments fondamentaux de la phénoménologie et de la théorie de la connaissance, les autres parties traitant de la phénoménologie de la perception, du temps et de la chose.
S A noter que si la réduction phénoménologique n'a été exposée pour la première
fois qu'à partir des cinq leçons de 1907 de l'Idée de la phénoménologie, il semble
qu'elle ait été découverte pas Husserl déjà durant l'été 1905, comme en témoigne
la notation écrite sur l'enveloppe d'un manuscrit rédigé pendant l'été 1905 au
cours de vacances passées au Tyrol et qui certifie qu'il avait alors découvert le
concept et l'usage correct de la réduction phénoménologique.
12
à-vis de la modalité perceptive9, instaure une nécessaire ré-élaboration du système de l'intentionnalité dans son ensemble, et partant de
la problématique de l'imagination, de sorte qu'il nous a paru pertinent de scinder à cet endroit précis de son évolution la réflexion
philosophique husserlienne, c'est-à-dire avant même que cette dernière ait thématisé la réduction qui inaugure sa méthode propre en
nous faisant passer d'une attitude dite naturelle à l'attitude véritablement phénoménologique.
Si une part importante de l'exposé est accordée à l'analyse
des rapports entre les trois modes de l'intentionnalité en passe de
devenir canoniques, une part non moins importante est consacrée à
l'analyse de l'imagination sous le rapport de ses deux formes: la
Phantasie et la conscience d'image (Bildbewusstsein)lo. Et il en est
ainsi dans la mesure où la reconnaissance de l'imagination à titre de
mode canonique de l'expérience intentionnelle ne va pas à la fois
sans une différenciation qui puisse rigoureusement la distinguer des
deux autres modes que sont la perception et la signification et sans
la confrontation eidétique entre la Phantasie et la conscience
d'image - que Husserl développe au fil du cours de 1904/05 - et
dont l'issue constitue la garantie fondamentale de sa reconnaissance. Pour le dire de manière anticipative, ce n'est qu'à partir du
moment où Husserl aura pu distinctement déterminer l'essence de
la Phantasie en dehors de toute affiliation au modèle de la conscience d'image qu'il parviendra à considérer l'imagination comme
un mode de représentation propre, et de là à estimer fondée son
9
En effet, si, d'un côté, la conscience imaginative est considérée comme un mode
intentionnel à part entière, le mode propre du « comme si » pour lequel Husserl
accorde un élargissement de la notion d'expérience (vivre sur le mode du « comme
si », c'est faire une expérience sans être dans l'attitude de l'expérience) et une
certaine objectivation de ses corrélats intentionnels, d'un autre côté, elle est comprise comme un mode dérivé de la perception, au sens où elle est précisément la
modification reproductrice d'une perception possible, et non pas comme il l'a
longtemps supposé une conscience appréhendante au même titre que la perception
(Voir, Hua 23, n° 8,18, 19 ; Manuscrit LI 19, p.9b).
10 Tout au long de notre travail, nous conservons le terme allemand de
« Phantasie » pour désigner la forme de l'imagination libre de tout ancrage perceptif qui s'oppose à la conscience d'image, terme que nous avons préféré à ceux
appartenant au lexique français de « fantaise » et au lexique grec de «phantasia ».
13
accessIon au rang de mode canonIque de l'expérience intentionnelle.
Partant, serons-nous à même de mettre à l'épreuve et plus
encore de réfuter une interprétation de type synthétique de
l'imagination qui a tôt fait de reconnaître que l'intérêt et la nouveauté du traitement phénoménologique auquel elle est soumise
résident dans le rassemblement en une seule théorie de deux espèces d'images que depuis l'antiquité grecque la philosophie a traditionnellement conceptualisé de manière séparée: l'image interne ou
le phantasma qui nous vient d'Aristote et pour laquelle l'imagination désigne un acte psychique déterminé par une faculté
intermédiaire entre la perception et l'abstraction des idées universelles; et l'image physique ou l'eid%n qui nous vient de Platon et
qui renvoie à la conception mimétique de la copie entendue comme
image évoquant par ressemblance une chose absente Il. Or s'il est
vrai que Husserl traite sous une même appellation générique deux
espèces d'images et donc deux types d'actes de l'imagination, il
n'en demeure pas moins que la considération selon laquelle c'est le
modèle de la synthèse qui s'impose pour comprendre la conscience
imaginative trouve à être contredite déjà explicitement par les développements du cours de 1904/05, et s'avère même irrecevable
tant elle empêcherait de saisir le tournant à partir duquel la Phantasie, en accédant au titre de représentation propre à la suite de son
émancipation vis-à-vis de la structure intentionnelle de la conscience d'image, pourra être pourvue d'une fonction épistémologique de premier ordre au sein de la phénoménologie transcendantale.
Dans cette perspective, nous aurons à montrer comment et
pourquoi, en accordant progressivement au mode imaginatif de
Il L'ouvrage de M.M.Saraiva intitulé L'imagination selon Husserl est certainement
le plus représentatif de cette interprétation. Disons pour sa défense que les textes
inédits du tome XXIII des Husserliana n'étant pas encore à sa disposition lors de
la parution de son travail, elle a pu être conduite à commettre des erreurs par manque, justement, de tout un pan de réflexions consacrées à l'imagination et plus largement aux présentifications intuitives. D'où l'importance de ce tome des Husserliana pour la compréhension non seulement de la conscience imaginative dans son
évolution, mais plus globalement de l'établissement d'un système général de
l'intentionnalité qui puisse faire droit aux trois modes perceptif, imaginatif et
signitif.
14
l'intentionnalité un domaine d'investigation propre permettant de
complexifier le champ phénoménal, Husserl est amené à se séparer
d'un modèle de compréhension de l'imagination s'efforçant de
rassembler la Phantasie et la conscience d'image sous le point
commun du représenter en image ou de la conscience d'imagéité
(Bildlichkeitsbewusstsein) et à adopter finalement une approche
différenciée de ces deux formes imaginatives qui puisse rendre
justice à la spécificité du fonctionnement intentionnel de la Phantasie qui, tout compte fait, se rapproche moins de la perception d'une
image que du ressouvenir d'un présent passé.
Ainsi considéré, notre propos se situe donc dans le sillage
de contributions tendant à démentir l'opinion encore couramment
partagée il y a de cela quelques années selon laquelle ce n'est qu'à
partir du tome premier des Ideen que la théorie de l'imagination
aurait joué un rôle dans le développement de la recherche phénoménologique. Sans participer de la démonstration magistrale de
I.English à qui l'on doit d'avoir prouvé l'influence exercée par le
cours de 1904/05 sur l'évolution transcendantale de la phénoménologie, mais instruits par une telle démonstration, nous serons à
même de considérer le but assigné à cette étude atteint, à la condition d'avoir été capables de rendre le plus cohérent possible le sinueux processus de légitimation de la conscience imaginative au
sein du système de l'intentionnalité, de la Philosophie de
l'arithmétique au cours Phantasie et conscience d'image, cours sur
lequel nous insisterons particulièrement, dans la mesure où c'est
précisément là que tout se joue.
15
PREMIERE PARTIE
LES RECHERCHES LOGIQUES
1. INTRODUCTION: DE LA PHILOSOPHIE DE
L'ARITHMETIQUE AUX RECHERCHES LOGIQUES
Si dans son opuscule de 1894 intitulé Objets intentionnels
Husserl semble déjà reconnaître en partie ce qui fait l'originalité de
l'imagination, le traitement qu'il lui accorde demeure trop bref et
marginal pour la créditer d'une considération estimable au sein de
la théorie naissante de l'intentionnalité12; il revient en revanche aux
Recherches logiques d'avoir contribué à la créditer pareillement,
grâce à des réflexions qui permettent à Husserl non seulement
d'annoncer plus précisément sur quoi repose cette originalité, mais
aussi d'amorcer son analyse eu égard à son mode de remplissement.
Sans entrer dans les détails, nous pouvons néanmoins avancer deux
raisons fondamentales à même d'expliquer la sous-détermination
qui touche l'imagination dans l'ouvrage de 1894, et plus largement
encore dans l'ensemble des écrits pré-phénoménologiques. Comme
l'une et l'autre raisons procèdent de la mise en place de la théorie
de l'intentionnalité, il convient de dire au préalable que Husserl en
effectue la mise en place par le truchement à la fois d'une problématique verticale relative aux rapports à établir entre les objectités
concrètes de l'ontologie matérielle et les objectités abstraites de
l'ontologie formelle et d'une problématique horizontale relative à la
12Husserl esquisse pour la première fois une analyse de la modalité imaginative
comme représentation par image en ces termes: « Que nous prenions un contenu
en tant que ce qu'il est, ou que nous l'appréhendions, le comprenions en tant
qu'image, c'est là une différence dans le vécu immédiat; ce qu'il Y a précisément
dans le dernier cas, c'est un moment d'acte nouveau d'une manière particulière,
lequel confère au contenu présent un nouvel habitus psychique que nous exprimons sous la forme: le contenu présent re-présente quelque chose; il n'est pas ce
que nous visons; ce que par son entremise nous nous représentons, c'est un certain
objet» (ln Sur les objets intentionnels, pp.283/284). Notons qu'en 1891, dans sa
Philosophie de l'arithmétique, Husserl se réfère déjà, et ce, pour la première fois,
aux « représentations imaginatives », en tant qu'elles s'intercalent, lors de la formation primitive d' « un ensemble A,B,C,D », entre les «représentations sensibles » et la « signification logique », permettant à l'intentionnalité de se rapporter à
ces différents éléments «d'une manière qui est modifiée en ce qui concerne le
temps et aussi d'ailleurs en ce qui concerne le contenu». Pourtant ces
« représentations imaginatives» ne vont plus guère retenir l'attention de Husserl
dans la suite de ses analyses. (Philosophie de l'arithmétique, pp.38-40)
19
question centrale de la différenciation modale de l'intentionnalité13.
Or, durant la période qui s'étend de la Philosophie de
l'arithmétique (1891) aux Recherches logiques, la problématique
ontologique a fréquemment été privilégiée par Husserl au détriment
de la problématique qualifiée alors de «psychologique », bien
qu'elle la présupposait déjà de manière latente comme un
« immense arrière-fond secret »14,réduisant ainsi à un reste indigent
la possibilité d'instaurer l'intentionnalité sous forme plurimodale et,
partant, de reconnaître à l'imagination une pleine légitimité. A cette
raison s'en ajoute une autre, relative à la problématique psychologique elle-même. Quand bien même Husserl daigne l'aborder, il
n'arrive pas à dépasser la restriction selon laquelle l'analyse des
modes de donnée de l'objet se limite à l'approfondissement de la
distinction entre deux types de représentations, parmi lesquelles
l'imagination n'a véritablement pas sa place. Déjà la Philosophie de
l'arithmétique, mais plus encore les Etudes psychologiques sur la
logique élémentaire publiée en 1894 témoignent de cette restriction
qui fait se tendre l'analyse intentionnelle entre la « propriété» des
représentations intuitives d'une part, et l' « impropriété» des représentations symboliques ou conceptuelles d'autre part.
On sait de Husserl lui-même tout ce que doit l'établissement d'une telle distinction à Brentano qui, dans ses cours du
milieu des années quatre-vingt, avait cherché à différencier
l'ensemble des représentations à partir du critère de la « propriété»
ou de l' « authenticité », accordant aux représentations intuitives le
statut de «représentations propres» et aux représentations sym-
13 Soulignons que les deux problématiques en question sont rassemblées dans les
Etudes psychologiques sur la logique élémentaire (1894) et même structurent le
texte en deux parties, intitulées pour l'une « Sur la distinction de l'abstrait et du
concret », et pour l'autre « Sur les intuitions et les re-présentations» (voir, Articles
sur la logique, pp.123-167).
14Voir I.English (1994). Celui-ci montre en quoi la problématique ontologique des
deux modèles d'a priorité présuppose déjà de façon sous-j acente l'intentionnalité
en la différenciation de ses modalités propres, et ce, dès la Philosophie de
l'arithmétique où Husserl tend à élucider le problème du statut de l'arithmétique
sur la base d'une distinction entre les «représentations propres» et les
« représentations impropres» héritée de la psychologie descriptive de Brentano.
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