L'IMAGINATION LÉGITIMÉE La conscience imaginative dans la phénoménologie proto-transcendantale de Husserl Ouverture Philosophique Collection dirigée par Bruno Péquignot et Dominique Chateau Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thélnatiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline acadélnique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronolniques. Déjà parus Pierre V. ZIMA, Critique littéraire et esthétique, 2004. Magali PAILLIER, La katharsis chez Aristote, 2004. Philippe LAURIA, Cantor et le transfini, 2003. Caroline GUIBET LAF A YE, Kant. Logique du jugement esthétique, 2003. Manola ANTONIO LI, Géophilosophie de Deleuze et Guattari, 2003 Régis LECU, L'idée de perfection chez Giordano Bruno, 2003 Guillaume ZORGBIBE, Les paradoxes de la loi, Saint Augustin etI(ierkegaard,2003 Ulrich STEINVORTH, Ethique classique et éthique moderne, 2003. Mohan1ed Kan1el Eddine HAOUET, Camus et l'hospitalité, 2003. Patricio RODRIGUEZ-PLAZA, La peinture baladeuse. Manufacture esthétique et provocation théorique latinoaméricaine,2003. UCCIANI Louis, La peinture des concepts, 2003 Renaud DENUIT, Articulation entre ontologie et centralisme politique de Héraclite à Aristote: L'aube de l'Un (vol.I) et Le cercle accompli (vol. II), 2003 Paul DUBOUCHET, Commons et Hayek, défenseurs de la théorie normative du droit, 2003. Bernard HONORE, Pour une philosophie de la formation et du soin, 2003. Samuel DUBOSSON L'IMAGINATION LÉGITIMÉE La conscience imaginative dans la phénoménologie prato-transcendantale de Husserl L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE @ L'Harmattan, 2004 ISBN: 2-7475-5891-6 EAN : 9782747558914 REMERCIEMENTS Le travail que nous proposons ici est issu d'un mémoire de licence en philosophie soutenu en mars 2003 à l'Université de Lausanne sous la direction de Raphaël Célis et l'expertise d'Eduard Marbach. Qu'ils en soient remerciés. Sans les connaître, sinon à travers leurs écrits, nous confessons notre dette envers Jocelyn Benoist et Marc Richir, le premier, pour avoir clarifié en notre esprit certaines questions relatives au Husserl « autrichien» et, le second, pour avoir conforté puis accompagné nos vues concernant le traitement déroutant de l'imagination au sein de la phénoménologie naissante. A Danielle, Marcel et Tatiana La vie ne suffit pas. Fernando Pessoa Mon étude a commencé de la sorte: fidèle au phénomène. J'ai considéré le spectacle afin qu'il m'instruise. On est dans quelque chose comme la turbulence de l'air et des poussières. Le temps passe en ces nouveaux passages, un temps rapide, un temps avide, un temps insolite, un temps en tout petits moments à la file indienne, fous, lancés, décochés. Succession des tout petits, car tout ce qui dure devient ici succession d'éléments de très peu de durée, isolés, détachés, nets. Accentuation qui insiste, qui insiste, qui insiste, qui despotiquement insiste, qui revient, qui ne lâche pas, qui augmente la présence, l'impression de présence, qui hallucine, qui invite à la foi, qui est déjà la foi, une foi à la frappe incessante. Accentuation des présences, des impressions de présences, des évocations de présences. Il faut constamment se dérober à la foi, se détacher de la foi, lorsqu'elle vous a surpris, malgré vous. Henri Michaux INTRODUCTION La vie de la conscience, à laquelle Husserl consacra sans cesse ses efforts, lui découvrant au fil de sa réflexion philosophique des dimensions profondes et des connexions inattendues, a pour structure ou constitution essentielle, l'intentionnalité, notion qu'il a héritée de son maître Brentano, mais qu'il a profondément renouvelée, à tel point même qu'elle a été qualifiée dans un texte devenu célèbre de Sartre d'« idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl »1. Un autre passeur de l'œuvre husserlienne en France en la personne de Levinas, renchérissant sur ce sujet dans un article qui revient sur l'effet libérateur qu'elle a exercé sur les philosophes de sa génération, affirme que «l'intentionnalité apportait l'idée neuve d'une sortie de soi, événement primordial conditionnant tous les autres» 2. C'est dire que, avant de saisir l'être humain dans le rapport réflexif privilégié qu'il entretient avec lui-même, la notion d'intentionnalité incite à le comprendre préalablement à partir de son existence auprès des choses, dans la visée de ses entours et dans le commerce avec autrui, rompant ainsi le fréquent infléchissement de la philosophie vers une forme de solipsisme. Or cette sortie de soi qui représente l'événement primordial conditionnant tous les autres, entendons l'ensemble des activités humaines tant théoriques que pratiques, Husserl a essayé d'en exposer systématiquement les différentes modalités. Il ressort de ses analyses que l'intentionnalité se compose, selon l'expression empruntée à Jacques English3, de 1 « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl: l'intentionnalité », in Situation I, p.32. 2 «Intentionnalité et sensation », in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, p.145. 3 Voir son article «La différenciation de l'intentionnalité en ses trois modes canoniques comme problème constitutif central de la phénoménologie transcendantale », in Recherches husserliennes, vo1.1, 1994, pp.47-72. 9 trois modalités canoniques qui sont autant de manières par lesquelles la conscience a la possibilité d'accéder et, par extension, de connaître l'objectivité en tant que réalité transcendante, possibilité dont la recherche phénoménologique n'aura de cesse de vouloir comprendre les conditions4. On compte ainsi au nombre de ces modalités la perception, l'imagination et la signification 5. En accédant au statut de mode canonique de l'expérience intentionnelle, au même titre que la perception et la signification, l'imagination acquiert au sein de la phénoménologie une importance privilégiée qui contraste assez vivement avec le rôle souvent subalterne qu'elle tient traditionnellement dans le cours de la philosophie occidentale, même si au demeurant elle conserve dans le système général de l'intentionnalité déployé par Husserl une place intermédiaire entre les deux autres modalités intentionnelles. En effet, si d'un côté l'imagination partage avec la perception le privilège d'appartenir à 4 Cette exigence épistémologique de compréhension des conditions de possibilité de l'accès à l'objectivité constitue une problématique constante dans la philosophie husserlienne. Aussi est-elle formulée à plusieurs reprises dans le cours des réflexions du fondateur de la phénoménologie, par exemple, dans l'Introduction à la première des Recherches logiques: « Car le fait que toute activité de pensée et de connaissance porte sur des objets, ou encore sur des états de choses, et est censée les atteindre de telle manière que leur « être-en-soi » doit se manifester comme une unité identifiable dans des multiplicités d'actes de pensée, ou de significations, réels ou possibles, (...) suscite[ nt] toujours à nouveau les questions suivantes: comment faut-il comprendre que «l'en-soi» de l'objectivité parvienne à la « représentation» et même à l'appréhension dans la connaissance, donc finisse pourtant par redevenir subjectif; que signifie pour l'objet d'être «en soi» et « donné» dans la connaissance? » (Recherches logiques (désormais abrégé RL), Introduction, ~ 2, t.III1, p.9); dans un manuscrit de 1907 intitulé Le sphinx de la connaissance: «Comment peut-on expliquer que le penser humain, s'il procède selon la méthode logique, puisse toucher une chose étant en soi ou encore la nature ou encore quelque chose en soi des mathématiques? (...) Comment peut-on expliquer que l'homme touche la « réalité» dans la pensée?» (Hua 24, p.401) ; ou encore dans la Krisis : « Il ne s'agit pas d'assurer l'objectivité mais de la comprendre. (...) L'unique « éclaircissement» effectif c'est de rendre transcendantalement compréhensible: tout ce qui est objectif est sous le coup d'une exigence de compréhensibilité » (p.215). 5 Notons que la vie de la conscience ne se résume pas uniquement à ces trois modalités. Il existe bien d'autres actes intentionnels comme par exemple ceux de la judication, de la volition ou encore de l'axiologie. Cependant ces derniers ne sont pas, comme nous le verrons, des actes objectivants et, par conséquent, ils doivent leur existence au fait d'être fondés sur de pareils actes objectivants. 10 la sphère des actes intuitifs, s'écartant ainsi de la signification, d'un autre côté elle s'y rapproche tout en s'éloignant de la perception, du fait qu'elle partage avec la signification la particularité d'appartenir à la classe des actes de présentification. Relevant ainsi d'une sorte particulière d'intentionnalité d'acte appelée présentification intuitive, l'imagination recèle ce pouvoir remarquable de rendre présent devant les yeux cela même qui est absent, quel que soit d'ailleurs le mode de cette absence6. Or la reconnaissance de l'imagination à titre de modalité canonique n'a pu s'imposer que progressivement dans l'œuvre de Husserl tant ses premières réflexions portant sur l'intentionnalité étaient encombrées des développements relatifs au fonctionnement des modalités perceptives et signitives. Certes l'originalité de l'imagination n'est ignorée ni par le texte de 1894 suscité par les réflexions de Twardowski intitulé Objets intentionnels et encore moins des Recherches logiques (1900/01) qui lui accordent le statut d'acte objectivant, mais il faut attendre à vrai dire le semestre d'hiver 1904/05, date à laquelle Husserl donne son cours Phantasie et conscience d'image, cours qui a le mérite d'analyser pour la première fois de manière approfondie le fonctionnement intentionnel imaginatif en le départageant tout autant du fonctionnement perceptif que de celui proprement signitif, pour que l'imagination 6 Cette absence peut être consécutive à une expérience possible, passée ou empathique. Dans le cas de l'imagination stricto sensu, cette absence est relative à une expérience possible. Mais comme le ressouvenir, qui consiste à rendre présent un objet antérieurement perçu, a longtemps été abordé dans le cadre de l'analyse des actes imaginatifs comme ne se distinguant pas explicitement de la Phantasie, Husserl a souvent associé l'imagination à un acte de reproduction d'une expérience passée. Ce n'est qu'à partir d'un examen approfondi de la conscience intime du temps, qui va permettre d'élaborer progressivement une «théorie des modifications intentionnelles», que Husserl parviendra à discriminer le ressouvenir de la Phantasie comme deux sortes différentes de modification reproductrice, la première étant positionnelle, la seconde neutralisante, sans pourtant remettre en question leurs affinités (cf. Hua 23, textes n° 4-17 ; Hua JO,textes n° 53 et 54). Quant à l'absence relative à une expérience empathique, il s'agit, dans la relation à autrui, de la capacité permettant de se projeter imaginativement à la place de son alter ego dans le but de faire comme si on voyait ce qu'il voit, comme si on ressentait ce qu'il ressent, en rendant en quelque sorte présent ce qu'on ne peut effectivement ni voir ni ressentir. Il parvienne à acquérir une légitimité, celle de représentation proprement intuitive, lui permettant d'accéder au rang de modalité canonique de l'intentionnalité 7. Aussi nous proposons-nous dans la présente étude d'examiner de près le processus de légitimation de l'imagination ou conscience imaginative au sein du système de l'intentionnalité, en procédant de manière historique, des œuvres du premier Husserl sur lesquelles nous ne nous attarderons pas - au cours de 1904/05, en passant par le maître-ouvrage que constituent les Recherches logiques. Le cadre restreint dévolu à une étude de ce genre ne nous ayant pas permis d'embrasser une période plus vaste de l'œuvre de Husserl, nous avons jugé opportun de nous arrêter au seuil du tournant transcendantal de la phénoménologie, autrement dit au moment même où celui-ci commence à analyser la conscience intime du temps et s'apprête à découvrir la réduction phénoménologique8. Outre cette raison de nature contingente, la motivation d'un tel choix s'explique surtout par le fait que l'approfondissement de l'analyse intentionnelle en direction de la temporalité, quand bien même il ne tend pas à infirmer l'accession au rang de modalité canonique à laquelle la conscience imaginative est parvenue au terme du cours Phantasie et conscience d'image, mais bien plutôt et paradoxalement à la consolider tout en redoublant sa subordination vis7 Voir le tome XXIII des Husserliana qui a pour titre: Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung. Zur Phanomenologie des anschaulichen Vergegenwartigungen, hrsg. von Eduard Marbach, Den Haag, M. Nijhoff, 1980. Notons que la traduction française vient récemment de paraître aux éditions Millon dans la collection Krisis sous le titre: Phantasia, conscience d'image, souvenir. De la phénoménologie des présentifications intuitives (désormais cité Hua 23, avec la pagination de l'édition originale allemande). Le cours Phantasie et conscience d'image en constitue le texte n° l, pp.1-108. Il faut garder en mémoire le fait que ce cours professé à Gottingen durant le semestre d'hiver 1904/1905 constitue en fait la troisième des leçons en quatre parties consacrées aux Eléments fondamentaux de la phénoménologie et de la théorie de la connaissance, les autres parties traitant de la phénoménologie de la perception, du temps et de la chose. S A noter que si la réduction phénoménologique n'a été exposée pour la première fois qu'à partir des cinq leçons de 1907 de l'Idée de la phénoménologie, il semble qu'elle ait été découverte pas Husserl déjà durant l'été 1905, comme en témoigne la notation écrite sur l'enveloppe d'un manuscrit rédigé pendant l'été 1905 au cours de vacances passées au Tyrol et qui certifie qu'il avait alors découvert le concept et l'usage correct de la réduction phénoménologique. 12 à-vis de la modalité perceptive9, instaure une nécessaire ré-élaboration du système de l'intentionnalité dans son ensemble, et partant de la problématique de l'imagination, de sorte qu'il nous a paru pertinent de scinder à cet endroit précis de son évolution la réflexion philosophique husserlienne, c'est-à-dire avant même que cette dernière ait thématisé la réduction qui inaugure sa méthode propre en nous faisant passer d'une attitude dite naturelle à l'attitude véritablement phénoménologique. Si une part importante de l'exposé est accordée à l'analyse des rapports entre les trois modes de l'intentionnalité en passe de devenir canoniques, une part non moins importante est consacrée à l'analyse de l'imagination sous le rapport de ses deux formes: la Phantasie et la conscience d'image (Bildbewusstsein)lo. Et il en est ainsi dans la mesure où la reconnaissance de l'imagination à titre de mode canonique de l'expérience intentionnelle ne va pas à la fois sans une différenciation qui puisse rigoureusement la distinguer des deux autres modes que sont la perception et la signification et sans la confrontation eidétique entre la Phantasie et la conscience d'image - que Husserl développe au fil du cours de 1904/05 - et dont l'issue constitue la garantie fondamentale de sa reconnaissance. Pour le dire de manière anticipative, ce n'est qu'à partir du moment où Husserl aura pu distinctement déterminer l'essence de la Phantasie en dehors de toute affiliation au modèle de la conscience d'image qu'il parviendra à considérer l'imagination comme un mode de représentation propre, et de là à estimer fondée son 9 En effet, si, d'un côté, la conscience imaginative est considérée comme un mode intentionnel à part entière, le mode propre du « comme si » pour lequel Husserl accorde un élargissement de la notion d'expérience (vivre sur le mode du « comme si », c'est faire une expérience sans être dans l'attitude de l'expérience) et une certaine objectivation de ses corrélats intentionnels, d'un autre côté, elle est comprise comme un mode dérivé de la perception, au sens où elle est précisément la modification reproductrice d'une perception possible, et non pas comme il l'a longtemps supposé une conscience appréhendante au même titre que la perception (Voir, Hua 23, n° 8,18, 19 ; Manuscrit LI 19, p.9b). 10 Tout au long de notre travail, nous conservons le terme allemand de « Phantasie » pour désigner la forme de l'imagination libre de tout ancrage perceptif qui s'oppose à la conscience d'image, terme que nous avons préféré à ceux appartenant au lexique français de « fantaise » et au lexique grec de «phantasia ». 13 accessIon au rang de mode canonIque de l'expérience intentionnelle. Partant, serons-nous à même de mettre à l'épreuve et plus encore de réfuter une interprétation de type synthétique de l'imagination qui a tôt fait de reconnaître que l'intérêt et la nouveauté du traitement phénoménologique auquel elle est soumise résident dans le rassemblement en une seule théorie de deux espèces d'images que depuis l'antiquité grecque la philosophie a traditionnellement conceptualisé de manière séparée: l'image interne ou le phantasma qui nous vient d'Aristote et pour laquelle l'imagination désigne un acte psychique déterminé par une faculté intermédiaire entre la perception et l'abstraction des idées universelles; et l'image physique ou l'eid%n qui nous vient de Platon et qui renvoie à la conception mimétique de la copie entendue comme image évoquant par ressemblance une chose absente Il. Or s'il est vrai que Husserl traite sous une même appellation générique deux espèces d'images et donc deux types d'actes de l'imagination, il n'en demeure pas moins que la considération selon laquelle c'est le modèle de la synthèse qui s'impose pour comprendre la conscience imaginative trouve à être contredite déjà explicitement par les développements du cours de 1904/05, et s'avère même irrecevable tant elle empêcherait de saisir le tournant à partir duquel la Phantasie, en accédant au titre de représentation propre à la suite de son émancipation vis-à-vis de la structure intentionnelle de la conscience d'image, pourra être pourvue d'une fonction épistémologique de premier ordre au sein de la phénoménologie transcendantale. Dans cette perspective, nous aurons à montrer comment et pourquoi, en accordant progressivement au mode imaginatif de Il L'ouvrage de M.M.Saraiva intitulé L'imagination selon Husserl est certainement le plus représentatif de cette interprétation. Disons pour sa défense que les textes inédits du tome XXIII des Husserliana n'étant pas encore à sa disposition lors de la parution de son travail, elle a pu être conduite à commettre des erreurs par manque, justement, de tout un pan de réflexions consacrées à l'imagination et plus largement aux présentifications intuitives. D'où l'importance de ce tome des Husserliana pour la compréhension non seulement de la conscience imaginative dans son évolution, mais plus globalement de l'établissement d'un système général de l'intentionnalité qui puisse faire droit aux trois modes perceptif, imaginatif et signitif. 14 l'intentionnalité un domaine d'investigation propre permettant de complexifier le champ phénoménal, Husserl est amené à se séparer d'un modèle de compréhension de l'imagination s'efforçant de rassembler la Phantasie et la conscience d'image sous le point commun du représenter en image ou de la conscience d'imagéité (Bildlichkeitsbewusstsein) et à adopter finalement une approche différenciée de ces deux formes imaginatives qui puisse rendre justice à la spécificité du fonctionnement intentionnel de la Phantasie qui, tout compte fait, se rapproche moins de la perception d'une image que du ressouvenir d'un présent passé. Ainsi considéré, notre propos se situe donc dans le sillage de contributions tendant à démentir l'opinion encore couramment partagée il y a de cela quelques années selon laquelle ce n'est qu'à partir du tome premier des Ideen que la théorie de l'imagination aurait joué un rôle dans le développement de la recherche phénoménologique. Sans participer de la démonstration magistrale de I.English à qui l'on doit d'avoir prouvé l'influence exercée par le cours de 1904/05 sur l'évolution transcendantale de la phénoménologie, mais instruits par une telle démonstration, nous serons à même de considérer le but assigné à cette étude atteint, à la condition d'avoir été capables de rendre le plus cohérent possible le sinueux processus de légitimation de la conscience imaginative au sein du système de l'intentionnalité, de la Philosophie de l'arithmétique au cours Phantasie et conscience d'image, cours sur lequel nous insisterons particulièrement, dans la mesure où c'est précisément là que tout se joue. 15 PREMIERE PARTIE LES RECHERCHES LOGIQUES 1. INTRODUCTION: DE LA PHILOSOPHIE DE L'ARITHMETIQUE AUX RECHERCHES LOGIQUES Si dans son opuscule de 1894 intitulé Objets intentionnels Husserl semble déjà reconnaître en partie ce qui fait l'originalité de l'imagination, le traitement qu'il lui accorde demeure trop bref et marginal pour la créditer d'une considération estimable au sein de la théorie naissante de l'intentionnalité12; il revient en revanche aux Recherches logiques d'avoir contribué à la créditer pareillement, grâce à des réflexions qui permettent à Husserl non seulement d'annoncer plus précisément sur quoi repose cette originalité, mais aussi d'amorcer son analyse eu égard à son mode de remplissement. Sans entrer dans les détails, nous pouvons néanmoins avancer deux raisons fondamentales à même d'expliquer la sous-détermination qui touche l'imagination dans l'ouvrage de 1894, et plus largement encore dans l'ensemble des écrits pré-phénoménologiques. Comme l'une et l'autre raisons procèdent de la mise en place de la théorie de l'intentionnalité, il convient de dire au préalable que Husserl en effectue la mise en place par le truchement à la fois d'une problématique verticale relative aux rapports à établir entre les objectités concrètes de l'ontologie matérielle et les objectités abstraites de l'ontologie formelle et d'une problématique horizontale relative à la 12Husserl esquisse pour la première fois une analyse de la modalité imaginative comme représentation par image en ces termes: « Que nous prenions un contenu en tant que ce qu'il est, ou que nous l'appréhendions, le comprenions en tant qu'image, c'est là une différence dans le vécu immédiat; ce qu'il Y a précisément dans le dernier cas, c'est un moment d'acte nouveau d'une manière particulière, lequel confère au contenu présent un nouvel habitus psychique que nous exprimons sous la forme: le contenu présent re-présente quelque chose; il n'est pas ce que nous visons; ce que par son entremise nous nous représentons, c'est un certain objet» (ln Sur les objets intentionnels, pp.283/284). Notons qu'en 1891, dans sa Philosophie de l'arithmétique, Husserl se réfère déjà, et ce, pour la première fois, aux « représentations imaginatives », en tant qu'elles s'intercalent, lors de la formation primitive d' « un ensemble A,B,C,D », entre les «représentations sensibles » et la « signification logique », permettant à l'intentionnalité de se rapporter à ces différents éléments «d'une manière qui est modifiée en ce qui concerne le temps et aussi d'ailleurs en ce qui concerne le contenu». Pourtant ces « représentations imaginatives» ne vont plus guère retenir l'attention de Husserl dans la suite de ses analyses. (Philosophie de l'arithmétique, pp.38-40) 19 question centrale de la différenciation modale de l'intentionnalité13. Or, durant la période qui s'étend de la Philosophie de l'arithmétique (1891) aux Recherches logiques, la problématique ontologique a fréquemment été privilégiée par Husserl au détriment de la problématique qualifiée alors de «psychologique », bien qu'elle la présupposait déjà de manière latente comme un « immense arrière-fond secret »14,réduisant ainsi à un reste indigent la possibilité d'instaurer l'intentionnalité sous forme plurimodale et, partant, de reconnaître à l'imagination une pleine légitimité. A cette raison s'en ajoute une autre, relative à la problématique psychologique elle-même. Quand bien même Husserl daigne l'aborder, il n'arrive pas à dépasser la restriction selon laquelle l'analyse des modes de donnée de l'objet se limite à l'approfondissement de la distinction entre deux types de représentations, parmi lesquelles l'imagination n'a véritablement pas sa place. Déjà la Philosophie de l'arithmétique, mais plus encore les Etudes psychologiques sur la logique élémentaire publiée en 1894 témoignent de cette restriction qui fait se tendre l'analyse intentionnelle entre la « propriété» des représentations intuitives d'une part, et l' « impropriété» des représentations symboliques ou conceptuelles d'autre part. On sait de Husserl lui-même tout ce que doit l'établissement d'une telle distinction à Brentano qui, dans ses cours du milieu des années quatre-vingt, avait cherché à différencier l'ensemble des représentations à partir du critère de la « propriété» ou de l' « authenticité », accordant aux représentations intuitives le statut de «représentations propres» et aux représentations sym- 13 Soulignons que les deux problématiques en question sont rassemblées dans les Etudes psychologiques sur la logique élémentaire (1894) et même structurent le texte en deux parties, intitulées pour l'une « Sur la distinction de l'abstrait et du concret », et pour l'autre « Sur les intuitions et les re-présentations» (voir, Articles sur la logique, pp.123-167). 14Voir I.English (1994). Celui-ci montre en quoi la problématique ontologique des deux modèles d'a priorité présuppose déjà de façon sous-j acente l'intentionnalité en la différenciation de ses modalités propres, et ce, dès la Philosophie de l'arithmétique où Husserl tend à élucider le problème du statut de l'arithmétique sur la base d'une distinction entre les «représentations propres» et les « représentations impropres» héritée de la psychologie descriptive de Brentano. 20