„Un solennel bouquet s`apprête“ : la Cantate Napoléon III au

publicité
« „Un solennel bouquet s’apprête“ : la Cantate Napoléon III au Théâtre
Impérial du Châtelet à l’occasion de la Saint-Napoléon de 1863 »
Le titre de cet article reprend le texte de la partie finale d’une cantate Napoléon III exécutée
au Théâtre Impérial du Châtelet le jour de la Saint-Napoléon en 18631. Tout au long de cette
présentation, cette cantate sera replacée dans le contexte de l’organisation administrative et de
la production musicale de l’institution du Théâtre Impérial du Châtelet. L’objectif est de
décrire le type de bouquet solennel qui s’apprêtait sur le plan musical pour la glorification du
pouvoir politique en la figure de l’Empereur au Second Empire, et les intentions qui
motivaient le compositeur et le parolier en choisissant une certaine sémantique musicale. Les
points de vue du compositeur et du parolier seront confrontés à celui du pouvoir politique.
La relation institutionnelle entre musique et pouvoir politique au Second Empire s’articule
d’un côté par la censure théâtrale exercée par le Ministère de l’Intérieur, et de l’autre par la
mise en place urbaine et architecturale d’espaces musicaux lors de l’haussmannisation. Ainsi
l’haussmannisation avait été l’occasion pour Napoléon III de rayer de la carte parisienne les
théâtres que la censure n’était pas capable de contrôler. D’autres furent reconstruits pour les
remplacer : c’est le cas du Théâtre Impérial du Châtelet et du Théâtre-Lyrique élevés juste à
côté du Palais de Justice et de l’Hôtel de Ville. D’après Napoléon III, en tant que partisan du
Saint-Simonisme, l’architecture moderne de ces nouvelles salles du Paris haussmannisé était
le garant de la conformité politique des entreprises théâtrales et de leur prospérité financière.
C’est pourquoi Napoléon III n’attribuait aucune subvention au Théâtre Impérial du Châtelet
destiné aux grands spectacles militaires devant faire « vibrer la fibre patriotique des
spectateurs »2.
Au travers de ces deux institutions principales, réglant la relation entre musique et pouvoir au
Second Empire, se répercute le pouvoir politique à la fois sur l’œuvre et sur son exécution.
Alors que la censure est liée directement à l’œuvre qu’elle contrôle sur la base de la
1
Manuscrit intitulé : Théâtre Impérial du Châtelet, Napoléon III. Cantata pour chœur et orchestre. Composé
pour la fête du 15 août 1863, paroles de M. H. Hostein, musique d’Adolphe de Groot, chanté par la Société
Chorale les Enfants de Lutèce, direction M. Gaubert. Archives Nationales, Censure Théâtrale, F18 976.
2
HAUSSMANN Baron Eugène, Mémoires (1893), Paris, Seuil, 2000, pp. 1106-1107.
1
conformité politique de son texte, les structures architecturales des théâtres impériaux
encadrent son exécution.
Au Second Empire, et la censure, et les théâtres impériaux font partie de la fête impériale3. Ce
terme décrit la représentation du pouvoir politique par Napoléon III. Après avoir rétabli
l’Empire, Napoléon III aspire à la démonstration de l’unité entre lui et son peuple qui vit sous
un régime entre démocratie (basée sur le suffrage universel) et monarchie.4 C’est dans
l’optique de créer un cadre typique pour son nouveau régime que Napoléon III établit la fête
de la Saint-Napoléon le 15 août 1852, jour de l’anniversaire de son oncle et idole NapoléonBonaparte, et Fête de l’Assomption de la Vierge Marie.5
Le déroulement habituel de la Saint-Napoléon mélange religiosité et théâtralité. Les deux
servent la mise en scène de l’Empereur. Le jour de la Saint-Napoléon des Te Deums sont
chantés à l’église et des aumônes sont distribuées aux pauvres. Ensuite les festivités se
poursuivent par la remise de médailles, par l’organisation de revues militaires, de scènes
vivantes dans les rues, de spectacles gratuits dans les théâtres et des banquets. Le tout se
clôture par de grands feux d’artifice. Comme le mélange de religiosité et de théâtralité
programmé par Napoléon III doit se répercuter sur la figure de l’Empereur, des instructions
ministérielles se chargent de réitérer le thème du retour à l’ordre, à la paix et à la prospérité.
Elles tentent également, en 1860, de faire passer l’Empereur pour le dernier Croisé.6
3
Sur la censure théâtrale et la fête impériale voir: PASSION Luc, „Régime de l’exploitation théâtrale au XIXe
siècle“, Délégation à l’action artistique de la Ville de Paris / Bibliothèque de la Ville de Paris / Association de la
Régie Théâtrale, Les Théâtres de Paris, études réunies par Geneviève Latour et Florence Claval, Paris, DAAVP,
1991, S. 17-18.
4
Sur la fête impériale voir : TRUESDELL Matthew, Spectacular Politics. Louis-Napoleon Bonaparte and the
Fête Impériale 1849-1870, Oxford, Oxford University Press, 1997, 238 p.
5
Sur la Saint-Napoléon voir : HAZAREESINGH Sudhir, The Saint-Napoleon. Celebrations of Sovereignty in
nineteenth-century France, Cambridge, Harvard University Press, 2004, 307 p. et SANSON Rosemonde, « Le
15 août: Fête nationale du Second Empire », Les usages politiques des fêtes aux XIXe et XXe siècles, sous la
direction d’Alain Corbin, Noëlle Gérôme et Danielle Tartakowsky, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p.
117-136. Une vue globale sur le répertoire musical de la Saint-Napoléon a été établie dans PISTONE Danièle,
« La Fête Impériale. Origine et Caractéristiques de ses répertoires musicaux dans le Paris de Napoléon III (18521870) », La Musique et le rite sacré et profane, Volume I, Strasbourg, Association des Publications près les
Universités de Strasbourg, 1986, p. 132-137.
6
« Au fil des années les instructions ministérielles apportent quelques variantes aux motivations de la fête, c’està-dire du "culte impérial" et l’Empereur jette de nouveaux atouts pour l’imposer. Dans les deux cas il s’agit
d’aviver l’enthousiasme, de cristalliser les représentations sociales, d’exalter la reconnaissance. Plusieurs
circulaires réitèrent le thème du retour à l’ordre à la paix et à la prospérité. La victoire en Crimée mais surtout le
retour de l’armée d’Italie après la paix de Villafranca en 1859 tournent au triomphe, au sens romain du terme, du
chef de cette armée, l’Impérator, et par delà sa personne, de la nation victorieuse. En 1860, les expéditions en
Extrême-Orient sont présentées sous la plume de certains préfets comme des guerres nécessaires pour la défense
de la religion chrétienne. Somme toute, Napoléon III tente de passer pour le dernier Croisé. » SANSON, op. cit.,
p. 120.
2
Quant aux théâtres impériaux participant à la fête en proposant des spectacles gratuits dont
l’exécution d’une cantate Napoléon III, on remarque que l’organisation des théâtres
populaires reprend souvent la structure des sociétés orphéoniques fondées afin de donner la
possibilité aux classes ouvrières d’apprendre le chant choral. Ainsi Hippolyte Hostein,
directeur du Théâtre Impérial du Châtelet, projette cette idée d’éducation des couches
populaires sur une école fixe de ballet qu’il va ouvrir aux danseurs des classes ouvrières7. Ce
concept fut approuvé par Napoléon III qui voulait faire de la nouvelle salle du Théâtre
Impérial du Châtelet un grand théâtre populaire dont la production musicale et théâtrale
intégrerait le peuple.
Les sociétés orphéoniques étaient également très sollicitées pour l’exécution de cantates à la
gloire de l’Empereur. Beaucoup d’entre elles étaient écrites pour une société particulière (par
exemple Berlioz, Le Temple Universel, 1860). A priori les compositeurs reliaient donc leurs
œuvres aux institutions impériales et en déterminaient l’exécution afin d’adapter leurs effets à
l’esthétique de la fête impériale.
En plus des cantates se conformant au genre de la cantate « dramatique » traditionnelle (dont
l’Hymne à Napoléon III de Rossini de 1868 sera la plus connue)8, la Reine Hortense, mère de
Louis-Napoléon Bonaparte avait établi que la forme de la chanson pouvait aussi être
employée pour glorifier l’Empereur. Par exemple, ses chants patriotiques Partant pour la
Syrie et La France – dédiés à Louis-Napoléon Bonaparte et composés au début des années
1850 – se caractérisent par une structure harmonique simple accompagnant une mélodie
dessinant des formes en arche régulières. Il en est de même pour la grande fantaisie Hymne à
la Gloire9, qui avait introduit la tradition de l’exécution de cantates Napoléon III à l’Opéra en
1854.10
7
Lettre d’Hostein au Ministre d’Etat du 14 Octobre 1858, AN F21 1143.
Voir : GREMPLER Martina, « Rossinis politisches Spätwerk : Die Hymne à Napoléon III und La corona
d’Italia“, Rossini in Paris, sous la direction de Bernd-Rudiger Kern et Reto Müller, Leipzig, Leipziger
Universitätsverlag, 2002, p. 181-198.
9
Cette cantate a été transcrite et publiée par Narcisse Bousquet, qui éditait aussi beaucoup de chansons
populaires et des pièces à grand spectacle représentées au Théâtre Impérial du Châtelet.
10
« Sous le nom d’hymne, d’ode ou de chant patriotique, puis sous son propre vocable, la cantate s’épanouit à
nouveau à l’époque révolutionnaire avec Fr. J. Gossec, E. Méhul, Cherubini et Lesueur. Devenue plus libre, elle
ne cessera d’évoluer. Non seulement elle ne conserve pas toujours ses caractères originels, mais elle subit les
fluctuations du langage musical. Œuvre de circonstance, elle se transforme au gré des compositeurs (chœur a
capella ; pièce pour un soliste ; scène lyrique avec soliste(s), chœurs chantés ou récités et orchestre, etc.) »
BOUQUET M. Th. / BLANKENBURG W. / VERCHALY A., « Cantate », Dictionnaire de la musique. Science
de la musique, sous la direction de Marc Honegger, volume I, Paris, Bordas, 1976, p. 144-145.
8
3
Le 15 août 1863, Hippolyte Hostein ouvre les portes de son théâtre pour une représentation
gratuite à l’occasion de la Saint-Napoléon. Au titre de théâtre impérial bâti au cours de
l’haussmannisation, Hostein participe à la fête de l’Empereur comme vont le faire aussi les
autres théâtres impériaux. Pour les citoyens parisiens, la Saint-Napoléon est l’occasion de
bénéficier d’un spectacle gratuit dans leur « théâtre populaire ». Déjà cinq heures avant le
début du spectacle, le public se presse devant le Théâtre Impérial du Châtelet pour être sûr de
pouvoir y entrer. On s’attend à un pot-pourri des scènes de féeries les plus populaires ; la
sensation est à l’origine de l’enthousiasme des spectateurs attendant l’ouverture du théâtre.
Dans le programme de la soirée, Hostein a inséré une cantate Napoléon III, dont le texte a été
écrit par lui-même et mis en musique par le chef d’orchestre du théâtre, Adolphe de Groot. La
cantate sera exécutée par l’une des plus anciennes sociétés orphéoniques de Paris : les Enfants
de Lutèce.11
La salle du Châtelet, inaugurée six mois auparavant est la plus vaste de Paris. Ses 2800 places
sont, le jour de la Saint-Napoléon, occupées, ce qui n’est pas toujours le cas. En effet, ce
« grand vaisseau », comme aime le décrire la presse, cause à son directeur des soucis
financiers. À plusieurs reprises, Hostein a introduit une demande de subvention auprès de
l’Empereur. Il avance les bonnes recettes recueillies après l’inauguration et argumente qu’« à
cette époque, le Directeur a donné la représentation non d’une pièce, mais d’un monument, il
a joué la salle. »12 Quelques mois plus tard (le 20 Janvier 1863), il appuie son besoin de
subvention en disant : « Sous le rapport des sentiments patriotiques et dynastiques, notre
Théâtre est le Théâtre de l’Empire et le Théâtre du Peuple ; en même temps c’est un opéra,
sous le rapport de la magnificence. »13 Magnificence scénographique, bien entendu, due à la
grande scène dont les dimensions précèdent celles du futur Opéra Garnier, et dont
l’équipement et la décoration coûtaient cher.
11
Voir aussi le programme des représentations gratuites lors de la Saint-Napoléon de 1866 : « La foule immense
qui s’est portée aux représentations gratuites données à l’occasion de la fête du 15 août, n’a pas eu à se plaindre
de la composition des spectacles qui ont été offert à son appréciation intelligente. Les meilleures pièces du
répertoire interprétées par d’excellents artistes, en formaient le programme. […] Selon l’usage, Mme Favart, à la
Comédie Française, est venue dire, dans un entracte, de fort belles strophes de M. Théodore de Banville,
intitulées la Fête de la France. Parmi les cantates qui ont été chantées pour la même circonstance, sur les autres
scènes de Paris, nous citerons l’A-propos patriotique du théâtre du Châtelet, paroles de M. Hostein, musique de
M. Chéri ; au Vaudeville, Salut César de M. Hugelmann, musique de M. de Groot ; aux Variétés, le Quinze août,
de M. Boverat, musique de M. Lindheim, sans compter celles du Gymnase, du Palais-Royal, de la Porte SaintMartin, de l’Ambigu, etc. Partout, l’effet a été grand et l’accueil enthousiaste. »
SAINT-YVES D.A.D., « Revue des Théâtres », Revue et Gazette musicale de Paris, 19 août 1866, 33e année, n°
33, p. 260-261.
12
Théâtre Impérial du Châtelet. Note relative à la demande d’une subvention. AN, F21 1143.
13
Hostein au Ministre d’Etat, 20 Janvier 1863. AN F21 1143.
4
Déjà cinq mois auparavant, Hostein et de Groot avaient essayé d’attirer l’attention de
l’Empereur par une cantate à l’occasion de l’anniversaire du Prince Impérial. Ils l’avaient
intitulée Les sept ans de son altesse le Prince Impérial14. « Gloire à Napoléon, le sauveur de
la France ! Gloire à Napoléon, du peuple l’espérance ! », chantait Georges Clément le 16
Mars 1863 au Théâtre Impérial du Châtelet dans un tempo di marcia. La musique composée
par Adolphe de Groot, commence par un refrain en si bémol majeur qui accompagne le texte
s’adressant à Napoléon. Ce refrain est suivi d’une strophe en fa majeur parlant au Prince
Impérial. L’accompagnement de cette deuxième partie se distingue du rythme pointé et
glorieusement marchant de la première partie par une régularité rythmique enfantine.
Cette dualité n’est pas seulement typique des chansons patriotiques de la Reine Hortense,
mais apparaît aussi dans la musique composée par Adolphe de Groot dans le cadre des grands
spectacles. La juxtaposition de parties complémentaires (tonalité de tonique et de dominante),
mais bien contrastées par d’autres éléments musicaux (rythme), le recours à des structures
harmoniques simples, à des formes circulaires et à des parties répétées constituent la marque
de fabrique de ce chef d’orchestre. Sa musique reflète auditivement les structures circulaires
et complémentaires des livrets, de la scénographie et de la chorégraphie. Le tout constitue une
esthétique très populaire.
En résumé, on peut dire qu’au Théâtre Impérial du Châtelet, la musique à grand spectacle et
celle dédiée à l’Empereur sont constituées par avec les mêmes éléments de la conception
esthétique du grand spectacle qui faisaient effet dans ce théâtre de masses populaires. C’est en
suivant cette même esthétique que la Reine Hortense avait composé ses chansons patriotiques
marquant la naissance de la glorification musicale de l’Empereur Napoléon III.
Nous sommes le 15 août 1863. La cantate « Napoléon III » va commencer. Le chœur entame
son chant par la phrase : « Oh qu’il est grand lorsqu’il s’avance portant l’épée avec la croix ».
Harmoniquement, la première phrase se présente sous la forme d’une cadence en mi mineur,
mais débute et se termine sur un unisono sur mi. En l’écoutant, l’auditeur a l’impression
d’entendre une tonalité archaïque évoquée par l’omission de la nature même de la tonique
mineure qui – au début et à la fin de cette cadence en mi mineur – se réduit à sa fondamentale.
14
Les Sept Ans de Son Altesse le Prince Impérial Napoléon, cantate chantée le 16 Mars 1863, au Théâtre
Impérial du Châtelet par Mr. Georges Clément, paroles de H. Hostein, musique de Ad. De Groot, Paris, Au
Ménestrel, 1863, 3 p.
5
Soutenue par un bourdon de quintes à la basse, cette musique archaïque en relation avec le
texte fait allusion à la croisade: « portant l’épée avec la croix ». En effet, comme cela a déjà
été mentionné, Napoléon III avait utilisé cette image dans ses instructions ministérielles lors
de la Saint-Napoléon de 1860. Il souhaitait par cette mise en scène être considéré comme le
dernier Croisé15.
La deuxième phrase est contrastée par rapport à la première : elle est en sol majeur et le
compositeur procède à une gradation harmonique croissante. En même temps, le bourdon de
quintes est amplifié. Par cette harmonisation, De Groot met en musique le texte « Ce glorieux
peuple de France terrible et bon tout à la fois ». Ce n’est donc pas la figure de l’Empereur que
le compositeur souligne par l’émergence d’une tonalité majeure, mais celle du peuple
français !
Est-ce que ce serait déjà le peuple français qui s’exprime dans la première phrase ? Le
pronom du « qu’il est grand lorsqu’il s’avance » pouvant être attribué aussi bien à Napoléon
III qu’au peuple suggère une réponse positive. Mais alors que le texte de la cantate laisse
sous-entendre la première possibilité, la musique distingue les deux phrases en leur attribuant
une tonalité différente. La tonalité mineure (mais presque modale) est réservée au pronom que
l’auditeur attribue d’abord à l’Empereur, quant à la tonalité majeure elle désigne le peuple
français. Néanmoins, en multipliant les quintes à la basse qui ressemblent à un bourdon, la
musique rappelle le style archaïque mis en place lors de la première phrase. Même si opposés
par leurs tonalités, l’Empereur et son peuple sont unifiés par ce ton historique.
Dans la troisième phrase « contre d’insolents adversaires il est rude et sans pitié » le
compositeur poursuit la gradation croissante des harmonies (en juxtaposant la tonalité de si
majeur à celle du sol majeur de la deuxième phrase). En même temps, il conclut l’unité entre
l’Empereur et son peuple en utilisant l’accord de mi mineur, signifiant l’Empereur dans la
15
« Au fil des années les instructions ministérielles apportent quelques variantes aux motivations de la fête,
c’est-à-dire du "culte impérial" et l’Empereur jette de nouveaux atouts pour l’imposer. Dans les deux cas il s’agit
d’aviver l’enthousiasme, de cristalliser les représentations sociales, d’exalter la reconnaissance. Plusieurs
circulaires réitèrent le thème du retour à l’ordre à la paix et à la prospérité. La victoire en Crimée mais surtout le
retour de l’armée d’Italie après la paix de Villafranca en 1859 tournent au triomphe, au sens romain du terme, du
chef de cette armée, l’Impérator, et par delà sa personne, de la nation victorieuse. En 1860, les expéditions en
Extrême-Orient sont présentées sous la plume de certains préfets comme des guerres nécessaires pour la défense
de la religion chrétienne. Somme toute, Napoléon III tente de passer pour le dernier Croisé. »
SANSON Rosemonde, « Le 15 août : Fête nationale du Second Empire », Les usages politiques des fêtes aux
XIXe-XXe siècle, actes du colloque organisé les 22 et 23 novembre 1990 à Paris, ouvrage publié sous la direction
de Alain Corbin, Noëlle Gérôme et Danielle Tartakowsky, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 120.
6
première phrase : Cet accord est employé après une cadence en si majeur au point culminant
de la troisième phrase (début de la 3e mesure), auquel De Groot enchaîne une modulation vers
si majeur.
Ainsi, la tonalité mineure, attribuée à l’Empereur dans la première phrase, et son relatif
majeur, désignant le peuple, sont unis dans cette troisième phrase par l’intermédiaire d’une
modulation. L’établissement d’une liaison forte entre l’Empereur et son peuple est annoncée
par une gradation harmonique croissante phrase par phrase et conclue par une modulation
directe.
Ainsi le compositeur ne met pas seulement en musique le sens littéral du texte (allusions à la
Croisade par un ton médiéval), mais il compose aussi avec les aspects structurels du texte
(manque de clarté au niveau de l’attribution du pronom) qu’il contraste avant de les unifier à
la fin de la première partie. Cette manière de mettre en musique le texte se distingue des
chansons patriotiques et des chansons écrites pour le grand spectacle.
L’accord en si majeur se résout dans une section en mi majeur dans laquelle la phrase « mais
entend-il l’appel des frères leurs cris dans son cœur ont crié » est mise en musique. Le texte
fait allusion à la Révolution Française et ancre textuellement le ton historique engendré par la
musique de la première phrase. Comme cette phrase est répétée plusieurs fois, cette partie en
mi majeur joue en quelque sorte un rôle de refrain. Une telle structure duale se prête aussi
bien à la chanson patriotique qu’à la structure récitatif-air de la cantate.
Dans ce refrain, De Groot travaille des séquences mélodiques. Il les soumet deux fois à une
croissance harmonique en juxtaposant les tonalités de mi majeur et de sol# majeur. Cet emploi
de la séquence pure (mélodique et harmonique) n’est pas habituel à la musique à grand
spectacle chez Adolphe de Groot. Elle s’avère comme détachée de la pratique musicothéâtrale du Théâtre Impérial du Châtelet et s’insert ainsi dans une tradition purement
musicale comme nous l’avons déjà remarqué quant à la croissance créée par la juxtaposition
de plusieurs tonalités.
Les deux parties qui suivent reprennent l’harmonisation moins contrastée du style des
chansons patriotiques : ainsi, la partie centrale de la deuxième strophe module de la tonique ut
majeur vers sol majeur. Par contre, le compositeur structure son extrait non pas par
l’harmonie mais par la mélodie : la strophe et le refrain sont unis par une même figure
mélodique réitérée avec laquelle le chœur répète « à l’œuvre de main » dans la strophe et « un
7
chef est là qui précède » dans le refrain. L’assimilation mélodique de ces deux phrases
souligne la dépendance de l’entreprise d’amusement qu’est le Théâtre Impérial du Châtelet de
Napoléon III. En même temps, cette figure mélodique se détache à nouveau du cadre des
harmonies simples qui rappellent la musique à grand spectacle. Ici, c’est par la polyphonie
que De Groot assimile sa pièce au style des cantates traditionnelles. Il abandonne donc
l’homophonie des chansons patriotiques.
Dans la troisième partie, le chant qui s’adresse à Napoléon III est tout à fait comparable au
début de la cantate Les sept ans de son Altesse le Prince Impérial. Le modèle rythmique
principal (noire, croche pointée, double croche, le tout répété) et l’harmonisation cadentielle
sont communs aux deux extraits. Par rapport au style des cantates interprétées à l’Opéra, la
troisième partie de l’œuvre de De Groot suit le mouvement stylistique tendant vers une
harmonisation plus simple et plus rayonnante de la partie finale, comme c’est par exemple le
cas dans l’Hymne à la Paix de Rossini.
Par ailleurs, dans la troisième partie en mi majeur, le compositeur ponctue l’œuvre d’éléments
musicaux, tels des points d’orgue, afin de renforcer l’harmonisation de la tonique. Dès lors, la
phrase « Par l’Empereur naît l’espérance, les horizons sont découverts » émerge d’une
harmonisation rayonnante (Il n’est pas inutile de rappeler que mi majeur représentait le
peuple. Par la superposition du texte et son harmonisation, on est donc ici en présence d’une
autre assimilation de Napoléon III et de son peuple). Le thème de l’espérance est un sujet
courant dans l’écriture des cantates. Ainsi les textes des cantates données à l‘Opéra en 1860 et
en 1861 disent que « Napoléon, c’est la sainte espérance » et annoncent qu’« Enfin, l’horizon
des frontières pour nous s’élargit vers les monts » (Annexion de Nice et de la Savoie). Aussi
découvre-t-on les thèmes de la fraternité (dans la première partie), de l’humanité et de la
« fête de Napoléon » célébrée par la France.16
C’est à partir de ce dernier thème que Hippolyte Hostein va créer le grand final de la cantate
« Napoléon III » au Théâtre Impérial du Châtelet : « Aussi pour donner à sa fête l’éclat
qu’elle a mérité un solennel bouquet s’apprête, le bouquet de l’humanité ». Quant à la
structure musicale, il y a une densification des moyens musicaux précédemment employés :
De Groot soumet le texte à une gradation séquentielle de deux petits motifs répétés qui
16
Textes de Henri Meilhac, Ludovic Halevy et de Jules Cohen. Archives Nationales de France, Cartons AJ13
510-505.
8
s’alternent. De la sorte, il unit deux éléments compositionnels déjà présents dans les première
et deuxième parties. L’effet du final de la cantate se trouve renforcé par ces éléments
musicaux complètement détachés de toute reproduction auditive de structures littéraires ou
scéniques simples. Par ailleurs, grâce à cette procédure, De Groot rattache définitivement sa
cantate au genre de la Chorkantate que Beethoven initia avec son oeuvre Meeres Stille und
Glückliche Fahrt (op. 112). Au lieu d’accompagner des parties solistes, le chœur devient le
porteur de l’expression vocale. Enrichie par des procédures compositionnelles fondées sur un
matériau purement musical, De Groot approprie son œuvre à celles données à l’Opéra, où la
musique n’est pas un simple reflet de structures littéraires et scénographiques élémentaires,
mais où elle réclame son propre effet. De cette façon, sa musique souligne la
« magnificence » du Théâtre Impérial du Châtelet que Hostein avait comparée à celle de
l’Opéra dans le but d’obtenir une subvention.
Même s’ils s’émancipent de la chanson patriotique, les moyens compositionnels employés par
Adolphe de Groot sont très simples. La séquence et la polyphonie ne servent qu’à créer une
gradation harmonique croissante par le contraste des tonalités entre la tonalité principale et le
ton direct de la tonalité relative, ou à arrêter le temps en répétant un petit sujet dont
l’harmonisation est rayonnante. En recourant aux techniques compositionnelles de la musique
pure avec la plus grande simplicité possible, l’objectif de De Groot était de répondre à
l’attente spectaculaire du public populaire.
Il ne reste qu’une seule question : quelle récompense le pouvoir politique va-t-il attribuer à
Hostein, à de Groot et à leur théâtre ? La réponse se trouve dans un article du Ménestrel datant
du 11 Octobre 1863 :
M. Adolphe de Groot, chef d’orchestre du théâtre Impérial du Châtelet, vient d’être
objet d’une nouvelle distinction de la part de S. M. l’Empereur, qui lui a fait
remettre, à l’occasion des fêtes du 15 août, une très-belle médaille d’argent du
grand module. Nos lecteurs se souviennent que M. de Groot a déjà obtenu la même
faveur à l’époque des fêtes de l’Annexion, et, que tout récemment, Sa Majesté lui a
fait remettre, par Son Exc. M. le comte Bacchiochi, une très-belle épingle en
émeraude entourée de brillants, pour une cantate composée à l’occasion du 7e
anniversaire du Prince Impérial.17
17
« Nouvelles diverses. Paris et Départements », Le Ménestrel, 11 Octobre 1863, 30e année, n° 45, p. 364.
9
Une médaille pour le compositeur Adolphe De Groot fut la seule réaction de la part de
l’Empereur. Napoléon III n’attribua aucune subvention au Théâtre Impérial du Châtelet. Pour
l’Empereur la dédicace d’une cantate ne constituait qu’un hommage de la part du
compositeur. La régularité des récompenses que Napoléon III attribuait à De Groot pour la
composition de cantates montre combien il était sensible au geste, mais pas au style ou au
contenu sémantique des compositions. Le compositeur peut se servir de plusieurs styles
musicaux acceptés par l’Empereur, de la chanson patriotique aux cantates de l’Opéra.
Toutefois, en ce qui concerne la musique, l’esthétique appréciée par Napoléon III rejoint celle
du public du grand spectacle : par exemple, des ressemblances sont repérables entre la cantate
Les sept ans du Prince Impérial, assimilable au répertoire de la musique à grand spectacle, et
la cantate Napoléon III qui s’en émancipe. Du côté compositionnel, le rythme pointé et les
harmonies cadentielles rayonnantes suffisent à produire l’effet d’une fête impériale. Le style
populaire de la musique du Théâtre Impérial du Châtelet était employé dans les cantates pour
les doter d’un effet particulier, et dans des grands finals de cantates produits à l’Opéra. Dès
lors, la musique des cantates Napoléon III intègre le peuple dans la célébration théâtrale de
son Empereur. Elle témoigne de l’attrait et de la réalisation d’un acte de foi politique de la
part des masses.
Dans cette optique, la récompense que le compositeur reçut pour l’écriture de sa cantate
montre l’intérêt que Napoléon III et ses représentants de son gouvernement ont porté à la
production musicale en l’honneur de l’Empereur. Néanmoins, étant donné que Napoléon III
n’a pas assisté à l’exécution de sa cantate au Théâtre Impérial du Châtelet, il est probable que
ce soit le cadre de l’exécution, un théâtre impérial, qui soit à l’origine de sa volonté à montrer
sa gratitude. Aussi la participation de la société orphéonique Les Enfants de Lutèce lui
pourrait avoir semblé comme un élément caractérisant la cantate comme une musique
« engagée » en son honneur. Ces déterminantes deviennent encore plus importantes quand on
se rappelle la définition très vaste de la musique « engagée » au Second Empire, qui pouvait
s’étendre de la chanson patriotique jusqu’aux cantates du style Opéra. De ce point de vue, il
semble que l’idéologie du Saint-Simonisme ne se soit pas limitée à voir dans les structures
institutionnelles le fondement matériel de l’édification politique et morale du peuple, mais
qu’elle les aurait également perçu comme les déterminants d’une certaine esthétique musicale
en harmonie avec le Second Empire et son Empereur.
10
Vue l’importance de la mise en musique d’un texte glorifiant l’Empereur et l’exécution de
cette musique dans un cadre typiquement impérial, les allusions à la subvention non accordée
que nous avons pu montrer par l’analyse de la sémantique musicale, passaient complètement à
côté de l’enthousiasme provoqué par la cantate. Par ailleurs, il est peu probable que le public
assistant à la représentation gratuite au Châtelet le 15 août 1863 les ait comprises. Reste le
pouvoir d’une musique rayonnante et faisant effet par ses structures simples devant un public
populaire de masses.
© Gesa zur Nieden
11
Téléchargement