Les pièges de la parole
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mais un éveil de conscience pour faire exister l’ouverture, la promouvoir et faire
face à l’altérité dans son réel.
Dans mon étude précédente du consensus je n’avais pas mentionné la
vision « libérale » du consensus exprimé par Carl Schmitt qui le juge comme
autant de dénis du politique. « Tout se passe dit-il, comme si nous voulions éviter
de reconnaître l’existence des rapports d’ennemi à ennemi en leur substituant une
sorte de partenariat réglé.
1
» Schmitt opère une simplification qui consiste à
déterminer un groupe par l’unification de ses membres résultant d’un conflit
externe. Il occulte de fait une positivité interne qui consiste, pour reprendre
Hannah Arendt dans sa conception du vivre-ensemble, en cette dimension
collective du pouvoir. « Il suppose que tous les conflits et désaccords tombent
hors de la sphère politique tout en avouant néanmoins qu’ils doivent être réglés
par un usage autoritaire de la force publique. A l’extérieur, il ignore les
possibilités d’entente et de compromis assimilant l’existence des communautés
concernées à l’issue d’une lutte à mort.
2
»
L’ensemble des conflits est ramené au modèle unique de la guerre,
expurgé des aspects discursifs et contractuels. La radicalité de son discours se
veut être une acception du conflit qui dénue de sens toute recherche de consensus
puisque vouée inévitablement à l’échec.
Kant n’aurait sûrement pas crédité l’acception Habermassienne du
consensus. Kant amenait une dimension intéressante en ce que « l’analytique du
sublime désautorise, au moins implicitement, l’idée d’une éthique fondée sur le
sens commun : Plutôt qu’un tel consensus, c’est une culture, comprise comme
ouverture aux idées et disposition de l’esprit qui vise à accueillir le sentiment
sublime. Culture qui vise bien à l’universalité.
3
» C’est dans cette direction qu’il
sera judicieux d’enquêter puisqu’il semble clair, d’après Kant, que c’est en
refusant le sens commun comme une doctrine qu’il faut commencer par établir
cette loi morale. Non seulement il rejette le consensus tel qu’il pourrait être conçu
par un groupe pour faire valoir ce que de droit, mais encore il s’appuie sur le
« sublime », c’est à dire justement sur ce qui ne peut être défini, pour renouer avec
une acception Cicéronienne du consensus qui soit de l’ordre de l’universalité et
comme nous l’avons vu plus haut avec Sophocle, qui relève de la nature. Il y
aurait donc « quelque chose » que l’homme ne pourrait définir, à savoir quelque
chose de l’impalpable, de l’informe, de l’irreprésentable. « Ce sentiment moral à
mettre en place ne requiert pas du sujet de " se mettre à la place de tout autre ",
mais au contraire de faire retour sur sa propre intériorité, en ce point mystérieux,
intime, incommunicable, où il est mis en rapport avec la loi morale.
4
»
Voyons dans ce nouvel exercice, ce qui se cache derrière le langage et
qui pourrait nous aider à révéler la construction essentielle, non seulement de la
discussion et de la communication, mais plus profondément, de l’éthique de la
1
. Carl Schmitt, La notion du politique, in M. Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de
philosophie morale, op. cit., p. 360-361.
2
. Monique Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF,
« Quadrige », 2004, p. 361.
3
. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1986, p. 103.
4
. Ibid., p. 127.