1944-1980: productivité* et État social
Alors que la guerre vient de s’achever l’Europe est au
cœur d’une lutte d’influence entre les capitalistes de
l’Ouest et les communistes de l’Est. Les partis de
Gauche sont forts. Premières victimes de la répression
nazie, ils ont été souvent particulièrement actifs dans la
Résistance. En 1944, nombre de leurs militants y sont
engagés et disposent d’armes. L’armée britannique s’at-
tardera d’ailleurs dans notre pays bien après la fin des
hostilités jusqu’à ce que tout risque insurrectionnel soit
écarté1. Les capitalistes sont sur la défensive et prêts à
de nombreux compromis sociaux pour éviter la conta-
gion communiste. Bref, le rapport de force est favorable
aux salariés.
De nouvelles règles économiques internationales sont
mises en place en 1944 par les accords de Bretton
Woods (création du FMI et de la Banque Mondiale). Le
système économique est dominé par le capital indus-
triel et les managers. C’est l’ère du capitalisme managé-
rial, une ère où les marchés financiers sont encore rela-
tivement peu développés (sauf peut-être dans le monde
anglo-saxon) et très étroitement encadrés. Le finance-
ment de l’économie s’opère très largement via les ban-
ques. On parle alors de «finance intermédiée et admi-
nistrée», en opposition avec la «finance directe, désin-
termédiée ou de marché» qui est devenue aujourd’hui la
figure dominante, avec la Bourse comme institution
emblématique. La «Finance» est alors encadrée et mise
au service de la croissance économique. Ces règles sont
favorables à l’investissement productif. Une économie
de croissance est en marche. En Belgique, notamment,
la création d’emplois est telle que, dès la fin des années
1940, il faut faire appel à de la main d’œuvre immigrée.
La question centrale porte alors sur le partage des reve-
nus générés par la croissance.
Pour régler cette question, on assiste à la mise en
place des compromis sociaux nationaux. En Belgique,
ce compromis fordiste2se traduit par un accord entre
les interlocuteurs sociaux portant, notamment, sur la
création du système de sécurité sociale que nous
connaissons encore aujourd’hui. Mais ces compromis
impliquent également la reconnaissance d’un acteur
social représentatif – les syndicats – et d’une
méthode de concertation sociale – la négociation
collective. En Belgique on évoque souvent le pacte
social de 1944 que signent sous l’occupation des syndi-
calistes et des patrons.
On entre dans une période de croissance rapide, de l’or-
dre de 4 à 5% par an. En fait, les gains de productivité*
sont partagés entre les investisseurs et les travailleurs.
Ces derniers en bénéficient sous forme de création
d’emplois (chômage quasi inexistant), de hausse des
salaires réels et de diminution du temps de travail
(réduction des horaires, augmentation du nombre de
jours de congé), en plus de l’extension de la sécurité
sociale.
Ce partage est globalement efficace. L’augmentation du
pouvoir d’achat de l’ensemble de la population accroît
la demande de consommation à laquelle répond un
accroissement de la production, donc une augmenta-
tion des profits et des salaires. Ce partage de la richesse
permet aussi le progrès social par l’amélioration
constante du niveau de vie qui crée un climat favorable
à l’épanouissement individuel.
Nos gouvernements mènent des politiques macro-éco-
nomiques d’inspiration keynésienne. Un vaste pro-
gramme de modernisation de nos infrastructures est
financé par l’emprunt (exemple: réseau autoroutier). La
croissance des revenus et des recettes fiscales induites
permet de faire face sans trop de problèmes aux charges
de ces emprunts.
L’État développe également les services publics qui
favorisent la croissance économique: éducation et for-
mation des futurs salariés, système de soins de santé,
communications et télécommunications, etc…
Bref, tout va bien. Sauf que…
La situation des travailleurs (salariés et indépendants)
s’améliore globalement grâce à la croissance forte de
l’économie et non par un partage des revenus plus favo-
rable aux travailleurs. Pendant les Trente Glorieuses, la
part des travailleurs dans la valeur ajoutée* est grignotée
(environ 4% de PIB* en 20 ans) par les revenus de la
propriété comme le montre le graphique n°1. (La courbe
«travail» se réfère à l’échelle de droite), mais ceci traduit
l’érosion des revenus relatifs des travailleurs indépen-
dants, concentrés dans des secteurs à faibles gains de
productivité* (agriculture, artisanat, commerce,
horéca, etc.)
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1. La confiance des Alliés dans les groupes de la résistance était telle que ces groupes ont été incorporés dans les armées anglo-américaines, non pas
rassemblés dans une sorte de Brigade Piron-bis mais éparpillés dans les unités anglo-américaines.
2. Le concept de «compromis fordiste» fait référence au régime productif dont Ford a été le précurseur. Un travail à la chaîne organisé suivant les
principes du taylorisme (parcellisation à l’extrême des tâches se traduisant par la répétition de gestes simples) et portant sur de grandes séries
de produits peu différenciés permettait des gains importants de productivité* dont Ford concédait une partie à ses ouvriers: «Je paie bien mes
ouvriers pour qu’ils puissent m’acheter les voitures qu’ils produisent». C’est l’époque de la célèbre Ford T, rudimentaire et disponible en une
seule couleur.