COUVRIR LE MONDE UN GRAND XX SIÈCLE DE GÉOGRAPHIE FRANÇAISE endibil Marie-Claire Robic (coordinatrice) Didier M Olivier Orain Jean -Lou is Ti ssier sme il Go Cyr * * * * * adpf association pour la di{usion de la pensée française • Ministère des Affaires étrangères Direction générale de la coopération internationale et du développement Direction de la coopération culturelle et du français Division de l’écrit et des médiathèques © janvier 2006. adpf - ministère des A{aires étrangères • 6, rue Ferrus. 75 014 Paris isbn 2-914935-44-7 livres français endibil Marie-Claire Robic (coordinatrice) Didier M sme il Go Cyr t, oran doct r Ate rsité nive u ’ l I à aris de P maître érences de conf à l’Iufm eil de Crét * directeur de recherche au Cnrs * Olivier Orain professe ur agréé à l’univ ersité de Toulo use Le Mira il * Jean -Lou is Ti ssier prof esse ur à l’u nive rsité de Pari sI * * ***** Membres de l’équipe de recherche Épistémologie et histoire de la géographie (E.H.GO) Umr 8504, Géographie-cités (Cnrs, université de Paris I, université de Paris VII) 13, rue du Four, 75 006 Paris La Terre est désormais « finie » : les continents mais aussi les mers et les océans sont aujourd’hui connus, sillonnés, cartographiés. La conquête des pôles au début du xx siècle marque la fin de ces grandes explorations du globe. Il s’agissait jusqu’alors de compléter progressivement l’inventaire des lieux connus ; il s’agit à présent de mieux comprendre les liens que les individus et les sociétés entretiennent avec leur cadre de vie. Le monde ainsi borné s’offre à l’étude et à l’interprétation. C’est la mission que se sont donné les géographes depuis la fin du xix siècle. Malgré la diversité des thèmes abordés, des méthodes employées, des partis-pris assumés, tous ont choisi d’étudier les façons dont l’Homme habite la Terre. L’objectif de cet ouvrage est de retracer la place toute singulière qu’occupe la France dans cette grande aventure intellectuelle du xx siècle. On considère généralement que la géographie comme science et discipline universitaire est en effet née en France dans les années 1890, sous l’impulsion de Paul Vidal de La Blache, professeur à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris. Elle traitait alors surtout des rapports de l’homme au milieu, c'est-à-dire de l’ensemble des condition naturelles qui inflençait peu ou prou l’activité humaine. Au début des années 2000, les géographes s’intéressent au « Système-Monde », aux « découpages de l’espace », à l’articulation des « lieux », des « réseaux », et des « territoires ». Malgré son jeune âge, la géographie a donc connu de profondes évolutions dont les chercheurs français ont été les acteurs plus ou moins influents. Au cours de ces quelques décennies, ils ont participé activement à la construction d’un savoir sur le monde ; ils n’ont jamais cessé en parallèle de s’interroger sur la place de leur discipline dans le champ des sciences et sur le rôle qu’elle avait à jouer dans la société. C’est ce double mouvement qu’entendent ici aborder les auteurs des quatre chapitres suivants. La géographie, comme discipline scolaire, a connu en France une trajectoire originale qui fait l’objet du premier chapitre. Inventée au sein de l’université par un professeur d’histoire, l’« école française de géographie » est intimement liée au monde de la recherche et de l’enseignement. L’apparente unité des premiers temps a cependant progressivement cédé la place au pluralisme : les différentes générations de géographes ont sans cesse répondu aux défis nouveaux. Dans l’histoire de la discipline géographique, plusieurs grandes étapes se laissent individualiser qui reflètent tout à la fois l’évolution des thèmes enseignés et des notions centrales privilégiées mais aussi les changements qui ont affecté les structures d’enseignement et les réseaux d’enseignants. Une série de manifestes, débats, textes doctrinaux et ouvrages de synthèse balise l’évolution de la production intellectuelle française. La géographie se différencie des autres disciplines par la singularité de ses pratiques. Le second chapitre est ainsi consacré aux gestes qui caractérisent le « métier » de géographe. Quelles sont les façons qu’a le chercheur d’aborder le monde ? Comment peut-il rendre compte de son expérience de terrain ? Ce chapitre met particulièrement l’accent sur l’efficacité des outils iconographiques utilisés ou mis au point par les gégraphes (photographie, cartographie, chorématique,…). Si la géographie se définit avant tout comme une pratique particulière, ses champs d’application débordent le seul domaine de l’enseignement. Elle offre par exemple de nouveaux débouchés dans les métiers de l’aménagement ou de l’environnement. Le troisième chapitre aborde la géographie par le statut de science qu’elle a progressivement acquis au cours de son histoire. De fait, l’affirmation d’un domaine légitime de connaissance ne s’est pas imposé d’emblée. Ce n’est qu’au début des années 1900 que les intellectuels français et l’administration centrale ont reconnu la qualifica-tion des géographes dans le champ des sciences. Comme toute science, la géographie s’est nourrie de différents paradigmes¹ depuis sa fondation jusqu’au début du xxi siècle. Rattachée principalement aux sciences de la nature – les sciences « dures » – à l’origine, elle s’est progressivement rapprochée des sciences sociales à partir des années 1950. Cette périodisation spécifique permet ainsi de comprendre comment s’est construit la diversité des écoles et des façons qui traversent aujourd’hui la discipline. Enfin, la géographie peut aussi être appréhendée comme un discours sur l’espace. Elle a accompagné et soutenu l’effort d’unification nationale entrepris par la III République. Le discours géographique est étroitement lié à l’histoire politique, sociale et culturelle de la France sur ce grand xx siècle. Le privilège parfois accordé à la référence hexagonale n’a cependant jamais empêché les géographes de participer activement à la construction d’un discours sur le monde, sa structuration, ses découpages, ses logiques de fonctionnement. Ce mouvement à la fois centrifuge et centripète constitue l’une des originalités majeures de la géographie française. Envisagée successivement comme une discipline universitaire, comme un ensemble de pratiques, comme une science à part entière et comme un discours sur l’espace, la géographie française se donne à voir dans toutes ses composantes : ses héros, ses grands textes, ses revues, ses réseaux et associations. Une bibliographie finale récapitule les principaux périodiques et les grandes collections de la géographie contemporaine et présente les thèses devenues classiques en les classant soit par régions, soit par thèmes. Ainsi seront examinés non seulement les rapports savants que les géographes entretiennent avec le monde, mais aussi les façons dont ils se représentent eux-mêmes leur métier. Afin de relever ce double défi, les auteurs se sont imposé quelques limites majeures. Tout d’abord, les esquisses anciennes d’une expertise géographique avant la lettre ne sont ici que suggérées. S’il existait incontestablement des savoirs géographiques diffus avant la naissance de l’école française, il a semblé préférable de mettre l’accent sur la singularité de l’aventure disciplinaire amorcée en France. De même, la place manque pour aborder la diversité des pratiques géographiques observables hors de la sphère de 1 l’enseignement : la diplomatie, par La notion de paradigme est empruntée exemple, ou encore l’entreprise et aux travaux l’armée, mobilisent des compétences de Thomas S. Kuhn qui a étudié la structure apparentées à la pratique universides révolutions taire standard. Elles relèvent cepenscientifiques. dant de logiques distinctes qui réclament une analyse plus précise que ne le permettent les limites de cet ouvrage. Il convient enfin de rappeler que la géographie n’évolue pas seule mais bien dans un contexte intellectuel qui englobe également les sciences-sœurs – la géologie, la botanique, l’histoire, la sociologie ou l’anthropologie parmi d’autres. Tour à tour modèles ou repoussoirs, ces sciences connexes interviennent ici comme miroirs pour penser le développement de la géographie. Conscient des limites de leur travail, les auteurs espèrent néanmoins offrir au plus grand nombre l’occasion d’entrer de plain-pied dans une entreprise intellectuelle exceptionnelle et de découvrir la richesse de la géographie française au début du xxi siècle. Yves Mabin Chef de la Division de l’écrit et des médiathèques Ministère des Affaires étrangères Jean de Collongue Directeur de l’Association pour la diffusion de la pensée française Introduction générale 9 UNE DISCIPLINE SE CONSTRUIT Enjeux, acteurs, positions 15 Débats sur une origine Cinquante années de reproduction de l’école française de géographie De l’après-guerre à la fin des années 1960 : la reconduction du projet dans la fragmentation De la géographie, science sociale de l’espace, à la dispersion LES GESTES DU MÉTIER Terrain, espace et territoires La reconnaissance du terrain (1890-1945) L’organisation de l’espace (1945-1975) La territorialisation des pratiques spatiales (1975-2005) 18 22 33 41 54 57 70 77 LA GÉOGRAPHIE COMME SCIENCE Quand « faire école » cède le pas au pluralisme 90 Les joies d’une école 93 Une « révolution scientifique » tardive ? 107 Les voies du pluralisme 115 LES GÉOGRAPHES À L’ŒUVRE Intérêt national et quête d’universel 124 Le territoire de la France, laboratoire de la géographie française 127 La géographie hantée par l’idée du monde 144 Conclusion générale 163 Thèses d’État de géographie soutenues en France de 1890 à 2002 185 Bibliographie 203 9 Couvrir le Monde, traiter des lieux et des relations qu’individus et sociétés entretiennent avec une Terre qui apparaît comme finie – continents, pôles et mers étant désormais explorés –, voilà une ambition que les géographes entretiennent depuis la fin du XIX siècle en se distinguant à la fois des savants et des autres professionnels, écrivains, journalistes, documentaristes, qui pourraient avoir la même visée. Portés d’emblée par la valorisation de leur propre territoire national et par la confiance dans leur capacité à appréhender l’universalité du monde habité, les géographes français se sont particulièrement voués à ces objectifs. Le temps du défi allemand passé, ils ont dominé la discipline durant les années 1930, avant de laisser l’hégémonie aux États-Unis, dès l’après-Seconde Guerre mondiale. Ils ont aussi perdu la superbe d’une « école française de géographie » à vocation professorale pour affronter la diversité interne et les enjeux de nouveaux métiers, tels ceux de l’aménagement ou de l’environnement. Toujours dépendante du débouché scolaire, la géographie reste une discipline universitaire qui ouvre sur de multiples métiers hors de l’enseignement. Encore liée à l’histoire, elle entretient des relations étroites avec de nombreux domaines du savoir, des sciences sociales et de la philosophie aux sciences de la terre et à l’informatique ; elle côtoie les sciences dites dures, mais aussi la littérature de voyage… La géographie traitait voici un siècle de l’homme et de la Terre, de l’homme et du milieu ; aujourd’hui elle débat du SystèmeMonde, de l’espace géographique, de l’articulation des réseaux, des lieux et des territoires. Traiter d’un grand XX siècle de géographie française, des années 1890 au début des années 2000, revient à rendre compte des dimensions historiques d’une discipline qui s’affirme sur cette durée comme un savoir spéculatif développé au sein de l’Université ou de la recherche fondamentale, mais qui se pose, de manière plus ou moins récurrente, les questions de son identité intellectuelle et de sa pertinence sociale. Si cette inscription universitaire et la qualification de la géographie comme science à part sont pratiquement acquises au début des années 1900 pour une partie du champ intellectuel et pour l’administration centrale, il ne faudrait pas en induire une quelconque nécessité. C’est l’expression d’un processus lent, qui a conduit à l’affirmation d’un domaine légitime de connaissances, au sein du champ scientifique soutenu 10 de manière volontariste par la III République. Les lignes de force intellectuelles, sociales, politiques, qui ont gouverné ce processus ont été bien étudiées, mais leur exposition mériterait encore quelques détails, tant les stéréotypes ont la vie dure. Le manque d’études historiographiques serrées de ce domaine de savoir (en contraste avec la sociologie et l’histoire par exemple) et la rareté du comparatisme rendent en effet délicate l’interprétation de l’histoire sociale, culturelle et intellectuelle de la discipline. La difficulté est redoublée par deux écueils. D’abord, il s’agit d’une discipline idéologiquement sensible, qui a eu, notamment, partie liée avec l’inculcation nationale et la propagande colonialiste. Certes, la géographie partage cette dépendance avec bien d’autres disciplines, mais elle a eu la particularité d’être extrêmement liée au cursus scolaire, donc à la diffusion massive par l’école. Par ailleurs, le fait que la géographie moderne (beaucoup moins que l’histoire encore) suscite peu l’attention des historiens des sciences, des philosophes ou des épistémologues, contribue à renforcer des lectures biaisées de son histoire, qui tiennent à ce que l’essentiel de la recherche historiographique résulte de travaux réflexifs dus à ses propres praticiens. Comme on le sait de ces lectures, ces autoréflexions sur la discipline s’opèrent souvent dans une attitude passionnelle, très asservie aux débats internes à la profession et aux intérêts propres des chercheurs engagés dans cette investigation. Elles manquent par là du recul de l’analyste extérieur – mais elles peuvent, en revanche, avoir une grande capacité heuristique, mettant au jour des questions inaperçues par le non-spécialiste et les enjeux cognitifs, pragmatiques ou de pouvoir qui traversent le champ. Pour éviter ces biais et ouvrir les perspectives, on aurait souhaité, dans cette étude, confronter l’approche historique à une double analyse comparative, celle des disciplines voisines qui ont participé au même mouvement d’affirmation scientifique à partir du dernier tiers du XIX siècle, et celle des géographies qui se sont déployées en parallèle dans les autres pays développés. Tour à tour, et parfois ensemble, modèles ou repoussoirs, concurrentes ou alliées, ces sciences sont utilisées ici autant que possible comme miroirs pour penser le développement de la géographie. On aurait voulu aussi intégrer au récit présenté les diverses narrations que les géographes ont pu tenir sur le passé et sur les héros de leur 11 discipline. On a dû se référer surtout à d’autres types de textes : écrits doctrinaux et programmatiques, notamment les seuils textuels que sont les « avis », avertissements, préfaces et autres introductions, par lesquels ils ont voulu donner sens à l’entreprise géographique. La cohérence a été recherchée à travers des analyses effectuées par séries longues : ensembles de thèses et d’ouvrages, collections et textes clés, notamment lorsqu’il s’agissait de connaître les manières de faire des générations de géographes qui se sont succédé depuis plus d’un siècle. Aussi ont pu être examinés les façons de se représenter leur science et le rapport savant que les géographes entretiennent avec le monde. Le parti de ce livre tient dans un choix épistémologique. On a tenu à envisager l’ensemble des composantes qui font une discipline. Bien sûr, un corps doctrinal conforté de façon variable par des travaux empiriques, mais encore un ensemble de spécialistes organisés en réseau – par l’intermédiaire de revues ou d’associations – et astreints à l’exercice d’un programme plus ou moins explicité, qui est transmis au cours d’une formation commune. Pour ne pas tomber dans l’illusion qui éclaire le domaine de la géographie sous un point de vue unique, celui des dominants – ici essentiellement, pour la première moitié du siècle, l’orthodoxie qu’était la vue universitaire, celle d’une géographie humaine et régionale formatée par l’autorité des professeurs de la Sorbonne et par quelques voix de province –, on a essayé de repérer quelques-unes des figures de géographes périphériques au champ universitaire et les lieux principaux où de la géographie s’est faite. Cependant, les marges ne sont qu’évoquées, à la fois par manque d’information sur l’ensemble d’un champ plus diffus que ne le laisse penser le sens commun, et au vu du format de l’ouvrage. Les esquisses anciennes d’une expertise géographique avant la lettre, hors de l’enseignement, ne sont que suggérées, sans que l’on puisse approfondir les itinéraires personnels et analyser l’exercice de savoirs géographiques dans les sphères de l’entreprise ou de la diplomatie par exemple. Peu connue encore en France, la géographie coloniale, qui a été longtemps disjointe de la pratique universitaire standard, est, quant à elle, à peine abordée ici ; de même la rencontre coloniale, dont l’étude est en plein essor, et qui suscite des travaux novateurs inspirés, tardivement, des subaltern studies ou recherches dites « post-coloniales ». 12 Quatre chapitres traversent successivement ces décennies qui, depuis la fin du XIX siècle, voient s’affirmer un savoir spécialisé sur le monde, sur ses lieux, ses découpages, et sur le rapport qu’entretiennent les individus et les sociétés humaines avec leur cadre de vie. Le premier retrace la trajectoire de la géographie française, depuis la structure de sciences géographiques diffuses jusqu’à la pluralité qui s’inscrit dans le champ à partir des années 1970-1980, en passant par la longue phase de « disciplinarisation » entamée autour de Paul Vidal de La Blache dans la dernière décennie du XIX siècle. Les scansions de cette histoire ont été dégagées par l’étude du « corps » des géographes, envisagé tant à travers les changements de sa morphologie et de son organisation qu’à travers l’évolution de sa production intellectuelle – les changements de notions centrales, les cycles successifs de « positions » engagés par la série de « manifestes, débats, textes doctrinaux, ouvrages de synthèse » balisant cette évolution. Le deuxième chapitre est consacré à la géographie « en train de se faire », telle qu’elle se donne dans les pratiques les plus communes du « métier » du géographe, dans ses façons de faire lorsqu’il rencontre ce monde dont il se veut l’interprète et, surtout, lorsqu’il veut en rendre compte. Privilégiant les pratiques iconographiques, ce chapitre s’interroge aussi sur le rôle de ces actions de représentation des lieux dans les divers moments de l’activité professionnelle, savante ou non, notamment dans la géographie scolaire et, aujourd’hui de plus en plus, dans les expertises territoriales. Le chapitre suivant vise à cerner les traits majeurs de l’identité épistémologique de la géographie. Il se réfère largement aux conceptions de la structure des révolutions scientifiques de Thomas S. Kuhn, en tentant de dégager le (ou les) paradigme(s) qui a(ont) nourri la discipline depuis sa fondation, au début du XX siècle. Comme les précédents, mais avec une périodisation spécifique, il retrace une évolution menant d’une école relativement monolithique au pluralisme contemporain. Le quatrième chapitre examine la contribution des géographes au monde des idées et de l’action en se concentrant sur le rôle qu’ils ont joué dans les représentations ou les interventions relevant de deux échelles principales, celle de l’organisation de l’espace national et celle des structurations du monde. 13 La liste des thèses d’État de géographie soutenues en France de 1890 à 2002 est présentée par catégories et grands ensembles régionaux. Une bibliographie finale récapitule les principalaux sites Internet, les revues et collections de la géographie française contemporaine, présente brièvement les grands classiques et dresse un panorama des thèmes et des champs d’élection de la géographie pratiquée en France au début du XXI siècle. UNE DISCI SE CONS Enjeux, acteurs, positions PLINE Marie-Claire Robic TRUIT 16 Le début du XX siècle voit disparaître trois grandes figures, presque contemporaines, qui ont diffusé en parallèle une certaine culture géographique : le géographe Élisée Reclus (1830-1905), célèbre pour sa Nouvelle Géographie universelle et qui achève alors la publication de son autre somme, L’Homme et la Terre ; Jules Verne (1828-1905), écrivain, vulgarisateur, éveilleur de curiosité géographique à travers sa série des Voyages extraordinaires ; Émile Levasseur (1823-1911), professeur au Collège de France, démographe, historien, économiste, rénovateur de la géographie scolaire des années 1870 et inventeur de la géographie économique. Ce sont, dans leur variété, des symboles éclatants de l’engouement polymorphe pour la géographie qui a marqué le dernier tiers du XIX siècle. Au même moment, une sensibilité géographique, que l’on caractériserait par un vif intérêt pour l’ailleurs et pour l’actualité des transformations territoriales, agite la société française. Mais ses lignes de force sont distinctes de celles qui ont animé le siècle précédent. À l’exploration du globe fait suite la réflexion sur une Terre considérée comme presque totalement connue. À la conquête coloniale succède la mise en valeur de l’empire. De nouvelles relations au territoire national s’expriment. Le nationalisme, idéologie majeure qui a porté depuis les années 1870, en France comme dans les pays voisins, des politiques de grandeur, n’a pas perdu de sa virulence. Mais les affrontements coloniaux et les adversités économiques ont élargi à toutes les puissances européennes, et même aux États-Unis d’Amérique, les rivalités que la guerre de 1870 avait ancrées dans le différend franco-allemand. D’autres échelles que la patrie et d’autres références que le sol émergent au sein d’idéologies territoriales diffuses. Ainsi, une action régionaliste protéiforme crée une certaine effervescence en faveur de l’animation de la vie locale et régionale ; moins répandues qu’en Grande-Bretagne mais toutefois vivantes, souvent en réaction contre l’urbanisation, des associations de promotion des paysages ou d’activités sportives et de plein air, tel l’alpinisme, émergent ; le goût de l’exotisme s’exprime dans les sensibilités et dans les pratiques artistiques. Au total, si l’espace de la nation reste la référence idéologique centrale, les trente dernières années du XIX siècle l’ont considérablement transformé, matériellement et symboliquement, et ont bouleversé le système dans lequel il s’inscrit au sein de l’Europe et du monde. Mais ce qui est le plus neuf au tournant du siècle 17 pour la géographie est l’affirmation d’un mouvement universitaire conquérant, qui prend une figure particulière, celle du « géographe », professeur, savant et homme de terrain, et une figure collective, l’« école » de géographie. C’est le déroulement d’un long XX siècle de géographie à dominante universitaire que l’on analyse ci-dessous. Le chapitre suit un processus principal de spéciation où une discipline se met en place, en se construisant un champ propre : son étude embrasse l’ensemble des productions et positions intellectuelles, qu’elles soient programmatiques ou non, et le corps de spécialistes qui les assume. On examine les modalités temporelles de cette « disciplinarisation », faite d’individualisation – et, d’abord, de distinction par rapport à l’histoire et aux historiens –, mais aussi de dispersion – c’est-à-dire de différenciation interne et, éventuellement, d’alliances interdisciplinaires renouvelées. 18 débats sur une origine — débats sur une origine — Nombre d’histoires de la géographie moderne commencent en 1870¹. La vulgate a retenu des années 1870-1880 une propagande réussie pour la diffusion de la géographie à l’école, comme vecteur de patriotisme, et l’éclosion d’une multitude de sociétés de géographie agissant comme autant de lobbies pour la colonisation. En datant de 1870 (la défaite de Sedan) l’émergence de la demande initiale de géographie, elle a mis en exergue une « exception » française, fondée par l’inscription originelle de la géographie dans un projet républicain nationaliste et colonialiste. On peut discuter cette vulgate en soulignant trois points. Le premier consiste à montrer que, dès le milieu du siècle et surtout à la fin du second Empire, une politique d’introduction de la géographie à l’école a été menée, avec le but premier de moderniser le système éducatif en l’ouvrant sur le monde contemporain². Le deuxième point rappelle que la propagande en faveur de l’enseignement de la géographie ne se restreignait pas à la France, puisqu’elle affectait aussi les pays voisins, en particulier l’Empire allemand dès l’après-guerre, la GrandeBretagne au cours des années 1880-1885, les États-Unis au début du xx siècle – et qu’il s’agit donc d’un phénomène massif de nations développées sujettes aux mêmes syndromes nationalistes et impérialistes³. Le troisième est que le choc de la défaite a été doublé par un autre traumatisme, dû à l’éclatement de la Commune et à son écrasement sous les yeux de l’ennemi : les dirigeants de la III République ont affronté des enjeux externe et interne, celui de la Revanche et celui de l’unité nationale. Plusieurs auteurs insistent aussi sur la particulière dépendance de la géographie savante à l’égard de la géographie scolaire : celle-ci aurait été son débouché naturel, ce que l’on pourrait appeler son « premier marché ». Effectivement, avec des auteurs éclairés par des comparaisons internationales, on peut montrer que le développement de la géographie universitaire suit de près les réformes de l’enseignement secondaire, qu’il accompagne l’introduction de la géographie dans les programmes⁴. Comme l’histoire mais d’avantage que la pluspart des autres disciplines, la géographie a été particulièrement liée, dans son développement, à une 19 1 Cf. V. Berdoulay, 1995, La Formation de l’école française de géographie (1870-1914), Paris, Éditions du Cths [première édition, 1981] et P. Claval, 1998, Histoire de la géographie française de 1870 à nos jours, Paris, Nathan. 2 Cf. C. Rhein, 1982, « La géographie, discipline scolaire et/ou science sociale ? (1860-1920) », Revue française de sociologie, XXIII, p. 223-251, et M.-C. Robic, 2004, « La diffusion de la géographie dans l’enseignement français (fin xix-début xx siècle) : force du mouvement et variété des projets », Paedagogica historica, 40, 3, p. 294-314. 20 3 Cf. H. Capel, 1991, « Institutionalization of geography and strategies of change », in D. Stoddart (ed.), Geography, Ideology and Social Concern, Oxford, Basic Blackwell, p. 37-69. 4 Cf. H. Capel, op. cit. 5 N. Broc, 1974, « L’établissement de la géographie en France : diffusion, institution, projets (1870-1890) », Annales de géographie, p. 545-568. 6 Cf. O. Soubeyran, 1997, Imaginaire, science et discipline, Montréal, Paris, L’Harmattan. 7 P. Boulanger, 2002, La Géographie militaire française (1871-1939), Paris, Economica. 8 Cf. V. Berdoulay, op. cit. demande scolaire. Celle-ci suit en fait un double projet, qui vise l’ordre de la modernisation (par une formation des esprits et à des métiers en prise sur le monde contemporain) et l’ordre idéologique (former un bon citoyen, élevé dans le conformisme de l’idéologie nationale). Mais en cela la France n’est pas non plus l’exception. Ce qui fait sa spécificité serait l’alliance entre science et civisme, la fonction savante et citoyenne de l’enseignement, que l’on ne trouverait pas dans les mêmes termes ailleurs. Dans cette promotion de la géographie qui commence à la fin du second Empire, les grandes bifurcations ayant présidé à l’affirmation de la discipline à l’Université datent des décennies 1870 et 1880. Face à deux projets concurrents, l’un d’une école de géographie indépendante qui aurait rassemblé la gamme des « sciences géographiques » et servi tous les groupes d’intérêts⁵, l’autre de développement strictement universitaire, l’année 1885 est décisive. Elle vit en effet le ministère de l’Instruction publique faire un arbitrage favorable à l’Université (et précisément aux facultés de lettres, où existait un embryon d’enseignement de géographie au sein du cursus d’histoire) pour l’implantation d’une géographie savante. Il existait certes des tensions entre les intérêts respectifs des « coloniaux », des pédagogues, des militaires et des universitaires ; il en existait aussi au sein même de l’Université, comme on l’a souligné à propos du différend entre le professeur de géographie coloniale Marcel Dubois et ses collègues proches de Paul Vidal de La Blache⁶. Il ne faudrait pas pour autant exagérer le parti pris de « science pure » que signifierait ce choix universitaire. En effet, de leur côté, les organismes officiels liés aux intérêts militaires, coloniaux et économiques ont créé leurs propres lieux de formation ou de renseignement sur le monde : organisation du Service géographique de l’armée entre 1874 et 1887 et création en 1875 d’un nouvel enseignement militaire à l’École d’état-major (devenue École supérieure de guerre en 1878)⁷ ; création d’un sous-secrétariat d’État aux Colonies (1881) – puis d’un ministère des Colonies à part entière (1894) – et d’une École coloniale (1889) assurant la formation des administrateurs de l’empire⁸ ; institution de services 21 étatiques d’observation et de régulation économiques et sociales du territoire, avec leurs publications régulières, telle la Statistique générale de la France⁹. À chaque organisme, son regard ou sa gestion autonome. 9 G. Palsky, 1996, Des chiffres et des cartes. La cartographie quantitative au XIX siècle, Paris, Éditions du Cths. 22 cinquante années de reproduction de l’école française de géographie Les années 1900 : l’émergence d’une école 23 Un demi-siècle d’autonomisation à l’Université 26 Un projet unique mais un programme dual, ou chorologie et mésologie : la science charnière 28 Une pratique réductrice 30 Un âge d’or ? 32 — les années 190 0: l’émergence d’une école — Dans le haut enseignement, la géographie a connu un succès spectaculaire, sa présence à l’Université passant d’une seule chaire parisienne (la chaire de géographie historique de la Sorbonne datant de 1812) à son implantation dans toutes les villes universitaires en 1914, hormis Poitiers. Mais l’effectif reste médiocre, avec une vingtaine seulement de professeurs de faculté, auxquels il faudrait ajouter les enseignants professant dans quelques grands établissements parisiens et les écoles de commerce. La nouveauté est dans l’émergence d’un mouvement qualitatif, d’ordre collectif. On peut l’identifier dans l’affirmation d’une « école de géographie » qui prend place dans le champ intellectuel français, soit que l’on souligne la gageure qu’elle représente par rapport à la géographie allemande – on parle alors d’une « école de géographie française » ou simplement d’une « école française » –, soit en raison de la concurrence dans laquelle elle s’installe vis-à-vis de sciences voisines, l’histoire, la sociologie ou l’ethnographie du côté des sciences sociales, et la géologie du côté des sciences naturelles – on parle alors d’une « école de géographie ». Cette géographie universitaire a été portée par la politique volontariste de la III République, selon une optique qui alliait la formation scolaire et le développement scientifique, dans la représentation positiviste d’un progrès conjoint de la raison et de la liberté ou encore de la citoyenneté. On peut effectivement suivre, dans les itinéraires intellectuels et professionnels de la poignée de géographes qui accèdent à des carrières universitaires pendant les années 1870-1890, leur conversion progressive à la géographie¹⁰. On peut voir les normaliens de la rue d’Ulm, issus d’une formation initiale par l’agrégation d’histoire et géographie, construire au cours de ce processus une posture intellectuelle, cognitive et pragmatique, qui configure la géographie en train de se penser et de se faire. On peut suivre aussi, par exemple chez Raoul Blanchard, nommé à Grenoble en 1906¹¹, comment les professeurs de chaires nouvelles devaient recruter leur public d’étudiants. 23 10 Cf. C. Rhein, op. cit., et M.-C. Robic, 1999, « Bertrand Auerbach (1856-1942), éclaireur et “sans grade” de l’école française de géographie », Revue géographique de l’Est, 39 (1), p. 39-48. 11 R. Blanchard, 1963, Je découvre l’Université, Douai, Lille, Grenoble, Paris, Fayard. 24 12 Cf. M.-C. Robic (dir.), 2001, Le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de La Blache. Dans le labyrinthe des formes, Paris, Éditions du Cths. 13 Cf. G. Baudelle, M.-V. OzoufMarignier, M.-C. Robic (dir.), 2001, Géographes en pratiques (1870-1945). Le terrain, le livre, la Cité, Rennes, Presses universitaires de Rennes. Des réalisations étalées sur une décennie (tels l’Atlas général Vidal-Lablache, publié en 1891-1894, et le Tableau de la géographie de la France, paru en 1903, tous deux dus à Paul Vidal de La Blache) font date auprès des pairs, géographes ou non, de l’auditoire scolaire et du grand public¹². Des modes d’organisation, des supports de communication et d’expérience collective tels que des revues (les Annales de géographie, créées en 1891), des « laboratoires » de géographie en facultés des lettres, des manuels d’enseignement supérieur (dont le Traité de géographie physique d’Emmanuel de Martonne, publié en 1909, et la Géographie humaine de Jean Brunhes, en 1910), participent à cette constitution en école et à son inscription dans le champ universitaire¹³. Par la stigmatisation de leurs concurrents et, à l’inverse, par l’allégeance à une généalogie plus ou moins ancienne et à des intérêts de connaissance contemporains, ils se construisent leur propre espace discursif et légitiment leurs choix auprès de leurs pairs, de leurs commanditaires, de leur public. Au prix de discours de différenciation et de propositions constructives, ils participent ouvertement à la promotion suivie d’une « géographie nouvelle » ou « moderne », donc en rupture, rhétorique au moins, avec d’autres géographies. Tôt dans le siècle, des projets éditoriaux de grande envergure concrétisent cette conjoncture intellectuelle et sociale : mûri dès les années 1906-1907, c’est notamment le projet d’une nouvelle Géographie universelle élaborée sous l’égide de Vidal de La Blache et encouragée par l’éditeur Armand Colin. Prévue pour 1914, la collection ne paraît qu’après la Grande Guerre, sous le double sceau de Vidal de La Blache et de Lucien Gallois. Sans attendre ce grand œuvre, les monographies régionales qui se multiplient dans le sillage du Tableau entrent en résonance avec les milieux régionalistes, qui célèbrent les convergences entre visée réformatrice et travaux scientifiques. Dans la décennie 19001910, une certaine géographie s’exhibe donc comme discipline savante collectivement organisée autour de standards universitaires ; elle dispose d’une reconnaissance publique en France et à l’étranger ; elle commence, à la faveur des réformes scolaires des années 1902-1905, à pénétrer dans le système scolaire développé lors de la crise nationale liée à la guerre franco-prussienne et à la Commune. 25 Aussi, loin de représenter un vide, la disparition des grandes figures de la géographie comme Reclus, Verne et Levasseur, est envisagée dans ce monde savant comme une page qui se tourne, comme une ponctuation menant à un nouveau régime intellectuel : une phase proprement scientifique, celle d’une géographie de professeurs d’université et d’étudiants réguliers, qui fait pièce à la posture grand public, d’ordre critique et prophétique pour l’un, de fonction divertissante et fictionnelle pour le second, et qui dépasse la posture programmatique et quelque peu encyclopédique de l’académicien polyvalent. D’un autre côté, nombre de lieux hors de l’Université participent aussi à la production de géographie. Parmi eux, les sociétés de géographie restent les plus visibles. Mais leur activité s’essouffle au début du siècle. Présentes dans de nombreuses villes depuis leur âge d’or des décennies 1870-1890, elles ne recrutent plus. Seules ou associées à des sociétés savantes ou bien aux intérêts économiques locaux, elles assument encore un rôle propagandiste et éducatif par le biais de leurs conférences grand public et de leurs bulletins, et contrôlent des enseignements variés où la géographie prend place, dans des écoles de commerce ou dans des instituts coloniaux. Mais souvent, comme le montre le cas bordelais¹⁴, le rôle moteur est dévolu désormais aux chambres de commerce pour ce qui est de la formation, tandis que la volonté de se passer de l’action de l’État pour mettre en valeur les colonies, celles-ci étant acquises, se heurte sur place à la tutelle de l’administration coloniale. Le déclin des sociétés de géographie de la Belle Époque face à la montée de l’Université n’est pas propre à la France. Pour leurs manifestations locales comme pour leurs congrès internationaux, elles doivent compter avec une professionnalisation de la discipline dont témoignent de nouvelles institutions, telle l’Association of American Geographers, créée en 1904 sur un mode professionnel à l’initiative du géographe-géologue William Morris Davis. Par ailleurs, les autres spécialistes de « sciences géographiques », comme on disait dans les années 1870, ont formé leurs propres associations d’hydrologie, de géologie, de cartographie ou de géodésie. 14 Cf. Y. Pehaut, 1994, « Géographie, colonies et commerce à Bordeaux 1874-1939 », in M. Bruneau, D. Dory (dir.), 1994, Géographies des décolonisations, XV-XX siècle, Paris, L’Harmattan. p. 77-94. 26 — un demi-siècle d’autonomisation à l’Université — L’agrégation d’histoire et de géographie réservait une part congrue à la géographie. C’est par cette petite porte que se sont opérées son affirmation progressive et son émancipation de l’histoire. De Vidal de La Blache aux jeunes docteurs du début du xx siècle, tous ces « géographes modernes » viennent de l’École normale (rue d’Ulm, à Paris) et ont une formation initiale à l’histoire. Cette émancipation n’a trouvé son dénouement qu’entre 1941 et 1943, lorsque l’agrégation de géographie a été créée, sous le régime de Vichy. La géographie était l’une des dernières disciplines à conquérir son autonomie en ce domaine, avant les sciences économiques et sociales toutefois. La licence ès lettres mention histoire est devenue « d’histoire et de géographie » en 1907, la licence de géographie a été créée entre 1941 et 1945. Elle a précédé celles de psychologie (1947), de sociologie (1958) et de sciences économiques (1959). Ce fut la première licence moderne sans épreuve de latin obligatoire, ce qui l’a ouverte à des étudiants issus des formations modernes du secondaire. Au sommet de l’édifice de la recherche, les thèses d’État de géographie sont restées consacrées à la géographie historique jusqu’aux premières années du xx siècle, pour complaire au spécialiste de la Sorbonne, Auguste Himly. En 1902, le succès des thèses de Jean Brunhes et d’Emmanuel de Martonne, soutenues respectivement sur l’irrigation dans les pays méditerranéens et sur la Valachie, légitime le recours au terrain permis par le changement de titulaire de la chaire parisienne. Vidal de La Blache l’a occupée à partir de 1898, quittant son poste de maître de conférences à l’École normale supérieure. Auparavant, la présence en Sorbonne d’une chaire de géographie coloniale, créée en 1893 pour Marcel Dubois, avait permis une ouverture discrète aux sujets contemporains. Outre cette autonomisation par rapport à l’histoire, les universitaires, en contrôlant un système de formation, ont acquis une forte indépendance par rapport aux groupes de pression qui avaient contribué à diffuser la géographie à l’école et à l’université. Les sociétés de géographie ont été contrôlées par des universitaires durant les années 1930. Elles ont été évincées du niveau international par la mise 27 sur pied, au lendemain de la Grande Guerre, d’une organisation internationale, l’Union géographique internationale (Ugi), qui entendait prendre en main les congrès internationaux. Cette instance créée en 1922 à Bruxelles reposait, à l’instar des unions scientifiques similaires suscitées par les académies des sciences des nations alliées, sur les académies des sciences ou sur le personnel universitaire. À ce titre, les géographes ont organisé un Comité national français de géographie (Cnfg), regroupant des représentants de l’Université, du Service géographique de l’armée, de la Société de géographie de Paris et de l’Académie des sciences. Mais la cheville ouvrière en fut d’emblée un professeur de Sorbonne, Emmanuel de Martonne, qui avait suivi la création de l’Ugi, et qui occupa les fonctions de secrétaire général au Comité pendant plus de vingt ans avant de succéder, à la présidence (1945-1953), au général Bourgeois et au géologue Emmanuel de Margerie. Après lui, tous les présidents suivants ont été des universitaires géographes. Parallèlement à cette organisation et sur le modèle américain, Emmanuel de Martonne a créé en 1920 une association indépendante des sociétés de géographie, l’Association française de géographes (Agf), ouverte aux seuls professeurs et chercheurs (auteurs d’articles). Géographie des professeurs, en conséquence : leur hégémonie s’observe aussi dans toutes les instances scientifiques et académiques, telle la section de géographie du Comité des travaux scientifiques et historiques (Cths), qu’a dirigée Vidal de La Blache de 1909 à 1918, laissant sa succession à des fidèles. Pendant l’entre-deux-guerres, une figure sorbonnarde a cumulé toutes les fonctions, comme président ou comme principal animateur : Emmanuel de Martonne. Président de l’Agf, dominant de fait l’activité du Cnfg, il a en outre accédé à la présidence de l’Ugi entre 1938 et 1948 (dont il avait été le secrétaire général de 1931 à 1938). 28 15 Cf. M.-C. Robic, 1992, « Géographie et écologie végétale : le tournant de la Belle Époque », in M.-C. Robic (dir.), J.-M. Besse, Y. Luginbuhl, M.-V. Ozouf-Marignier, J.-L. Tissier, Du milieu à l’environnement. Pratiques et représentations du rapport homme/nature depuis la Renaissance, Paris, Economica, p. 125-165, et M.-C. Robic, 1993, « L’invention de la “géographie humaine” au tournant des années 1900. Les Vidaliens et l’écologie », in P. Claval (dir.), Autour de Vidal de La Blache. La formation de l’école française de géographie, Paris, L’Harmattan, p. 137-147 ; cf. aussi V. Berdoulay, O. Soubeyran, 1991, « Lamarck, Darwin et Vidal : aux fondements naturalistes de la géographie humaine », Annales de géographie, p. 617-634. — un projet unique mais un programme dual, ou chorologie et mésologie : la science charnière — L’émancipation de la géographie universitaire passait par l’élaboration d’un programme distinctif qui s’est profilé entre les années 1880 et le début de la décennie 1900. Jouant sur l’articulation entre le domaine de la nature et celui de l’homme, entre les sciences naturelles et les sciences historiques, les géographes se sont donné un projet que résume l’expression très usitée de « science charnière ». Il emprunte aux sciences naturelles leur fondement rationnel et, s’agissant de géologie, de géographie botanique ou de géographie zoologique, leur pratique de l’observation, de la classification et du terrain. Il s’appuie de l’autre côté sur la contingence de l’histoire humaine. La géographie articule alors deux champs. Mais comment les articuler ? Deux structurations ont été construites pour légitimer une place spéciale à une science alors qualifiée de « géographie moderne » par ses avocats. Dans la première configuration, la géographie se fait science du découpage régional de la Terre. Ce programme régional – ou chorologique, selon une expression empruntée à la réflexion épistémologique développée en Allemagne – différencie la nouvelle discipline des sciences spécialisées dans la mesure où il se propose de découvrir des « régions géographiques », c’est-à-dire des ensembles spatiaux présentant à diverses échelles une originalité résultant de la combinaison de phénomènes naturels et humains. La spécificité relève de cette « combinaison », là où les sciences spécialisées ne s’intéressent qu’à un objet simple : la végétation ou le sol par exemple. Les géographes sont allés plus loin encore, en postulant l’existence de combinaisons physiques et humaines. L’autre configuration n’est pas chorologique mais mésologique (de meso : milieu) ou d’ordre écologique, c’est-à-dire qu’elle s’intéresse au rapport existant entre les sociétés humaines et la Terre, entre l’homme et son cadre d’existence. Vieille tradition géographique comme la précédente, cette orientation de recherche, qui s’intéresse à l’influence des faits naturels sur les faits sociaux, s’est inscrite dans une « géographie humaine » calquée sur l’écologie botanique qui émerge dans les années 1895-1900, en Europe comme aux États-Unis¹⁵. Cette géo- 29 graphie humaine prend forme au tout début du siècle, à travers des articles tels « La géographie politique, à propos des écrits de Frédéric Ratzel » et « La géographie humaine, ses rapports avec la géographie de la vie », de Vidal de La Blache (1898 et 1903). Elle s’inspire de la botanique néolamarckienne, qui se diffuse en France sur le modèle de l’écologie, ainsi que de la biogéographie, que Friedrich Ratzel développe de son côté en Allemagne sous le néologisme de Biogeographie. Dans les deux cas, approche régionale ou approche mésologique, une question récurrente surdétermine en quelque sorte l’analyse des géographes français : celle du « déterminisme naturel ». Leur question est de savoir s’il existe des lois gouvernant les relations entre faits physiques et faits humains. Ils y échappent en général : soit en fait, dans l’étude concrète, en opposant au déterminisme la complication de l’histoire ; soit en droit, en mettant en avant la contingence des faits humains, ou bien en posant que l’investigation géographique consiste en la recherche des phénomènes d’interaction qui lient les deux catégories de phénomènes. Ils parlent alors d’action et de réaction, de l’homme acteur et « agent » géographique, pas seulement jouet passif de son environnement. C’est cette position non déterministe que Lucien Febvre a qualifée de « possibiliste » dans son célèbre ouvrage La Terre et l’Évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire (1922). 30 — une pratique réductrice — Dès les années 1910, le programme « régional » était jugé, en France comme à l’extérieur, caractériser l’école française de géographie. Le succès public et académique du Tableau de la géographie de la France, un livre consacré à la démonstration que la « personnalité géographique » française existe sans conteste, y a fortement contribué – il fut suivi par une dizaine de monographies régionales, dont celle d’Albert Demangeon, sur la Picardie (1905), était réputée être le « proto-type ». En fait, ces monographies sont loin d’être identiques ; elles sont parfois thématiques, accordant peu d’importance à la géographie physique (ainsi la thèse de Jules Sion sur Les paysans de la Normandie orientale, datant de 1908), ou au contraire, s’y consacrant exclusivement, comme l’ont fait Antoine Vacher dans son étude du Berry (1908) et Charles Passerat sur le Poitou (1909). Cette variété initiale de la monographie régionale n’a fait que s’accroître au cours du demi-siècle, comme l’a bien montré André Meynier en 1969 dans son Histoire de la pensée géographique en France : « La région est retenue non plus comme un cadre à étudier exhaustivement mais comme un découpage territorial plus ou moins arbitraire à l’intérieur duquel on s’attache à la solution d’un problème particulier ». Et d’évoquer des titres comme « La vie pastorale en… » ou les « Recherches sur la morphologie de… ». On cite souvent la thèse de Max Derruau sur la Grande Limagne (1949) comme la dernière qui se soit voulue exhaustive. La tendance à l’abandon de l’approche régionale intégrée s’est traduite par l’éclatement des volumes consacrés à la France dans la collection de Géographie universelle en une Géographie physique signée par de Martonne (1942) et une Géographie humaine et économique signée par Albert Demangeon (1946-1948). Cette division signale en fait une dissociation qui s’est opérée tôt entre les deux branches de la géographie, contrairement à la logique d’un programme de recherche qui aurait dû construire la notion de région (programme régional) et celles de « milieu » et de « genre de vie » (programme écologique). La rédaction par de Martonne d’un Traité de géographie physique, publié initialement en 1909 et souvent réédité, inaugure cet écart entre le projet unitaire 31 et la pratique qui s’instaure. Axé sur l’étude du relief (« relief du sol », précisément : on ne dit pas alors géomorphologie, et le sol ne relève pas encore spécifiquement de la pédologie), cet ouvrage néglige toute recherche sur la combinaison de phénomènes naturels – qui sera envisagée seulement par les travaux de Jean Tricart dans les années 1950, puis par les recherches sur les géosystèmes menées par Georges Bertrand à partir de la fin des années 1960¹⁶. En géographie humaine, l’ouvrage de Jean Brunhes (première édition en 1910, augmentée en 1912 et en 1925) Géographie humaine. Essai de classification positive. Principes et exemples propose un point de vue décalé par rapport à celui exposé en 1903 par Vidal de La Blache. En fait, il adopte trois perspectives. D’abord, un « parti du visible » : il définit alors le « fait » de géographie humaine par ce qui, de la physionomie visible de la Terre, est redevable à l’activité de l’homme ; d’autre part, il classe les faits de géographie humaine selon leur contribution à l’économie terrestre (faits de destruction, de production, d’occupation stérile) ; il examine enfin, analytiquement, les relations entre les faits élémentaires de géographie humaine (maisons, routes, ponts…) et les phénomènes naturels. Absence de continuité par ailleurs : si Vidal de La Blache réussit à rassembler des matériaux pour le traité de géographie humaine qu’il envisage dès 1907, ses Principes de géographie humaine ne paraissent que dans une édition posthume (1921), qui poursuit son inspiration écologique mais reste fragmentaire. L’étude des genres de vie en relation avec les milieux, l’étude des densités de population comme expressions d’une certaine pression sur l’espace terrestre mais de formes d’organisation et d’activités différenciées, l’étude de la circulation (amorcée seulement, mais essentielle pour cet auteur), entrent dans une ambition prolongée d’esquisser la cartographie mondiale des relations entre l’homme et la terre. En revanche, peu nombreux furent ses successeurs, hormis Max Sorre, qui ont pris à leur compte l’ambition d’une géographie biologique à laquelle il a pu aspirer. 16 J.-L. Tissier, 1992, « La géographie dans le prisme de l’environnement (1970-1990) », in M.-C. Robic (dir.) et alii, op. cit., p. 201-243. 32 17 Cf. N. Broc, 1993, « Homo geographicus : Radioscopie des géographes français de l’entre-deux-guerres (1918-1939) », Annales de géographie, nº 571, p. 225-254, ainsi que les études recueillies dans G. Baudelle, M.-V. Ozouf-Marignier, M.-C. Robic (dir.), 2001, op. cit., et dans P. Claval, A.-L. Sanguin (dir.), 1996, La Géographie française à l’époque classique (1918-1968), Paris, L’Harmattan. 18 M.-C. Robic, A.-M. Briend, M. Rössler (dir.), 1996, Géographes face au monde. L’Union géographique internationale et les congrès internationaux de géographie, Paris, Montréal, L’Harmattan. — Un âge d’or ? — Le monolithisme de l’école française de géographie de l’entre-deux-guerres est relatif. Il faudrait faire la part des nombreux outsiders que l’on a commencé à réhabiliter, qu’il s’agisse de spécialistes de géographie politique – Jacques Ancel (1882-1943), Yves-Marie Goblet (1881-1955), André Siegfried (1875-1959) – ou de personnages formés à la géographie mais engagés volontairement ou non dans l’entreprise industrielle, comme Jacques Levainville (1871-1932), dans le journalisme et la politique, tel Henri Lorin (1866-1932), ou dans la diplomatie, tel Yves Chataigneau (1891-1969)¹⁷. Mais, en l’absence de tout nouveau recrutement universitaire, dans un contexte économique et démographique français assoupi, qui émousse la crise internationale des années 1930, la poursuite des programmes du début du siècle s’opère dans la routine. La renommée internationale de la géographie française n’incite pas à la remise en cause. Or elle culmine au Congrès international de Paris en 1931, les géographes allemands ayant été interdits d’accès à l’Ugi lors de sa création, puis étant restés volontairement à l’extérieur jusqu’en 1934¹⁸. En outre, la géographie bénéficie d’une certaine aura auprès des jeunes générations du Quartier latin au milieu des années 1930, car elle apparaît ouverte sur le monde et ancrée dans l’actualité. Ainsi l’enseignement de géographie économique et humaine de Demangeon attire-t-il de nombreux étudiants d’avenir, tels les futurs historiens Georges Duby et Pierre Vilar. Cette configuration stable et attractive va exploser largement après la guerre. 33 de l’après-guerre à la fin des années 1960 : la reconduction du projet dans la fragmentation Un double bouleversement 34 La reconduction d’un projet unitaire… 36 …dans la fragmentation en spécialités tempérée par des « lobbies » 39 34 19 J.-L. Tissier, 1985, « Les anciens élèves de l’École Normale de Saint-Cloud et la géographie française, 1942-1973 », in C. Charle, R. Ferré (dir.), Le Personnel de l’enseignement supérieur en France aux XIX et XX siècles, Paris, Cnrs éditions, p. 205-218. 20 1981, « The Roaring Fifties », EspaceTemps, 18-19-20, p. 9-33 ; 1991, Autour de Raymond Guglielmo. Géographie et contestations, Paris, Centre de recherche sur les espaces de vie ; « Parcours dans la recherche urbaine. Michel Rochefort, un géographe engagé », 2002, Strates, hors-série. — un double b o u l e ve r s e m e n t — Après la guerre, les géographes ont connu un double bouleversement, la croissance et le renouvellement du personnel ainsi que les rapides changements du monde dont ils devaient rendre compte. D’abord, les grandes figures des élèves de Vidal ont disparu. Les conditions politiques de la Libération amènent au premier plan de jeunes géographes liés au parti communiste qui, tels Jean Dresch ou Jean Tricart, entrent à la direction des Annales de géographie, à côté des élèves de deuxième génération post-vidalienne comme André Cholley. Les effectifs s’accroissent fortement en raison du recrutement de jeunes universitaires (le corps des assistants de lettres a été créé en 1942, et celui des maîtres-assistants, titulaires, eux, de l’enseignement supérieur, date de 1960), destiné à contribuer à l’essor de la recherche scientifique, dans un premier temps, puis à l’encadrement des futurs professeurs de collège et lycée appelés par le boom démographique et par l’allongement de la scolarité. Cette augmentation des effectifs transforme moins les lieux d’enseignement et de recherche que les situations : là où il y avait un professeur unique dans les facultés de province, apparaissent plusieurs chaires permettant (ou obligeant à) la spécialisation, et de nombreux jeunes assistants et maîtres-assistants astreints à la recherche. On est passé ainsi d’une vingtaine d’enseignants de faculté en 1939 à près de 70 au milieu des années 1950, à 180 en 1963, à 340 en 1967 et à 540 en 1972. Enfin, la licence nouvelle, sans latin, a permis l’entrée en lice d’étudiants passés par un enseignement « moderne » qui attirait un recrutement populaire plutôt que bourgeois. La géographie a contribué ainsi à un mouvement de promotion sociale par les carrières d’enseignement, les grandes écoles de formation des maîtres les plus liées à ces milieux, telle l’école normale supérieure de SaintCloud, fournissant, quant à elles, des proportions fournies du nouveau personnel universi-taire¹⁹. Par là s’est affirmé aussi, plus encore que dans des disciplines comme l’histoire, plus élitiste, le recrutement d’un personnel situé à gauche sur l’échiquier politique, et souvent proche du parti communiste, d’inspiration (plus que de formation) marxiste²⁰. 35 D’un autre côté, la reconstruction, le plan Marshall, la croissance économique et démographique, les débuts de la planification, modifiaient sous les yeux de chacun le territoire national. La décolonisation obligeait à recentrer l’intérêt sur la métropole, en un repli territorial que le langage a inscrit à la fin des années 1950 dans la formule de l’« Hexagone » (avec une majuscule). Enfin le monde, aperçu dans sa fonctionnalité même puisque la guerre avait été « mondiale », se divisait en blocs politiques antagonistes, tandis que très vite la dépendance du « tiers monde », selon l’expression inventée par le démographe Alfred Sauvy, apparaissait en plein jour. Comment les géographes français pouvaient-ils rendre compte de ces nouvelles structures du monde et de ces mutations manifestes du territoire national ? Un outillage intellectuel, des configurations interdisciplinaires inédites étaient-ils pensables ou disponibles ? Comment une discipline qui venait d’atteindre, avec la création de l’agrégation de géographie, la plénitude de son institutionnalisation universitaire, allait-elle se déployer ? 36 — la reconduction d’un projet unitaire… — Les diverses manifestations d’un malaise dans la discipline n’ont pas pu aboutir à une subversion du projet initial. Plusieurs signes d’embarras sont pourtant apparus simultanément entre 1942 et 1955, comme le révèlent quatre ou cinq publications issues de l’intérieur du champ. Ainsi en 1942, André Cholley émet dans son Guide de l’étudiant en géographie des propositions en faveur d’une recherche géographique anthropocentrée. Puis, en 1947, Louis Poirier diagnostique une double crise de la causalité géographique, liée à la discontinuité temporelle qui rend caduc le recours classique à l’explication par l’évolution historique (il visait la « crise » de 1929), et à la toute-puissance technique, qui annihile le rôle de la nature, second pilier du raisonnement géographique. La même année, sous le titre « De la méthode d’analyse en géographie humaine », Jean Gottmann publie dans les Annales de géographie un plaidoyer vibrant pour une rénovation ancrée dans son expérience intellectuelle de l’exil aux États-Unis. Enfin, en 1960, Michel Phlipponneau réclame la possibilité de se vouer à une géographie appliquée, dont la légitimité lui semble avoir été obscurcie pendant des décennies par le libéralisme bourgeois du xix siècle. Émises en ordre dispersé, ces critiques envers un ordre hérité n’ont pas été entendues, ou bien elles ont été étouffées. C’est que trois facteurs s’opposaient à ces forces novatrices. D’abord, et avant tout peut-être, le modèle universitaire classique de formation orientée vers l’enseignement se révélait encore valide, vu le gonflement de la demande de professeurs pour le secondaire. Les facultés devenaient une sorte d’usine à préparer non seulement la noble agrégation, mais encore le nouveau Certificat d’aptitude à l’enseignement secondaire (Capes), créé pour faire face à la pénurie d’enseignants. Dans la réédition de son livre, devenu La Géographie. (Guide de l’étudiant) (1951), André Cholley insistait désormais sur le nécessaire formatage du cursus universitaire par l’horizon de l’agrégation, alors même qu’en 1942 il critiquait vivement la dépendance de la « recherche scientifique » à l’égard de la formation à l’enseignement : « Les chemins nouveaux, ceux qui conduisent à la découverte, nous sont sinon interdits, du moins rendus très difficiles d’accès. » Cependant, les postes de 37 chercheurs du Centre national de la recherche scientifique (Cnrs), qui disposait depuis 1948 d’une section de géographie, étaient destinés avant tout dans ladite section à accueillir des enseignants en fin de thèse, marche vers une chaire. Ensuite, de nouveaux modèles d’explication étaient promus par ce personnel féru de marxisme basique, diffusé au sein du parti communiste. Ils tenaient essentiellement en l’efficacité du facteur économique ou plutôt – clé par exemple des découpages du monde ou des classifications des objets géographiques opérés par Pierre George dans La Ville, le fait urbain à travers le monde (1952) ou dans La Campagne, le fait rural à travers le monde (1956) –, ils se fondaient sur les grands systèmes politico-économiques : capitalisme, socialisme, sous-développement. Ils avaient l’intérêt d’être congruents au contexte économique des Trente Glorieuses (ces décennies de croissance que l’économiste Jean Fourastié a ainsi labellisées dans les années 1960), ce qui facilitait leur adoption. La division en « blocs » de part et d’autre du rideau de fer les légitimait en quelque sorte. Un déterminisme économique (ou économico-politique) se substituait au paradigme déterminisme (ou au « possibilisme ») naturaliste. Cette approche orientait la construction du sujet de référence de la géographie : l’« homme-producteur », que Pierre George opposait implicitement à l’homme-être vivant du début du siècle ou à l’« homme-habitant » que Maurice Le Lannou tentait de promouvoir dans La Géographie humaine (1949). Au genre de vie, notion centrale de la géographie humaine vidalienne, reprise par Max Sorre, George substituait celle de mode de production. Enfin, la perspective unitaire était maintenue. Face à la dissociation des recherches de géographie physique et de géographie humaine, face à la spécialisation croissante, des parades étaient trouvées dans l’horizon d’une recherche collective : ainsi, Jean Dresch dans La Pensée (1949) admettait que les méthodes traitant du champ de la nature et du social sont différentes, mais à ses yeux la contradiction entre cette dualité et le projet unitaire de la géographie se résolvait par la recherche en équipe. D’ailleurs, même si la pratique aménagiste était 38 critiquée par beaucoup, la figure d’un géographe « homme de la synthèse » dans une équipe pluridisciplinaire, chef d’orchestre dirigeant la symphonie d’experts spécialisés en économie, sociologie, démographie, histoire, droit, urbanisme, etc., convenait alors à tous. Sur le plan cognitif, un objet a symbolisé la démarche géographique et son opération par excellence, la synthèse encore : la « région ». Au centre du cursus universitaire, elle était aussi au cœur de la politique d’aménagement du territoire en cette décennie 1960 caractérisée par l’équipement concentré autour des grandes villes de province. Il est revenu à Étienne Juillard de donner la première analyse française du concept de région : dans son article « La région, essai de définition », publié en 1962 dans les Annales de géographie, devenu immédiatement un classique, il a procédé à la distinction, déjà faite en 1954 par les géographes américains dans American Geography. Inventory and Prospect, entre « région homogène » (ou uniforme) et « région fonctionnelle », de structure relationnelle. Cette distinction était possible grâce à l’usage de la notion de « type d’organisation de l’espace », où il a rendu opératoire une expression apparue au cours des années 1940, mais peu reçue, et qui a été détournée de son sens descriptif vers un sens actif proche d’« aménagement du territoire » (par exemple, L’Organisation de l’espace. Éléments de géographie volontaire, de Jean Labasse, 1966). Dans cet article, Juillard distinguait la pratique des géographes de celle des économistes. Il acceptait un critère de distinction épistémologique, les premiers privilégiant une démarche inductive et empirique là où leurs concurrents étaient tenants de la déduction et de la formalisation mathématique. Au-delà de ce grand partage, l’article prenait position de manière normative – et la profession l’a suivi massivement dans son enseignement en faculté puis dans le secondaire – en érigeant la région polarisée comme modèle même de l’organisation spatiale moderne, tandis que la notion, tenue désormais pour acquise, restait peu interrogée, de même que l’acte cognitif qui l’avait construite. — …dans la fragmentation en spécialités tempérée par des « lobbies » — L’éclatement thématique des recherches, en géographie humaine surtout, a caché ces difficultés en apportant une somme d’informations nouvelles sur l’état du monde économique et social. La géographie économique a été la grande gagnante avec l’étude de l’industrie et, surtout, d’un secteur tertiaire exubérant qui progressait dans toutes les sphères d’activité. Les transports et les flux de toutes sortes sont devenus incontournables. Sous le label de géographie de la population, la démographie est entrée massivement dans la discipline. De son côté, la géographie physique s’est ouverte, avec retard, à la climatologie, à la pédologie, à la biogéographie. Elle est devenue science de laboratoire. Quel que soit le champ, une géographie « adjective » a traduit la fragmentation de la recherche en sous-disciplines multiples, la spécialisation extrême des profils des chercheurs, leur éventuelle accointance avec des agronomes, des économistes ruraux, des sociologues urbains, ou encore des gérontologues ou des sédimentologues. L’organisation de quelques lieux de rencontre, comme les Journées géographiques annuelles préparées par le Cnfg (à partir de 1962), a tenté de pallier la dispersion des travaux. Une structuration effective en quatre groupes de pression principaux a assuré des fonctionnements prévisibles, le partage des responsabilités et des postes s’opérant entre les géographes physiciens, jouissant d’un grand prestige, les ruralistes, fort nombreux et à la légitimité quasi historique, les tenants de la géographie urbaine, nouveaux prétendants formant un groupe grandissant et dynamique, aux alliances externes nombreuses, enfin, last but not least, les géographes tropicalistes, influents, actifs et solidaires, qui s’appuyèrent sur l’Office de la recherche scientifique et technique outre-mer (Orstom), créé en 1943 pour remplacer les anciennes structures de recherche coloniale. La survalorisation d’une agrégation calée sur des exercices académiques, représentant pour partie un état antérieur de la discipline, où la géomorphologie était reine et où le paradigme naturaliste dominait, a assuré une certaine unité à la formation universitaire dans toute la France. Très différente en cela était la situation des sciences 39 40 sociales, dépourvues de ce cursus commun. Par rapport à la sociologie, quasiment ressuscitée dans les années 1945 et nourrie à plusieurs sources, par rapport à l’histoire dont l’ascendant reposait sur la rénovation récente impulsée par l’École des Annales et par une politique de conquête des sciences sociales, à l’initiative de Fernand Braudel, la géographie de la période était donc relativement monolithique et dans une phase peu innovante. Au fond, l’accès au summum de l’institutionnalisation, pendant l’Occupation, s’est opéré alors même qu’un nouvel essor des sciences de l’homme allait se reproduire, sous le coup d’une politique volontariste de développement scientifique et d’une ouverture des « marchés » intellectuels en direction de l’expertise aménagiste. On a des raisons de penser que l’establishment a choisi la voie de la reproduction à l’identique dans la fonction enseignante. On peut croire que le confort procuré par cette voie traditionnelle ainsi que le sentiment d’excellence issu d’une situation institutionnelle assurée ont réduit la quête d’innovation. Les concurrences exercées par les nouveaux venus des sciences sociales (sociologues et spécialistes d’économie régionale), d’une part, par les classiques serviteurs de l’État, issus des grandes écoles et des nouvelles institutions centrales – l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), l’Institut national d’études démographiques (Ined), l’École nationale d’administration (Ena) –, d’autre part, ont limité par ailleurs l’installation des géographes dans les nouveaux créneaux. 41 de la géographie, science sociale de l’espace, à la dispersion La crise des années 1970 42 Une nouvelle identité : science sociale de l’espace ? 45 Lieu, territoire, espace : la pluralisation ? 48 42 — la crise des années 1970 — Avec la décennie 1970 s’ouvre une nouvelle période dans la production de géographie et dans la « corporation ». Cette scansion s’appuie, certes, sur le renouvellement des personnes, la fin de la décennie 1960 constituant une période de fort recrutement pour encadrer les cohortes issues du baby-boom. Cependant, dès 1973, est donné un coup d’arrêt brutal au recrutement dans l’enseignement supérieur. Avec ces recrutements massifs qui font doubler le nombre des assistants et maîtres-assistants de 1963 à 1967, et même tripler de 1963 à 1972, les postes de professeurs devenant très minoritaires, les tensions de carrière que Pierre Bourdieu a analysées dans Homo academicus s’appliquent à la géographie comme aux autres domaines. Cet état favorise les aspirations au changement. Abolition des hiérarchies, réformes pédagogiques, pluridisciplinarité, intervention dans la cité aux côtés des habitants et des travailleurs, dans les points chauds de la rénovation urbaine, de la lutte ouvrière contre le « grand capital », des luttes paysannes ou des luttes antinucléaires, voire à côté de la révolution chinoise ou du Vietnam, sont à l’ordre du jour des « soixante-huitards ». Mais « révolutionner » la science géographique n’est pas au cœur des prises de parole d’amphithéâtres. L’émergence d’un mouvement diffus pour une « nouvelle géographie » en rupture avec les précédents prend forme dans les quelques années qui, de 1970 à 1976, voient naître d’une part une refonte des lieux de débats et de diffusion de la géographie et, d’autre part, des propositions de subversion intellectuelle de la discipline. Des revues à comité de rédaction national supplantent les Annales de géographie : L’Espace géographique (1972), Hérodote (1976)… Des forums de discussion s’ouvrent dans ces revues et dans d’autres instances, tels les colloques « Géopoint » qu’organisent de jeunes universitaires du grand Sud-Est français avec leurs collègues suisses. Une première vague de contestation porte la new geography américaine, découverte seulement en 1970 par les nouvelles générations. Elle crée un mouvement collectif analogue à celui qui s’est structuré à la fin des années 1950 aux États-Unis et au milieu des années 1960 en Grande-Bretagne : formation aux 43 statistiques, aux mathématiques, à l’informatique par des stages et des universités d’été ; organisation en groupes formels et informels s’ouvrant sur les réseaux européens de la géographie « théorique et quantitative » ; expérimentation des modèles de l’analyse spatiale devenus classiques, notamment ceux des lieux centraux et de la diffusion. Dans ce mouvement, qui s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui²¹, l’une des originalités de la recherche géographique française a tenu dans l’intérêt accordé à la modélisation, aux méthodologies d’analyse spatiale et à la notion de système, héritée peut-être d’un sens de la totalité que fournissaient à la fois le marxisme et le paradigme régional classique. Vers la fin des années 1970, les premières thèses de géographie théorique et quantitative sont défendues : travaux de Michel Chesnais sur l’Analyse régionale des échanges ferroviaires (1977), d’Yves Guermond sur le Système de différenciation spatiale en agriculture (1978), de Franck Auriac sur Système économique et espace (1979), recherches de Denise Pumain sur la croissance urbaine dans le système urbain français, de Thérèse Saint-Julien sur l’industrie et le système urbain, de Violette Rey sur l’agrandissement spatial des exploitations agricoles (1980). Les modèles de référence ne sont pas d’origine française mais renvoient, pour les classiques, au Zentralen Orte in Süddeutschland de Christaller, à la tradition d’économie spatiale, et surtout aux traités qui donnent le ton de la réflexion épistémologique, tel le néopositiviste Explanation in geography, de David Harvey (1969), ou les manuels qui proposent de nouvelles grilles d’analyse en géographie, telle l’Analyse spatiale en géographie humaine de Peter Haggett (première édition en 1965 sous le titre Locational Analysis in Human Geography), que Philippe Pinchemel a fait publier en 1972. De nouveaux cursus s’instaurent progressivement à l’Université. Un deuxième moment se situe en 1975-1977. Sa singularité se révèle dans la vivacité des polémiques et dans le terme de crise qui émaille les interventions parues dans les publications géographiques nouvelles ou dans la grande presse intellectuelle, dont une partie est liée au parti communiste. Ce moment critique paraît greffer l’un sur l’autre deux phénomènes distincts : la crise économique 21 Cf. D. Pumain, M.-C. Robic, 2002, « Le rôle des mathématiques dans une “révolution” théorique et quantitative : la géographie française depuis les années 1970 », Revue d’histoire des sciences humaines, 6, p. 123-144. 44 survenue en 1973, qui ravive la lutte politique, et des diagnostics disciplinaires (bousculés par la new geography) surdéterminés par l’imprégnation marxiste que la géographie française connaît, on l’a dit ci-dessus, plus encore et plus longuement peut-être que certaines disciplines voisines. Au cœur des polémiques, le choix de la ligne « juste », tant pour ce qui relève de la fonction première de l’activité scientifique que pour ce qui relève de la bonne position épistémologique ou du statut de l’espace dans l’explication. — une nouvelle identité : science sociale de l’espace ? — La convergence des efforts pour un renouveau de la géographie s’est opérée à travers une disqualification de l’héritage, taxé désormais de géographie « traditionnelle » voire, chez les plus indulgents, de géographie « classique ». Elle a surtout produit un projet nouveau, structuré autour des notions d’espace et d’organisation spatiale. Plus décisivement, la géographie s’est placée dans le champ des sciences sociales, et non plus en situation de charnière ou de carrefour des sciences naturelles et humaines. L’espace est devenu l’opérateur d’un repositionnement global par lequel, sous des formulations diverses, la géographie s’est trouvé une nouvelle identité : la science de l’organisation spatiale des sociétés, ou la science de la dimension spatiale du social. Dans ce réajustement, la place de la géographie physique est devenue critique. Une partie de la profession, attachée à la recherche, s’est recasée avec des naturalistes purs ; une réflexion sur la géographie physique « science sociale » a été en revanche menée par les secteurs les moins liés à la tradition morphologique, biogéographie et climatologie surtout (Jean-Pierre Marchand, PierreCharles Péguy, François Durand-Dastès, Georges Bertrand…). Des tentatives de « recentrement » de la géographie ont été proposées pour recombiner deux processus concourant à la reproduction des sociétés : la « mise en espace » des lieux des hommes et l’« anthropisation » du milieu, dont Philippe et Geneviève Pinchemel ont fait les deux piliers structurant une théorie de la géographie dans La Face de la Terre (1988). La constitution d’un réseau de recherche national autour d’un programme d’envergure, à la fois organisationnel et scientifique, a scellé en 1984 le renouveau de la géographie française. Sous la direction de Roger Brunet, le groupe d’intérêt public (Gip) Reclus a lancé à l’horizon 1989 trois programmes-phares : un Atlas de France (un précédent avait été lancé par le Cnfg dans les années 1920), une Géographie universelle et un Observatoire de la dynamique des localisations, objet inédit, non réalisé, qui devait constituer une banque de données destinée à suivre, à grande échelle, créations et disparitions d’activités ou d’équipements. 45 46 La Maison de la géographie de Montpellier servait de tête à un réseau de chercheurs ; y étaient rassemblés des équipements infographiques à visée nationale. Par ailleurs, une Encyclopédie de géographie (1992) et un dictionnaire, Les Mots de la géographie. Dictionnaire critique (1992), ont tenté de rendre compte, dans un certain pluralisme, des nouveaux points de vue de géographes sur le monde, apparus au cours des deux décennies précédentes. En outre, une mise à jour disciplinaire était devenue nécessaire au début des années 1980 pour les secteurs les plus réfractaires aux bouleversements de la « nouvelle géographie ». Localement, la confrontation de l’establishment aux diverses écoles du monde, notamment lors du Congrès international de Paris (1984), l’a incité à cette mise à jour. Pour les secteurs progressistes, l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 ouvrait la recherche sur des sujets de société – chômage, inégalités, etc. – et vers des situations d’expertise liées à la décentralisation. L’émergence d’une « géographie du développement », en rupture avec une géographie tropicale jugée réactionnaire, et l’affirmation d’une « géographie sociale » qui bataille tant avec les pesanteurs idéologiques de la corporation qu’avec le « spatialisme » des géographes de la mouvance théorique et quantitative (comme le signale le titre De la géographie urbaine à la géographie sociale. Sens et non-sens de l’espace, publié en 1984 par un collectif de chercheurs et de groupes installés à Paris, Lyon et Pau), datent de ces années de renouvellement politique. Le développement de nouveaux problèmes collectifs (celui de l’environnement par exemple), la structuration de la recherche par des programmes finalisés ont conduit par ailleurs les géographes, structurellement, à se tourner vers de nouveaux marchés de l’emploi. Dans cette conjoncture conflictuelle mais adaptative pour beaucoup, le concept d’espace et l’orientation vers les sciences sociales se sont diffusés dans les différents secteurs de la discipline, formant vers 1984-1985 une sorte de commun dénominateur. Mais il s’agissait d’un projet hétérogène, à la mesure des dissensions politiques et scientifiques intenses qui l’avaient construit. Les 47 dimensions de cet apparent consensus du milieu des années 1980 se sont déployées dans des directions disjointes – analyse spatiale, géographie sociale, géographie des représentations, géopolitique et géographie « tout court » d’allégeance classique –, aboutissant à une pluralisation de plus en plus évidente au cours de la décennie suivante. 48 — lieu, territoire, espace : la pluralisation ? — La commande de géographie ne s’est pas réduite avec la « mondialisation ». Au-delà du modèle du territoire national et de l’État, la complexité des structures spatiales à envisager suppose désormais de repenser les imbrications d’échelles, en donnant une consistance nouvelle aux deux extrémités, le local et le monde, et en valorisant les configurations en réseaux, permises par la mobilité individuelle et les technologies de maîtrise de la distance. En outre, on peut penser avec les critiques de la postmodernité que la catégorie « espace » a pris l’ascendant sur le « temps » et que, par là – comme l’ont soutenu, entre autres, David Harvey dans The Condition of Postmodernity (1988) et Edward Soja dans Postmodern Geographies. The Reassertion of Space in Critical Social Theory (1989) –, la géographie acquiert une pertinence renouvelée. Ainsi, en France, l’invitation à admettre l’actualité du « tournant géographique » et à « penser l’espace pour lire le monde », comme l’a fait Jacques Lévy (1999). De son côté, un nouvel air du temps traverse l’ensemble des sciences sociales depuis le milieu des années 1980. Il porte à ordonner la problématique autour du « sujet » (ou de l’individu, ou de l’acteur), à penser l’« action ». Il insiste sur la centralité du langage dans la production de savoir comme dans l’interaction sociale. La géographie ne peut y être insensible : facteur d’unification du champ ou de « babélisation » ? Les facteurs de segmentation dus à la multiplication des domaines de compétence du géographe se sont renforcés au cours des années récentes. La pluralité de lieux d’intervention et de légitimation d’un savoir se décline en termes de problèmes (question urbaine, développement, mobilités internationales, risque, environnement…), d’échelles (du local au mondial) et d’organisation (avec la commande, par une multitude d’acteurs, de la recherche finalisée requise par une « société de la connaissance »). Par ailleurs, quelles cohérences peuvent structurer un corps de géographes qui se compte désormais par milliers (le Répertoire des géographes français de 2002, qui recense les enseignants-chercheurs des universités et grandes écoles, les chercheurs des divers organismes publics, les professionnels relevant de bureaux d’étude privés ou publics, comprend 1 857 notices…), et qui 49 s’est rajeuni grâce aux recrutements effectués à partir de la fin des années 1980 ? Le renouvellement des générations permet à des stratégies de subversion de se mettre en place, autorise l’implantation de nouveaux habitus (telles l’ouverture internationale, la sensibilité à la philosophie), et s’accompagne de discontinuités majeures dans les références – le marxisme qui a imprégné pratiquement toutes les générations entrées dans le champ avant cette dernière vague de recrutement étant désormais inconnu ou disqualifié. Pour ce qui est de la formation, l’ouverture de champs d’expertise nouveaux s’est accompagnée d’un processus de professionnalisation qui a engagé la géographie dans des structures pluridisciplinaires où coexistent des savoirs et des savoir-faire complémentaires dans l’action. Dans ces diplômes tournés vers les métiers de l’environnement, du tourisme, du développement local, du patrimoine, etc., elle n’est plus qu’un élément parmi d’autres de la formation. Aussi ne peut-elle demeurer la « discipline-synthèse » des postures aménagistes anciennes. Comment peut-on alors conserver une identité à la géographie ? Pour une partie de la profession, la réponse est technique. Elle passe par la mobilisation de compétences cartographiques et statistiques et repose sur le développement de la géomatique, qui rencontre les besoins en information localisée de nombreux utilisateurs. Justifiée en revanche sur un plan heuristique ou cognitif, l’approche proprement géographique peut aussi être focalisée sur des opérations d’ordre spatial. Elle s’organise alors selon deux voies. Elle peut exploiter les notions et les méthodologies de l’analyse spatiale, qui sont désormais bien recensées dans des manuels comme ceux de Denise Pumain et Thérèse Saint-Julien (1997-2001) sur L’Analyse spatiale et Les Interactions spatiales et celui de Lena Sanders (2000) sur les Modèles en analyse spatiale. Mais elle peut aussi mobiliser un archipel lexical indexé autour du « territoire » plutôt que de l’« espace ». Cette dernière approche rejoint l’une des directions suivies par la recherche géographique française de ces dix dernières années. 50 « Lieu » et « territoire » ont acquis droit de cité et constituent les catégories de pensée organisatrices, sinon les étiquettes, qui rassemblent de nouvelles manières de dire en géographie. L’ouvrage Géographie sociale et territoires, de Guy Di Meo (1998) sert de référence pour les tenants d’une réflexion géographique qui a pu se structurer d’abord autour de la Géographie sociale écrite par Armand Frémont, Jacques Chevalier, Robert Hérin et Jean Renard en 1984, et qui voulait alors combiner social et spatial en un « binôme conceptuel » où le « rapport social » devait être premier. En 1998, la notion de territoire s’impose, et avec elle des entités qui recouvrent tant le social que l’individuel, et en celui-ci tant l’imaginaire ou le symbolique que le corporel et le sensible. La notion de territoire imprègne aussi une géographie culturelle dont la promotion s’est faite à travers la diffusion de la revue Géographie et Cultures, créée par Paul Claval en 1992. Une œuvre-phare comme Fondements d’une identité. Territoire, histoire et société dans l’archipel de Vanuatu de Joël Bonnemaison (1986-1987) en fonde la légitimité dans l’analyse des valeurs et des cosmogonies aux sources des pratiques de peuples mélanésiens. La recherche sur les pratiques vernaculaires – l’étude de « pratiques ordinaires » situées dans tous les types de sociétés, qu’elles soient « proches » et « modernes » ou « lointaines » et « exotiques » – s’inscrit aussi dans ce langage de la territorialité. Parmi les auteurs qui théorisent le rôle des identités collectives dans les processus de construction territoriale figure Bernard Debarbieux, qui cherche aussi à définir en quoi les lieux (notamment ce qu’on appelle les « hauts lieux ») peuvent jouer un rôle de mise en forme du social. Le concept de « lieu » s’impose donc aussi pour qualifier des repères individuels ou collectifs et pour évoquer les valeurs qui sont affectées à toutes ces localités, ces parties d’une étendue terrestre dont certains courants de la géographie contemporaine soulignent le « sens » pour des sujets ou pour des groupes. Éric Dardel, un géographe français imprégné de phénoménologie, inaperçu à son époque lorsqu’il publiait L’Homme et la Terre. Nature de la réalité géographique (1952), constitue l’une des références de ces travaux diffus, sensibles à l’identité spatiale et à l’expérience géographique des êtres humains. 51 D’un début de siècle à l’autre, la géographie n’a pas perdu de son actualité, si l’on en juge par l’ampleur des interrogations suscitées au début du XXI siècle comme aux alentours de 1900 par les effets de la finitude et de l’intégration du monde, par les nécessités de l’organisation et de l’identification spatiales ou territoriales qui en découlent. Bien institutionnalisée au sein de l’Université, dévolue alors à une fonction d’enseignement mais plus attirée par des activités d’expertise qu’on ne l’a dit, la géographie du début du XX siècle s’est organisée autour d’une poignée de praticiens qui s’ouvraient à l’exercice conjoint du terrain, de la carte et des archives. S’extirper de l’histoire, se professionnaliser en s’appuyant sur les sciences de la Terre, servir la science, la patrie et l’humanité, étaient les impératifs de la nouvelle tribu qui se formait. Avec son millier d’enseignants et de chercheurs, avec ses nombreuses formations, professionnalisées ou non, qui visent l’enseignement, l’aménagement, la cartographie, la géomatique, la géographie contemporaine jouit d’une situation assurée dans le champ universitaire et dans les lieux de la pratique professionnelle²². Avec le recul, il est permis de saisir les cohérences d’un groupe peu nombreux. Cette facilité que permet la distance ne nous est pas donnée pour la période contemporaine. Un objet pourtant, le dictionnaire, pourrait nous servir pour juger des situations. Le Dictionnaire de géographie d’Albert Demangeon (1907) rompait avec les précédents en incorporant des notions aux listes classiques de toponymes. Il s’inscrivait explicitement dans la promotion d’une « géographie moderne ». Le Dictionnaire de la géographie dirigé par Pierre George en 1970 voyait la discipline tributaire des sciences de la nature et des sciences de l’homme. Abandonnant toute référence à la toponymie, il incorporait largement, selon ses propres termes, « le vocabulaire des disciplines qui contribuent à donner une image géographique du monde », à savoir celui de la démographie et de l’économie à côté du vocabulaire omniprésent de la géomorphologie. L’ouvrage Les Mots de la géographie (1992), dirigé par Roger Brunet, Robert Ferras et Hervé Théry se voulait « dictionnaire critique » et visait « toute la géographie, rien que la géographie ». Parmi les plus récents figurent une réédition mise à jour du dictionnaire de Pierre George ; Hypergeo (coordonné par Bernard Elissalde), dictionnaire de géographie 22 Cf. « Études de géographie. Les débouchés », 2003, Infosup. Les dossiers de l’enseignement supérieur, n° 202, mars-avril. 52 cybernétique, hypertextuel, organisé autour d’un cœur, la géographie, et de trois sous-ensembles, « Régions et territoires », « Spatialité des sociétés », « Relations sociétés/environnement » ; le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, dirigé par Jacques Lévy et Michel Lussault (2003), qui se veut d’un « pluralisme assumé » et le marque parfois en multipliant les définitions de termes, mais manifeste aussi « le désir d’offrir au lecteur un ensemble cohérent et consolidé » ; un Dictionnaire de géopolitique publié par Yves Lacoste. Cinq tentatives pour une seule géographie ? LES GES DU M Terrain, espace et territoires TES Didier Mendibil ÉTIER Le géographe a été communément confondu, selon l’époque ou le contexte, avec le cartographe, l’explorateur, l’ethnologue ou le naturaliste, le professeur, l’urbaniste ou d’autres administrateurs. S’il lui arrive de se montrer spécialiste d’une technique disciplinaire (comme la cartographie), d’un domaine économique ou social (l’agriculture, par exemple), d’une aire spatiale ou culturelle (tropicale ou autre), il ne se dit pas volontiers géographe aujourd’hui, car l’expression semble recouvrir un processus de formation plutôt qu’une aptitude professionnelle reconnue. Serait-on géographe comme d’autres sont juristes, artistes, énarques ? Quels sont donc les gestes du métier de géographe ? Poser la question en ces termes, c’est tenter de définir l’état, voire la nature, d’une discipline scientifique par ce qui la rend utile à la société. C’est rechercher dans les pratiques un moyen d’identification disciplinaire pertinent, et c’est aussi supposer que, lorsque les temps et les idées changent, les usages concrets signalant mieux les permanences, leur observation prémunirait l’histoire de la discipline des appréciations de circonstance. C’est en la considérant comme un corps de doctrine associé à des compétences techniques particulières, et en justifiant son utilité sociale par des instances de transmission et de régulation des gestes du métier, que nous allons interroger la géographie française du XX siècle. De ce point de vue on y distinguera trois moments successifs bien caractérisés, en particulier par leurs approches des images du monde : de 1890 à 1945, la reconnaissance du terrain, de 1945 à 1975, l’organisation de l’espace, enfin, après 1975, la territorialisation des pratiques spatiales la reconnaissance du terrain (1890-1945) 57 De la vue directe au paysage choisi 58 De la lecture des cartes à la description raisonnée 62 Des patries locales aux monographies régionales 66 Les dispositifs de la vulgarisation scolaire 67 58 1 O. Orain, « Les “post-vidaliens” et le plain-pied du monde. Pour une histoire de la géo-graphie », in J. Lévy, M. Lussault (dir.), 2000, Logiques de l’espace, esprit des lieux. Géographies à Cerisy, Paris, Belin, p. 93-109 ; cf. aussi chapitre 3. 2 P. Vidal de La Blache, 1908, « Avertissement », La France. Tableau géographique, Hachette, Paris. 3 M.-V. Ozouf-Marignier, M.-C. Robic, « Conclusion », in G. Baudelle, M.-V. Ozouf-Marignier, M.-C. Robic (dir.), 2001, Géographes en pratiques. Le terrain, le livre, la Cité (1870-1945), Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 369. — de la vue directe au paysage choisi — Dans la dernière décennie du xix siècle, Paul Vidal de La Blache a installé la géographie dans l’Université française et insufflé à ses premiers étudiants un nouvel esprit disciplinaire. Ces « post-vidaliens », selon l’expression d’Olivier Orain¹, ont établi en quelques années les bases méthodiques d’une géographie scientifique qui a su imposer ses points de vue originaux au-delà de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait principalement d’une appréhension visuelle directe des milieux humanisés, qui était ensuite méthodiquement abstraite et vulgarisée au moyen de généralisations descriptives et graphiques privilégiant l’échelle régionale. Dans la genèse du Tableau de la géographie de la France de Vidal de La Blache, le parcours effectif et personnel du terrain étudié et sa soumission à la vue directe ont constitués la première des postures de recherche. Pour les avoir abondamment pratiquées tout au long des itinéraires que décrivent ses carnets de terrain, Vidal de La Blache peut affirmer qu’« il y a une méthode géographique d’interpréter les paysages. Cette interprétation met surtout en jeu des facultés d’analyse. […] Le géographe se voit en présence d’une combinaison de lignes et de formes qui ont chacune leur signification : les unes comme expression d’énergies en pleine vigueur […], d’autres remontant à des âges lointains »². Comme le précisent Marie-Vic Ozouf-Marignier et Marie-Claire Robic³, « le contact avec la “réalité géographique”, sur le terrain ou par ses substituts, est valorisé par le savoir voir, qui implique un coup d’œil, mais aussi un sens du placement et un art du déplacement sur les lieux. Le travail individuel de terrain et l’excursion collective sont les moments clés de cet apprentissage, car il existe bien un apprentissage du voir ou plutôt du “savoir regarder” et la dizaine d’années qui entoure le tournant du xx siècle est pleine de témoignages sur la constitution de ces microtechniques du regard et du déplacement ». Pour Jean Brunhes, directeur scientifique des Archives de la planète de 1912 à 1930 et chargé, à ce titre, de constituer un inventaire photographique du monde, la géographie est « une discipline des réalités matérielles, concrètes. 59 figure 1. La photographie, substitut du terrain et moyen de vulgarisation. – Vidal de La Blache Paul, La France. Tableau géographique, Hachette, 1908 Elle s’ancre dans le visible, le paysage. La géographie humaine repose d’abord sur une certaine éducation du regard, une certaine discipline de l’observation. Sa matière première lui est offerte par l’objectif photographique plus que par les archives ». Mais son travail prouve bien qu’il considérait les photographies comme d’authentiques archives – d’ailleurs le musée Albert-Kahn de BoulogneBillancourt les utilise en tant que telles encore aujourd’hui. Vidal de La Blache et ses premiers élèves ont vu dans la photographie le meilleur, le plus pratique et le plus objectif des substituts du terrain en même temps qu’un moyen commode et suggestif de diffusion et de vulgarisation de sa connaissance |fig. 1|. 60 4 D. Mendibil, 2005, « Le formatage iconotextuel de l’imagerie géographique des villes », in F. Pousin (dir.), Figures de la ville et construction des savoirs. Architecture, urbanisme, géographie, Paris, Cnrs éditions, p. 153-163. 5 P. Pinchemel, 2001, « Libres souvenirs sur Emmanuel de Martonne », in G. Baudelle, M.-V. Ozouf-Marignier, M.-C. Robic (dir.), op. cit., p. 360. Presque tous les géographes universitaires de cette époque, en particulier Jean Brunhes, Albert Demangeon et Emmanuel de Martonne, ont appris à faire des photographies sur le terrain, à constituer des collections d’archives photographiques et à les projeter à des publics divers dans le cadre de leurs cours et conférences. De cette pratique de la photographie du terrain et de sa diffusion s’est progressivement dégagé un certain formatage des angles de vue, des cadrages et de la composition des images |fig. 2|, que l’on peut assimiler, en définitive, à une véritable technique professionnelle du point de vue⁴. Toutefois, l’analyse des archives photographiques et des productions iconographiques de la géographie de cette époque permet de préciser que la posture scientifique des géographes consistait à saisir, à élaborer et à diffuser des paysages choisis au préalable. Ces paysages, qui étaient distingués pour leur exemplarité et leur caractère typique, devaient aussi fournir et fixer dans la mémoire les signes reconnaissables d’une idée scientifique ou pédagogique partageable. C’est à ce stade que les images, disjointes du contexte de la prise de vue et de leur élaboration, se trouvaient incorporées à des mises en perspective théoriques leur assignant un statut démonstratif plus abstrait. De Martonne et les géographes physiciens qu’il a formés ont poussé très loin l’abstraction des paysages photographiés par la pratique généralisée des croquis et, d’une certaine manière, par celle des coupes topographiques et des blocs-diagrammes. Philippe Pinchemel rappelle comment, entre le terrain des excursions et les exercices en laboratoire, s’établissait un va-et-vient permettant l’illustration, l’application et la transmission des gestes d’un métier : « Il marchait rapidement, ignorant les retardataires, gagnant le point haut ou le front de carrière et commentait le paysage en s’aidant de la carte et de coupes ou de croquis ; tout semblait simple à comprendre, lumineux⁵ ! » 61 figure 2. Tableau des principaux types de formats photographiques utilisés par les géographes au xx siècle. – photographies extraites de Faucher Daniel (dir.), La France, géographie, tourisme, tome I, Larousse, 1951 et reproduites dans Pousin Frédéric (dir.), Figures de la ville et construction des savoirs : architecture, urbanisme, géographie, Cnrs Éditions, 2005 62 6 E. Jaurand, 2001, « La codification et la justification d’un exercice canonique : Emmanuel de Martonne et le commentaire de cartes », in G. Baudelle, M.-V. Ozouf-Marignier, M.-C. Robic (dir.), op. cit., p. 231-244. — de la lecture des cartes à la description raisonnée — La carte topographique symbolise la géographie. De fait, dès 1908, la préparation de la licence de géographie comporte le commentaire de cartes de ce type pour apprendre à décrire la physionomie d’une contrée. Lorsque l’agrégation de géographie est créée, en 1943, c’est l’exercice canonique – consistant à 1) dessiner le profil d’un terrain sur la carte topographique, 2) comprendre la disposition des terrains le long de la coupe à l’aide d’une carte géologique et de sa notice, 3) expliquer les formes du relief par les structures que révèle la coupe géologique, 4) en déduire les conséquences sur la vie humaine –, son épreuve reine, le chefd’œuvre magistral |fig. 3|. Voilà pourquoi le nombre des cartes topographiques disponibles à l’Institut de géographie de Paris est passé de 12 000 à 44 000 entre 1912 et 1928, en grande partie grâce à Emmanuel de Martonne (il obtient aussi en 1934 la création d’une école de cartographie à l’Institut de géographie). On connaît les travaux qu’il faisait faire à ses étudiants sur ces cartes : des profils longitudinaux et transversaux de vallées, le dessin en perspective des reliefs, des représentations en courbes de niveau à partir de photographies, des dessins de panoramas élaborés à partir de profils topographiques convergents et, nec plus ultra du savoir-faire professionnel, l’élaboration de blocs-diagrammes⁶ |fig. 4|. Le va-et-vient entre l’observation et le dessin des formes visibles sur place, entre la lecture ou l’écriture du codage graphique des formes, constituait en quelque sorte le thème et la version d’un apprentissage « classique » de la traduction des signes en idées et réciproquement. C’est ainsi que les géographes apprenaient à opérer le passage de l’expérience sensible à la connaissance intellectuelle par l’abstraction graphique du visible. Par l’observation attentive des paysages, ils recherchaient des structures cachées (géologiques et tectoniques), et par la cartographie ils reconstituaient les étapes de leur évolution. Telles étaient les questions et les méthodes d’une géographie physique émergente, appelée à un brillant avenir. 63 figure 3. Un exercice canonique : la coupe topographique. – Dessins réalisés par Albert Demangeon pour le livret de l’excursion interuniversitaire de 1908, conservés aux Archives départementales du Nord (2T929) et reproduits dans Condette Jean-François, « L’Excursion interuniversitaire de juin 1908 », in Géographes en pratiques (1870-1945), Presses universitaires de Rennes, 2001. figure 4. Un bloc-diagramme dessiné par de Martonne. – de Martonne Emmanuel, France physique, in Vidal de La Blache Paul et Gallois Lucien, Géographie universelle, tome VI : La France, 1 partie, Armand Colin, 1955 (3 éd.) 64 7 Dans sa thèse secondaire consacrée aux « Sources de la géographie de la France dans les Archives nationales » (1905) et dans son article de 1907 « Les recherches géographiques dans les archives », Annales de géographie, p. 193-203. 8 On pense à la conférence de Paul Vidal de La Blache (1904), « Les pays de France » reposant sur une projection de plaques photographiques dont une reconstitution, commentée par Didier Mendibil, peut être consultée sur Cybergéo : www.cybergeo.presse.fr. On pense aussi aux projections photographiques commentées par J. Brunhes au Collège de France (cf., 1993, Autour du monde : Jean Brunhes. Regards d’un géographe, regards de la géographie, Boulogne-Billancourt, musée Albert-Kahn, Agep-Vilo). Du côté de la géographie humaine, le parcours pédestre et photographique du terrain était complété par l’analyse des cartes topographiques dont la diffusion de nouveaux modèles au 1/50 000 (à partir de 1922) a accompagné le développement de la nouvelle géographie – de la vie, du sol et des racines – inaugurée par Vidal de La Blache. On observait sur la carte les « groupements humains » |fig. 5| : leur dénomination, leur nombre, leur ampleur, leur forme, leur localisation et leur espacement donnaient d’abord lieu à des descriptions méticuleuses et calibrées par un enseignement universitaire sourcilleux sur les méthodes et pointilleux sur le vocabulaire descriptif ; l’harmonisation des méthodes et du lexique de la géographie était un objectif prioritaire pour de Martonne (en particulier dans le cadre des hautes responsabilités qu’il occupait au sein de l’Union géographique internationale). Le terrain était ainsi préparé pour l’ouverture d’une enquête qui cherchait ses explications, d’abord, dans l’effet combiné des eaux courantes, de la nature des sols et des facteurs climatiques sur toutes les formes de la vie ; une triade classique dont l’observation et la description systématique en tous lieux et sur toutes les cartes constituaient le fondement d’une étude du milieu mixant l’évaluation des facteurs naturels, la typologie des formes du terrain et des habitats humains à une compréhension partagée de l’esprit des lieux. Assez souvent aussi, comme l’avait conseillé Demangeon⁷, elle savait aller chercher dans les archives les explications d’ordre historique. Cette « description raisonnée », par le terrain et par la carte, avait été élevée au rang d’un quasi-genre littéraire par les premières formes de vulgarisation⁸ et, surtout, par les premières thèses des élèves de Vidal de La Blache. 65 figure 5. Les « groupements humains » observables sur la carte topographique. – Vidal de La Blache Paul, La France. Tableau géographique, Hachette, 1908 66 — des patries locales aux monographies régionales — Entre, d’une part, le terrain des petites patries locales, arpenté la carte d’état-major à la main par les topographes et, d’autre part, le monde qu’ont exploré et cartographié la Société de géographie et la géographie coloniale, les postvidaliens ont d’abord choisi d’étudier les régions de France. Cette position intermédiaire allait à la rencontre du fort régionalisme attesté à la fois dans les universités françaises et dans les milieux d’affaires au début du siècle et, en quelque sorte, elle prolongeait aussi la mode des monographies locales suscitée dans l’enseignement élémentaire dès avant la Première Guerre mondiale. De fait, deux tiers de la centaine de thèses de doctorat soutenues en France au cours de la première moitié du xx siècle concernaient directement l’une ou l’autre des régions de la France et, parmi elles, les monographies exhaustives suivaient ce modèle : délimitation de la région étudiée, analyse des conditions physiques (structure, évolution morphologique, modelé, climat), histoire économique et sociale de la population, esquisse de l’économie contemporaine, étude de l’habitat rural puis urbain et approche de la mobilité de la population. Il faut signaler la prédominance des recherches sur la ruralité en soulignant l’importance du cadrage méthodologique donné par le modèle d’enquête rurale de Demangeon, mais aussi noter, dans les travaux du même auteur – après ceux de Raoul Blanchard –, un intérêt pour les questions urbaines, réactivé au milieu des années 1930. La thèse, qui était plus souvent un constat qu’un diagnostic, représentait toujours un énorme travail solitaire par lequel chaque chercheur apportait sa contribution, enracinée dans la connaissance régionale, à l’édification collective d’une géographie synthétique dont Vidal de La Blache avait programmé le vaste chantier dans le cadre de la Géographie universelle. — les dispositifs de la vulgarisation scolaire — Vidal de La Blache fut le premier géographe français à exercer dans ses commentaires de paysages cette « mise en commun » que constitue la reconnaissance du terrain. À ce titre, il fut aussi un grand pédagogue et, suivant son exemple, plusieurs universitaires (en particulier Brunhes, Blanchard et Demangeon⁹) ont œuvré à la vulgarisation du savoir géographique, permettant de ce fait une intégration avancée des pratiques iconographiques de la géographie, de l’école à l’Université. Leur moyen le plus sûr fut l’élaboration d’un arsenal didactique comportant plusieurs collections de manuels scolaires et d’albums photographiques venant s’ajouter à l’atlas et aux célèbres cartes murales cartonnées de la collection « Vidal-Lablache ». Les enseignants utilisaient principalement des photographies prises sur le terrain par des géographes ou par des compagnies aériennes spécialisées. La méthode trouvait sa cohérence dans la conviction partagée de la vraisemblance des images photographiques et, surtout, dans une assimilation de l’illustration à l’observation qui faisait encore peu de cas des effets de sens liés aux représentations mentales et aux points de vue choisis des auteurs. Dans l’édition scolaire, ce réalisme photographique permettait de refouler les emblèmes pittoresques de l’imagerie régionaliste, au profit d’une observation dirigée des paysages. Mais il y avait un risque de confusion des genres entre le scientifique et le didactique. En tant que simulacre d’une recherche (sans problématique), l’observation de chaque image devait, à partir de la vue d’un lieu, d’un objet particulier, retrouver l’expression générale d’un fait géographique « reconnaissable ». Chaque lieu observé pouvait donc être – à la fois et tour à tour – considéré comme local et général, aussi particulier qu’exemplaire, comme source et comme mémoire du savoir. De plus, la multiplication des images (photographies, croquis, dessins, coupes, etc.) a engendré une nouvelle forme d’observation consistant à comparer des séries d’images. En s’éloignant ainsi du symbolisme des images uniques, elle a débouché sur une pratique généralisée de la combinatoire et des typologies visuelles : cette contextualisation de la lecture des images 67 9 Voir l’investissement précoce de Demangeon dans la revue pédagogique Le Volume et ses liens avec les réseaux d’instituteurs. Cf. D. Wolff, 1998, « Une rupture non consommée », EspacesTemps, 66/67, p. 80-92, et 2005, Albert Demangeon (1872-1940). De l’école communale à la chaire en Sorbonne, l’itinéraire d’un géographe moderne, thése de doctorat, université de Paris I. 68 10 Selon l’expression utilisée dans leurs correspondances par L. Gallois, A. Demangeon et J. Sion. Cf. D. Wolff, 2005, op. cit. géographiques se remarque dans les ouvrages des premiers étudiants de Vidal de La Blache, à commencer par les dispositifs d’images « exemplaires » publiés par le « patron »¹⁰ lui-même |fig. 6| dans La France. Tableau géographique, en 1908. Néanmoins, avec la promotion pédagogique de la photographie de terrain, on privilégiait un point de vue sur le paysage visant à expliquer sa physionomie par la description des effets visibles de l’action locale des fluides ou des hommes, à grande échelle, alors que la carte ou le bloc-diagramme répondaient à un modèle mécaniste plus abstrait, mettant en mouvement des masses minérales, à petite échelle et sur la longue durée. Faire le choix pédagogique de l’échelle du visible photographique, c’était donc prendre le risque d’une explication déterministe localisée, mais avec la « reconnaissance » des élèves... 69 figure 6. Un dispositif d’images exemplaire. – Vidal de La Blache Paul, La France. Tableau géographique, Hachette, 1908 70 l’organisation de l’espace (1945-1975) De nouvelles images économiques du monde 71 Des statistiques aux cartes thématiques 72 Volontarisme et aménagement régional 74 Dissociations pédagogiques 76 La guerre de 1939-1945 n’a pas vraiment remis en cause cette géographie qui était demeurée au contact de la Terre et des hommes. Mais la reconstruction planifiée de l’économie du pays et l’explosion de sa démographie vont vite changer la demande sociale. Alors que la géographie physique améliorait ses méthodes et que la géographie humaine s’intéressait aux problèmes urbains et économiques pour promouvoir une efficacité pratique au service de l’aménagement régional, un nombre de plus en plus élevé de géographes s’engageait dans l’enseignement. — de nouvelles images économiques du monde — La mesure du changement et de la modernisation était donnée par l’offre documentaire d’État, qu’assuraient les ministères et des organismes tels que l’Insee, l’Ined ou la Documentation française. Le retour régulier des recensements de la population permettait à la géographie humaine d’expliquer la croissance démographique en temps réel ou presque, de mieux percevoir l’expansion des villes et même d’anticiper certaines évolutions par l’extrapolation des taux de croissance ou le commentaire des pyramides des âges. L’abondance des données et le rythme rapide de leur changement imposaient un gros travail d’actualisation qui mobilisait les énergies, quand les machines à calculer étaient encore rares. C’est à cette époque, et à l’aide de données chiffrées recueillies à de multiples sources, que Jules Blache engagea les géographes français dans la publication d’une volumineuse collection de géographie thématique des ressources naturelles du monde. Du côté de la géographie physique, on n’était pas en reste, car les études du terrain furent soumises à la dictature de la mesure, que Jean Tricart et Pierre Birot appliquaient par exemple à la granulométrie des alluvions ou à la pente des versants. De même, la géographie rurale, en utilisant des photographies aériennes verticales (Pierre Deffontaines, Mariel Jean-Brunhes Delamarre¹¹, Pierre Brunet) et l’analyse formelle du parcellaire (André Meynier, Pierre Flatrès), fit-elle progresser la connaissance des structures agraires au moment crucial du remembrement agricole et dans les cadres tropicaux des « études de terroirs ». Mais, en focalisant l’attention des géographes sur l’expansion quantitative des villes et sur les facteurs économiques du changement social, ces données disponibles rendaient les enquêtes de terrain moins nécessaires. D’ailleurs, la diminution de l’étude des paysages naturels et ruraux dans les publications universitaires de la géographie française à partir des années 1960 en était le signe. 71 11 Cf. P. Deffontaines, M. Jean-Brunhes Delamarre, 1959-1964, Atlas aérien, Paris, Gallimard (5 vol.). 72 12 J. Bertin, 1967, Sémiologie graphique. Diagrammes, réseaux, cartographie, Paris, Gauthier-Villars, Mouton. — des statistiques aux cartes thématiques — Très vite, les statistiques ont été transformées en cartes thématiques afin de rendre compte des évolutions économiques en cours. Pour « garder le rythme » et « coller aux événements », il était nécessaire de multiplier les cartes de statistiques publiées à des époques différentes, de les comparer à intervalles réguliers et de visualiser les rythmes différenciés, absolus ou relatifs, de la croissance |fig. 7|. On ne prenait pas trop le temps de la critique et de la confrontation des sources, tant le caractère officiel, massif et exclusif, de ces données les rendait irremplaçables : Dans Le métier de géographe (1990), Pierre George, après les avoir beaucoup utilisées, a critiqué ces statistiques gouvernementales par l’usage desquelles « la géographie se fait l’écho, sinon l’instrument, d’une politique en croyant échapper au risque d’en faire ». De son côté, Jacques Bertin proposa une sémiologie graphique¹² visant à harmoniser les techniques de discrétisation et de visualisation (en noir et blanc) |fig. 8| des données cartographiées, pour qu’elles n’altèrent pas la pertinence du raisonnement lorsqu’il doit être confronté à la comparaison de nombreuses cartes analytiques. Cela n’empêcha pas, au contraire, la multiplication de cartes synthétiques très colorées dans les atlas régionaux. Toutefois, il découlait directement de l’origine administrative des données statistiques que l’usage majoritaire d’un maillage départemental privilégiait l’interprétation des faits géographiques à l’échelle nationale. Menée à cette échelle, l’analyse comparative des rythmes de croissance ou des données quantitatives débouchait sur des typologies plus ou moins centrées sur les moyennes statistiques et conduisait l’interprétation au constat systématique des disparités spatiales et de la croissance inégale. Il était donc nécessaire de garder à l’esprit que toutes les échelles ont une pertinence dans l’analyse des faits géographiques, comme les années 1960-1970 allaient bien le montrer. 73 figure 7. La cartographie des données statistiques. – George Pierre, La France, Presses universitaires de France, coll. « Le Géographe », 1968 figure 8. Visualisation des données statistiques. – Bertin Jacques, Sémiologie graphique, Mouton / Gauthier-Villars, 1967 74 — volontarisme et aménagement régional — Le sens de la différenciation et le goût des géographes pour les typologies ont été mis à contribution, une fois la France reconstruite et l’Union française décolonisée, quand la V République s’est préoccupée d’une gestion plus efficace et plus équilibrée des ressources hexagonales. Elle mobilisa des géographes pour préparer et accompagner la nouvelle organisation de l’espace français. Que ce soit par des enquêtes menées sur des terrains de plus en plus souvent urbains, mais surtout par la collecte, la cartographie et l’analyse des données statistiques, ou bien que ce soit dans la coordination d’équipes pluridisciplinaires, les géographes se sont rendus utiles à une société qu’ils contribuaient à la fois à analyser, à informer et à convaincre de son changement. À l’échelle régionale, la coordination universitaire des groupes d’études, celle conduite par Jacqueline Beaujeu-Garnier notamment, s’est illustrée dans l’élaboration des grands atlas régionaux sur lesquels les aménageurs ont appuyé et légitimé leurs principales mesures d’équipement ou d’incitation. Dans ce cadre, il faut souligner l’importance stratégique des travaux théoriques de Jean Labasse et d’Étienne Juillard sur le fonctionnement des régions françaises. Toute une génération de géographes des années 1960-1970 se souvient d’avoir travaillé sur de nombreuses séries statistiques conduisant à des typologies qui faisaient la part belle aux catégories d’activités économiques et aux catégories socioprofessionnelles définies par l’Insee. Elles aboutissaient à des découpages sub-régionaux dont la cartographie devait alimenter la réflexion sur les moyens institutionnels de corriger les disparités spatiales constatées (généralement en termes de densités et de spécialisations économiques), tout en soutenant activement l’économie par la stimulation du dynamisme des armatures urbaines |fig. 9| et d’audacieuses hypothèses d’équipements structurants. Le rêve de géographe consistant à devenir un expert éclairé de l’harmonie spatiale semblait y trouver un commencement de réalisation. 75 figure 9. Réseau urbain et régions de France. – Juillard Étienne, Essai de hiérarchisation des centres urbains français actuels, rapport au ministère de la Construction, 1961, reproduit dans Juillard Étienne, La Région, Ophrys, 1974 76 — dissociations pédagogiques — Pendant ce temps, la plupart des géographes de formation s’activaient dans les collèges et les lycées de la République à enseigner encore beaucoup de géographie physique, à travers le dessin des formes du relief ou la construction des graphiques ombro-thermiques étalonnés sur l’indice d’aridité de de Martonne. Les lycéens de cette époque se souviennent aussi des listes de statistiques démographiques et économiques qu’ils ont dû mémoriser et des pyramides des âges qu’ils ont dû tracer et commenter. Quand le professeur était un géographe de formation, cela se reconnaissait à une plus grande fréquence des cours consacrés à l’élaboration de croquis de synthèse sur les régions françaises. On notera, dans l’évocation de ces exercices devenus canoniques pour la géographie scolaire, un point de méthode significatif des évolutions en cours à cette époque. Les manuels scolaires de géographie comportaient, dans les années 1960, de nombreuses photographies de paysages en couleurs qui voisinaient, dans la mise en page, avec des statistiques économiques généralement nationales et des cartes thématiques ou synthétiques souvent régionales. Il y avait donc une dissociation des formes de représentation graphique de l’espace puisque celui-ci était décrit à trois échelles différentes, par des supports de nature variable ; ce que n’avait pas connu la période antérieure – car alors la géographie physique et la géographie humaine pouvaient être étudiées sur les paysages et sur les cartes topographiques des mêmes lieux qu’il fallait confronter. Cette fois, chaque représentation mettait en œuvre des formes, une échelle et des interrogations – et donc des logiques explicatives – différentes. Pour de jeunes esprits, comme pour de jeunes géographes, ces dispositifs pédagogiques « dispersés » n’éclairaient pas les causalités géographiques, et l’on peut même se demander s’ils n’entretenaient pas un flou – dira-t-on professionnel ? – sur la nature politique et sociale des causes premières. C’était sans doute, par la diversification des sources, des points de vue et des représentations, un moyen de se garder des idéologies dominantes – le libéralisme et le communisme –, que l’époque remettait en cause ; mais l’esprit unitaire de la géographie tendait à s’y perdre malgré de nombreux rappels à l’ordre de la part des plus hautes autorités universitaires de la discipline. la territorialisation des pratiques spatiales (1975-2005) 77 Un regard totalisé 78 Le traitement des données 81 La dispersion des pratiques 85 En quête de déontologie professionnelle 87 Confrontés aux problèmes liés à la mondialisation mais disposant de nouveaux outils d’analyse de l’espace, les géographes ont réorienté leurs recherches et inventé les gestes de nouvelles pratiques professionnelles diversifiées. 78 13 La France a été le premier pays à s’engager dans la commercialisation des images satellitaires après avoir demandé à l’ONU et obtenu le principe de leur libre diffusion (résolution 4165 du 3 décembre 1986). — un regard totalisé — À partir des années 1970, le développement de l’imagerie satellitaire a créé les conditions d’une nouvelle saisie globale de la Terre. Plusieurs années après le satellite Landsat (1972), le lancement du satellite Spot (1986) et son succès commercial¹³ ont ouvert la voie aux multiples utilisations de la télédétection en France |fig. 10|. Nombre de géographes s’engagèrent dans l’apprentissage de cette nouvelle technologie d’information. Ce fut d’abord pour constituer une couverture cartographique là où elle n’existait pas encore qu’elle a été utilisée. Les géographes de l’Orstom (Office de la recherche scientifique et technique outre-mer) notamment, ont été parmi les premiers utilisateurs des « spatiocartes » nées de ce besoin. La prospection pétrolière ou l’observation de la déforestation en Amazonie, entre autres, ont été facilitées par l’interprétation des scènes Spot. Puis des utilisations plus géographiques ont été développées telles que, par exemple au cours des années 1990, l’inventaire précis des surfaces agricoles utilisées en Égypte, le contrôle régulier des surfaces en jachère de l’Union européenne et une étude prospective sur les transports routiers en Aquitaine. Dans beaucoup d’universités, les géographes (souvent « physiciens » à l’origine) ont saisi la chance de ces besoins nouveaux pour monter des recherches s’appuyant sur des formations spécialisées (les diplômes d’études supérieures spécialisées, ou Dess) de géographes-techniciens – soit de l’imagerie littorale (l’Imar [Image, Mer, Aménagement régional] à Nantes), soit de la climatologie (l’Epsat [Estimation des pluies par satellite] à Lannion), ou encore des formations végétales en milieux arides (Prodig [Pôle de recherche pour l’organisation et la diffusion de l’information géographique] à Paris) pour n’en citer que quelques-unes. Leurs points communs sont l’importance accordée à la maîtrise de l’instrumentation satellitaire et informatique, l’intérêt pour la discrimination visuelle et pour le paramétrage des données, des pratiques contractuelles finalisées par l’élaboration de logiciels adaptés à des demandes très spécialisées. Seraient-ils devenus des géographes au même titre que les radiologues sont médecins ? Leur vision dominante, si large soit-elle, n’est-elle pas aveuglée par un éloignement qui masque 79 figure 10. L’utilisation de la télédétection : image Spot de Mexico en 1989. – Brunet Roger (dir.), Géographie universelle, tome : « Amérique latine », Belin / Reclus, 1991 80 bien des aspects de la vie humaine ? À ceux qui seraient dans ce doute légitime, certains géographes décrivent déjà les applications prévisibles de la technologie Gps (Global Positioning Système), par exemple pour l’analyse de flux de circulation actuellement imperceptibles, tandis que d’autres opposent le perfectionnement formidable d’une cartographie disposant de capacités de mémoire et de traitement constamment multipliées (on pense aux images en trois dimensions pour la simulation effective de la vision du terrain). À partir de 1982, le Gip Reclus a construit un système « cartomatique » « à la française », dirons-nous, puisqu’il a associé un grand nombre de géographes et d’autres scientifiques français autour de trois projets aussi mobilisateurs que la Géographie universelle, L’Atlas de France et L’Observatoire de la dynamique des localisations, qui impliquaient l’informatisation des techniques cartographiques. De fait, ces années 1980 ont été le grand moment d’éclosion des systèmes d’information géographique ou « Sig » : des logiciels conçus pour visualiser, décrire, classer, croiser, expliquer et traiter de grandes quantités de données géoréférencées et actualisées. L’un des premiers mis en chantier fut l’inventaire d’occupation des sols d’Europe, Corine Land Cover, mais très vite, dans tous les domaines, en particulier celui de la gestion des collectivités territoriales, des informaticiens, pas toujours géographes, ont été appelés à développer des Sig spécialisés locaux : citons entre autres celui de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France (Iaurif) sur l’occupation du sol en Île-de-France, celui des Hautsde-Seine, géoréférencé sur le cadastre, celui du Morbihan, celui de Yaoundé, l’Atlas infographié de Quito, les Sig de Rouen, du Havre, d’Issy-les-Moulineaux, etc. D’où, très vite aussi, une inquiétude légitime devant l’ordre dispersé de ces pratiques et l’appel à une réflexion théorique sur ces méthodes de travail aussi séduisantes que mobilisatrices : le réseau de recherche Sigma-Cassini, fondé par Jean-Paul Cheylan, s’est engagé dans cette réflexion dès 1988. — le traitement des données — En deux décennies, après 1980, beaucoup de géographes sont devenus des techniciens spécialistes de la collecte, de l’archivage et de la visualisation de données spatio-temporelles complexes dédiées à des usages sociaux extrêmement différenciés. La dématérialisation informatisée des terrains de référence et le retour corrélatif des géographes à un travail de laboratoire posent la question épistémologique des réalités sur lesquelles ils travaillent, à travers les représentations qu’ils en produisent. On s’est particulièrement interrogé, en France, sur les formes de représentation numérique et graphique de l’espace géographique, considéré comme un objet spatio-temporel. Analyse spatiale et modélisation La recherche des lois et des structures de l’espace géographique a incité certains géographes à adapter à leur discipline des méthodologies directement inspirées des mathématiques, de la physique ou de l’écologie. C’est pourquoi, dans plusieurs universités, la géographie a bénéficié du développement de cursus de mathématiques appliquées aux sciences sociales. Le laboratoire de recherche Paris (animé notamment par Denise Pumain, Thérèse Saint-Julien, Lena Sanders) s’est ainsi consacré à la mise à l’épreuve de la théorie des systèmes et à la réflexion sur les modèles dynamiques pour se donner les moyens d’une simulation prospective des évolutions spatiales. L’actualité du questionnement géographique le conduit à s’intéresser aujourd’hui tant à la modélisation des limites urbaines qu’à l’intégration des niveaux d’échelle dans la modélisation spatiale. Notons que plusieurs de ces recherches, en particulier celles dédiées aux simulations dynamiques, ont alimenté la réflexion sur la visualisation des données numériques : le projet de choroscope de Philippe Waniez, les cartes de potentiel urbain de l’équipe Paris, les anamorphoses de Colette Cauvin, la variographie infographique de Christine Voiron-Canicio et André Dauphiné¹⁴, par exemple. Moins mathématicienne dans ses outils et plus intuitive dans ses méthodes, la chorématique, développée par Roger Brunet¹⁵ à partir de 1980, s’est fortement 81 14 C. Cauvin, 1994, « Du dessin à l´anamorphose, ou, de la carte à main levée à des représentations cognitives comparables », in Dessine-moi une carte. Quelques explorations cartographiques pour Sylvie Rimbert, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, p. 48-49, et C. Cauvin, 1997, « Au sujet des transformations cartographiques de position », Cybergéo : www.cybergeo.presse.fr, 14-01-1997, 15 ; C. Voiron-Canicio, 1995, Analyse spatiale et analyse d’images par la morphologie mathématique, Montpellier, Reclus. 15 R. Brunet, 1980, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », L’Espace géographique, 4, p. 253-265. 82 16 Cf. C. Grataloup, 1996, Lieux d’histoire. Essai de géohistoire systémique, Montpellier, Reclus. inspirée du structuralisme dans sa recherche de figuration des principes de l’organisation de l’espace |fig. 11|. Promue au rang de méthode nationale grâce au succès des publications du Gip Reclus, elle a séduit ceux qui pensent la géographie dans l’espace-temps¹⁶ et ceux qui apprécient les vertus pédagogiques des chorèmes. Elle a fait évoluer les cartes de géographie en contribuant à les affranchir des codes sémiologiques (tels que celui de Bertin), des codes géométriques (ceux des cartes topographiques) et des usages positivistes (les apparences de l’objectivité) pour les adapter à la communication des idées et des convictions : l’effet persuasif des modèles chorématiques tient au fait que, tout en exprimant avec rigueur les lois de l’espace, ils sont la formulation graphique d’hypothèses que l’on souhaite faire partager. 83 figure 11. De la cartographie à la chorématique. – Brunet Roger, Champs et contre-champs, raisons de géographe, Belin, coll. « Mappemonde », 1997 84 17 Cf. le volume d’EspacesTemps, 1996, Penser/Figurer, (62-63) ; B. Debarbieux, M. Vanier (dir.), 2002, Ces territorialités qui se dessinent, Paris, Éditions de l’Aube, Datar ; B. Debarbieux, S. Lardon, (dir.), 2005, Les Figures du projet territorial, Paris, Éditions de l’Aube, Datar. Les méthodes des sciences sociales Bien d’autres données sont aujourd’hui collectées ou construites par les géographes. Après avoir surtout fréquenté l’économie et l’histoire avant 1970, ils ont travaillé en relation avec les sociologues et les psychologues pour aborder les représentations mentales ou les aspects esthétiques des pratiques contemporaines de l’espace, et avec les philosophes des sciences pour démêler les problèmes épistémologiques posés par la réorientation de leur posture scientifique. On pourrait même penser que c’est sur ses marges que la discipline cherche aujourd’hui les idées et les énergies nouvelles. Il s’ensuit une diversification croissante des méthodes de travail qui incorporent de plus en plus l’approche littéraire, linguistique et sémiologique des discours, sans pour autant renoncer aux outils statistiques et aux moyens informatiques, graphiques et iconographiques. Les formes les plus réflexives de cette géographie sont davantage dépendantes des seuls financements de la recherche institutionnelle que la géographie des Sig et des modèles. Néanmoins la réactivation de problématiques comme les politiques urbaines, la valorisation des paysages et de l’environnement, les nouveaux territoires en Europe ou la relocalisation industrielle, offre à une géographie « sociale » ou « humaniste » de nombreux sujets d’étude. Le rôle joué par la carte et par l’iconographie, en général, dans les négociations territoriales conduit les géographes à une réflexion plus poussée sur ce moment de la communication et de la persuasion |fig. 12| qui accompagne la production de l’imagerie géographique¹⁷. 85 figure 12. Un scénario cartographique expressif pour produire un espace consensuel. – Collectif, Aménager la France de 2020 : mettre les territoires en mouvement, La Documentation française / Datar, 2000 86 — la dispersion des pratiques — Les géographes contemporains sont confrontés au paradoxe de la multiplication des signes de leur utilité sociale dans un contexte qui semble remettre en cause leur pertinence théorique et les placer en concurrence directe avec des disciplines plus opérationnelles : écologie, urbanisme, droit, économie. Le sentiment d’éparpillement tient en partie à la territorialisation croissante de la gestion de l’espace, notamment en France – où l’aménagement régional et la décentralisation ont été poursuivis grâce à un vaste transfert des compétences de l’État aux différents niveaux où se positionnent les collectivités territoriales traditionnelles ou en cours de constitution –, mais aussi dans le cadre de l’Union européenne. C’est que les géographes s’intéressent désormais à toutes les échelles spatiales de la vie sociale. La géographie « humaniste » a suscité leur intérêt pour les micro-espaces – perçus, vécus, représentés, imaginés – de la vie quotidienne, et l’étude des représentations mentales les a fait se rapprocher des sociologues et des urbanistes. Dans ce domaine de la gestion sociale, administrative ou commerciale des micro-espaces urbains, la technologie des Sig requerra sans doute leur collaboration dans les années à venir. Mais les « nouveaux pays » ruraux ne seront pas en reste s’ils recherchent les moyens techniques et les argumentaires requis par les nouvelles politiques d’aménagement, qui laissent une place plus grande aux initiatives locales. Il est donc probable que des géographes seront mobilisés pour appuyer et servir ces nouveaux pouvoirs locaux. À l’opposé, le regard des géographes doit aussi se positionner là d’où s’observe le mieux la vie physique de la planète : dans l’espace circumterrestre. Contrairement à l’ancienne géographie physique, qui travaillait dans le temps long de la géologie et des cycles d’érosion, la nouvelle approche des scènes satellitaires est confrontée à de rapides changements (climatiques, tectoniques), qu’il faut comprendre, voire anticiper, pour prévenir les risques dans le cadre général de la préservation de l’environnement. C’est au niveau intermédiaire et sur les questions strictement spatiales que les géographes sont sollicités en tant que tels, quand il faut déterminer 87 des découpages régionaux et préciser les dynamiques à l’œuvre dans l’organisation ou la recomposition des territoires aux échelles infra- et transnationales. Un ensemble de travaux consacrés à l’analyse des formes contemporaines de structuration de l’espace, générées par la mondialisation du mode de vie (espaces réticulés, systèmes de villes, réseaux interactifs, territoires), utilise la théorie des systèmes et les modèles dynamiques pour travailler ces questions de prospective. Les recherches articulant l’espace et le temps occupent une place priviligiée dans les préoccupations d’un monde d’acteurs soucieux d’optimiser leurs investissements dans de nouvelles stratégies de localisation, car, face aux incertitudes qu’ils rencontrent, les arguments géographiques et les dynamiques spatiales sont des points d’appui appréciables pour les prises de décision. Mais il y a aussi le vaste domaine des sciences sociales, où la géographie a cherché à prendre place depuis 1970 par l’étude réactualisée d’objets tels que le paysage, le territoire, les lieux symboliques, les représentations, la géopolitique, la culture, etc. Ces études, fondées sur la lecture de travaux théoriques extradisciplinaires – et bien souvent philosophiques – puis sur la relecture comparatiste de travaux géographiques spécialisés de différentes époques ou de différentes origines culturelles, rattachent les géographes qui s’y engagent à une tradition intellectuelle qui conduit, plus souvent qu’autrefois, à placer certains d’entre eux assez près des premiers plans de la scène médiatique quand l’actualité le permet. 88 18 P. Clerc, 2002, La Culture scolaire en géographie. Le monde dans la classe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, et M. Roumegous, 2002, Didactique de la géographie. Enjeux, résistances, innovations, Rennes, Presses universitaires de Rennes. — en quête de déontologie professionnelle — La multiplication des pratiques d’analyse territoriale et la diversification corrélative des niches professionnelles ne doivent pas masquer que la plupart des gestes professionnels de la géographie s’accomplissent encore au service de l’Éducation nationale. Mais il faut souligner la proportion désormais très minoritaire des géographes de formation que l’on y trouve, puisque au cours des années 1990 leur proportion est tombée de 20 % à 10 % des lauréats annuels du Capes d’histoire-géographie. Ce déséquilibre a conduit notamment à marginaliser les pratiques cartographiques, les raisonnements spatialistes ou l’approche biogéographique des milieux dans les établissements scolaires. Cette évolution, renforcée par les préoccupations sociales et la percée des sciences humaines, a laissé place à une géographie scolaire plus soucieuse d’alimenter la réflexion historique et civique sur le respect des équilibres écologiques, socio-économiques et politiques du monde. Cela se traduit dans la pratique pédagogique usuelle par le recul sensible des images satellitaires et des modèles chorématiques au profit de schémas et d’organigrammes censés clarifier une réalité complexe. On note aussi, à l’inverse, un retour prudent à l’analyse classique des textes, des paysages typés et des cartes politiques. D’où le sentiment, aujourd’hui répandu au vu de travaux tels que ceux de Pascal Clerc, de Micheline Roumegous ou de Jean-Pierre Chevalier sur la « culture » géographique¹⁸, d’une dissociation croissante entre les différents niveaux de production du savoir géographique et les divers domaines de la société où ils s’exercent. Dans la diversité des objectifs et des méthodes que décrit cet inventaire rapide des travaux géographiques d’hier et d’aujourd’hui, quels sont les faits et gestes communs ? Assurément l’usage permanent des cartes, quelle qu’en soit la nature, et la conviction qu’elles sont des représentations distinctes d’une réalité à voir aussi sur place ; sans doute, une connexion de l’espace et du temps qui, au-delà du lien organique entre l’histoire et la géographie, contribue à ancrer durablement celle-ci dans la mission d’un service public d’éducation ; probablement un mode d’explication des faits géographiques qui accorde une importance parfois excessive aux corrélations spatiales complexes ou à des multicausalités circulaires ; peut-être aussi la recherche de l’intérêt commun et de la conciliation visant une harmonie sociale respectueuse des grands équilibres de la nature et de l’humanité. LA GÉOGR COM SC cède Quand « faire école » le pas au pluralisme APHIE ME IENCE Olivier Orain L’objectif de ce chapitre est de prendre au sérieux l’idée de la géographie comme science. Mais sa visée est moins de justifier l’unité ou l’existence de la discipline universitaire que d’exposer les diverses formes de rationalisation qui ont accompagné les développements de celle-ci depuis qu’elle a droit de cité dans le champ académique, soit en gros depuis la fin du XIX siècle. Plus précisément, il s’agit de confronter discours identitaires et pratiques savantes, non pas tant pour les confirmer ou les confondre que pour rendre intelligibles dans leur diversité les efforts cognitifs, parfois convergents, parfois divergents, d’une communauté savante. les joies d’une école Quel contenu pour le paradigme « classique » ? 94 Le « noyau dur » du paradigme et les structures de sa reproduction 98 Durant sept à huit décennies, la géographie universitaire française s’est confondue avec ce que l’on appelle communément l’« école française de géographie », encore qualifiée de « classique » ou de « vidalienne », par référence à son fondateur supposé, Paul Vidal de La Blache. Confusément, les valeurs, méthodes, tentatives de définition, etc., qui ont été développées par les représentants de ladite école continuent largement à nourrir les représentations non savantes de la discipline, alors même que le paradigme classique¹ – qu’il est important de situer – a depuis une trentaine d’années perdu sa position hégémonique dans l’Université française. Pour autant, on ne saurait décemment affirmer qu’il a fait naufrage : infléchi, transformé, corrigé, il se perpétue dans la géographie contemporaine à travers des courants qui s’en revendiquent plus ou moins nettement. 1 Les références aux conceptions de Thomas S. Kuhn (cf., 1983, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, éd. origin., 1962) serviront de repère à cette présentation. Les notions de « paradigme », de « science normale », d’« anomalie », de « science extraordinaire » et de « révolution scientifique » en constituent le cœur – un paradigme, ou plutôt une « matrice disciplinaire », regroupant l’ensemble des valeurs et des conceptions partagées par une communauté scientifique. 94 2 De M.-C. Robic, voir notamment, 1991, « La stratégie épistémologique du mixte. Le dossier vidalien », EspacesTemps, 47-48, p. 53-66 ; 1992, Du milieu à l’environnement. Pratiques et représentations du rapport homme/nature depuis la Renaissance, Paris, Economica, spéc. livre II, p. 125-246 ; 1993, « L’invention de la “géographie humaine” au tournant des années 1900 : les Vidaliens et l’écologie », in P. Claval (dir.), Autour de Vidal de La Blache. La formation de l’école française de géographie, Paris, Cnrs éditions, p. 137-147. 3 Cf. V. Berdoulay, 1995, La Formation de l’école française de géographie (1870-1914), Paris, Bibliothèque nationale, Éditions du Cths ; rééd. 1981, coll. « Cths format ». — quel contenu pour le paradigme « classique » ? — Depuis les travaux de Marie-Claire Robic², Vincent Berdoulay³ et Catherine Rhein⁴, la relation étroite entre les raisons d’institutionnaliser une géographie universitaire à la fin du xix siècle et les caractéristiques du « programme de recherche »⁵ (ou horizon cognitif) de la géographie classique est un sujet connu et abondamment parcouru. Parmi tous les projets possibles qui s’offraient dans les années 1870-1900, celui porté par Paul Vidal de La Blache et ses premiers lieutenants (tel Lucien Gallois) s’est imposé. Cette victoire a signifié l’exclusion aussi bien d’un paradigme de géographie physique débarrassé de la question de l’humanisation (choix qui a triomphé en Russie/Urss dans les années 1914-1924⁶) que d’un paradigme anthropocentré, mettant l’accent sur ce que l’on appellerait aujourd’hui « aménagement » ou « développement »⁷. Au lieu de quoi s’est donc imposé le projet d’une géographie humaine s’attachant à démêler l’influence du milieu naturel sur les « groupements humains ». Elle a porté conjointement une grande attention au rôle d’agent modificateur de ces derniers, susceptibles d’« ouvrir la porte à de nouvelles combinaisons de la nature vivante »⁸. On résume et banalise fréquemment ce programme de recherches en évoquant l’idée d’une étude des relations homme/nature. Cela demeure, dans l’esprit du plus grand nombre, la définition possible de l’identité scientifique de la géographie, à tel point que le mot est souvent utilisé comme le synonyme des « conditions naturelles » auxquelles une société ou un groupe restreint sont « confrontés ». Il n’y a pas lieu d’épiloguer sur la vulgarisation qui s’est ainsi opérée. En revanche, il importe d’enrichir la description du projet classique. Pour Paul Vidal de La Blache et ses disciples, sur le modèle des autres géographies européennes de l’époque (à commencer par l’allemande), la légitimité proprement scientifique du géographe procède effectivement de ses compétences naturalistes. À ce titre, un détour par une solide formation en géographie physique a paru absolument incontournable dès la fin du xix siècle. Mais, à quelques exceptions près (Emmanuel de Martonne, Henri Baulig), cette dernière est 95 davantage conçue comme propédeutique à l’exercice de la géographie humaine que comme le cœur de la discipline. En outre, dans les propositions théoriques de Paul Vidal de La Blache et de son héritier le plus scrupuleux, Maximilien Sorre, une écologie humaine privilégie les relations de l’homme avec le reste du vivant, espèces végétales et animales, plutôt que le climat, le relief et la nature des sols. Or ce sont ces paramètres-là que la géographie des années 1910-1960 allait privilégier. De surcroît, le fondateur de l’école française a développé des perspectives d’explication hors du seul référent naturaliste : il était extrêmement sensible à la position relative des villes et des régions, à la « vie de relation » et aux fonctions de carrefour des entités géographiques. À cette enseigne, on pourrait affirmer que ce qui a été mis en œuvre par les élèves de Paul Vidal de La Blache s’appuie sur les propositions de ce dernier, formulées dans une vingtaine d’articles théoriques, un livre posthume (Principes de géographie humaine) et quelques textes canoniques pour la géographie régionale (le Tableau de la géographie de la France au premier chef), mais opère une simplification et une systématisation des perspectives ébauchées par le maître désigné. Si on peut parler d’un paradigme pour la géographie classique, il serait ainsi plus cohérent de le qualifier de « postvidalien », car il n’a véritablement pris forme comme « matrice disciplinaire » qu’à partir du moment où les pistes explicatives multiples ébauchées par Paul Vidal de La Blache ont été élaguées, codifiées et érigées en doxa. Les artisans qui ont le plus œuvré pour transformer la « science extraordinaire » en « science normale » sont vraisemblablement Lucien Gallois et Emmanuel de Martonne, même si d’autres élèves, par l’exemple que fournissait leur production, ont pu également contribuer à la standardisation du paradigme (on évoquera ici Albert Demangeon, Raoul Blanchard et Jules Sion). Le paradigme classique comprend non pas un mais deux programmes de recherche, qui entretiennent une relation à la fois évidente et problématique. Parallèlement à la recherche des relations homme-nature, il s’agit de mettre au jour la « personnalité » (c’est-à-dire l’identité, la singularité) de chaque milieu, 4 Cf. C. Rhein, 1982, « La géographie, discipline scolaire et/ou science sociale ? 1860-1920 », Revue française de sociologie, XXIII, p. 223-251. 5 Expression empruntée ici à l’épistémologue Imre Lakatos. 6 Cf. O. Orain, 1996, « La géographie russe (1845-1917) à l’ombre et à la lumière de l’historiographie soviétique », L’Espace géographique, 3, p. 217-232. 7 Et dont était porteur quelqu’un comme Marcel Dubois, un temps rival de Vidal de La Blache. 8 P. Vidal de La Blache, 1903, « La géographie humaine : ses rapports avec la géographie de la vie », Revue de synthèse historique, p. 219-240. 96 région, pays, paysage, etc., en considérant en première intention que cette identité géographique procède d’une combinaison particulière de « facteurs » naturels et humains. À l’origine, cet intérêt idiographique appuyé sur des monographies a pu sembler s’inscrire dans un projet inductiviste qui établirait les principes de la géographie humaine sur la base de comparaisons entre des cas d’espèce. Mais dès le Tableau de la géographie de la France (1903), la visée idiographique subvertit le statut de la monographie et devient une question à part entière : la France est-elle un « être géographique » ? Pour répondre à cette question, Paul Vidal de La Blache déploie un argumentaire qui, précisément, s’affranchit de la question des relations homme-milieu. Par la suite, les postvidaliens ont standardisé la réponse en considérant qu’une personnalité régionale s’interprétait en enchaînant une explication naturaliste et une interprétation historique (le plus souvent délivrée sous la forme d’un récit). Au demeurant, chacun de ces programmes de recherche a été mis en difficulté par la standardisation progressive de la géographie. Dès 1909 et la conclusion du livre fameux de Gallois Régions naturelles et noms de pays. Étude sur la région parisienne, est affirmée la nécessité d’opérer une séparation « analytique » préalable entre étude du milieu naturel et étude de son influence sur les « groupements humains ». Dès lors, toute étude de géographie humaine devait être précédée par l’examen séparé des « conditions naturelles », déclinable en une succession de « facteurs » (climat, relief, sol, hydrologie, végétation, etc.). En procédant de la sorte, le risque était grand de perdre de vue la relation homme-nature comme lieu du questionnement scientifique – par dilution dans une profusion de développements thématiques. Par ailleurs, l’effort probatoire s’est progressivement focalisé sur l’explication géomorphologique du relief, négligeant le « programme officiel ». Dans les années 1910-1930, la géographie humaine est devenue également autonome en mettant l’accent sur la classification des formes de paysage ou d’habitat. Chez la plupart des postvidaliens, la relation homme-nature est en fait déproblématisée et soumise à des diagnostics déterministes à caractère 97 ponctuel qui émaillent la géographie régionale (par exemple chez de Martonne) : telle ligne de source est à l’origine d’une succession de villages, telle montagne fait barrière entre deux « races »… Ainsi, comme l’a clairement montré M.-C. Robic (1992), les travaux classiques ont échoué dans leur tentative pour constituer les relations homme/nature en objet de la géographie. S’agissant du programme idiographique, on peut faire des remarques analogues. Dès les premières thèses des élèves de Vidal de La Blache, faire œuvre de « géographie régionale » revient à fragmenter ses objets en thèmes ou en sousrégions au sein d’un « dossier ». Le procédé n’était pas nouveau et avait partie liée avec un objectif d’exhaustivité. Mais il a eu pour effet de diluer la question de l’individualité géographique. Renvoyé aux marges de la description (propos introductifs ou conclusifs), davantage affirmé qu’étayé, le discours sur la « spécificité régionale » a été réduit au statut de clause de style. En outre, les contraintes d’érudition propres aux grands exercices académiques (thèse, leçon) ont pesé lourd dans l’autonomisation de développements thématiques toujours plus importants. Déjà, la thèse d’Albert Demangeon, La Picardie et les Régions voisines… (1905), considérée comme un modèle à suivre, a frappé les contemporains par son excès de « détails »⁹. En réaction à cette tendance lourde, on voit certains auteurs dénoncer le vice du « plan à tiroirs », qui occulte la juste saisie des « combinaisons géographiques » pertinentes. André Cholley, élève de de Martonne, s’est fait une spécialité de dénoncer ce genre de travers (notamment dans le manuel La Géographie… de 1951) au nom d’un propos géographique visant « la nature des choses », mais il n’est pas le seul : à partir des années 1950, la dénonciation des déformations du métier est devenue une antienne. Dans ce tableau, rares sont les géographes qui font exception par leur fidélité aux préceptes vidaliens. Le plus marquant fut sans doute Maximilien Sorre, dont l’œuvre entier semble être animé par un effort de développement cohérent d’une écologie de l’homme. On en prendra pour témoin sa thèse, Les Pyrénées méditerranéennes. Étude de géographie biologique (1913) et ses Fondements 9 Cf. M.-C. Robic, 2003, « L’exemplarité du Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de La Blache », in J.-M. Berthelot (dir.), Figures du texte scientifique, Paris, Puf, spéc. p. 96-97. 98 10 Cf. 1934, « L’art de la description chez Vidal de La Blache », Mélanges de philologie, d’histoire et de littérature offerts à Joseph Vianey, Paris, Les Presses françaises, p. 479-487. — le « noyau dur » du paradigme et les structures de sa reproduction biologiques. Esquisse d’une écologie de l’homme (1943), premier tome d’un traité monumental en quatre volumes, Les Fondements de la géographie humaine (19431952). Dans l’ensemble de ses travaux, il s’est précisément essayé à décliner la relation homme-nature, ouvrant des perspectives originales sur les « associations » entre l’homme et le vivant, l’alimentation humaine et les régimes alimentaires, sans parler de sa très riche géographie des maladies ou « complexes pathogènes », reposant sur le triangle milieu naturel-infections-sociétés. À un degré moindre, Jules Sion s’est également voulu un continuateur sinon du programme, du moins de la manière vidalienne¹⁰. Sa thèse, Les paysans de la Normandie orientale (1909), constitue un remarquable travail d’éclairage ethno-historique, tandis que ses travaux de l’entre-deux-guerres ne se distinguent guère des standards cognitifs de ses contemporains. Cette description peut sembler paradoxale : on parle de « géographie (post)vidalienne » et on invoque deux « programmes de recherche » – qui dans les faits ont été largement subvertis sinon dans les principes, du moins dans la pratique. On évoque un « fondateur » pour mieux le placer en lisière de la « science normale ». Il y a là effectivement de quoi désorienter, sauf si l’on veut bien admettre que les enjeux réellement sensibles étaient ailleurs. — Le vieux terme « devisement » peut être utilisé pour désigner le type d’énoncé que l’on reconnaît aisément et ordinairement comme « géographique ». Il y a là sans doute une clé pour esquisser un continuum entre ce que pouvait être la géographie avant son institutionnalisation, ce qu’elle est restée dans les représentations collectives jusqu’à aujourd’hui, et ce qu’elle a pu mettre en avant à son âge classique. Durant celui-ci, les discours d’intentions des géographes ont l’inconvénient d’avoir beaucoup mis en avant des intérêts cognitifs (les relations homme-nature, la personnalité régionale) qu’ils traitaient à la légère – et avec une 99 certaine souplesse de jugement –, tandis que les vraies limites, les véritables contraintes épistémologiques, demeuraient dans l’informulé. Le modèle « positiviste » des sciences, tellement prégnant au début du xx siècle, prescrivait qu’une science particulière sélectionne dans l’infinité du monde réel une certaine gamme de phénomènes dont elle se donne pour projet de révéler les relations causales. À ce titre, la géographie aurait pu tout à fait coller à une épistémologie positiviste si, précisément, elle avait orchestré les relations homme-nature à la manière dont un Émile Durkheim procédait avec les faits sociaux. Parmi les élèves de Paul Vidal de La Blache, Jean Brunhes fut le seul positiviste digne de ce nom : ses grands travaux sur l’irrigation¹¹ et ses « monographies synthétiques »¹² sont précisément des entreprises d’exemplification, de thématisation et de purification de la relation causale entre les données naturelles et le « travail » humain. Mais Jean Brunhes a été critiqué par ses condisciples, alors même que son projet rentrait pour partie, au moins en apparence, dans le projet d’une écologie de l’homme. Au-delà des considérations universitaires (Brunhes était davantage un brillant conférencier qu’un universitaire érudit), il y a quelque chose de plus profond dans le divorce entre les postvidaliens et l’auteur de la Géographie humaine, qui marque la séparation entre positivistes et réalistes « intégraux ». Il importe de bien rappeler que presque tous les scientifiques du début du xx siècle étaient réalistes, en ce sens qu’ils adhéraient à l’idée d’une autonomie du phénomène, conçu comme indépendant de la volonté du savant. Ils étaient également une majorité à penser que l’explication se trouvait dans les faits euxmêmes, qu’il suffisait de les confronter pour dégager des relations causales. En revanche, la plupart d’entre eux étaient positivistes en ce sens qu’il leur apparaissait nécessaire de réguler expériences et observations dans un cadre procédural bien défini, susceptible de sélectionner dans le bruit du monde la catégorie de phénomènes qu’ils souhaitaient confronter ou confondre. 11 J. Brunhes, 1902, L’Irrigation, ses conditions géographiques, ses modes et son organisation dans la péninsule Ibérique et dans l’Afrique du Nord, thèse de doctorat, Paris, C. Naud. 12 J. Brunhes, 1912, La Géographie humaine, t. I : Les faits essentiels, groupés et classés ; t. II : Monographies, Paris, Félix Alcan ; 1 éd. : 1910 ; 2 rééd. : 1925. 100 13 C’est nous qui soulignons. Extrait de L. Gallois, 1927, « Avant-propos », in P. Vidal de La Blache et L. Gallois, Géographie universelle, vol. 1, Paris, Armand Colin, p. v. Or précisément, c’est ici que la géographie classique se détache radicalement du positivisme. En effet, les principaux lieutenants de Vidal de La Blache ont indiqué, par leurs travaux et leurs jugements, que la géographie n’avait pas pour mission de tailler dans le réel, mais bien au contraire de respecter l’intégrité des « réalités géographiques ». Que faut-il entendre par là ? « La géographie a largement bénéficié depuis un siècle, depuis un demisiècle surtout, du progrès général des connaissances humaines. Et tout d’abord s’est achevée, par la conquête des Pôles, la découverte du globe. Comme conséquence, les sciences de la nature ont pris toute leur ampleur : météorologie, océanographie, géologie, botanique, zoologie. Les résultats de toutes leurs observations sont venus s’inscrire sur des cartes de plus en plus exactes. Ainsi est apparue avec évidence l’action réciproque des phénomènes les uns sur les autres. Toutes ces analyses ont abouti à des synthèses, à la grande synthèse qu’est la nature prise dans son ensemble¹³. » Dans cet extrait de 1927, Lucien Gallois esquisse une sorte de récit des progrès de la « connaissance » géographique. Elle présuppose un arpentage exhaustif du monde et repose sur un cumul de « résultats » issus de celui-ci. La géographie sédimente ces derniers en cartes qui révèlent, dans leur juxtaposition, des interactions explicatives. La seule coprésence des faits fait apparaître l’explication. Cette conception va plus loin que la perspective du réalisme habituel : non seulement (et bien évidemment) elle postule une réalité objective indépendante des sujets connaissants, mais, de surcroît, ce réel se donne sans la moindre solution de continuité à ces derniers. Mais la dernière phrase de l’extrait accentue bien davantage encore l’originalité de ce réalisme : Gallois y clôt le mouvement de la connaissance par un fort étonnant retour de celle-ci à la « nature », comme si la « synthèse » des savoirs pouvait restituer l’objet du savoir, la « nature prise dans son ensemble ». Dès lors, la vocation du géographe est de recueillir les données du monde, de les inscrire, notamment sur des cartes, et éventuellement – c’est l’étape explicative – de révéler leurs correspondances. Mais l’essentiel, bien 101 plus que l’explicativité, est la restitution des « réalités ». C’est par cette dimension d’exhaustivité que le réalisme géographique prend toute sa singularité. Cet idéal a beau être diffus et peu explicite dans les écrits des élèves directs de Vidal de La Blache, il importe de ne pas le considérer à la légère. En effet, il a servi de critère impitoyable pour éliminer tout ce qui semblait non géographique : travaux sans préalable descriptif, sélectifs, spéculatifs, théorisants, etc. Déjà les « lacunes » du travail de Jean Brunhes ont servi à Maurice Zimmermann pour l’éreinter. Plus encore, le rationalisme et les spéculations « aventurées » d’un Camille Vallaux en ont fait un quasi paria de la génération postvidalienne : son insistance dans Les Sciences géographiques (1925) sur les « représentations » qui s’immiscent entre l’« œil humain » et la « nature », constituant un « écran des représentations symboliques et schématisées », condamne chez lui le réalisme « exhaustiviste » et du même coup met en perspective sa position de marginal du paradigme classique. Son livre, à bien des égards remarquable, a été condamné à un ostracisme bibliographique qui n’a été pour partie levé que dans les années 1970. Autant le réalisme géographique est sous-jacent dans les écrits de la première génération de postvidaliens, autant il devient déterminant et explicite dans les écrits de l’après-guerre : chez des auteurs aussi différents que Maurice Le Lannou¹⁴, André Cholley¹⁵ ou Pierre George¹⁶, il fait l’objet d’innombrables considérations à finalité axiologique (il s’agit d’énoncer les valeurs de la géographie clairement et distinctement sous forme d’adages didactiques). Au souci de ne pas mutiler les « réalités géographiques » s’adjoint une définition de la discipline comme « science carrefour » ou « science de synthèse » qui a longtemps perduré. Par opposition aux sciences analytiques, la géographie est posée comme la saisie de « combinaisons », « systèmes » (Cholley), ou « complexes de situation » (George) à caractère unique. Une telle reformulation du programme idiographique lui confère une légitimité nouvelle tout en élargissant le champ des combinaisons possibles (dans lesquelles la nature n’est plus forcément un protagoniste essentiel). Plus encore que pour les élèves directs de Vidal de La Blache, la nécessité de 14 M. Le Lannou, 1949, La Géographie humaine, Paris, Flammarion. 15 A. Cholley, 1951, La Géographie (Guide de l’étudiant), Paris, Puf. 16 Cf. entre autres P. George, 1966, Sociologie et Géographie, Paris, Puf, « “Sup” le sociologue » et 1970, Les Méthodes de la géographie, Paris, Puf. 102 17 Le renoncement à la recherche de lois générales autres que « physiques », c’est-àdire naturelles, est un trait caractéristique de l’ensemble de la production réflexive des décennies d’après-guerre. Déjà Henri Baulig, dans son texte canonique de 1948, « La géographie est-elle une science ? » (publié dans les Annales de géographie), annonçait cette mise sous le boisseau de la géographie générale. 18 Dont les figures les plus connues sont Wilhelm Dilthey, Max Weber et Heinrich Rickert. développer une géographie (humaine) générale, autonome et nomologiquement¹⁷ ambitieuse, perd toute importance, puisque l’essentiel est ailleurs, dans l’acte presque clinique qui identifie ou diagnostique une « situation géographique » et démêle les différents facteurs en jeu qui lui donnent toute sa singularité. Dans les années 1960, certains auteurs (P. George, Jean Labasse) en ont tiré une conception non exclusivement explicative de la pratique du géographe, y incorporant des aspects proprement herméneutiques (ou interprétatifs) visant la « personnalité régionale » – aspects qui s’inscrivent dans une tradition implicitement héritée de l’épistémologie allemande du verstehen (comprendre)¹⁸. La recherche de l’exhaustivité dans l’exercice de la géographie empirique posait des défis singuliers, notamment lorsqu’il fallait énoncer dans des articles ou des ouvrages les résultats d’une recherche. Le problème le plus immédiat est bien entendu celui de la clôture de la description : sauf à s’étendre à l’infini, celleci devait forcément sélectionner des éléments considérés comme pertinents. Or, si la diversité des questionnaires est encore de mise dans les thèses des élèves de Vidal de La Blache, force est de constater que dès les années 1920 s’est codifié une sorte de dossier standard, enchaînant les entrées naturalistes (climat, relief, sol, végétation…) et les entrées « humaines » (agriculture, villes, activités, etc.), l’ensemble étant en général prolongé de façon plus ou moins importante par l’évocation des sous-ensembles régionaux. Certains (Cholley) ont eu beau dénoncer le caractère scholastique d’un tel « plan type », ce dernier avait pour lui le double avantage de codifier ce qui était absolument requis et de laisser une certaine latitude en matière d’innovation (thématique notamment). Grâce à quoi, avec les décennies, la liste des « entrées » n’a cessé de s’allonger... En outre, et on trouvera là une autre difficulté majeure de la « description exhaustive », la mise en texte impliquait l’inscription d’une réalité matérielle au minimum tri- voire quadridimensionnelle (en incluant les problèmes d’évolution) dans un discours linéaire. Certains, tel Raoul Blanchard, ont repris à leur compte le stratagème du récit de voyage, qui ramène la description d’une contrée à la relation d’un itinéraire 103 (stratagème dont il use et abuse dans le volume Asie occidentale de la Géographie universelle publié en 1929). Mais la solution principale – celle que l’on retrouve dans la quasi-totalité de la production empirique – consiste précisément à fragmenter l’objet d’étude en le thématisant et/ou en le régionalisant. On retrouve par là l’idée de dossier, mais abordée à l’aune d’un autre problème d’énonciation. La solution principale du problème d’exhaustivité a donc été, pour l’ensemble des géographes classiques, de diviser, rediviser, et encore diviser (comme inlassablement) leurs objets en sous-catégories, sous-régions, sous-thèmes… Au-delà des contraintes d’exhaustivité qu’implique le devisement géographique, la posture postvidalienne incorpore aisément un certain nombre d’attitudes de recherche qu’en son temps Emmanuel de Martonne avait résumées de manière frappante : « Ce qu’il y a de fécond et d’original à la fois dans la méthode géographique, c’est qu’elle met en présence des réalités terrestres¹⁹. » Pour expliciter une telle affirmation, il faut se représenter non pas un homme de cabinet mais un « géographe de plein vent » (Lucien Febvre), qui privilégie le travail de terrain au détriment de toute espèce d’archives et constate, par sa présence autant physique que cognitive, la « mise en présence » des phénomènes. La scène capitale, la seule légitime, prend place auprès des choses ou des « réalités géographiques ». Le bon chercheur arpente inlassablement son terrain d’études, jusqu’à en connaître chaque « détail ». Dès lors, dans l’opération de restitution de la réalité, la description textuelle est la forme la plus problématique du rendu, alors que les représentations iconiques sont bien plus satisfaisantes, malgré leur caractère non extensible. Faute d’un rapport visuel immédiat aux réalités, elles en proposent une image de substitution qui en conserve – au moins partiellement – l’exhaustivité. Dans une perspective similaire, l’examen de la carte topographique a été rapidement érigé en substitut de l’expérience de terrain et son commentaire en « exercice-type » (au sens de T. S. Kuhn) du paradigme classique. On ne s’étonnera pas de voir en André Cholley²⁰ le premier codificateur de l’exercice. 19 E. de Martonne, 1919, Traité de géographie physique, Paris, Armand Colin, p. 23. 20 Il est rapidement devenu président du jury de l’agrégation de géographie. Sur le commentaire de cartes, voir E. Jaurand, 2003, « Du fétiche à l’épouvantail ? Le commentaire de cartes et la géographie universitaire française (1945-2001) », L’Information géographique, 4, p. 352-369. 104 21 Cf. M.-C. Robic, 1996, « Interroger le paysage ? L’enquête de terrain, sa signification dans la géographie humaine moderne (1900-1950) », in C. Blanckaert (dir.), Le Terrain des sciences humaines (XVIII-XX siècle), Paris, L’Harmattan, p. 357-388, et 1997, « L’excursion du géographe. (Sur l’école française de géographie) », Conférence, 4, printemps, p. 211-227. 22 Il faudrait coiffer ces deux programmes par un modèle métaphoriquement « organiciste » corrigeant les explications causales déterministes (qu’elles soient « naturelles », « historiques », « technicistes » ou « économicistes ») et justifiant la saisie des « êtres géographiques ». Mais le rituel proprement initiatique et socialement intégrateur, pour les générations formées entre 1905 (date de la première excursion interuniversitaire) et la fin des années 1960, est indubitablement la « sortie de terrain » ou « excursion »²¹. Tout à la fois rite intégrateur et propédeutique à l’exercice solitaire de la recherche empirique, l’excursion a été longtemps parée de toutes les vertus, sans susciter pour autant de réflexions susceptibles d’en extraire – et pour cause ! – un système pédagogique. Avec les éléments exposés jusqu’à présent, le lecteur dispose de quasiment toutes les pièces constituant ce que Thomas S. Kuhn appelle la « matrice disciplinaire » d’un paradigme : une « métaphysique » (le réalisme « exhaustiviste ») ; des « modèles heuristiques » (l’explication causale des relations homme-nature, la compréhension des « personnalités géographiques »²²) ; des « exercices-types » (le terrain, le commentaire de cartes, mais aussi la « leçon » de géographie régionale) ; des « exemples », formés par des livres fameux (le Tableau de la géographie de la France de Vidal de la Blache, La Picardie et les Régions voisines… de Demangeon) ou des situations-types enseignées comme telles (le « carrefour » bourguignon, la région « lyonnaise », les Alpes du Nord et leur organisation en bandes…) ; des « valeurs » énoncées sous formes d’adages, du type « il faut partir du concret », « on essaiera de faire le tour de la question », « les réalités géographiques sont complexes », etc., tellement standardisées et banalisées qu’elles étaient aisément réappropriables par les apprentis ; une « instrumentation » typique et variée (qui va de la carte topographique à la tarière, en passant par la paire de bottes et les « données » statistiques). Il y manque les « généralisations symboliques », qui dans la géographie classique ne pouvaient être des équivalents de E = mc². On peut considérer que les répertoires de formes (géomorphologiques, paysagères…), dressés en véritables planches dans les manuels, constituaient une forme simple et spécifique de « généralisations symboliques ». On peut aussi considérer que les grandes notions (milieu, genre de vie, paysage, région, ville/campagne), qui semblaient spontanément constituer les objets de 105 la discipline, avaient aussi cette dimension. À ce titre, on peut les qualifier de déictiques : leur fonction était de désigner la géographie autant que de signifier quelque chose en particulier ou en général. Cette adéquation est d’autant plus frappante que le paradigme de la géographie classique répond à un certain nombre de conditions émises par Kuhn, en l’absence desquelles on ne saurait s’inspirer de sa description : durant à peu près soixante-dix ans, il a représenté la seule et unique manière de faire de la géographie scientifique (or la « science normale » kuhnienne est exclusive, elle est marquée par l’absence d’écoles concurrentes) ; il n’a pas donné lieu à des explicitations systématiques, car son apprentissage produisait une « connaissance tacite » par l’exercice et l’exemple ; par ailleurs, le fonctionnement des exercices canoniques répond partiellement à l’idée de puzzle solving (résolution de problèmes) : qu’ils aient à « expliquer un relief » ou à « caractériser une région », à travers un commentaire de carte ou un travail de plus longue haleine, les apprentis étaient précisément confrontés à des énigmes (puzzles), pour lesquelles les précédents mobilisables constituaient des modèles sur lesquels s’appuyer. Il ne s’agit pas pour autant d’affirmer que l’idée de paradigme « épuise » tout ce que l’on pourrait dire sur la géographie classique (ce n’est pas l’objectif !), ni que l’adéquation entre le modèle et l’exemple est parfaite. Ainsi, malgré les prétentions à la prospective de certains géographes des années 1960 (J. Labasse, P. George, Michel Rochefort), il est difficile de considérer la géographie pratiquée entre 1900 et 1970 comme une science prédictive. En outre, l’ensemble des développements descriptifs à visée exhaustive peut difficilement être conçu sur le mode de la « résolution d’énigmes » et, en ce sens, échappe à la définition kuhnienne. Seuls certains compartiments de la pratique (et de sa trace écrite, la littérature géographique) relèvent de celle-ci : ces « explications » diverses – causales ou historiques, basées sur des indices (comme en géomorphologie), des données numériques ou des archives – sont le plus souvent extrêmement circonscrites (elles sont un moment, ou plusieurs, dans un énoncé). Alors qu’on se représente 106 facilement une explication comme une procédure qui « orchestre » un texte savant, lui donne sa dynamique, il en va rarement ainsi dans la géographie classique, qui l’utilise plutôt ponctuellement, sous des formes variées, pour justifier le diagnostic d’une forme (de relief, de paysage, etc.) ou affirmer la singularité de telle région, ville ou contrée humanisée. Il existe bien entendu des contreexemples. Ainsi Jules Sion a organisé son Asie des moussons (1928-1929) en démontrant le rôle que ledit phénomène climatique jouait dans la différenciation régionale de l’Asie du Sud-Est. De la même façon, la plupart des travaux empiriques de Pierre Gourou sont basés sur la volonté de mettre en cause l’idée de déterminisme naturel et de lui substituer une lecture « civilisationnelle » de l’organisation matérielle des sociétés. Paradoxe qui n’en est pas un, ce sont les géographes les moins « naturalistes » qui ont le plus ressenti le besoin de mettre l’administration de la preuve au centre de leur propos (et non dans la périphérie de multiples diagnostics cliniques). Dans les années 1950-1960, le champ des phénomènes susceptibles d’intéresser les géographes n’a cessé de s’élargir à de nouveaux thèmes. Pourtant, on ne saurait dire que les procédures cognitives ont été modifiées pour traiter ces nouveaux objets. Seule la géographie physique s’est ouverte à des pratiques inédites (expérimentations en laboratoire, traitements statistiques) et à des efforts de renouvellement théorique (sous l’influence de Jean Tricart puis de Georges Bertrand). Rien, dans le reste de la production de la discipline, ne saurait accréditer l’idée d’une quelconque inflexion paradigmatique. Bien au contraire, la doxa continuait à éliminer tout ce qui pouvait prêter le flanc à l’anathème « ce n’est pas de la géographie ! », face auquel des recherches trop ambitieuses sont rentrées dans le rang ou ont débouché sur le départ de quelques individus vers d’autres disciplines ou horizons. Il a fallu plus que cela – une véritable « révolution scientifique » – pour faire céder la chape qu’était devenu le paradigme classique au fil des décennies… une « révolution scientifique » tardive ? 107 Les prémices 109 La crise 111 Entre 1972 et 1986, la géographie française a connu de profonds bouleversements. Il n’est pas certain que les problèmes épistémologiques en aient été la cause première. En revanche, il ne fait aucun doute qu’ils ont été un levier décisif pour agir contre l’establishment disciplinaire. 108 23 Plus connu sous le pseudonyme de Julien Gracq. 24 Cf. aussi chapitre 1. Pour plus de détails, voir M.-C. Robic, 1995, « Des vertus de la chaire à la tentation de l’action », in P. Claval et A.-L. Sanguin (dir.), La Géographie française à l’âge classique, Paris, L’Harmattan, p. 27-58. 25 C’est ce qu’exprime Paul Claval dans les premières lignes de son Essai sur l’évolution de la géographie humaine, Besançon, Paris, (Cahiers de géographie de Besançon, Les Belles Lettres, 1964). — les prémices — Ce qui s’est accompli durant ces années 1970-1980 n’a bien entendu pas surgi brutalement. On peut invoquer un ensemble d’« anomalies » préalables qui ont mis en question les capacités explicatives du paradigme classique. Il convient déjà de noter que, dès l’immédiat après-guerre, l’école française a cessé de donner le ton dans la géographie mondiale, alors qu’elle avait largement régné durant les années 1920-1930. Aux États-Unis comme dans les pays scandinaves, puis au Royaume-Uni et en Allemagne, des efforts importants de renouvellement épistémologique ont eu lieu. Par ailleurs, la géographie soviétique fournissait un autre modèle possible (pour le coup strictement naturaliste), susceptible de mobiliser les géographes de sensibilité communiste (Tricart en a été le prototype). En ce sens, on pourrait dire que l’école française s’est retrouvée de facto confrontée à des paradigmes rivaux. Elle les a assez superbement ignorés jusqu’à la fin des années 1960, mais ce fut au prix d’une marginalisation croissante. Pourtant, dans l’immédiat après-guerre, un certain nombre d’auteurs (Jean Gottmann, Maurice-François Rouge, Louis Poirier²³ et même André Cholley) ont développé séparément des esquisses programmatiques suggérant un aggiornamento de la géographie humaine²⁴, mais ces propositions ont été globalement ignorées, comme si la communauté des géographes n’était pas mûre. Ces esquisses sont demeurées invisibles (car irrecevables ?) pour les contemporains. En revanche, des sociologues (Paul-Henri Chombart de Lauwe), mais surtout des économistes (François Perroux) et des historiens (Fernand Braudel), ont été sensibles aux idées neuves qu’ils ont pu trouver chez J. Gottmann, chez M. Sorre ou chez M.-F. Rouge. Dans le contexte des années 1950 et surtout 1960, la réflexion sur l’« organisation de l’espace » (ici synonyme d’aménagement du territoire) a trouvé des rebondissements extra-géographiques. L’« espace », mot peu usuel dans le paradigme classique, a été utilisé par des disciplines qui se sont positionnées rapidement sur la scène émergente de la planification et de l’aménagement du territoire. Or précisément, cette émergence a progressivement introduit un « malaise »²⁵ chez les géographes, dont la traduction apparente fut une polémique feutrée entre les 109 partisans d’une « géographie appliquée » (M. Phlipponneau) et ceux qui voulaient maintenir la discipline dans son statut de « science exacte » et la tenir à l’écart du processus décisionnel en aménagement (P. George, avocat d’une « géographie active »). Il n’empêche que la profession a perçu cette nouvelle scène comme un marché professionnel à conquérir et comme un lieu « naturel » d’exercice de la géographie. Or dans les faits, la légitimité de cette dernière n’allait pas de soi, notamment aux yeux des ingénieurs, économistes ou architectes, qui ont investi rapidement les places dominantes de l’aménagement. Face à la « raison ingénieuriale », soucieuse de modèles, de justifications statistiques et d’un recours généralisé à la mathématisation, les géographes ont répondu par deux attitudes distinctes : les uns (P. Claval, Jacqueline Beaujeu-Garnier, Olivier Dollfus) ont voulu incorporer à la géographie de nouvelles « démarches » sans considérer leur caractère éventuellement incompatible avec la « tradition géographique » ; d’autres au contraire (P. George, J. Labasse), plus conscients de ce que signifiait l’adoption (fût-elle partielle) de la raison ingénieuriale, l’ont rejetée en bloc. En tout état de cause, la confrontation des géographes avec ces nouveaux « partenaires » a créé un trouble important, qui explique sans doute la prolifération durant les années 1960 d’une littérature « identitaire » qui s’interroge sur les fondements de la géographie. Elle est l’occasion d’une réappropriation du terme « espace », qui à travers l’expression « espace géographique » devient tout bonnement le nouveau déictique (cf. supra) de la discipline, empilant l’ensemble des significations jusque-là véhiculées par « milieu », « paysage », « région »… Le développement de la scène aménagiste n’a pas été la seule source d’« anomalie » pour le paradigme classique. Il importe aussi d’insister sur un processus double d’enfermement et de dévaluation de la discipline : alors que la géographie française était demeurée ouverte au dialogue avec les sciences voisines dans l’entre-deux-guerres, les relations sont devenues nettement plus concurrentielles et crispées durant les années 1950-1960, et la profession a eu tendance à se replier, d’abord sur les « faits » et ensuite sur un patrimoine jugé admirable. 110 26 Attitude particulièrement nette dans J. Labasse, 1966, L’Organisation de l’espace. Éléments de géographie volontaire, Paris, Hermann, et dans A. Meynier, 1969, Histoire de la pensée géographique en France (1872-1969), Paris, Puf. 27 H. Chamussy, 1978, « D’amour et d’impuissance », Brouillons Dupont, 3, p. 67-81. 28 M. Le Berre, 1988, « Itinéraire géographique. Vingt ans après », Brouillons Dupont, 17. Cette posture s’est accompagnée d’un certain dédain pour le caractère spéculatif ou abstrait de disciplines comme l’économie ou la sociologie²⁶. Or ce repli est intervenu en pleine époque structuraliste, alors que précisément les sciences humaines et sociales développaient des échanges de concepts et de théories qui allaient constituer des disciplines jusque-là éparpillées en un champ largement intégré. Durant toute cette période, pour des raisons diverses, la géographie est restée largement à l’extérieur. C’est là sans doute l’un des facteurs qui expliquent l’accélération de sa dévaluation symbolique durant la décennie 1960. Les géographes s’en sont rendu compte, qui ont ressenti amèrement l’absence de leur discipline dans le volume de la Pléiade dirigé par Jean Piaget, Logique et Connaissance scientifique (1967). De nombreux jugements sur la géographie ont été émis à la charnière des années 1960 et 1970 par de « grands noms » des sciences de l’homme, qui confirmaient cette image dévaluée. Pour achever de circonscrire les « anomalies » épistémologiques auxquelles a été confronté le paradigme classique, il faudrait évoquer un sentiment de lassitude cognitive éprouvé par de nombreux jeunes chercheurs à la fin des années 1960, et dont certains ont porté ultérieurement témoignage, tels Henri Chamussy²⁷ et Maryvonne Le Berre²⁸. À les suivre, les générations du baby-boom ont vécu comme un jeu stérile la reproduction des recettes traditionnelles à l’occasion de leur travail de thèse. Il faut du reste rappeler que nombre de ces nouveaux géographes n’avaient pas eu un cursus littéraire comme leurs aînés, le latin étant absent de leurs études universitaires. Dès lors, la discipline a largement recruté chez les bacheliers qui avaient fait « math élem », et dans des milieux sociaux modestes. Ces nouvelles générations étaient beaucoup plus sensibles à la raison scientifico-ingénieuriale et aux considérations épistémologiques nourries de Bachelard et de Piaget qu’on leur avait enseignées à la fin du secondaire. Ils étaient prêts pour une « révolution scientifique », pour laquelle Mai 68 a constitué un modèle et un précédent. — la crise — Dès 1970 et la publication du « Que sais-je ? » de Pierre George, Les Méthodes de la géographie, on voit surgir l’idée, encore énigmatique, que la géographie est en « crise ». Un an plus tard, Jacqueline Beaujeu-Garnier dit la même chose dans La Géographie. Méthodes et perspectives, mais n’est pas davantage capable de rendre compte de ce qui ne tourne pas rond. Il faudra l’émergence de revues nouvelles, comme L’Espace géographique (1972), de groupes de travail indépendants de l’establishment (comme le Groupe Dupont, fondé en 1971), de publications d’un genre nouveau (comme L’Analyse quantitative en géographie, de Jean-Bernard Racine et Henri Reymond²⁹), puis de manifestations spécifiques comme les colloques Géopoint (à partir de 1976), pour que la critique trouve des lieux d’expression et explicite la crise. Dans un premier temps, les premières critiques³⁰ ont surtout rompu le tabou de l’unité de la géographie et affirmé qu’à côté de la tradition il existait une « nouvelle géographie » inspirée par le précédent « anglo-scandinave ». En 19721973, il s’agissait encore pour la France de quelque chose de virtuel, car ladite « nouvelle géographie » y était à ses premiers balbutiements. En revanche, elle pouvait s’appuyer sur le préalable étranger – ce qui a amené Philippe Pinchemel à faire traduire la Géographie des marchés et du commerce de détail de Brian Berry (1971) puis L’Analyse spatiale en géographie humaine, de Peter Haggett (1973), deux classiques de la locational analysis (analyse spatiale) anglo-saxonne. À partir de 1974 et de la publication du réquisitoire d’Alain Reynaud La Géographie entre le mythe et la science, mais surtout en 1975-1976, lorsque émergent coup sur coup EspacesTemps puis Hérodote, deux revues au ton nettement plus agressif, la critique de la « géographie traditionnelle » prend une dimension nouvelle, non plus seulement épistémologique mais également politique (les deux aspects étant considérés à l’époque comme intimement liés). L’influence du marxisme, notamment dans sa version althussérienne, est essentielle ici. La tenue des premiers colloques Géopoint est l’occasion de réunir les différentes sensibilités protestataires (à la notable exception d’Yves Lacoste, fondateur d’Hérodote) et de systématiser 111 29 J.-B. Racine et H. Reymond, 1973, L’Analyse quantitative en géographie, Paris, Puf. 30 Cf. R. Brunet, 1972, « Les nouveaux aspects de la recherche géographique : rupture ou raffinement de la tradition ? », L’Espace géographique, I (2), p. 73-77 ; A. Fel, 1972, « Deux géographies humaines ? », ibid., p. 107-112 ; S. Rimbert, 1972, « Aperçu sur la géographie théorique : une philosophie, des méthodes, des techniques », ibid., p. 101-106. 112 31 Cf. H. Reymond, 1981, « Une problématique théorique : plaidoyer pour une chorotaxie expérimentale », in H. Isnard, J.-B. Racine et H. Reymond, Problématiques de la géographie, Paris, Puf, p. 163-249. 32 Cf. G. Nicolas-Obadia 1984, L’Espace originel. Axiomatisation de la géographie, Berne, Lang. 33 Cf. R. Brunet, 1980, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », L’Espace géographique, 4, p. 253-265. la critique épistémologique du paradigme classique. Dans cette activité, la figure de proue est incontestablement Claude Raffestin, géographe genevois qui a sans doute été le théoricien le plus profond de la rupture épistémologique. Celle-ci est pour tout dire consommée à la fin des années 1970, et les contributions ultérieures ne viendront le plus souvent que renforcer un réquisitoire déjà instruit. En revanche, la charnière des années 1970-1980 voit se multiplier les propositions programmatiques visant à donner du contenu à la « nouvelle géographie ». À cette époque, les réflexions d’un Henri Reymond sur les « taxochores », base d’une théorie des processus d’espacement³¹, les tentatives d’axiomatisation d’un Georges Nicolas-Obadia³² et les propositions de Roger Brunet concernant les structures élémentaires de l’espace (les « chorèmes »)³³, dessinent un style d’analyse spatiale à la française, inspiré par le structuralisme et les mathématiques du groupe Bourbaki. Mais bien d’autres perspectives s’esquissent, qui se distinguent de ou s’opposent à un projet de géographie « théorique et quantitative », de sorte que c’est un véritable fourmillement d’idées et de programmes qui s’orne du label « nouvelle géographie » entre la fin des années 1970 et le milieu de la décennie 1980. Et l’on ne peut guère y voir un paradigme nouveau et unique venant se substituer à la « géographie traditionnelle »... Ce qui unit en revanche les diverses sensibilités « révolutionnaires » est un rejet le plus souvent ardent de la « vieille » géographie. Il lui est reproché principalement d’avoir été une pré- ou une non-science. En vertu d’un nouveau consensus (piagétien ?) qui veut qu’une science se définisse par la recherche de lois (perspective nomologique), l’incapacité notoire de la géographie classique à en produire et sa prédilection pour les études de cas sont épinglées. À cette époque, la « démarche idiographique » est en théorie complètement rejetée, même si certaines des premières thèses de la « nouvelle géographie » – comme La Croissance de Los Angeles de 1940 à 1970, de Bernard Marchand (1977), et Système économique et espace, de Franck Auriac (1979) – sont concrètement des études de cas. L’autre dimension que l’on rejette est l’absence de problématique explicite 113 dans les travaux classiques : dans le sillage de Claude Raffestin, c’est toute une génération qui dénonce l’« implicite », le non-réfléchi, l’absence de procédures clarifiant des hypothèses et s’efforçant ensuite de les étayer. Dans le sillage de Piaget et sous l’égide de Raffestin, les « nouveaux géographes » ont adopté l’idée que le réel est saisi à travers des « filtres », que l’on peut nommer « mots », « notions », « construits » ou « théories », selon leur ampleur, et que toute activité de recherche est guidée par ces préalables sans lesquels le réel est inconnaissable. Il va de soi qu’une telle conception, qualifiée de « constructiviste » par Jean Piaget, est effectivement radicalement incompatible avec la métaphysique des géographes classiques. En revanche, elle marque certainement la convergence de plusieurs chemins intellectuels assez différents, qui se rejoignent alors dans l’idée de « construit ». Pour les marxistes, la posture procède du matérialisme : en séparant le monde des choses (les seules « réelles » ou « matérielles ») du monde des superstructures idéelles, le marxisme (au moins dans sa reformulation althussérienne) instaure une rupture radicale qui confère à ces dernières une autonomie antiréaliste (posture explicite alors chez Jacques Lévy, sous-jacente chez Franck Auriac). Pour les positivistes et les rationalistes, on ne peut pas affirmer que notre connaissance du monde des phénomènes est une connaissance directe, seules la recherche de régularités causales ou la réponse favorable des « faits » à nos prédictions sont un indice de justesse de nos théories, celles-ci étant un pur produit de notre entendement (ou de notre raison). Demeure la posture la plus directement « constructiviste » au sens piagétien, c’est-à-dire le nominalisme, qui, d’une manière générale, suppose que le monde n’est pas connaissable en soi et que c’est à l’aide de dénominations et de schémas préalables que nous construisons un monde possible (posture de Claude Raffestin et peut-être également de JeanBernard Racine). En bref, on pourrait dire que le « constructivisme » des nouveaux géographes a catalysé des convictions diverses en une formule unique, que l’on pourrait qualifier d’« exigence problématique » : toute recherche commence par la formulation d’une problématique, déclinable en hypothèses de travail, et 114 soumise à un protocole de probation. Vilipendée par les mandarins de l’ancienne école durant les années 1970, cette prescription épistémologique a fini par s’imposer à l’ensemble de la géographie à la charnière des années 1980 et 1990. L’exigence de clarification problématique a eu longtemps pour corollaire une visée proprement politique : alors que la géographie classique s’était massivement voulue apolitique, il lui a été reproché d’avoir, par sa neutralité affichée, « fait le jeu objectif du pouvoir en place ». Les collaborations de Jean Labasse ou Jacqueline Beaujeu-Garnier à l’État pompidolien apparaissaient comme les signes objectifs de cette collusion. À l’inverse, la géographie contestataire se voulait démystificatrice. Il s’agissait de fournir aux dominés les outils pour décrypter les stratégies des classes dominantes, dont un Yves Lacoste, dans La Géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre (1976), n’hésitait pas à exciper la teneur « géographique » ou « spatiale ». En somme, après avoir jeté le soupçon sur le géographe « agent de renseignements », il importait sinon de le retourner, du moins de le rendre responsable à l’égard de « ces hommes et ces femmes » que toute enquête menaçait de rendre davantage vulnérables. Contre la figure du savant détaché, les années 1970-1980 ont vu l’émergence d’une représentation tribunicienne du géographe, médiateur ou voix de « ceux d’en-bas » et « d’ailleurs ». À une échelle plus réduite, l’idée d’une géographie militante, conçue comme un instrument de lutte sociale, a été particulièrement mise en avant par des géographes peu académiques comme Raymond Guglielmo ou Christian Béringuier, en général au détriment d’un questionnement sur la contribution de la géographie, jugé au mieux inutile, au pis corporatiste. Cela n’a pas empêché la majorité des nouveaux géographes de vouloir concilier réforme scientifique et œuvre « utile » (c’est-à-dire politique), celle-ci finalisant celle-là. les voies du pluralisme 115 Le consensus de 1984 116 Clivages contemporains 119 Dès le milieu des années 1970, les « nouveaux géographes » ont manifesté de fortes divergences d’attitude par rapport à la new geography, à l’engagement marxiste ou à la signification de l’« espace géographique ». Néanmoins, jusqu’au milieu de la décennie suivante, période qui voit un progressif apaisement des tensions sociales au sein de la communauté, la présence d’un establishment hostile et la nécessité d’une réinvention disciplinaire ont provisoirement atténué les antagonismes potentiels. En outre, durant une dizaine d’années, la dynamique impulsée par Roger Brunet – de la publication de l’article fameux « La composition des modèles en analyse spatiale » (1980) au lancement des projets fédérateurs du GIP Reclus – a pu sembler ouvrir une nouvelle époque de « science normale », plutôt « spatialiste », trouvant même un début de traduction dans la géographie scolaire, soudain convertie aux fameux « chorèmes ». Pourtant, cette acmé n’a pas résisté à l’alternance politique de 1993, de la même façon qu’allaient se multiplier les entreprises visant à saper (épistémologiquement, politiquement, institutionnellement) l’entreprise brunétienne. Ce qui avait paru devenir hégémonique (paradigmatique ?) s’est révélé alors comme un édifice fragile – et qui, au demeurant, n’avait jamais prétendu faire davantage que fédérer des sensibilités autour de projets (éditoriaux, cognitifs…) et d’une ébauche de consensus. 116 — le consensus de 1984 — Après le schisme des années 1970 et les dissensions qui ont fait contrecoup à la victoire de François Mitterrand (1981-1984), le congrès de l’Union géographique internationale qui s’est tenu à Paris en 1984 a été vu par certains comme l’occasion de redéfinir les bases d’un nouveau consensus épistémologique, érigeant la géographie en science de l’espace « produit » par les sociétés (encore que les interprétations de la signification à donner à une telle formule aient d’emblée fortement varié). La publication deux ans plus tard, sous le double patronage de Franck Auriac et Roger Brunet, d’Espaces, jeux et enjeux (1986), livre-somme réunissant un large spectre de sensibilités spatial(ist)e et sociale (sinon sociologique), a pu contribuer à maintenir un temps le dialogue entre des courants destinés à diverger de plus en plus nettement. Dès le milieu de la décennie précédente, des auteurs aux parcours aussi différents que Jean-Bernard Racine (issu du quantitativisme) et Jacques Lévy (alors althussérien) exprimaient des réticences quant au contenu social de la géographie quantitative, suspectée de formalisme. À la même époque, un Claude Raffestin avait amorcé une critique de l’objectivisme de la new geography, mue par une volonté de transformation de la société (par la géographie ?) et assortie d’un démontage des présupposés économicistes du nouveau mainstream anglo-saxon. Dans le même temps, certains géographes « en lutte » (Raymond Guglielmo) avaient la tentation d’appliquer à la « géographie moderniste » française des critiques similaires, quand bien même la plupart des « quantitativistes » français étaient des marxistes convaincus... Enfin, à travers la promotion des cartes mentales (Antoine Bailly) et un souci pour la « vie quotidienne » (Jean-Paul Ferrier) ou les « espaces mentaux » (Jean-Luc Piveteau), c’est toute une partie des « nouveaux géographes » qui, entre les décennies 1970 et 1980, prend ses distances à l’égard de l’objectivisme quantitativiste et entend promouvoir une géographie « humaniste » centrée sur les « représentations ». Une particularité des années 1980 est d’avoir vu s’affirmer des courants animés par des géographes qui étaient demeurés en retrait durant la grande 117 décennie contestataire (1972-1982) : il en va ainsi des promoteurs de la géographie sociale comme de ceux de la géographie culturelle. Si les premiers marquent leur différence par rapport à la géographie classique dans les textes fondateurs des années 1982-1984, les uns et les autres se construisent également contre ce que l’on appelle de plus en plus le « spatialisme » ou le « positivisme ». En outre, une part importante de la production empirique de ces courants relève d’un style épistémologique largement classique. La monographie prédomine, éventuellement justifiée par une visée inductive ; les clauses synthétiques ne sont pas levées, même si on ne recherche plus la même sorte d’exhaustivité qu’auparavant. Un certain agnosticisme est de mise, concernant aussi bien la définition de la discipline que ses normes propres de scientificité. Et si la géographie sociale partage avec les quantitativistes une forte imprégnation marxiste, la géographie culturelle, plus lente à émerger, sera souvent l’apanage de géographes (Paul Claval, Joël Bonnemaison, Jean-Robert Pitte, André-Louis Sanguin), tentés par une restauration stratégique du legs classique. Au demeurant, la dissipation assez brutale du référentiel marxiste à la fin des années 1980 a fonctionné comme le révélateur de continuités épistémologiques que l’engagement politique avait un temps euphémisées : la géopolitique prônée par Yves Lacoste, ses élèves et ses dissidents, apparaît de plus en plus à cette époque comme un classicisme teinté de considérations géostratégiques et n’hésitant pas à prendre en charge l’ensemble des questions que la tradition pouvait considérer comme géographiques (les ressources naturelles, la mosaïque des peuples, les grands ensembles régionaux…). En définitive, le consensus de 1984 pourrait être relu comme une « performance » éphémère, révélatrice à la fois des mutations et des efforts de dialogue propres à une décennie d’apaisement. Du colloque Géopoint 82 « Les territoires de la vie quotidienne », à la mise en route de l’Encyclopédie de géographie, le dialogue entre composantes et courants de la géographie s’est maintenu alors même que la communauté disciplinaire était marquée par un processus de différenciation extrêmement complexe, non plus seulement thématique comme dans les 118 années 1950-1960, mais également praxéologique (les métiers de la géographie sont de plus en plus distincts), social (la structuration en courants repose sur des réseaux sociaux autant que sur des affinités cognitives), politique (au sens restreint des affiliations et revendications) et, partiellement, épistémologique. Durant cette période, plus qu’avant, la revue L’Espace géographique a pu incarner la diversité des innovations et des débats disciplinaires, devenant pour un temps le creuset et la vitrine de la géographie française, notamment grâce à ses riches dossiers et ses numéros thématiques. À la charnière des années 1980 et 1990, alors que le marxisme s’évanouit, que des revues telles Espaces et Sociétés ou Géographie et Cultures s’inscrivent comme des références dans le paysage non spatialiste, on assiste à une recomposition progressive du champ que nous allons essayer d’interpréter pour clore cette présentation. — clivages contemporains — La seule certitude que peut avoir un épistémologue concernant la situation contemporaine est l’extrême hétérogénéité de la géographie pratiquée en France aujourd’hui. Il existe évidemment des tendances qui peuvent sembler partagées par l’ensemble des courants, paradigmes et chapelles – montée de l’individualisme (qu’il soit « méthodologique », idéologique ou qu’il relève de comportements scientifiques inspirés du fonctionnement de la science américaine), tentation d’une définition technicienne de la discipline (le géographe serait un producteur de cartes et un manipulateur de bases de données et autres Sig) –, et des tensions d’ensemble – entre le mépris pour les problèmes épistémologico-théoriques et des postures hyper-théoriques, entre le choix du redéploiement identitaire dans les domaines pluridisciplinaires de l’environnement, de l’aménagement, voire de la géopolitique, et la valorisation de l’interdisciplinarité, entre la soumission à des logiques de contrat (en particulier auprès de collectivités territoriales) et la quête de supports empiriques de recherche susceptibles de permettre l’approfondissement théorique… Il est possible néanmoins d’esquisser à gros traits quelques distinctions, dégageant grosso modo trois géographies. La géographie de tradition classique s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui grâce à un certain nombre de « niches écologiques » liées à la préparation des concours de l’enseignement primaire et secondaire³⁴ (y compris dans les écoles normales supérieures), à des recherches sur le monde rural et les pays en voie de développement, ou encore au conservatisme d’ordre politique de certaines universités. Souvent, le legs est davantage « georgien » (il résulte des déplacements thématiques spécifiques aux années 1950-1960) que strictement postvidalien. Souvent aussi, le style classique est habillé par des préoccupations réactualisées (pour l’environnement, la construction d’entités territoriales supranationales ou supralocales, etc.). Les géographes « physiciens » ont su y préserver une place importante, bien que non hégémonique, précisément justifiée par l’actualité des questions d’anthropisation des milieux naturels. À ce titre, la question des 119 34 Situation qui tend à changer depuis la réforme de l’agrégation en 2001. 120 relations nature-société a été réexaminée à frais nouveaux par des générations rompues à l’utilisation d’imageries diverses, sans que l’on voie pour autant émerger un métadiscours fédérateur. À l’autre pôle de l’héritage classique, nombre de recherches particulières légitiment leur inscription disciplinaire par un ancrage territorial spécifique, par contraste avec des recherches connexes, sociologiques, économiques, politologiques ou naturalistes, qui en sont plus ou moins dénuées. La question des identités (locales, régionales) entre dans un questionnaire classique même si elle échappe – sinon en théorie, du moins en actes – à la thématique de la construction sociale des territoires. Elle rejoint par là les géographies « antipositivistes » que l’on évoquera ultérieurement, sans adhérer aux positions constructionnistes, postmodernes ou phénoménologiques qui caractérisent ces dernières. En effet, la question de l’objectivité reste un point de blocage important entre deux formes de géographie qui ont pour principal point de connivence un rejet du « spatialisme ». L’analyse spatiale française est ce qui ressemble peu ou prou le plus à un paradigme parmi les tendances contemporaines, même s’il n’existe aucun cursus universitaire strictement spatialiste et même si elle semble en perte de vitesse (démographique) depuis une décennie. Elle a sa géographie particulière (un réseau dans le sud-est et l’est de la France fédéré par l’Umr Espace, plus un pôle parisien non monopolistique), ses objets d’excellence (la géographie urbaine, la modélisation des systèmes complexes), des médias et des manifestations spécifiques. Cela ne l’empêche pas d’être traversée par les mutations globales de la géographie – contractualisation, technicisation, individualisme méthodologique, etc. – à telle enseigne que l’on peut se demander ce qui demeure des efforts fondamentaux de la « génération » des Pinchemel, Reymond, Brunet, Nicolas, qui avaient essayé de construire par des biais convergents une théorie de l’espace produit par les sociétés. L’effort était peut-être vain ou prématuré, du moins avait-il le mérite de donner une perspective globale au spatialisme français. Néanmoins, on voit autour de Denise Pumain par exemple une école ambitieuse qui 121 théorise de façon séduisante les systèmes de villes, fournissant par le prisme de l’urbanisation une interprétation générale du peuplement des espaces géographiques et des interactions spatiales. Pour le reste parfois, ici comme ailleurs, le rabattement du métier sur des gestes techniques semble tenir lieu de « discipline », au risque de perdre de vue l’ambition théorique. De surcroît, l’évaporation du marxisme a eu pour conséquence de dédouaner de larges pans de l’analyse spatiale d’une exigence socio- ou anthropologique : la question de la signification ou de la portée sociales des opérations cognitives n’est plus posée avec l’acuité qui était de mise dans les années 1975-1990. Il peut dès lors apparaître légitime d’étudier une « forme spatiale » pour elle-même³⁵, sans se poser la question de son signifié. Il y a là un point de faiblesse, davantage problématique aujourd’hui qu’il y a dix ou vingt ans, que n’ont pas manqué de critiquer les contempteurs passés et présents du « spatialisme »³⁶. La composante la plus délicate à ordonner est précisément cette géographie dont le dénominateur premier semble être le rejet de la géographie naguère appelée « théorique et quantitative ». Face à l’objectivisme supposé de l’espace des « spatialistes », les diverses sensibilités que nous fédérons ici ont eu en commun de revendiquer un « renversement » (l’expression initiale est de Renée Rochefort) des préoccupations, mettant au centre de la géographie non le milieu naturel ou l’espace produit, mais la société, voire l’individu, dans sa subjectivité, avec pour projet de reconstruire une pertinence « géographique » à partir de prémices anthropo- ou sociologiques. Ainsi l’espace de la géographie sociale des années 1980 était considéré comme une simple projection des luttes sociales de domination, le plus souvent incarné dans une opposition entre un centre et une périphérie davantage allégoriques que proprement spatiaux. Depuis La Région, espace vécu, d’Armand Frémont (1976), la géographie « antipositiviste » a mis au centre de ses préoccupations la question des représentations, qu’elles soient collectives ou individuelles, en essayant de dégager ce qu’elles pouvaient avoir de « géographique ». Il en a résulté chez certains un travail proprement « ontologique » sur 35 Cela était patent lors du congrès Géopoint 2004, « La forme en géographie ». 36 Cf. entre autres M. Lussault, 2000, « Reconstruire le bureau (pour en finir avec le spatialisme) », in C. Chivallon, P. Ragouet, M. Samers, Discours scientifiques et contextes culturels : géographies britanniques et françaises à l’épreuve postmoderne, Bordeaux, Msh d’Aquitaine, p. 225-251. 122 37 B. Debarbieux, 2003, « Territoire », in J. Lévy et M. Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, p. 910-912. la géographicité ou la territorialité (Claude Raffestin, Jean-Paul Ferrier, Jean-Luc Piveteau, Augustin Berque), nourri de la redécouverte de L’Homme et la Terre, d’Éric Dardel (1952). Mais d’autres voies, davantage descriptives ou débarrassées du préalable ontologique, ont été explorées, mettant au jour des identités « géographiques », urbaines, territoriales, etc. Des méthodologies empruntées aux sciences sociales (observation participante, enquêtes ethnologiques) se sont pour partie substituées aux pratiques antérieures. Les références théoriques sont à rechercher du côté de la sociologie « constructiviste » (anglo-saxonne ou française), de la phénoménologie sociale, de l’interactionnisme symbolique, tandis que les normes épistémologiques ont été soit récusées, soit renversées : l’herméneutique et la théorie du « récit » de Paul Ricœur ont représenté pour certains le nouvel horizon dans lequel penser la posture ou la compréhension géographiques. Émerge également une tentation postmoderne qui doit beaucoup à l’influence de la géographie anglo-américaine, mais peine à déjouer les effets négatifs de l’adjectif dans le contexte intellectuel français et à lui donner un sens déterminé. Progressivement, « territoire » est devenu le déictique disciplinaire de cette « nouvelle nouvelle » géographie au détriment d’« espace », trop lié à la « géographie des modèles ». Pour autant, la plasticité des significations attachées à ce nouveau terme-phare rend ardue toute tentative de synthèse, même si un Bernard Debarbieux, l’un des plus remarquables représentants de cette tendance, a réussi le tour de force d’en donner une définition synthétique³⁷. Plus que jamais, à certains égards, et malgré quelques-unes des caractéristiques évoquées plus haut, la discipline apparaît éclatée. Si l’unité institutionnelle demeure inchangée, on constate aussi bien chez les apprentis (des récents bacheliers aux doctorants) que chez les observateurs extérieurs une certaine perplexité quant à l’identité de la géographie. Cette dispersion ne doit peut-être pas être interprétée comme une faiblesse intrinsèque de la discipline. Elle pourrait exprimer aussi la rencontre entre la pluralité des enjeux spatiaux et territoriaux contemporains et de nouvelles formes d’implication de la recherche scientifique dans l’action. LES GÉOGR À L’ŒUV Intérêt national et RAPHES quête d’universel Cyril Gosme, Jean-Louis Tissier RE 1 Cf. M. Roncayolo, 1986, « Le paysage du savant », in P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. II., vol. 2, La Nation : Le Territoire-L’ÉtatLe Patrimoine, p. 487-528, et J.-Y. Guiomar, 1986, « Le Tableau de la géographie de la France de Vidal de La Blache », in P. Nora, op. cit., p. 569-597 2 Cf. I. Lefort, 1992, La Lettre et l’Esprit. Géographie scolaire et géographie savante en France (1870-1970), Paris, Cnrs éditions. 3 Hormis la mobilisation de la Première Guerre mondiale, on s’est concentré ici sur les formes d’expertise aménagistes concernant le territoire national, ignorant par là un certain nombre d’interventions d’ordre géopolitique. Plutôt que de procéder à un inventaire thématique des réalisations des géographes (dont la bibliographie finale donne un aperçu), il s’agit ici de souligner deux lignes de continuité dans la contribution de la géographie universitaire française à la vie de la cité et au savoir, qui situent la discipline entre action et pensée du monde : un investissement privilégié du territoire national, d’une part, et une ambition constante et renouvelée d’offrir une compréhension générale du monde, de l’autre. L’investissement du territoire national s’est manifesté par la quantité des recherches et des publications proposées par les géographes français sur celui-ci, à mettre en rapport avec la contribution particulière de la géographie à l’idéologie nationale, bien soulignée pour la III République¹, et dont participent également, tout au long du siècle, la place centrale de la formation citoyenne dans la géographie scolaire² et la publication de grandes synthèses sur la géographie de la France. Un balayage de l’activité des géographes au XX siècle nous révèle cependant que, loin d’avoir seulement contribué à la formation citoyenne des Français par leurs manuels et leurs ouvrages, les géographes ont également été largement partie prenante de la vie du pays, ce qui s’est traduit par des formes d’expertise variées, en particulier sur les questions de la modernisation du pays ou de l’aménagement du territoire, même entre 1940 et 1944. Dans les années 1960, Pierre George a d’ailleurs dénoncé la trop grande soumission à la technocratie de la « géographie appliquée » et s’est fait le promoteur d’une approche plus critique : la « géographie active ». Parallèlement à cet investissement privilégié du territoire national³, les géographes ont été habités, tout au long du siècle, par l’ambition d’offrir une compréhension générale du monde, dont le principe de l’unité terrestre affirmé par Vidal de La Blache peut être vu comme l’épigraphe. le territoire de la France, laboratoire de la géographie française 127 Une conscience précoce des transformations du territoire chez Vidal de La Blache 129 La mobilisation des géographes durant la Grande Guerre 131 Entre Lyon et Grenoble, des géographes partenaires de la modernité économique 133 Questions urbaines et rurales de l’entre-deux-guerres 135 Revoir la configuration du territoire (1940-1944) 137 Les géographes face aux transformations des Trente Glorieuses 139 Entre territoire et environnement, les ambivalences de la fin du xx siècle 142 Depuis le Tableau de Paul Vidal de La Blache, la connaissance de la singularité d’ensemble de la France et de ses particularités régionales a été le travail obligé de chaque génération de géographes français. Ceux-ci n’ont cessé d’étudier les transformations géographiques de la France, en observateurs attitrés, en pédagogues attentifs. Mais cet objet proche, familier et quasi obligé a été aussi 128 un sujet de recherche, d’analyses voire d’innovations. L’étude géographique de l’espace français au cours du XX siècle a été à plusieurs reprises, sinon continûment, l’occasion de pratiquer des approches nouvelles dans la pensée, la réflexion et l’action géographiques. La « géographie des professeurs », dans sa version française ou hexagonale, s’est échappée des cadres imposés et des formules finalisées par la fonction pédagogique ou académique. Les professeurs ont assumé d’autres rôles, parallèles à la fonction enseignante. Ils ont été périodiquement sollicités par les pouvoirs publics dans des conjonctures politiques à dimension territoriale, quand des questions proprement géographiques se sont posées : adaptation de la trame administrative, accompagnement des dynamiques économiques, attention aux rapports qu’entretient la société avec son territoire. À la fin du XX siècle ils abordent la question de l’environnement et des risques. L’image de géographes retranchés dans une tour d’ivoire universitaire mérite donc d’être fortement discutée, car de nombreux géographes en sont sortis, prenant part aux débats de la cité, du territoire national et parfois, au-delà, de l’espace européen. — conscience des transformations du territoire chez Vidal de La Blache — Le Tableau de la géographie de la France, publié en 1903, a servi de référence aux thèses que les élèves de Paul Vidal de La Blache ont réalisées dans les trois premières décennies du xx siècle et conduit à une assimilation, sans doute réductrice, de la géographie française à la géographie régionale, tout entière attachée à sa lecture d’un territoire national différencié en régions et pays stables, dans le temps comme dans l’espace. Loin de s’en tenir à ce point de vue rassurant d’un Tableau ouvert à des précisions locales mais intangible dans sa composition, Vidal de La Blache a développé une approche dynamique de la mutation régionale de la France⁴. Tenant compte des observations qu’il a pu faire dans d’autres pays européens, aux économies plus différenciées et aux sociétés plus urbanisées que celles de la France – voire aux États-Unis, « découverts » lors d’un voyage en 1904 –, il prend part aux réflexions et aux débats qui, dans l’avant-guerre, se développent sur la décentralisation du territoire, le nécessaire redécoupage administratif en vue d’une adaptation aux conditions de l’économie moderne. Ainsi de sa conférence de 1911 consacrée à la relativité des divisions régionales, où il prend position⁵ : « L’énormité des masses, des hommes et des choses, mises en mouvement avec l’outillage et les capitaux qu’elles exigent ne s’accommodent plus des cadres restreints d’autrefois […]. Qu’à cet état nouveau doivent correspondre de nouvelles divisions régionales, il n’est pas paradoxal de l’affirmer. Quelle différence entre la France où au-dessous d’une capitale de 500 000 habitants il n’y avait que des villes dix ou vingt fois moindres et celle où de différents côtés du territoire se répartissent des villes grandissantes de 5 000, 10 000 ou 100 000 habitants ! Chacune de ces grandes villes fait fonction de capitale régionale, exerce une attraction en rapport avec sa masse. On a parfois cité l’exemple de Lyon ; il est en effet topique. » La réorganisation du territoire français est envisagée par Vidal comme une nécessité dont la logique est guidée par l’affirmation de capitales régionales. En prenant la parole sur cette question du moment, Vidal montre que le géographe est aussi un veilleur qui doit être attentif au présent, informer les débats en 129 4 M.-V. Ozouf-Marignier, 2000, « Le Tableau et la division régionale : de la tradition à la modernité », in M.-C. Robic (dir.), Le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de La Blache. Dans le labyrinthe des formes, Paris, Éditions du Cths, p. 151-181. 5 P. Vidal de La Blache, 1911, « La relativité des divisions régionales », conférence à l’École des hautes études sociales, reprise comme introduction dans Les Divisions régionales de la France, Paris, Félix Alcan, 1913. 130 figure 1. Régionalisation proposée par Vidal de La Blache – Revue de Paris, décembre 1910 6 P. Vidal de La Blache, 1910, « Régions françaises », Revue de Paris, décembre, p. 821-849. cours, éventuellement faire des propositions. Celles-ci sont un engagement à la fois géographique et civique, traduit par exemple dans la carte d’un redécoupage du territoire français que Vidal propose en 1910⁶ |fig. 1|, inaugurant un type d’expertise spatialisé et documenté qui caractérisera le mode d’intervention des géographes. — la mobi lisation des géographes durant la Grande Guerre — Durant la Grande Guerre, rares sont les géographes qui sont restés à l’écart d’un engagement à caractère patriotique. On peut distinguer plusieurs registres dans cette démarche. Le premier serait celui de la fiche ou du dossier de renseignement qui compile en fonction d’une demande de l’autorité militaire, parfois pressée ou intempestive, les sources diverses publiées avant la guerre. Ce travail, sans doute le plus élémentaire réalisé au Service géographique de l’armée, a pu être considérable et presque permanent, pendant deux années par exemple pour Albert Demangeon⁷. Le deuxième est celui des dossiers coordonnés par le Comité d’études pour la Conférence de la paix⁸. Cette instance, qui a été créée en 1917 par Aristide Briand, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, a réuni sous la présidence de l’historien Ernest Lavisse et sous la vice-présidence de Paul Vidal de La Blache la plupart des géographes en poste à Paris, à la Sorbonne. Les travaux du Comité d’études, publiés au lendemain de la guerre, ont porté en priorité sur des questions de délimitations territoriales et d’organisation économique dans les espaces contigus à la France du Nord et du Nord-Est, puis sur d’autres « points chauds » de l’Europe centrale et orientale (Balkans, Roumanie, Détroits, Pologne). On peut associer à ces travaux l’ouvrage de Vidal de La Blache La France de l’Est (1917), un plaidoyer géographique pour la réintégration territoriale des régions annexées par le Reich allemand en 1871, et qui eut une audience certaine au moment de sa parution⁹. Ce travail relève d’un troisième registre par lequel la géographie savante et régionale construit son discours dans une relative autonomie par rapport aux pouvoirs publics, militaire et politique. En ce temps de guerre, alors qu’une partie du territoire importante sur le plan de l’économie industrielle est occupée, se fait jour l’idée d’une nécessaire rationalisation de la production industrielle. Cette question, qui avait été abordée avant la guerre par certains géographes situés en marge du milieu universitaire 131 7 Cf. D. Wolff, 2005, Albert Demangeon (1872-1940). De l’école communale à la chaire en Sorbonne, l’itinéraire d’un géographe moderne, Thèse, université de Paris I. 8 Cf. T. Ter Minassian, 1997, « Les géographes français et la définition des frontières balkaniques à la Conférence de la Paix en 1919 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 44 (2), p. 252-286 ; J. Bariety, 2002, « La Grande Guerre (1914-1919) et les géographes français », Relations internationales, 109, p. 7-24 ; G. Palsky, 2002, « Emmanuel de Martonne and the Ethnographical Cartography of Central Europe (1917-1920) », Imago Mundi, 54, p. 111-119. 9 P. Vidal de La Blache, 1917 (rééd., 1994), La France de l’Est (Lorraine-Alsace), Paris, La Découverte (préface d’Yves Lacoste). 132 10 Cf. A. Sevin, 2001, « Du commissaire enquêteur au secrétaire général de Chambre de commerce. L’itinéraire singulier du géographe Louis Laffitte », in G. Baudelle, M.-V. Ozouf-Marignier, M.-C. Robic (dir.), Géographes en pratiques (1870-1945). Le terrain, le livre, la Cité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 133-143. (tels Louis Laffitte¹⁰ et Jacques Levainville), trouve un nouvel écho auprès du ministère de l’Armement et de son titulaire, Albert Thomas, qui incorpore dans l’effort de guerre une dimension d’encadrement étatique, d’association régionale des compétences et des complémentarités économiques. Des universitaires ayant une formation de géographie économique (comme Henri Hauser) travaillent pour les ministères. En 1917, la création de vingt régions économiques par Clémentel, ministre du Commerce, est directement inspirée des travaux de Vidal de La Blache et de ses élèves. Ces fonctions d’informateurs, d’analystes, plus souvent dans l’ombre des bureaux qu’en pleine lumière politique ou administrative, ont, pendant les années de guerre et l’immédiat après-guerre, occupé la plupart des géographes universitaires, peu nombreux il est vrai. Des publications en sont la traduction publique. Pour certains d’entre eux, ce travail s’est poursuivi après la guerre, par la participation ou la contribution à des initiatives de reconstruction ou de modernisation du tissu économique, social et régional. — entre Lyon et Grenoble, des géographes partenaires de la modernité économique — Nous avons vu que Vidal avait relevé dès le début du siècle que la région lyonnaise était une partie du territoire travaillée par la modernité de la vie de circulation notamment, mais aussi par la ressource du Rhône, qualifié par lui de « principe d’inépuisable énergie ». Entre le Massif central et les Alpes, de nouvelles formes d’industrialisation apparaissent, avec les modes d’urbanisation qui leur sont associés. Les géographes en poste dans cet ensemble du territoire se sont engagés dans une démarche de promotion économique, de conseil aux organisations patronales. Le parcours de Raoul Blanchard est le plus explicite¹¹. Il est nommé à l’université de Grenoble en 1906 et y fonde le Laboratoire de géographie alpine. Son étude urbaine de Grenoble, publiée en 1911, illustre le rôle que Vidal de La Blache assigne aux capitales économiques régionales. Blanchard établit et cultive dans la capitale dauphinoise des relations avec les dirigeants de l’économie de la région, industriels et banquiers, notamment avec les milieux techniques et financiers de la houille blanche où, jusqu’au début des années 1920, il déploie un activisme certain, qui s’atténue par la suite du fait de ses séjours réguliers en Amérique du Nord et du décès, en 1928, de son principal « complice » patronal, Aimé Bouchayer. À Lyon, la géographie universitaire ne dispose pas, au moment de la guerre et de l’immédiat après-guerre, d’un meneur d’une pareille envergure¹². Vis-à-vis du potentiel économique que Vidal de La Blache avait clairement identifié avant la guerre, l’Université paraît avoir été en retrait. Curieusement, les initiatives d’une personnalité politique de premier plan comme Édouard Herriot n’ont, semble-t-il, pas trouvé de répondant. Il apparaît que des dirigeants économiques et politiques régionaux engagés dans la grande entreprise d’aménagement qu’est la Compagnie nationale du Rhône, vivement intéressés par la thèse de Maurice Pardé sur le régime du Rhône (1926), ont sollicité une collaboration de la part des géographes universitaires. Dans un premier temps, celle-ci se dessine de manière très nette : dans le cadre d’un Institut d’études rhodaniennes, André Cholley propose la création d’une Commission des études rhodaniennes. Un texte-manifeste précise : « Organiser sur cette importante région française, et européenne, 133 11 Cf. P. Veitl, 1993, « Un géographe engagé : Raoul Blanchard et Grenoble, 1910-1930 », Genèses, 13, p. 98-117, et 2001, « Entre étude scientifique et engagement social. L’Institut de géographie alpine de Raoul Blanchard, laboratoire de la Région économique alpine », Revue de géographie alpine, 89 (4), p. 121-131. 12 Cf. J. Béthemont, 1996, « Sur une école lyonnaise de géographie (1923-1973) », in P. Claval, A.-L. Sanguin (dir.), La Géographie française à l’époque classique (1918-1968), Paris, L’Harmattan, p. 147-155. 134 une enquête scientifique permanente, susciter des courants d’idées, créer entre les chercheurs et, aussi, entre les foyers de pensées dispersés au long de l’axe rhodanien un organe de liaison efficace, tel est en somme l’idéal ; idéal nullement trop ambitieux, étant donné le rôle considérable que cette région a joué dans l’Histoire, et le développement qu’elle peut atteindre. » L’initiative d’André Cholley souffre de son départ pour la Sorbonne en 1927, et les recherches techniques sur l’aménagement du Rhône deviennent progressivement le monopole d’un service de la Compagnie du Rhône. — Questions urbaines et rurales de l’entre-deuxguerres — Les villes, dont Vidal de La Blache a reconnu le rôle essentiel dans l’organisation du territoire français, se transforment et s’étendent à mesure que leurs fonctions économiques se renforcent. La gestion de ces mutations devient, notamment dans la région parisienne, une urgence pour les élus locaux et l’État. La Ville de Paris se dote en 1916 d’un Institut d’histoire, de géographie et d’économie urbaines, chargé de développer une mission de documentation, de recherche et d’enseignement qui puisse conduire à définir et réaliser « une organisation rationnelle de l’agglomération ». La commission administrative de cet institut comprend sept géographes sur un total de vingt-quatre membres, et Vidal de La Blache en est le vice-président jusqu’à son décès, en avril 1918 ; y participent Jean Bruhnes, Albert Demangeon, Lucien Gallois, Emmanuel de Martonne. L’institut dispose d’une revue, La Vie urbaine, qui accueille des contributions de géographes non parisiens, Raoul Blanchard notamment, ainsi que Jacques Levainville, Camille Vallaux, Myriem Foncin. Dans ce contexte de collaboration avec les multiples praticiens du fait urbain, leurs interventions, libres de tout héritage académique, proposent des approches nouvelles pour définir les limites des périmètres des agglomérations urbaines : densité du peuplement, continuité du bâti, accessibilité, lignes isochrones, cartographie statistique. Cette expérience s’est achevée avec la mise en application de la loi Cornudet (1919), qui rend obligatoires les « plans d’aménagement, d’embellissement et d’extension » des villes. La priorité donnée à la dimension opérationnelle de l’urbanisme a conduit à écarter les géographes univer sitaires au bénéfice des seuls techniciens de l’aménagement urbain¹³. Durant l’entre-deux-guerres, les géographes universitaires trouvent dans l’étude des campagnes un autre domaine de recherches ouvertes sur des applications. Certes les thèses de géographie régionale des années 1930 comportent des chapitres substantiels sur les espaces ruraux, mais ce savoir reste composite, en fonction des terrains et surtout des méthodes propres à chaque chercheur. La plupart des campagnes françaises sont considérées comme des composantes 135 13 Cf. sur les engagements des géographes dans la cité au cours de l’entre-deux-guerres, dont cette expérience en urbanisme : M.-C. Robic, 1996, « Des vertus de la chaire à la tentation de l’action », in P. Claval, A.-L. Sanguin (dir.), op. cit., p. 27-53, et sur le rôle des géographes dans la formulation de la question urbanistique, V. Berdoulay, O. Soubeyran, 2002, L’Écologie urbaine et l’urbanisme. Aux fondements des enjeux actuels, Paris, La Découverte. 136 14 Celui-ci a édité en 1964 les résultats d’une des enquêtes : Documents pour servir à l’étude de la structure agraire dans la moitié occidentale de la France, Paris, A. Colin. Cf. F. Plet, 2003, « La géographie rurale française. Quelques jalons », Sociétés contemporaines, 49-50, p. 85-106. territoriales techniquement et socialement en retard, démographiquement dévitalisées et en crise chronique sur le plan économique. L’approche systématique des questions rurales est l’œuvre d’Albert Demangeon. À la conjoncture de crise qui s’affirme au début des années 1930 répondent de nouveaux moyens scientifiques : ceux du Conseil universitaire de la recherche sociale (1935), dont le financement est assuré par la Fondation Rockefeller. Membre de ce conseil, Demangeon peut lancer trois grandes enquêtes : sur les étrangers dans les campagnes françaises, sur l’habitation rurale et sur les structures agraires. La finalité de ces travaux est de permettre un diagnostic sur l’état social et économique des campagnes en vue d’une politique de modernisation. Ces enquêtes ont bénéficié d’un financement important, mais les résultats ont été retardés par la guerre, le décès de Demangeon en 1940 et l’exil forcé de son jeune assistant Jean Gottmann¹⁴. — revoir la configuration du territoire (1940-1944) — Si le début de la guerre s’était accompagné de la mobilisation de certains géographes pour le renseignement¹⁵, la défaite et l’installation d’un régime qui prône la planification, la régionalisation et une attention renforcée aux questions rurales, ont ouvert d’autres perspectives d’analyse et d’expertise. Sans ignorer des contacts ou des engagements dans la Résistance, il faut relever la participation de quelques géographes à des études qui proposent des diagnostics suscités par un « air du temps » territorial et agrarien, sans pour autant adhérer au credo de la Révolution nationale. La création en 1941 par le régime de Vichy d’une Délégation générale à l’équipement national (Dgen) permet de regrouper tous les anciens services voués aux diverses tâches de l’équipement et d’envisager, dans l’esprit planiste de l’avant-guerre, une planification comportant une composante territoriale forte. Les compétences des géographes sont sollicitées pour établir des rapports sur la régionalisation, l’équipement rural et urbain, les localisations des activités économiques¹⁶. L’une des contributions les plus significatives est réalisée dans le cadre de la commission Dessus. Gabriel Dessus, directeur de la Compagnie parisienne de distribution de l’électricité, est placé en 1941 à la tête d’une instance chargée de dresser un tableau de la géographie industrielle de la France, dans la perspective d’engager une politique de décentralisation de l’industrie. Parmi ses collaborateurs, on compte deux jeunes géographes : Pierre George et Jacques Weulersse. L’essentiel du travail de cette commission sera publié après la guerre, sous le titre significatif de Matériaux pour une géographie volontaire de l’industrie. Les options qui se font jour, officiellement ou officieusement, sont celles de la régionalisation et de la décentralisation. Ainsi, c’est dans ces équipes que travaille Jean-François Gravier, qui propose dans un fascicule intitulé Régions et Nations (1942) une reconstruction territoriale de la France en prenant principalement appui sur des « groupements naturels » de base analogue aux pays et un retour aux provinces. On remarquera ici une perméabilité relative à l’idéologie traditionaliste ou réactionnaire du régime en place. D’autres contributions 137 15 Cf. J. Gottmann, 1946, « French geography in wartime », The Geographical Review, 36, p. 80-91. 16 Sur ces questions d’aménagement du territoire avant la lettre, voir I. Couzon, 2001, « La figure de l’expert-géographe au miroir de la politique d’aménagement du territoire en France (1942-1950) », in G. Baudelle, M.-V. Ozouf-Marignier, M.-C. Robic (dir.), op. cit., p. 159-171 ; J.-L. Tissier, 2001, « Rendez-vous à Uriage (1940-1942). La fonction du terrain au temps de la Révolution nationale », ibid ., p. 343-351. 138 17 Cf. G. Parker, « La géographie politique de Yves-Marie Goblet (1881-1955) », in P. Claval, A.-L. Sanguin (dir.), 1996, op. cit., p. 207-214. à ce débat sont plus innovantes, notamment celle de Yves-Marie Goblet¹⁷. Ce dernier est un géographe spécialisé dans les questions de géographie politique et économique. Il n’enseigne pas à l’université mais dans des institutions parallèles (École supérieure de commerce de Paris, Conservatoire national des arts et métiers), et il a des relations dans les instances de la Société des Nations (Sdn) à Genève. Il publie en 1942 un ouvrage intitulé La Formation de régions. Introduction à la géographie économique de la France, dans lequel il se livre à une analyse sur le processus d’individualisation des régions, sur la constitution de réseaux et sur le caractère complexe de la vie régionale. On y retrouve certaines idées de Vidal de La Blache, mais aussi des propositions de réorganisation régionale qui se distinguent d’un retour en arrière « provincial ». Au fond, cette période pose les principes d’un certain volontarisme géographique. Celui-ci engage des géographes venant d’horizons idéologiques divers dans une réflexion sur l’organisation du territoire et la nécessité de sa gestion par l’État. — les géographes face aux transformations des Trente Glorieuses — Durant la première décennie de l’après-guerre, les urgences de la reconstruction et de la modernisation sont assurées par les ingénieurs et les responsables politiques du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (Mru). La politique est menée dans un cadre planifié d’objectifs et de moyens, où la dimension spatiale ou territoriale est réduite : la reconstruction se réalise largement dans la géographie économique et industrielle de l’avant-guerre. L’ouvrage de Jean-François Gravier Paris et le Désert français (sous-titré Décentralisation, équipement, population) plaide pour un rééquilibrage du territoire français. Il est préfacé par Raoul Dautry, l’un des acteurs principaux de la reconstruction (il fut ministre de la Reconstruction juste après la guerre). Mais ce patronage intellectuel tarde à se réaliser dans l’application concrète et géographique. La réflexion des géographes sur l’organisation spatiale du territoire se précise toutefois dans cette décennie. Les expériences étrangères comme le Town and Country Planning britannique, les grands aménagements américains comme ceux de la Tennessee Valley Authority, ainsi que les réalisations soviétiques, sont connus et dans l’ensemble présentés positivement par les publications de géographes. Cependant, ceux-ci restent partagés sur la relation entre la géographie universitaire et les principes normatifs d’un aménagement territorial. Une expression nouvelle, « organisation de l’espace » est employée pour rendre compte d’un état de fait : les sociétés humaines mettent en ordre leurs espaces à des fins productives notamment ; mais une seconde signification désigne moins un état qu’un processus de rationalisation consciente et volontaire, une politique territoriale avec des choix, des priorités et des moyens. Si les géographes admettent la première acception, qui regroupe et synthétise des intuitions déjà anciennes, ils restent méfiants quand la seconde traduit une revendication d’autonomie opérationnelle, qui serait celle de la « géonomie ». MauriceFrançois Rouge est le promoteur de cette discipline pratique. Lui-même a suivi une formation pluridisciplinaire (en géographie, en urbanisme), et il a travaillé à la Dgen dès 1942 puis au Mru en 1945. Pour lui, la géonomie n’est pas un simple 139 140 domaine de la connaissance comme la géographie, elle est un corps de doctrine, nomos (loi), pour guider les transformations géographiques du monde nouveau. La plupart des géographes considèrent que cette nouvelle discipline usurpe l’une des fonctions de la géographie : une géographie complète recèle une dimension pratique que la géonomie s’arroge en s’autonomisant unilatéralement. À distance des a priori ou des principes généraux sur le rapport entre la géographie savante et l’action, chaque géographe intervient selon ses centres d’intérêt, son tempérament, mais aussi le contexte de son travail universitaire. Transformations des activités économiques dominantes agricoles ou industrielles, urbanisation : les géographes sont des témoins directs de la version géographique des Trente Glorieuses. Ainsi, ces événements qui transforment le territoire suscitent un intérêt tel que de jeunes professeurs (comme Jacqueline Beaujeu-Garnier ou Philippe Pinchemel) s’orientent vers la géographie humaine de la France après avoir fait leurs preuves académiques en géomorphologie. Sous des moda lités diverses, ils développent des recherches qui ont une portée pratique dans leurs régions respectives : Étienne Juillard en Alsace, Michel Phlipponneau en Bretagne, Jean Labasse à Lyon… En 1955, le gouvernement de Pierre Mendès-France ouvre la première séquence de la politique de décentralisation, en créant des « régions de programme ». Des universitaires voient dans cette orientation et ses institutions une opportunité pour développer une géographie dite appliquée. La contribution de la géographie appliquée à l’aménagement est d’abord de dresser un tableau complet des espaces régionaux en termes démographiques, d’urbanisation, de localisation des activités et des équipements. Les atlas régionaux qui paraissent à partir de 1959 témoignent des études et des travaux spécifiques confiés aux géographes. Les plaidoyers pour ou contre l’intervention dans l’expertise géographique se répondent dans plusieurs ouvrages aux titres explicites : Géographie et action (Michel Phlipponneau, 1960), La Géographie active (1964, sous la direction de Pierre George, avec les contributions de Raymond Guglielmo, Bernard Kayser, 141 Yves Lacoste), L’Organisation de l’espace. Éléments de géographie volontaire (Jean Labasse, 1965)… Le débat est vif, mais circonscrit au cercle restreint de la géographie universitaire et de certains milieux aménagistes. Il témoigne cependant des réticences de la géographie savante à finaliser un domaine de connaissances en vue d’une action. La création de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar), en 1963, ouvre pour une décennie un moment fort d’études, de recherche et de débats, qualifié d’« âge d’or » par Armand Frémont¹⁸. Dans ce contexte nouveau, la contribution des géographes se situe à deux niveaux. Le premier est celui d’une analyse de l’urbanisation du territoire destinée à repérer les principales villes qui forment le « réseau urbain » ou l’« armature urbaine » de la France métropolitaine, et dont les mieux équipées sont appelées à « équilibrer » le poids et le rôle de Paris : s’illustrent notamment dans cette optique Étienne Juillard, auteur de l’un des premiers rapports de géographes français dans ce domaine, « Essai de hiérarchisation des centres urbains actuels » (fig. 9 du chapitre 2), et Michel Rochefort, auteur de plusieurs études sur le « niveau supérieur de l’armature urbaine française » – qu’il a étendues ensuite à d’autres pays, tel le Brésil¹⁹. Le second est celui des politiques d’action régionale, où les géographes sont sollicités afin de réaliser des études spécifiques pour les nouvelles institutions dont le ressort géographique est la région ou les « aires métropolitaines » des grandes agglomérations (Oream). C’est sans doute à cette échelle régionale que l’implication des géographes est la plus forte en nombre, en contributions personnelles ou collectives, en nouveaux débouchés professionnels pour les diplômés de géographie qui ont suivi des cursus plus techniques et moins académiques. 18 Cf. A. Frémont, 2005, Géographie et Action. L’aménagement du territoire, Paris, Arguments. 19 Cf. 2000,« Parcours dans la recherche urbaine. Michel Rochefort, un géographe engagé », Strates, hors-série. 142 — entre territoire et environnement, les ambivalences de la fin du xx siècle — Au milieu des années 1970, la crise économique transforme certaines priorités de l’aménagement du territoire en soutien aux secteurs économiques en reconversion, soit une politique de moindre contenu géographique. L’État réoriente l’échelle de ses interventions en mettant l’accent sur les « pays » et les villes moyennes, c’est-à-dire une maille territoriale plus réduite que la région, et qui paraît plus pertinente pour rapprocher la gestion du territoire du « cadre de vie » des habitants. La promotion du « pays » donne l’occasion aux géographes de réactiver un fonds ancien de connaissances, mais aussi de l’actualiser par des recherches sur les sociétés qui « vivent au pays ». En 1975, un programme interdisciplinaire du Cnrs consacré au « changement culturel et social » sollicite les spécialistes des sciences sociales pour évaluer à une échelle fine les transformations des deux décennies précédentes. Les géographes y participent, notamment par un réseau localisé dans la France de l’Ouest et dirigé par Armand Frémont, Jean Renard et Robert Hérin. Ces approches de la société française dans ses territoires conduisent à l’expression d’un nouveau courant de géographie sociale qui se manifeste sur la scène nationale au tout début des années 1980, au moment de l’alternance politique. La conjoncture des années 1980 change le contexte politique français, tandis que le cadre de la réflexion territoriale s’élargit à l’échelle européenne. Si l’État reste attentif aux enjeux territoriaux, il conçoit à partir de 1981 son action dans un système de réflexion – et surtout de décision – décentralisé. Des géographes participent aux études et aux débats, d’autant qu’ils peuvent apporter des concepts et des méthodes renouvelés. La création, en 1983-1984, du « programme Reclus », qui a pour objectif « la constitution d’un système d’observation, d’analyse et d’interprétation de la dynamique des localisations d’activités et d’équipements en France et à l’étranger », mobilise les chercheurs à l’intérieur d’une structure mixte – institutionnellement, c’est un « groupement d’intérêt public » (le Gip est un type de groupement créé en 1982 pour la recherche et le développement technologique) – qui rassemble à côté des grands organismes 143 publics de recherche plusieurs administrations centrales (ministère de la Recherche et de la Technologie, ministère de l’Urbanisme, du Logement et des Transports, ministère de l’Environnement, ministère des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, Datar, etc.), ainsi que divers organismes comme l’Institut géographique national, des universités et des collectivités territoriales²⁰. Dans le cadre d’une nouvelle articulation entre la recherche et les pouvoirs publics, de nombreuses équipes de géographes proposent une approche actualisée du territoire français et l’élargissent à l’espace européen mitoyen, rhénan, atlantique et méditerranéen, autour de Roger Brunet et de la Maison de la géographie de Montpellier. L’accent est mis sur les relations spatiales, le jeu interactif entre les villes, les effets de réseau qui ne sont plus limités ou contraints par les limites administratives ou politiques. Le rapport au territoire est moins descriptif et opérationnel, il est davantage réflexif ou spéculatif, voire prospectif, appuyé par des innovations graphiques et cartographiques qui soulignent, suggèrent ou anticipent des évolutions ou des scénarios. On repère désormais des configurations, des « arcs », des « réseaux » à l’échelle de la France et de l’Europe |fig. 2|. On peut considérer que ces travaux forment une propédeutique géographique à une compréhension territoriale de la construction européenne. De ce fait, il y a une certaine perméabilité entre les champs de la recherche géographique et ceux de l’expertise territoriale. Des questions stratégiques comme celle de la distribution spatiale des métropoles ou celle de l’inégale répartition des fonctions de haut niveau sont abordées sous l’angle de la recherche par des ouvrages comme Le Système des villes européennes (1994)²¹, mais le constat scientifique permet aux acteurs politiques et territoriaux de préciser leurs stratégies de valorisation territoriale. Sur un autre front, l’émergence des questions environnementales dans les années 1970 a conduit les géographes à entreprendre une approche du territoire élargie, compréhensive²². Des lieux ou des espaces sur lesquels avaient été développés depuis les années 1950 des utilisations ou des usages parfois 20 Cf. R. Brunet, 1984, « RECLUS, un nouvel outil de connaissance », INTERGÉO Bulletin, 76, p. 103-111, citation p. 103 ; R. Brunet, 1997, Champs et Contrechamps. Raisons de géographe, Paris, Belin. 21 N. Cattan, D. Pumain, C. Rozenblat, T. SaintJulien, 1994, Le Système des villes européennes, Paris, Anthropos ; les rapports préparés pour la Datar : C. Rozenblat, P. Cicille, 2003, Les villes européennes. Analyse comparative, Paris, La Documentation française, Datar ; R. Brunet (dir.), 1989, Les Villes « européennes », Paris, La Documentation française, Datar-Reclus ; Les groupes de travail animés à la Datar par Guy Baudelle, Pierre Beckouche, Bernard Debarbieux… 22 Cf. J.-L. Tissier, 1992, « La géographie dans le prisme de l’environnement (19701990) », in M.-C. Robic (dir.), Du milieu à l’environnement. Pratiques et représentations du rapport homme/nature depuis la Renaissance, Paris, Economica, p. 201-236. 144 figure 2. Structure de l’Europe occidentale. – Brunet Roger, Territoires de France et d’Europe. Raisons de géogrphe, Belin, coll. « Mappemonde », 1997 145 massifs – les littoraux, les versants montagnards, les vallées fluviales – se révélaient fragiles, vulnérables. La conception d’un territoire neutre, uniforme ou bien « tempéré », offert aux initiatives aménagistes, a été remplacée par celle d’une réalité territoriale différenciée, inégalement propice aux demandes techniques et sociales. Des géographes de formation « naturaliste », maîtrisant l’étude de processus physiques et biologiques, parmi lesquels des biogéographes et des climatologues tels Georges Bertrand et Charles-Pierre Péguy ont été les pionniers²³, ont contribué à une analyse du territoire en termes d’environnement, de ressources, d’aléas et de risques²⁴. Leurs contributions aux programmes interdisciplinaires de recherches sur l’environnement (Piren) ont été notables dans les deux dernières décennies²⁵. Ces questions environnementales ont des versions ou des dimensions territoriales : elles se manifestent dans l’espace dans des milieux identifiés, par exemple les bassins-versants, qui correspondent à un domaine de compétence ancien mais aussi renouvelé des géographes. Depuis le sommet de Rio (1992), le positionnement environnemental des géographes est orienté dans la perspective du développement durable, ce qui suscite des travaux attachés à prendre leur distance par rapport à la vulgate²⁶. 23 G. Bertrand, 1968, « Paysage et géographie physique globale ; esquisse méthodologique », Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, 3, p. 249-272 ; 1975, « Pour une histoire écologique de la France rurale », in G. Duby, A. Wallon (dir.), Histoire de la France rurale, t. I, Paris, Éd. du Seuil, p. 37-111 ; C. Bertrand, G. Bertrand, 2002, Une géographie traversière. L’environnement à travers territoires et temporalités, Paris, Arguments ; C.-P. Péguy, 1979, « Ordre et désordre des climats », L’Espace géographique, p. 5-14 ; 1989, Jeux et enjeux du climat, Paris, Masson ; voir aussi J. Tricart, J. Killian, 1978, L’Éco-géographie, Paris, Maspero. 24 1982, « Terres à hauts risques », Hérodote, 24, et 1984, « Écologies/géographie », Hérodote, 26 ; J.-P. Marchand, 1989, Contraintes climatiques et espace géographique. Le cas irlandais, Caen, Paradigme ; Y. Veyret, P. Pech, 1993, L’Homme et l’environnement, Paris, Puf ; R. Neboit-Guilhot, L. Davy (dir.), 1996, Les Français et leur environnement, Paris, Cnfg, Nathan ; J.-P. Bravard, 2001, Les Régions françaises face au extrêmes hydrologiques. Gestion des excès et de la pénurie, Paris, Sedes ; A. Dauphiné, 2001, Risques et Catastrophes. Observer, spatialiser, comprendre, gérer, Paris, Armand Colin ; P. Pigeon (dir.), 2002, « Approches géographiques des risques “naturels” », Annales de géographie, p. 627-628, etc. 25 M. Jollivet (dir.), 1992, Sciences de la nature, sciences de la société. Les passeurs de frontières, Paris, Cnrs éditions ; M. Jollivet, N. Mathieu (dir.), 1989, Du rural à l’environnement. La question de la nature aujourd’hui, Paris, Arf/L’Harmattan ; les travaux de d’Yves Luginbuhl, la revue Natures, Sciences, Sociétés (Nss). 26 Cf. P. Arnould, A. Miossec, Y. Veyret, 2004, « Vers une géographie du développement durable », Historiens et Géographes, 387. 146 la géographie hantée par l’idée du Monde Le principe vidalien de l’unité terrestre 148 Un monde inégalement investi par la recherche 150 Les géographies universelles comme affirmation d’une capacité à décrire le Monde 152 La part tropicale du Monde 156 L’ambition du général 158 Les géographes viennent au Monde 160 Si les géographes français, au XX siècle, ont fortement investi le territoire national, une des dimensions importantes de leur entreprise est aussi la pensée du monde dont elle est porteuse : le monde pris dans sa totalité constitue en effet une référence essentielle de tout savoir produit par la géographie, le particulier des situations décrites étant toujours évalué, explicitement ou pas, par rapport à d’autres situations étudiées ailleurs, c’est-à-dire, en dernier ressort, au monde. Cet investissement de la question du monde considéré dans sa totalité n’est pas en lui-même une innovation de l’« école française ». Il constituait déjà le principe de définition de la géographie dans le partage des savoirs de la Renaissance, la géographie prenant en charge cette question du tout terrestre, par opposition à la chorographie et à la topographie, qui s’occupaient respectivement de la région et du lieu. Il avait également été central dans la pensée des Allemands Humboldt et Ritter, au XIX siècle, qui eurent une influence déterminante sur Élisée Reclus |fig. 3|, Émile Levasseur ou Paul Vidal de La Blache. 147 figure 3. Illustration liminaire de la Nouvelle géographie universelle. – Reclus Élisée, Nouvelle géographie universelle, la Terre et les Hommes, Hachette, 1881 148 27 P. Vidal de La Blache, 1896, « Le principe de la géographie générale », Annales de géographie, p. 129-142. 28 Réédité une dizaine de fois entre sa publication en 24 livraisons (en 1891-1894) et les années 1950, il constitue une réalisation majeure de la géographie universitaire française. 29 Cf. M.-C. Robic, 2004, « Un système multi-scalaire, ses espaces de références et ses mondes. L’Atlas Vidal-Lablache », Cybergeo, 265. — le principe vidalien de l’unité terrestre — Vidal de La Blache a d’ailleurs souvent rappelé l’importance fondamentale pour la géographie du « principe de l’unité terrestre ». Dans l’article de 1896 sur « Le principe de la géographie générale »²⁷, où il retrace le développement de l’idée depuis l’Antiquité, l’introduction du principe s’accompagne aussitôt de l’avertissement que sa juste prise en compte par le géographe implique une certaine façon d’approcher les choses : « Si rien n’existe isolément dans l’organisme terrestre, si partout se répercutent des lois générales, de sorte que l’on ne puisse toucher à une partie sans soulever tout un enchaînement de causes et d’effets, la tâche du géographe prend un caractère différent de celui qui lui est parfois attribué. Quelle que soit la fraction de la Terre qu’il étudie, il ne peut s’y enfermer. Chaque contrée agit immédiatement sur sa voisine et est influencée par elle. » L’Atlas général publié deux ans plus tôt, en 1894, première grande réalisation de la géographie scientifique française²⁸, mettait effectivement en œuvre ces prescriptions. Par un dispositif iconographique et textuel innovant, ce grand volume in-folio offrait un panorama de l’histoire et de la géographie mondiales, à travers quelque cent trente planches en pleine page ou double page, chacune accompagnée d’un court texte de présentation. La plupart déployaient une composition complexe, associant à une carte principale une ou plusieurs autres cartes de taille et d’échelle plus petites (des « cartons »), représentant les différents espaces de référence du thème ou du territoire traité. Une analyse fine²⁹ montre que ce dispositif construisait un point de vue plus complexe que le rapport à une ultime « entité terrestre » le laisserait supposer : ce dispositif est structuré par un principe impérial et un fort européocentrisme qui relativisent la prétention à l’universalité de ce qui se veut un « miroir du monde ». Mais Vidal de La Blache n’en appelle pas moins, en début de Préface, à prendre le haut point de vue permettant de « reconnaître qu’aucune partie de la Terre ne porte en elle seule son explication », dans des termes étonnamment semblables à ceux de l’article de 1896 : « Le jeu des conditions locales ne se découvre avec quelque clarté qu’autant 149 que l’observation s’élève au-dessus d’elles, et qu’on est en mesure d’embrasser les analogies que ramène naturellement la généralité des lois terrestres. […] La Terre est un tout dont les diverses parties s’éclairent mutuellement. Ce serait se mettre un bandeau sur les yeux que d’étudier une contrée isolément, comme si elle ne faisait pas partie d’un ensemble ». Le fait que cette idée soit encore affirmée en des termes semblables, dans une conférence pédagogique de 1913³⁰ et dans le traité de géographie humaine auquel il travailla durant les quinze dernières années de sa vie³¹, donne une idée de la place centrale qu’elle pouvait avoir dans une pensée ouverte aux remises en question comme la sienne. 30 P. Vidal de La Blache, 1913, « Des caractères distinctifs de la géographie », Annales de Géographie, p. 289-299. 31 P. Vidal de La Blache, 1922, Principes de géographie humaine, Paris, Armand Colin (sur le principe de l’unité terrestre : p. 31 dans la réédition Paris, Utz, 1995). 150 32 Chiffres issus d’une compilation de la base des thèses d’État de géographie faite dans l’équipe E.H.GO (laboratoire Géographie-cités), par Marie-Claire Robic, avec la collaboration de Christine Kosmopoulos et de Denise DouzantRosenfeld. La base est construite à partir de plusieurs sources : A.-M. Briend, B. Joseph, 1997, « Thèses de géographie soutenues en France de 1872 à 1972 », Cybergeo, 18, 21-03-1997 ; base de thèses du laboratoire Prodig ; Intergéo bulletin ; Annales de géographie ; divers. Sur l’orientation des thèses actuelles, voir aussi le chapitre 6 coordonné par D. Douzant-Rosenfeld, « Géographes et géographies à partir des thèses de doctorat », in R. Knafou (dir.), 1997, L’État de la géographie. Autoscopie d’une science, Paris, Belin, p. 157-215. — un monde inégalement investi par la recherche — En regard de cette affirmation vigoureuse du principe de l’unité terrestre, le fait que la géographie française se soit d’abord construite par des recherches empiriques menées sur de petits espaces pourrait paraître paradoxal. En fait, la volonté d’affirmer sa valeur scientifique (et peut-être les critiques des sociologues durkheimiens, qui accusaient la géographie d’être portée à des mises en rapport fallacieuses entre les faits) a justifié une rigueur prudente vis-à-vis des grandes généralisations. Même si Vidal de La Blache insistait sur l’unité profonde entre géographie régionale et géographie générale, la démarche foncièrement inductive de la discipline jusqu’aux années 1960 a donné un certain privilège à la première. Les recherches de thèse, qui constituent la voie d’intégration dans les nouvelles structures universitaires de la discipline, et qui représentent la quasi-totalité de la recherche jusqu’à la création des grands organismes de recherche après la Seconde Guerre mondiale que sont l’Orstom et le Cnrs, ont ainsi pris la forme d’études régionales : si elles se sont rapidement éloignées du modèle de la monographie exhaustive menée sur une petite région, une nette prédominance s’est maintenue, jusqu’à aujourd’hui, pour des thèses consacrées à des espaces précisément localisés, par opposition aux sujets généraux ou réflexifs (non localisés). Parmi ces thèses à assise spatiale précise, très peu ont porté sur le monde entier. Sur les 806 thèses d’État soutenues en France sur la période 1890-2002, 95 % portaient ainsi sur des sujets localisés, qui se distribuaient principalement entre la France métropolitaine (38 %), l’Europe (18 %), le nord de l’Afrique (11 %) et l’Afrique subsaharienne (10 %), le reste du monde ne représentant que le quart restant, réparti en fractions minimes pour chacun des autres ensembles continentaux³². Si elle est restée prédominante, la part de la France a diminué depuis les années 1950, après une tendance au renfermement hexagonal, qui avait elle-même suivi un premier temps de plus grande ouverture au monde, au début du siècle. L’inégal investissement du monde par la recherche s’est également exprimé par un privilège accordé à l’empire colonial – l’Indochine (dans l’entre-deuxguerres), les pays du Maghreb, l’Afrique subsaharienne (après la Seconde Guerre 151 mondiale). Mais les recherches, aujourd’hui, se dégagent de plus en plus de cet héritage colonial : les recherches sur l’Afrique, qui se sont beaucoup développées durant les vingt dernières années, se sont déployées dans des pays qui n’étaient pas d’anciennes colonies françaises, même en dehors de l’Afrique francophone. Du fait de l’accent mis sur le territoire hexagonal et sur les régions colonisées par la France, la recherche géographique française a, en tout cas, mis en œuvre une couverture très inégale du monde, où des régions comme l’Amérique du Nord ou la Russie étaient proportionnellement délaissées. Pour minoritaires qu’elles soient, ces recherches menées hors de France n’en constituent pas moins un principe fécond de renouvellement de la géographie, la rencontre de l’altérité s’avérant parfois une source de découverte. La thèse de Pierre Gourou sur Les Paysans du delta tonkinois (1936), qui posait la question de la maîtrise d’un milieu difficile, a mis en avant le rôle essentiel de la « civilisation » dans le façonnement des paysages et le maintien de fortes densités. La thèse de Pierre Monbeig sur les fronts pionniers du Brésil caféier (1952) analysait sur le vif un processus en marche et développait des analyses inédites de psychologie collective. Le travail de Jean Gallais sur le delta intérieur du Niger (1968), qui constituait une analyse régionale originale par la prise en compte de la dimension culturelle du rapport des groupes à l’espace, amorçait en France le développement de la géographie culturelle. 152 33 Nous insisterons ici seulement sur ce genre, et ne nous attacherons pas à présenter tous les ouvrages de géographie régionale qui construisent une « couverture du monde » en ordre dispersé et discontinu, à l’instar des thèses – voir, au sujet des collections de géographie dans lesquelles ils ont été publiés, la bibliographie générale en fin de livre. 34 Cf. A. Downes, 1971, « The bibliographic dinosaurs of Georgian geography (1714-1830) », The Geographical Journal, 137, p. 379-387. — les géographies universelles comme affirmation d’une capacité à décrire le Monde — Il est une forme de géographie dont la vocation est d’offrir non pas l’analyse détaillée d’un espace restreint, mais un tableau géographique de l’ensemble du monde : les « géographies universelles »³³. Bien différentes, par l’ampleur des espaces traités et les conditions de leur préparation, des recherches de thèse qui s’attachent à donner, à partir d’un investissement de terrain, des descriptions minutieuses de petits espaces, elles ont également beaucoup mobilisé le travail des géographes français au xx siècle. Cette tradition éditoriale remonte aux éditions en latin de la Géographie de Ptolémée, à la Renaissance, et consiste à dresser un tableau régional du monde, organisé par grands ensembles géographiques et non par articles classés dans l’ordre alphabétique des toponymes, comme le feraient des dictionnaires ou des encyclopédies classiques. Après avoir connu plusieurs décennies de prospérité, en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en France, à la charnière du xviii siècle et du xix siècle³⁴, elle semble s’être maintenue de manière privilégiée en France. Au xx siècle, les rayons des bibliothèques ont ainsi accueilli une dizaine de ces séries françaises |document 1|, la Nouvelle Géographie universelle, publiée à la fin du xix siècle (1876-1894) par Élisée Reclus, demeurant cependant une référence incontournable jusqu’à ce que la publication de la Géographie universelle de Vidal de La Blache et Gallois (1927-1948) ne vienne apporter une référence plus à jour et d’ampleur comparable. Car, s’ils ont en commun d’avoir été mis en œuvre par des auteurs ayant une formation universitaire en géographie (à l’exception d’Onésime Reclus, frère d’Élisée et auteur de la Grande Géographie Bong illustrée, les artisans de ces collections du xx siècle avaient sinon une thèse en géographie, du moins l’agrégation d’histoire-géographie), ces tableaux du monde se différencient fortement par leur taille, allant de deux volumes pour les plus petites à une vingtaine pour les plus grandes. Malgré l’absence d’études d’ensemble sur la production de ces ouvrages, on peut faire l’hypothèse que la définition du projet a été plutôt le fait de l’éditeur pour les premiers et plutôt le fait des géographes pour les seconds : les deux grandes géographies universelles 153 document 1 Les géographies universelles françaises au xx siècle (a) La durée de vie relativement longue de ces ouvrages de référence justifie de considérer la Nouvelle Géographie universelle d’Élisée Reclus. (b) Deux volumes (l’Afrique par Pierre Gourou et Les Océans et l’Océanie, par Aimé Perpillou) ne sont, apparemment, jamais parus. (c) Cette collection n’a pas été achevée. * dont 4 thématiques. ** dont 6 thématiques. date titre directeur éditeur Élisée Reclus Hachette Onésime Reclus Bong & C Ernest Granger Hachette Maurice Quillet Alain Quillet Lucien Gallois A. Colin Max Sorre, Jean Gottmann, Hachette nombre de volumes / format / nombre d’auteurs 1876-1894 Nouvelle Géographie universelle (a) 1911-1914 Grande Géographie Bong illustrée 19 / In-4 / 1 5 / In-4 / 20 1922-1923 Nouvelle Géographie universelle 1923-1926 Géographie universelle 2 / In-4 / 1 4 / In-4 / 10 1927-1948 Géographie universelle Vidal-Gallois 1949-1971 « Les Cinq Parties du Monde » (b) 23 / In-4 / 16 5 / In-8 / 5 1938-1962 « Orbis » (c) 1958-1960 Géographie universelle Larousse Pierre Gourou, Max Derruau André Cholley Puf Pierre Deffontaines Larousse Pierre Serryn, René Blasselle, Bordas 8* / In-4 / 8 3 / In-4 / 60+ 1961 Encyclopédie géographique permanente 1965-1978 « Magellan » 2 / In-4 / 4 Marc Bonnet, René Cauët Pierre George Puf André Journaux, Pierre Deffontaines, Gallimard 34** / In-8 / 35 1975-1979 Géographie régionale 1989-1996 Géographie universelle Reclus 2 / In-12 / ? 10 / In-4 / 30+ Mariel Jean-Brunhes Delamarre Roger Brunet Belin-Reclus 154 du xx siècle, la Géographie universelle Vidal-Gallois (1927-1948) et la Géographie universelle Reclus (1990-1996) constituent même un vigoureux affichage d’une capacité à déchiffrer le monde, à des moments où le développement ou le renouvellement de la discipline ont éveillé chez les géographes le désir de faire rayonner cette capacité en dehors de leur communauté. La description régionale, qu’elle se pratique sous la forme de monographies consacrées à des contrées de faible étendue (une centaine de milliers de kilomètres carrés au plus) ou qu’elle se pratique sous la forme monumentale de la « géographie universelle » traitant le monde dans sa totalité, pose aux géographes le problème fondamental du « découpage », c’est-à-dire de la définition d’entités spatiales cohérentes, qui puissent constituer des unités pertinentes dans la description de l’étendue à couvrir. Dans les monographies de la géographie classique, ce problème se traduit, à la suite du Tableau de la géographie de la France (voir le chapitre « La géographie comme science »), par le souci de justifier le cadrage spatial retenu, en montrant que l’espace traité a une « personnalité » géographique. Dans les « géographies universelles », le fait de brosser un tableau du monde selon l’ordre de l’espace, et non selon celui des savoirs ou des noms de lieux, impose de le découper d’abord en une mosaïque d’ensembles géographiques de taille continentale (plusieurs millions de kilomètres carrés), qui correspondent aux tomes de l’ouvrage ou à des subdivisions de ceux-ci. Du fait de sa taille sensiblement moindre, la dernière « géographie universelle » (10 volumes) procède à des regroupements plus drastiques que les deux grandes réalisations qui l’ont précédée, la Nouvelle Géographie universelle d’Élisée Reclus (19 volumes) et la Géographie universelle Vidal-Gallois (23 volumes). Mais elle n’en présente pas moins une mosaïque de grandes régions continentales, à la façon de toutes les géographies universelles, puisqu’un seul volume n’y traite pas d’un ensemble découpé à l’intérieur d’une masse continentale : le volume « Afrique du Nord, Moyen-Orient, Monde indien », qui traite des pays du monde 155 musulman entre le Maroc et le Bangladesh, sans inclure l’Indonésie, qui est traitée dans le volume « Asie du Sud-Est, Océanie ». Dans ces grandes régions continentales, la description procède, comme dans les monographies consacrées à de petites régions, par l’emboîtement de deux niveaux de description : une présentation générale des traits communs à l’ensemble, à laquelle font suite les descriptions de chacune de ses subdivisions. Si l’ampleur des regroupements opérés est, comme on l’a dit, variable, il convient de souligner que les territoires étatiques, du fait de la documentation sur laquelle la description s’appuie, constituent, en dernier ressort, un cadre de référence toujours utilisé. L’information sur les territoires est en effet produite sinon toujours par les États qui les contrôlent (cartes topographiques, statistiques officielles), du moins, le plus souvent, en fonction des cadres définis par leurs frontières. Alors que (parce que ?) ils ont été reconnus, en France comme à l’étranger, jusqu’aux années 1960, pour la qualité de leurs descriptions régionales, les géographes français n’ont pas particulièrement ressenti le besoin de réfléchir aux difficultés de cette approche ou de la systématiser, comme ce fut le cas de certains de leurs collègues étrangers (des géographes britanniques ou américains, par exemple). Si certains géographes français³⁵ ont su relever avec acuité le problème fondamental que soulève l’entreprise d’une description du monde selon l’ordre de l’espace – le caractère « asynchrone » des logiques qui régissent les différents ordres de faits empêche leurs « contours » de coïncider entre eux –, les discussions méthodologiques ont été rares avant les années 1970. 35 C. Vallaux, 1925, Les Sciences géographiques, Paris, Librairie Félix Alcan ; Y. Lacoste, 1973, « La géographie », in F. Châtelet (dir.), Histoire de la philosophie. Idées, doctrines. t. VII : La Philosophie des sciences sociales (de 1860 à nos jours), Paris, Hachette, p. 242-302 ; et, 1976, La Géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris, Maspéro ; D. Retaillé, 1997, Le Monde du géographe, Paris, Presses de Sciences-Po. 156 36 P. George (dir.), 1964, La Géographie active, Paris, Puf, p. 6. 37 P. Gourou, 1947, Les Pays tropicaux. Principes d’une géographie humaine et économique, Paris, Puf. 38 P. Gourou, 1982, Terres de bonne espérance. Le monde tropical, Paris, Plon, coll. « Terre humaine ». — la part tropicale du Monde — Il est un principe de découpage à l’échelle de l’ensemble du monde qui a été fortement organisateur dans la géographie française, et que ne font pas clairement ressortir les « géographies universelles », en raison de leur fidélité à un principe de découpage continental : il s’agit de la zonalité, et plus précisément de l’attention particulière que la tradition française semble avoir portée à la zone intertropicale. Dans un monde partagé en empires coloniaux, dans la première décennie du xx siècle, la géographie coloniale constituait, selon la formule de Pierre George, la « géographie appliquée de l’expansion européenne »³⁶. Inégalement implantée dans l’institution universitaire (présente surtout à Paris) jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, elle s’est progressivement muée, vers cette époque, en « géographie tropicale », notamment dans le cadre de l’Orstom, créé en 1943. La petite synthèse publiée par Pierre Gourou, en 1947³⁷ dans la collection « Colonies et empires », au sujet de cette zone où la chaleur se combine à l’humidité de façon saisonnière ou permanente, et dont les contraintes spécifiques (insalubrité pour l’homme et les animaux ; pauvreté et fragilité des sols) constituent des facteurs limitants pour le peuplement humain, est généralement donnée comme emblématique ou fondatrice de ce champ de la géographie humaine française, dans lequel se distinguèrent également de grands connaisseurs de l’Afrique noire, comme Paul Pélissier ou Gilles Sautter (soulignons que Gourou est revenu, trente-cinq ans après, sur son appréciation pessimiste sur les chances du monde tropical, pour offrir une synthèse beaucoup plus optimiste avec Terres de bonne espérance³⁸). Mais cette prise en compte des contraintes biologiques de la « tropicalité », même si elle présentait l’avantage de rattacher ce champ de recherche à la problématique géographique de la relation homme-milieu et si elle venait d’une approche éminemment sensible, chez Gourou, au développement par les sociétés locales d’une agriculture sophistiquée et savante, adaptée aux contraintes de ce milieu, fut aussi dénoncée comme une naturalisation mystificatrice des problèmes 157 des sociétés vivant dans cette zone. Dans les années 1950, la dénonciation des obstacles au développement pour les pays qui se dégageaient progressivement du joug colonial – le « Tiers Monde », selon la formule d’Alfred Sauvy – passait désormais par une reconnaissance des préjudices de la colonisation plutôt que par une définition axée sur le milieu, négligeant à trop bon compte l’exploitation par la métropole. À partir des années 1960, une géographie du sous-développement qu’une inspiration marxiste rendait vigilante à l’égard des rapports de domination Nord-Sud, se constitua ainsi en opposition à la géographie tropicale classique. La recherche française sur ces régions fut marquée par cette polarisation idéologique, par exemple au Ceget de Bordeaux (Centre de géographie tropicale)³⁹. 39 Sur ces débats, voir notamment celui de L’Espace géographique en 1984 « Géographie tropicale - Géographie du Tiers Monde » (nº 4, p. 305-365). Voir aussi l’affiche « La géographie tropicale en action » due à Frédéric Thomas dans l’exposition de l’adpf. 158 40 Ceux de P. Vidal de La Blache, J. Brunhes, E. de Martonne, M. Sorre (cf. les chapitres 1 et 3). Voir la bibliographie en fin de livre. — l’ambition du général — Si l’investissement privilégié de la question de la tropicalité semble avoir constitué une originalité française – qui s’expliquerait par la confluence d’une sensibilité particulière aux contraintes du milieu et de l’histoire coloniale de la France, qui a assurément encouragé et facilité la recherche « outre-mer », au-delà même de la période coloniale –, la géographie française du xx siècle n’a pas uniquement été définie par les contingences auxquelles la recherche était soumise. Elle a aussi été fortement tendue par l’ambition d’offrir une compréhension générale du monde. Le premier xx siècle a été marqué par la publication de grands traités⁴⁰, en géographie physique ou humaine, et dans les années 1930-1950, par la collection « Géographie humaine », dirigée par Pierre Deffontaines aux éditions Gallimard, qui a présenté, à travers ses trente volumes thématiques, les variations à travers le monde (moins d’un tiers des volumes portaient sur une région délimitée) d’environnements de la vie humaine (forêt, montagne, îles, vent…) ou de formes d’activités ou d’organisation de l’espace par l’homme (colonisation, villes, frontières…). Dans le second xx siècle, l’offre s’est progressivement diversifiée, des quelques mises au point thématiques (agriculture, population, énergie…) de la collection « Géographie économique et sociale » dirigée par André Cholley aux Éditions Marie-Thérèse Génin, à la multiplication, à partir des années 1970, des collections universitaires. Le revers de cette richesse – à mettre en rapport avec la croissance des effectifs des enseignants et des étudiants et le pluralisme épistémologique de la discipline autant qu’avec une tendance de l’édition (pas seulement universitaire) à la multiplication des titres – est qu’aucune référence ne constitue plus une référence partagée par la communauté des géographes, comme, parmi les traités ou les grands manuels de second cycle universitaire (licence), avaient pu l’être les « précis » de géomorphologie et de géographie humaine publiés par Max Derruau en 1956 et 1961 (régulièrement réédités ensuite). Ces traités et manuels ont certes des allures d’inventaires descriptifs (comme tour d’horizon, notamment bibliographique, d’une large question). Cependant, 159 il convient de souligner que certains travaux de géographie générale montrent également une forte ambition explicative et interprétative, dont le second xx siècle nous donne quelques exemples remarquables, dans des domaines aussi différents que la géographie politique, la géographie économique, ou la géohistoire. Ainsi, Jean Gottmann⁴¹ théorise la différenciation du monde par l’action contraire de forces qu’il nomme « circulation » (le monde rendu fluide et changeant par le brassage des hommes) et « iconographie » (le monde figé et cloisonné en communautés distinctes) ; Paul Claval⁴² cherche à donner une compréhension d’ensemble de la façon dont le monde est unifié par l’espace économique que structurent systèmes de villes, réseaux de communication et marchés ; Philippe et Geneviève Pinchemel⁴³ proposent une grille de lecture générale de l’organisation de l’espace par un travail d’explicitation de la diversité des logiques qui s’inscrivent à la surface de la Terre ; Christian Grataloup⁴⁴ met en lumière le rôle de la position relative des civilisations dans leur devenir et fait l’inventaire des modèles spatio-temporels qui rendent compte de leur rapport à l’espace. 41 J. Gottmann, 1952, La Politique des États et leur géographie, Paris, Armand Colin. 42 P. Claval, 1968, Régions, Nations, Grands Espaces, Paris, Marie-Thérèse Génin. 43 P. et G. Pinchemel, 1988 (réédité depuis), La Face de la Terre, Paris, Armand Colin. 44 C. Grataloup, 1996, Lieux d’histoire. Essai de géohistoire systématique, Montpellier, Reclus. 160 45 Jean-Baptiste Arrault consacre sa thèse à cette question, à l’université de Paris I (« Un paradoxe géographique ? Penser à l’échelle du Monde en géographie de la fin du xix siècle aux années 1960 »). Qu’il soit vivement remercié d’avoir généreusement partagé ses premières idées avec nous. 46 A. Demangeon, 1920, Le Déclin de l’Europe (réédité en 1975 par la Librairie Guénégaud ; citation p. 13). 47 A. Demangeon, 1929, « Les aspects actuels de l’économie internationale », Annales de géographie, 211 et 212 ; 1932, « Aspects nouveaux de l’économie internationale », Annales de géographie, 229 et 230. Article reproduit dans Problèmes de géographie humaine, 1942, Paris, Armand Colin, p. 53-130. — les géographes viennent au Monde — Si la géographie française a été hantée par l’idée du monde, affichant une confiance indéniable dans sa capacité à le décrire, la question du monde (traitée en tant que telle) n’y est apparue que tardivement⁴⁵. La caractérisation de la dimension mondiale que prennent certains phénomènes n’a guère dépassé, pendant toute la première moitié du xx siècle, l’invocation très générale du « principe de l’unité terrestre » : les géographes se sont montrés conscients qu’il y avait un niveau mondial dès la fin du xix siècle, par exemple en caractérisant certaines villes ou routes comme « mondiales », mais ils ont mis longtemps à élaborer un discours construit et explicite sur ce niveau mondial. Albert Demangeon est exemplaire de la tendance des géographes français du premier xx siècle à concevoir clairement ce niveau, mais sans construire un discours explicite sur lui, puisque, quand il en parle, c’est pour se placer immédiatement au niveau inférieur, présentant les « parties » sans avoir préalablement commenté le « tout ». Dans Le Déclin de l’Europe (1920), ouvrage visionnaire où il décrit le bouleversement du monde qu’a hâté la Première Guerre mondiale, il traite du « déplacement du centre de gravité du monde hors d’Europe »⁴⁶. Mais à côté de cette formule, le corps de l’ouvrage se contente de détailler les aspects thématiques et régionaux de cette nouvelle donne mondiale (aspects financiers, maritimes, industriels ; expansion des deux nouveaux grands : États-Unis et Japon), sans proposer une réflexion générale sur le monde. Dans les articles de 1929 et 1932, où il dresse un bilan général de l’« économie internationale », avant et pendant la crise économique⁴⁷, la réflexion sur le monde en tant que tel n’est pas plus développée, alors même qu’il constate à nouveau un « lent déplacement du centre des grands foyers industriels et commerciaux, qui s’éloigne peu à peu du continent européen pour s’établir dans l’Amérique et dans les pays du Pacifique », en 1929, ou la « solidarité qui tend à faire du monde un seul et grand marché », en 1932. 161 Chez les géographes français, le rapetissement de la planète par les progrès des moyens de communication, qui ont considérablement accéléré les interrelations entre les sociétés humaines distantes, à partir de la révolution industrielle, est un thème récurrent dès le xix siècle : Élisée Reclus, 1894 Nouvelle Géographie universelle, t. XIX, Paris, Tellement rapetissée est la planète entre les mains de l’homme qu’elle se donne partout un même outillage d’industrie, que par le réseau continu des services postaux et des télégraphes elle s’est enrichie d’un système nerveux pour l’échange des pensées, qu’elle cherche un méridien commun, une heure commune, et que de toutes parts surgissent les inventeurs d’un langage universel. Hachette, (p. 794). Élisée Reclus, 1905 L’homme et la terre, t. VI, Paris, Hachette, Ainsi le monde est bien près de s’unifier : jusqu’aux îlots épars dans l’immensité de l’Océan, toutes les terres sont entrées dans l’aire d’attraction de la culture générale, avec prédominance du type européen. Seulement en quelques rares enclaves, en des pays de grottes où les hommes fuient la lumière, en des lieux très écartés que ferment des murs de rochers, des forêts ou des marécages, des tribus ont pu se maintenir tout à fait isolées, sans que leur existence s’associe au rythme de la grande vie universelle. (p. 171). Paul Vidal de La Blache, 1921 Principes de géographie Aujourd’hui, toutes les parties de la terre entrent en rapport ; l’isolement est une anomalie qui semble un défi, et ce n’est plus entre contrées contiguës et voisines, mais entre contrées lointaines qu’est le contact. humaine, Paris, Colin, (rééd., 1975, p. 38). Albert Demangeon, 1932 « Aspects nouveaux de l’économie internationale », Annales de géographie nº 229, p. 230 ; reproduit dans Problèmes de géographie humaine, Paris, Armand Colin, 1942, p. 89-130 (p. 89). Sans doute pour la première fois dans l’histoire, tous les pays de la Terre souffrent ensemble ; jamais encore on n’avait senti d’une manière si violente la solidarité qui unit les nations et qui tend à faire du monde un seul et grand marché. Henri Baulig, 1948 « La géographie est-elle une science ? », Annales de géographie, nº 305, p. 1-11 (p. 8). On dit souvent qu’avec les prodigieux progrès de la technique à l’époque contemporaine, l’homme s’affranchit de plus en plus des servitudes naturelles. En particulier, la révolution en cours dans les moyens de transport et de communication fait que le monde se contracte, devient de plus en plus perméable, tend vers une uniformité – les physiciens diraient vers une entropie – désespérante. Cela n’est vrai que d’une certaine manière. Si la technique des transports a fait des miracles, et ne cesse d’en faire sous nos yeux, les distances ne sont pas abolies pour autant. Max Sorre, 1961 L’Homme sur la Terre, Hachette, Paris (p. 3). De nos jours plus que jamais, la géographie humaine enregistre la répercussion en chaque lieu d’événements survenus dans les contrées les plus éloignées, l’interdépendance de toutes les parties de l’œkoumène. Pierre George, 1965 Panorama du monde actuel, Paris, Puf, coll. « Magellan », p. 71. Les problèmes se traitent aujourd’hui à l’échelle mondiale ou intercontinentale en termes d’universalité et d’instantanéité. Olivier Dollfus, 1984 « Le Système Monde : proposition pour une étude de géographie », in Géopoint 84 : Systèmes et localisations, Avignon, groupe Dupont, p. 231-239 (p. 231). Le Système-Monde (S. M.) est formé par la trame des flux nés des relations entre États, firmes et cultures et s’exprime par les interactions nouées entre les différentes parties de l’humanité […] avec le S. M. il ne peut plus y avoir d’évolution exclusivement endogène spécifique à une société ou un groupe dans son espace. 162 48 O. Dollfus, « Le Système Monde : proposition pour une étude de géographie », in Géopoint 84 : Systèmes et localisations, Avignon, groupe Dupont, p. 231-239. 49 P. Clerc, 2002, La culture scolaire en géographie, Rennes, Pur, (chap. 7) 50 Volume Mondes nouveaux, Géographie universelle Reclus, 1990 : livre II, sous la direction d’O. Dollfus, « Le système Monde », p. 274-529. M.-F. Durand, J. Lévy, D. Retaillé, 1991, Le Monde. Espaces et systèmes, Paris, Presses de la Fnsp, Dalloz. 51 J. Tricart, 1952, « La géomorphologie et la notion d’échelle », Revue de géomorphologie dynamique, 5, p. 213-218. Nous sommes redevables à Nicolas Verdier, de nous avoir signalé ce transfert de la géographie physique à la géographie humaine. Au détour de réflexions sur la transformation de la terre par l’homme, ils énonçaient déjà un processus qui a été perçu de plus en plus clairement, à partir des années 1970, et qui a fini par occuper le devant de la scène des discours sur le monde, dans les années 1990 : l’unification multiforme où l’économie a une place centrale, la « mondialisation ». Si la fin du xx siècle semble bien constituer la période où son rôle organisateur (par la dépendance immédiate dans laquelle elle « tient » un nombre croissant de lieux et de personnes) est devenu prépondérant, le fait est que le processus était plus qu’amorcé à la fin du xix siècle ; on peut donc voir un certain paradoxe dans le fait que, tout en la percevant clairement, les géographes n’ont pas su faire plus que la signaler en passant. C’est seulement en 1984 que le monde, comme nouvel objet d’étude, fit son entrée officielle dans la géographie française. Au colloque bisannuel Géopoint consacré au thème « Systèmes et localisations », Olivier Dollfus donna une communication affirmant l’existence d’un « Système Monde (S. M.) », dans la session du colloque consacrée aux « Systèmes et sous-systèmes mondiaux »⁴⁸. Il y expliquait que ce « S. M. », véritablement fonctionnel depuis le xix siècle seulement, avait émergé à partir du xvi siècle par l’interconnexion de ce qui n’avait été auparavant que des « agrégats » humains autonomes. L’idée était déjà latente depuis longtemps, mais le caractère explicite de la formulation était original. Le « Système Monde » faisait rapidement fortune, puisqu’il était introduit dans l’enseignement secondaire dés 1986⁴⁹, qu’il était présenté dans le volume introductif de la Géographie universelle Reclus en 1990, et qu’il était d’emblée investi par les travaux d’autres chercheurs tels Marie-Françoise Durand, Christian Grataloup, Jacques Lévy et Denis Retaillé⁵⁰. Alors que Vidal de La Blache avait été sensible aux échelles propres aux faits qu’il décrivait, il n’avait jamais explicité l’idée qu’il existe « plusieurs niveaux » de phénomènes selon leur ampleur spatiale (le niveau supérieur étant le niveau mondial). Il se trouve qu’en 1952 Jean Tricart⁵¹ inaugura, en géographie physique, une réflexion explicite sur la notion d’« échelle », qui passait 163 en géographie humaine dans les années 1960⁵² ; il semble vraisemblable que la définition explicite d’un niveau mondial dans l’ordre des faits humains ait surtout été rendue possible par cette conception distinguant explicitement différents « niveaux » d’espace tout autant que par l’approche systémique qui facilitait la pensée d’interdépendances entre des faits distants. À la différence du « principe de l’unité terrestre » qui semblait plutôt se situer du côté des ordres physique et surtout vital, le « Système Monde » se place en tout cas du côté de l’ordre humain, du social, et rejoint le travail d’Emmanuel Wallerstein sur les world systems et celui de Braudel sur l’« économie-monde ». Si le « principe de l’unité terrestre » avait pu paraître flou sur le statut à donner aux faits humains (procèdent-ils de cette « unité terrestre » ou sont-ils un développement nouveau par rapport à la connexité des ordres physique et vital ?), le « Système Monde » dissipait l’ambiguïté. Il subordonnait en effet la dimension écologique de la Terre à la globalité d’un monde pensé du point de vue de l’homme, définissant la nature comme une « mémoire » du monde (François Durand-Dastès)⁵³, au même titre que les faits de culture. 52 R. Brunet, 1967, Les Phénomènes de discontinuité en géographie, Paris, Cnrs éditions. 53 F. Durand-Dastès, 1990, « La mémoire de Gaïa », in Géopoint 90 : Histoire, Temps, Espace, Avignon, Groupe Dupont, université d’Avignon, et 1990, dans les pages rédigées par F. Durand-Dastès de la Géographie universelle. 164 54 Sur les profils intellectuels de géographes particulièrement visibles dans le débat public, voir les notices rédigées par Jean-Louis Tissier et par Jacques Lévy dans J. Julliard, M. Winock (dir.), 1996, Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Éd. du Seuil (rééd. 2003). La grande variété des recherches des géographes au XX siècle explique peut-être un certain manque de lisibilité de leur discipline pour le grand public, tandis que les formes de leur engagement dans la cité (nombreuses, mais souvent discrètes), rendent sans doute compte du déficit d’image dont ils se sont parfois plaints. La division du travail de recherche a conduit la plupart d’entre eux à choisir entre le terrain français et une partie du monde (souvent « française » jusqu’à la décolonisation), mais la communauté des géographes a conservé l’ambition de proposer une connaissance générale de celui-ci. Certaines approches ont élargi au monde des questions ou des méthodes éprouvées sur le territoire national, et des points de vue ou des analyses sur la France nées de réflexions ou d’expériences venues du monde. Cette relation, cet échange, ont donné à la géographie une portée proprement intellectuelle⁵⁴, dépassant l’étude des seuls faits localisés et reposant, en France et ailleurs, sur l’articulation d’idées, de représentations, de concepts. L’une des dimensions intellectuelles de la géographie française réside peut-être dans cette tension entre un « être géographique », la France, et un horizon global ou mondial. Sensibles au contexte, souvent innovants, mais assujettis à des dynamiques disciplinaires qui caractérisent le développement normal d’une science, les géographes français ont tenté à leur manière, durant ce grand XX siècle de géographie, de « couvrir le Monde ». Ils ont défendu longtemps un projet cognitif unitaire, quoique dual, on l’a vu, car orienté soit vers un programme régional, soit vers un programme mésologique ou écologique. Ce projet distinguait la géographie des années 1900 par rapport à la période antérieure : on parlait auparavant « des » sciences géographiques, ou bien, si on ne la considérait pas comme la « Cendrillon » servante de l’histoire, on évoquait une science « touche-à-tout », voire une prédiscipline tout juste capable de servir de propédeutique à des études spécialisées. Il se devait aussi de différencier la géographie par rapport aux sciences qu’elle côtoyait à l’université, l’histoire et les sciences sociales d’un côté, les sciences naturelles de l’autre. Il était mené par un homme de terrain¹ attaché à la vue directe, maniant cartes géologiques et topographiques et appareil photographique, aimant les observatoires surplombants, voyageant beaucoup, mais volontiers en groupe, pour mener des excursions collectives où se confrontaient les regards, les interprétations et les réputations. Attentif à la genèse des formes terrestres, des relations hommes-nature et des physionomies régionales qu’il examinait, le géographe se voulait alors en général au plus près du concret, simple transcripteur ou « graphiste » qui enregistre par l’écriture et l’iconographie son objet d’étude – l’actualité d’une relation entre des sociétés et leur cadre d’existence, la Terre. À la structure unitaire qui s’est déployée à partir du tournant des années 1900 s’oppose la géographie plurielle du début du XXI siècle : plurielle dans ses projets cognitifs, dans ses lieux de légitimation et de production, dans ses références, dans ses savoir-faire. Nul portrait-robot ne saurait représenter, même de loin, ce géographe polymorphe qui peut encore se faire le champion du « terrain », mais qui a pris ses distances par rapport à une optique strictement naturaliste, voire se prête à l’enquête ethnographique, et qui manipule plus souvent au laboratoire modèles interprétatifs, bases de données et logiciels d’analyse statistique ou de cartographie. À la figure unique du professeur (universitaire ou de l’enseignement secondaire) se substitue un éventail de métiers 1 Le géographe est un personnage strictement masculin jusque dans les années 1930. 166 et de statuts des plus variés, où le chercheur côtoie l’enseignant, l’expert-géographe employé par une collectivité territoriale, une agence d’urbanisme, ou un bureau d’études spécialisé dans la sphère de la ville, de la mobilité, des transports, de la gestion du temps, de la santé, des risques, de l’environnement, etc. Dans ces métiers en prise plus ou moins directe sur l’action, et selon son expérience, son ambition ou sa culture, le(a) géographe développe encore une gamme variée d’aptitudes recouvrant la simple étude ou bien le projet, avec ses activités de conception, d’évaluation, de prospective. L’évolution est passée par une scansion scientifique majeure que l’on peut dater de la décennie 1970. Les années 1940-1950 marquent toutefois une première inflexion dans le cours de cette « école française de géographie », quelque peu monolithique, du premier XX siècle (qui a dominé la scène internationale dans les années 1930). Un double processus d’ouverture thématique et de spécialisation s’opère alors, dans l’immédiat après-guerre, au cours de ce premier moment d’extension du « corps » des géographes, qui connaît une courte remise en cause de la pertinence de la discipline et une critique de l’héritage libéral sous la houlette du marxisme, mais qui se replie épistémologiquement sur le réalisme hérité et sur le cœur classique de la profession, l’enseignement, aux dépens des appels à la pratique de l’organisation de l’espace. Les années 1970 cumulent les remises en cause : dominées par l’explosion nouvelle des effectifs, par le renouvellement des pratiques collectives de la recherche, par les ruptures d’une « nouvelle géographie » orientée vers les sciences sociales, par un début d’ouverture des « marchés » de la géographie hors de l’enseignement, elles tranchent aussi par l’émergence d’une branche inspirée de la recherche anglo-américaine qui devient pour un temps dominante, l’analyse spatiale, et par l’affirmation d’une posture constructiviste rompant avec le réalisme traditionnel. Calée sur les sciences sociales au début des années 1980, la géographie s’organise depuis en plusieurs courants, dont une orientation de recherche tentée par les questions d’identité et de territorialité qui s’arrime, comme les sciences sociales voisines, aux humanités et à des philosophies de l’action. Il ne faudrait pas exagérer l’homogénéité de cette école de géographie de la première moitié du siècle. Il ne faudrait pas non plus réduire 167 l’histoire des années 1900-1960 à une simple « géographie des professeurs ». Sortant des récits convenus qui ont depuis le début du XX siècle accompagné l’institutionnalisation de la géographie à l’Université, révisant aussi les critiques modernes qui ont fustigé l’apolitisme de la « corporation » des géographes ou le confinement dans leur tour d’ivoire, nous avons souligné la constance, jusqu’aux modalités d’aujourd’hui, de leur implication dans la cité. Cette implication comporte des temps forts qui coïncident avec des moments de mobilisation de l’opinion ou des pouvoirs publics sur des problèmes touchant aux questions territoriales, nationales puis européennes et mondiales. L’enjeu national reste central, avec ce fil rouge qui tient à penser l’organisation spatiale de l’État-nation dans ses dimensions administratives et politiques (la régionalisation, la décentralisation), mais aussi dans les modalités économiques et sociales de son équipement et de son développement (l’aménagement du territoire, la politique de la ville et des pays, l’équité territoriale…). La sensibilité des géographes aux diverses échelles humaines – et précisément au niveau d’organisation du monde, de la nation au monde de la « mondialisation » contemporaine, en passant par ces grands systèmes territoriaux que furent les empires – les a conduits toutefois à sortir de cet assujettissement au territoire national, et à tenter de prendre de la hauteur, soit en pensant l’organisation de ce qui est pour eux l’« unité terrestre », soit en rendant compte des dynamiques qui animent les réorganisations sur l’ensemble de la planète. Il ne fait pas de doute, cependant, que l’ethnocentrisme reste marquant², et que le monde est loin d’être également couvert. Les anciennes dépendances coloniales structurent encore les relations de recherche, les réseaux d’observatoires et sans doute les représentations de l’ailleurs. Plus largement, les relations Nord-Sud (ou, selon le regard, le rapport « occidental » sur le monde dénoncé par Edward Saïd) restent probablement structurantes. Mais certains secteurs de la géographie culturelle ouvrent à des perspectives moins dissymétriques qu’au temps de l’exaltation univoque de la modernité européenne ; de nouveaux débats agitent les chercheurs issus des mouvances « tiers mondistes » et « développementalistes », confrontés aux questions d’environnement et de développement durable apparues sur la scène internationale depuis le sommet de Rio ; des questions 2 Mais, nous l’avons dit en introduction, la géographie coloniale a été ici peu abordée. 168 de justice, d’éthique, de propriété intellectuelle des savoirs sont posées. Sauf exception, il n’est pas apparu de figure analogue aux grands « héros » de l’histoire de la sociologie, de l’anthropologie, de la philosophie ou de l’histoire. Est-ce affaire de rapport des historiographes à l’écriture de leur passé ? Ou bien effet d’un certain effacement des géographes dans la cité et dans la république des sciences et des lettres, qui serait lui-même lié à une modestie partagée, ou bien à une faible lisibilité de leur présence ? Nous ferions l’hypothèse qu’ils ont pris part préférentiellement à des engagements « moyens », tant par leur niveau d’intervention dans la cité que par leur teneur : plutôt critiques, « tribunitiens » dans le sens qu’ils se sentent expression de la « base », mais se pensant dotés d’une certaine sagesse, volontiers conseillers de la République, et au total peu enclins aux extrêmes de la posture politique. Non pas prophètes, mais témoins du quotidien, des enjeux et de l’actualité du monde, ils ont pu séduire à certaines époques – par exemple, au cours des années 1930, attirer de jeunes intellectuels rebutés par le formalisme de l’histoire ou de la philosophie. Ils savent détecter de quoi est fait le tissu des relations dans l’espace mondial, à plusieurs échelles, ils savent le formaliser par la pensée et par l’image, mais ils réussissent moins bien à médiatiser leur savoir et ils n’ont pas la visibilité de « grands intellectuels », malgré la fécondité de nombreux chercheurs inscrits dans une ambition de valorisation de la géographie dans les sciences sociales ou dans des projets transdisciplinaires de grande portée. Base des thèses d’État de géographie établie à E.H.GO (cf. note 32, p. 150). Les thèses sont classées par grande région étudiée, puis par date et par ordre alphabétique des auteurs. Les deux dernières catégories regroupent des thèses dont l’assise spatiale est plus complexe (comparaisons notamment) ou sans ancrage spatial spécifique. Thèses d’État de géographie soutenues en France de 1890 à 20 02 185 186 Asie Robequain Charles, 1929, Le Than-Hoa. Étude géographique d’une province annamite. 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Les contours assez larges de ces rubriques tiennent à une volonté d’éviter la subdivision de la géographie en des sous-champs trop étroits qui s’appliqueraient mal à la présentation sur un siècle d’un domaine dont les orientations et les thèmes ont beaucoup évolué. L’ordre alphabétique ainsi que le souci de donner à la fois des références récentes et des références plus anciennes créent des effets de juxtaposition (parfois étranges) dont les auteurs sont bien conscients. Si quelques revues sont brièvement présentées plus loin, les articles de revues ont été exclus de cette bibliographie, qui se limite donc aux livres (un certain nombre des ouvrages anciens cités ici sont malheureusement épuisés) et à quelques sites Web de référence. L’absence de rayon dédié à la géographie dans les librairies (souvent déplorée par les géographes) désigne encore la section de géographie des bibliothèques universitaires comme le meilleur lieu pour prendre une vue d’ensemble du champ, mais quelques sites Web s’imposent de plus en plus comme des points d’entrée privilégiés dans celui-ci. 203 204 Revues suivies, dans les grandes villes de province, par et sites Internet la création de revues liées aux nouveaux instituts de géographie, comme la Revue de Géographie Alpine Il n’existe pas en France de revue de vulgarisation (Grenoble, depuis 1913) ou les Études rhodaniennes universitaire dédiée à la géographie, comparable (Lyon, 1927 ; rebaptisée Revue de Géographie de Lyon à celle que publient les éditions du Seuil pour en 1942, puis Géocarrefour). Deux revues liées la discipline dont elle est issue (le mensuel à l’enseignement secondaire ont également L’Histoire, débuté en 1978). Le magazine grand vu le jour : celle développée à partir du bulletin public consacré à l’ailleurs et au voyage, Géo de l’Association des Professeurs d’Histoire (mensuel tirant à plusieurs centaines de milliers et de Géographie (Historiens & Géographes) et celle d’exemplaires, débuté en 1979), propose qui vise à diffuser les résultats de la recherche des reportages photographiques qui prolongent auprès des enseignants du secondaire, L’Information une tradition d’exploration et de découverte géographique (depuis 1936). antérieure à la géographie universitaire et bien De nouvelles revues sont encore apparues distincte de celle-ci ; la revue Sciences Humaines depuis les années 1970, en rapport avec (mensuel de vulgarisation sur les sciences humaines, le renouvellement de la discipline : L’Espace débuté en 1990), inclut la géographie dans géographique, revue créée par Roger Brunet son domaine, mais celle-ci n’y est qu’une fraction (chez l’éditeur Doin, depuis 1972, et chez Belin d’un éventail de savoirs très large. En fait, depuis 1996), est un pôle important de réflexion la vulgarisation de la géographie universitaire méthodologique en langue française sur s’est développée à partir des années 1990 à travers la géographie. EspacesTemps, revue créée par le festival de Saint-Dié-des-Vosges et les « cafés géo » la section Histoire et Géographie de l’École normale (voir plus bas). supérieure de l’enseignement technique (Enset, Les revues de la géographie où se publie à Cachan, à partir de 1975 ; rebaptisée la géographie dont il est question dans ce livre sont EspacesTemps. Les Cahiers depuis), est un pôle de essentiellement universitaires : si le Bulletin réflexion sur l’histoire, la géographie et les sciences de la Société de Géographie de Paris (devenu Acta sociales, qui conserve une orientation nettement Geographica en 1947) est progressivement passé interdisciplinaire. La revue Hérodote, créée par Yves d’une géographie d’explorateurs à une géographie Lacoste (aux éditions François Maspéro, en 1976, universitaire (en rapport avec l’évolution devenues La Découverte au début des années 1980, de la Société elle-même), le fait majeur du XX siècle la revue ayant elle-même été rebaptisée Hérodote. est l’éclosion de tout un ensemble de revues de Revue de géographie et de géopolitique, en 1982), géographie, qui a accompagné l’institutionnalisation s’attache à faire la défense et l’illustration de la discipline à l’université à partir de la fin d’une géographie éclairant la dimension spatiale du XIX siècle. Les Annales de géographie (publiées des rapports de force entre groupes sociaux et entre par les éditions Armand Colin, depuis 1891), ont été États. Mappemonde, revue créée par Roger Brunet 205 dans le cadre de la Maison de la géographie du Gip qui consiste, outre la compilation Reclus, est un lieu de réflexion sur la cartographie de la Bibliographie géographique internationale et l’iconographie géographique (publiée en couleurs (née comme « Bibliographie géographique », dès son premier numéro, en 1986, elle a abandonné dès 1893, et publiée pendant les 20 premières le support papier en 2004 pour devenir années par les Annales de géographie, M@ppemonde, exclusivement publiée sur Internet). avant d’être prise en charge par l’Association Espaces et cultures, revue créée par Paul Claval de géographes français (Agf) puis par le Cnrs), en 1992 (publiée aux éditions L’Harmattan), explore en la centralisation d’informations la dimension culturelle des rapports entre sur la géographie française (visiter le portail les hommes et leurs espaces et milieux. Cybergéo. « Infogeo ») : actualité des conférences et Revue européenne de géographie, revue électronique colloques, répertoires (en particulier le créée par Denise Pumain en 1996, est axée Répertoire des géographes français – la dernière sur l’analyse spatiale et l’histoire/épistémologie édition date de 2002, et n’est pas disponible de la géographie tout en étant généraliste. en ligne, mais la liste des enseignants de chaque Pour des liens vers un grand nombre de sites Web département universitaire de géographie est de revues de géographie françaises et étrangères, disponible sur Infogeo), diffusion de la Lettre consulter justement la « revue des sommaires » Intergéo (créée au milieu des années 1960 de cette revue : www.cybergeo.presse.fr par Anne-Marie Briend, cette revue Les sites des revues donnent de plus en plus la liste de leurs anciens numéros, et parfois leurs sommaires et des résumés ; certaines, comme Cybergéo ou Mappemonde sont entièrement disponibles en ligne ; EspacesTemps, à côté de la revue (Les Cahiers), a développé un site Web d’information sur la géographie universitaire française est désormais entièrement électronique) http://prodig.univ-paris1.fr/umr/ Cybergéo : voir ses rubriques « Autres sites favoris », « Actualités », etc. www.cybergeo.presse.fr Comité national français de Géographie (Cnfg) : largement ouvert sur l’actualité des sciences créé en 1920, le Cnfg est le comité français sociales. de l’Union Géographique International (Ugi), Quelques organisations, officielles ou non, développent des sites Web de plus en plus riches, par exemple celui des « cafés géo » qui tend à auquel peuvent adhérer les géographes titulaires d’une thèse : http://cnfg.univ-paris1.fr Maison de la géographie de Montpellier : si le Gip devenir le média de vulgarisation qui manquait Reclus qu’elle hébergeait a cessé d’exister jusqu’ici à la géographie universitaire : (il a fonctionné comme un groupement scientifique de 1984 à 1997), son site Web Prodig (Pôle de Recherche pour l’Organisation garde la mémoire de ses réalisations et héberge et la Diffusion de l’Information Géographique) : les sites des revues L’Espace géographique issu pour partie du laboratoire Intergéo, et Mappemonde, http://www.mgm.fr ce laboratoire garde une mission documentaire 206 Festival international de géographie de SaintDié-des-Vosges (Fig) : organisé depuis 1990 Ressources pédagogiques (enseignement) dans une petite ville des Vosges, c’est le grand événement annuel dédié à la géographie, où pendant quelques jours, à la fin du mois Avec l’introduction de la géographie dans de septembre, le grand public (plusieurs l’enseignement secondaire, une production dizaines de milliers de visiteurs chaque année) abondante de manuels scolaires, cartes murales pour peut découvrir la géographie universitaire, la classe, atlas, s’est développée dès les années 1860. par des grandes conférences, des débats, Parmi cette production, on peut signaler, aux un salon du livre et de nombreuses autres éditions Armand Colin, la série des cartes animations. L’académie de Reims met murales Vidal-Lablache (dès 1885) et l’Atlas général en ligne les actes du festival depuis 1999 : Vidal-Lablache (1894) qui ont connu un grand http://xxi.ac-reims.fr/fig-st-die/ succès et qui ont marqué le lien entre travail Cafés géographiques : mouvement de promotion de la géographie organisant des conférences- universitaire et enseignement scolaire. Aujourd’hui encore, l’enseignement débats par des spécialistes dans un certain de la géographie dans le secondaire donne lieu nombre de villes, qui s’est développé à partir à la production de manuels de géographie pour de la fin des années 1990 : le site Web annonce chacune des classes du collège et du lycée. les rencontres à venir et donne le compte rendu Une dizaine d’éditeurs produisent ces manuels de ceux qui ont déjà eu lieu ; s’y ajoutent (Belin, Hatier, Nathan…) dont certains sont des comptes rendus de livres, des critiques de grande qualité. Cette littérature d’accès facile de films, des réflexions sur l’actualité, etc. présente de manière succincte, avec des mots Ce mouvement en réseau est organisé simples et une riche illustration les contenus de manière fédérale par l’Association des cafés de connaissance des programmes nationaux définis géographiques présidée par Gilles Fumey : par le ministère de l’Éducation nationale. www.cafe-geo.net L’association de la géographie à l’histoire dans l’enseignement explique qu’il existe des manuels regroupant l’histoire et la géographie. La plupart des éditeurs proposent des cédéroms de documents pédagogiques tirés de ces manuels. Le site web du Service culture éditions ressources pour l’Éducation nationale (Scérén-Crdp) met en ligne, à l’intention des enseignants, des versions électroniques des brochures administratives de la série « Programmes », qui présentent les contenus et la façon dont ils doivent être transmis : 207 http://www.cndp.fr : voir, dans la « cyberlibrairie », de divers organismes publics), qui repose, la rubrique « publications administratives » comme le premier, sur l’association de (la consultation du site web « Géoconfluences » la photographie aérienne et de la cartographie présenté à la fin de cette rubrique semble en courbes de niveau ; la présentation des deux plus facile pour prendre connaissance éditions est d’ailleurs la même (un classeur des programmes). grand format, dont la reliure à anneaux permet la consultation comme un livre ou la manipulation À côté de l’édition privée des manuels scolaires, d’un document séparé du reste du classeur). il convient de citer la collection « La documentation Le Nouvel Atlas n’en est pas moins sensiblement photographique » de La Documentation française, différent du premier : ajout d’un chapitre depuis 1949, qui propose des dossiers sur sur l’imagerie spatiale donnant des exemples des grandes questions d’histoire et de géographie, d’images obtenues par différents vecteurs, abandon préparés par des universitaires à destination du procédé stéréoscopique (des lunettes pour des enseignants du secondaire. Ceux-ci y trouvent la vision en relief étaient logées dans la reliure non seulement des mises au point synthétiques, de l’édition de 1956 pour visionner les mais aussi des collections de documents stéréogrammes assez nombreux), inventaire iconographiques utilisables pour leur enseignement des types de formes plus systématique, avec (l’ancienne série rassemblait dans une chemise des exemples pris dans le monde entier et non plus cartonnée un fascicule de texte et des documents seulement dans les territoires français (métropole iconographiques, également proposés sous forme et colonies, en rapport avec les missions effectuées de diapositives ; la nouvelle série se présente par l’Ign), et édition bilingue français-anglais sous la forme d’un livret rassemblant texte (traduction en anglais des commentaires des images et documents iconographiques, également en fin de volume). Il n’existe pas de version proposés sous forme de transparents projetables). électronique de cet ouvrage pour l’instant. « La documentation photographique », La Documentation française, depuis 1949, En matière d’offre multimédia off-line (interactive et issn 0758-2404. vidéo), on se contentera de signaler deux Autre publication nationale visant à mettre collections : à la disposition des enseignants du secondaire un corpus iconographique de qualité, l’Atlas La collection de cédéroms interactifs « Terre du relief terrestre publié par l’Institut géographique des villes » (publiée chez Belin), qui propose national (Ign) en 1956 est un recueil d’extraits des monographies de villes reconstituant de cartes topographiques commentés, qui présentait l’histoire de leur développement, les différents types de formes du relief terrestre. de leur naissance à nos jours. Déjà 5 titres Un Nouvel Atlas des formes du relief a été publiée parus : « Paris », « San Francisco » (en 2002) ; en 1985 par les éditions Nathan (avec le soutien « Naples », « Hong Kong », « Rome » (en 2003). 208 « Le dessous des cartes » : de brefs cours Livres audiovisuels présentant les données fondamentales (géographiques, historiques, Du côté des livres, la tendance générale dans économiques) de situations géopolitiques l’édition est à la multiplication des titres comme à travers le monde au moyen de cartes dans le reste de l’édition. Pourtant, la géographie est à différentes échelles. Si le créateur peu présente dans l’édition générale (par exemple, de l’émission, Jean-Christophe Victor, dans les grandes collections de poche) : certains est au départ un spécialiste de relations livres qui pourraient, au vu de leur titre ou du sujet internationales, il n’en montre pas moins qu’ils traitent, être considérés comme « de la un souci constant, dans ses analyses, géographie » ont peu – ou pas – à voir avec elle, et si de rappeler les contraintes inhérentes aux lieux les collections de géographie se sont développées et et aux configurations géographiques. multipliées dans le dernier tiers du XX siècle, ce Créée pour la télévision en 1990, cette émission développement s’est en réalité surtout effectué dans est commercialisée depuis 2003 sous forme le cadre de l’édition universitaire. Il est une de DVD-vidéo rassemblant chacun une douzaine catégorie éditoriale à laquelle la discipline semble d’émissions autour d’un thème ou d’une région avoir beaucoup contribué cependant : des séries de du monde. Déjà 5 DVD parus (éditeur : Gcthv ; grands volumes illustrés sur la France, l’Europe, le DVD-vidéo zone 2) : « Géopolitique et religion » ; Monde, entre ouvrages de référence pour la « Une planète en sursis » (en 2003) ; communauté savante et beaux-livres produits par « L’Europe, le Moyen-Orient » (en 2004) ; les géographes pour le public. « Les États-unis » (en 2005). Enfin, un site web destiné à mettre à disposition Publications d’intérêt des ressources documentaires pour géographique les enseignements : Si un Julien Gracq fait partager aux lecteurs de ses le site Géoconfluences, proposé par la Direction récits une sensibilité paysagère fortement marquée de l’Enseignement scolaire (Desco) par sa formation de géographe, dont ses lecteurs du ministère de l’Éducation nationale, ignorent généralement la rigueur (n’est-il pas l’élève de l’Enseignement supérieur et de la recherche attentif d’Emmanuel de Martonne ?), un certain et l’École normale supérieure lettres et sciences nombre de publications d’intérêt géographique qui humaines (Lyon) présente les programmes sont volontiers assimilées à de la géographie, ne sont de l’enseignement secondaire, propose pas le fait de la géographie universitaire dont il est des dossiers de mise au point sur des questions question dans cet ouvrage, et n’ont pas d’ailleurs le de géographie, un glossaire des notions… projet d’y contribuer. Parmi elles, quatre méritent http://geoconfluences.ens-lsh.fr d’être présentées ici : la collection « Terre humaine » 209 des éditions Plon ; le livre de photographie Garnier et André Gamblin, et aujourd’hui publiées La Terre vue du ciel de Yann Arthus-Bertrand par les éditions Armand Colin), les ouvrages publiés (éditions La Martinière) ; les recueils de statistiques annuellement pour offrir des statistiques à jour publiés chaque année sur les pays du monde ; et un panorama mondial sur les grandes questions les guides de voyage. économiques, géopolitiques et sociales, ne sont pas La célèbre collection « Terre humaine » (créée et le fait de géographes universitaires, mais sont dirigée par Jean Malaurie, chez Plon, depuis 1955) plutôt mis en œuvre par des équipes liées n’a pas pour projet de dresser un tableau à la presse d’actualité (le « Bilan du Monde » publié géographique de la planète, puisque si le fondateur par le quotidien Le Monde depuis 1975 ; « L’État de la collection était au départ géographe, ce que du monde » publié depuis 1981 par les éditions nous offre ce monument de l’édition française est La Découverte ; « Le monde en [telle année] » une collection de témoignages sur des univers publié par l’hebdomadaire Courrier international humains (au départ, des sociétés archaïques depuis 2004). confrontées aux civilisations modernes), offrant La géographie est une invitation au voyage donc des éclairages ethnographiques sur la diversité et les guides de voyage sont assurément porteurs humaine plutôt qu’un tableau de l’organisation d’un savoir géographique ; on a volontiers souligné, spatiale de la surface terrestre, et les seuls livres par exemple, le caractère formateur pour de géographes de la collection sont à ce jour celui Élisée Reclus (qui est en quelque sorte le dernier de son fondateur, Jean Malaurie (Les Derniers géographe français d’avant la géographie Rois de Thulé, 1955), et celui de Pierre Gourou universitaire), des années qu’il a passées chez (Terres de bonne espérance. Le Monde tropical, 1982). Hachette à travailler à la préparation des Guides Le beau livre de photographies de Yann-Arthus Joanne. Pourtant, si l’industrie des guides Bertrand (La Terre vue du ciel, 1999 ; 2002 pour touristiques a, dans la première moitié du XX siècle, la 2 édition), grand succès de librairie dès sa sortie, pu solliciter les géographes universitaires nous offre un kaléidoscope de photographies pour la préparation de ses guides (en leur confiant de paysage prises d’hélicoptère dans plusieurs la tâche d’en rédiger les « introductions dizaines de pays dans les années 1990, géographiques », en particulier pour les Guides dont l’approche très esthétisante, par ses effets Bleus qui ont succédé aux Guides Joanne), de graphisme, transforme des paysages réels cette tradition semble perdue aujourd’hui : en énigmes visuelles. Mais l’élucidation de celles-ci les « guides touristiques » ont bien peu de rapport par le texte d’accompagnement vise moins avec la géographie universitaire. à donner une lecture géographique du monde qu’à souligner la vulnérabilité de la planète. À part les « Images économiques du monde » (publiées à partir de 1956 par les éditions Sedes-Cdu sous la direction de Jacqueline Beaujeu- 210 Thèses d’État Collections de géographie La production de recherche géographique a reposé L’évolution de l’effectif de la communauté largement sur la thèse d’État. Cette formule, des géographes, dont on a souligné dans ce livre qui a régné jusqu’aux années 1960-1970, consistait qu’il passe de quelques dizaines dans le premier à consacrer de longues années à la réalisation vingtième siècle à plusieurs centaines aujourd’hui, d’un chef-d’œuvre qui devait faire date permet de comprendre la trajectoire de l’édition dans la discipline – à certains égards, elle a freiné de géographie. Dans la première moitié le développement des publications en géographie, du XX siècle, les collections de géographie lancées puisque la divulgation des premiers résultats par différents éditeurs furent souvent arrêtées était réprouvée. En un siècle, cette production alors qu’elles ne comptaient encore que quelques a atteint plus de 800 travaux, dont on a dressé titres (« Géographie pour tous » chez Fayard, l’inventaire ici (voir la liste des thèses d’État « Bibliothèque géographique » chez Payot, de géographie soutenues de 1890 à 2002, p. 169). « Tous les pays du monde » chez Bordas). Parmi ces thèses, certaines ont fait date, comme Si la collection « Géographie humaine » des éditions celles d’Albert Demangeon sur la Picardie (1905), Gallimard, dirigée par Pierre Deffontaines, est de Jules Sion sur les paysans de Normandie (1907), une exception notable, dans les années 1930-1950, de Max. Sorre sur les Pyrénées orientales (1913), il convient de souligner que la trentaine d’études de Pierre Gourou sur les paysans du delta tonkinois de géographie thématique qu’elle a proposées (1936), de Max. Derruau sur la Grande Limagne (certaines pionnières), n’ont pas toutes été préparées (1949), de Pierre Monbeig sur le front pionnier par des géographes. brésilien (1952), de Étienne Juillard sur la vie rurale À la fin du XX siècle, un certain nombre dans la plaine de Basse Alsace (1953), de collections de géographie ont vu le jour, de Jean Labasse sur les capitaux et la région (1953), dont les auteurs sont au contraire tous géographes de Michel Rochefort sur l’organisation urbaine universitaires ; on peut citer la collection de l’Alsace (1960), de Renée Rochefort sur le travail « Géographies en liberté » des éditions L’Harmattan en Sicile (1961), de Roger Coque sur la Tunisie (depuis 1990), la collection « Géographiques » pré-saharienne (1962), de Raymond Dugrand des éditions Reclus (depuis 1990), la collection sur les rapports villes-campagnes en bas Languedoc « Villes » des éditions Anthropos (depuis 1992), (1963), de Paul Pélissier sur les paysans du Sénégal la collection « Mappemonde » des éditions (1966), de Jean Gallais sur le delta intérieur Belin (depuis 1997), la collection « D’autre part » du Niger (1968) etc. des éditions Bréal (depuis 2002). 211 Manuels universitaires des années 1940. Si celle-ci est toujours vivante, le genre a par ailleurs continué de prospéré Au sein de l’édition de géographie, l’édition dans le second XX siècle : collection « Découvertes » universitaire emporte la part du lion. Certes, des éditions Gallimard (depuis 1986) ; collection les collections de géographie évoquées « Idées reçues » des éditions Cavalier Bleu précédemment veulent toucher un public qui n’est (depuis 2001) ; la collection « Les Essentiels Milan » pas strictement universitaire ou étudiant. Mais, des éditions Milan (depuis 1995). il faut souligner que l’essentiel de l’offre éditoriale, Les manuels universitaires concentrent en nombre de titres, est constitué par les titres l’essentiel de l’offre de titres de géographie. publiés dans des encyclopédies de poche et surtout La collection « U-série géographie » des éditions les manuels, qui proposent respectivement de faire Armand Colin existe depuis 1968 et a repris en 1995 le point sur une question assez précise ou de balayer la « Collection géographie » qu’avaient développée un champ ou un sous-champ (géographie physique ; les éditions Masson depuis 1974 (les éditions géographie humaine ; géomorphologie littorale ; Armand Colin ont beaucoup accompagné géographie agraire ; géographie de la population ; le développement de la géographie universitaire, géographie des transports…) en étant plus avec les Annales de géographie ou la Géographie systématique dans l’exposé et dans les références universelle Vidal-Gallois). Colin publie d’ailleurs bibliographiques citées. Un peu à part (exclus une collection de manuels plus petits que de cette bibliographie) sont les manuels publiés la collection « U », qu’elles ont reprise aux éditions en nombre croissant depuis les années 1990, SEDES en 2001 (collection « Campus - géographie », qui font hâtivement le point sur les questions mises lancée en 1998). Ce créneau des petits manuels au programme des concours nationaux qui d’initiation est d’ailleurs celui où les titres recrutent les professeurs d’histoire-géographie se multiplient le plus, à la fin du XX siècle, de l’enseignement secondaire (ces programmes tandis que la taille des manuels de référence s’énoncent sous la forme de grandes « questions » (du type « U », Armand Colin) se réduit, l’époque qui changent tous les deux ans ; le fait que des collections de gros ouvrages semblant révolue. la géographie de la France soit toujours La « Géographie économique et sociale » au programme de ces concours explique l’abondance des éditions Marie-Thérèse Génin (diffusion des titres qui lui sont consacrés). Librairies Techniques) sous la direction d’André Cholley, dans les années 1950-1960 est un exemple : Les encyclopédies de poche proposent de faire la quinzaine de titres de la collection développait le point sur une question assez précise dans un petit un plan systématique (qui, certes, changea volume. Il s’agit, par exemple, de la « collection entre la fin des années 1940 et les années 1960) Armand Colin » des éditions Armand Colin, à partir que n’ont plus les collections d’aujourd’hui, des années 1930, ou de la collection « Que sais-je ? » et ses ouvrages faisaient plusieurs centaines des Presses universitaires de France, à partir de pages. Un fait révélateur de ce que l’édition 212 universitaire d’aujourd’hui privilégie les petits outre le Tableau de la géographie de la France manuels destinés aux étudiants des premières de Vidal de la Blache (1903 ; 1908 pour l’édition années (plus nombreux !) est le nombre illustrée chez Hachette) la Géographie de la France des collections de ce genre qui ont été lancées dans de Jean Brunhes (en deux volumes, 1920 et 1926, les années 1990 : collection « Major » aux Presses chez Plon-Nourrit), il faut citer l’Atlas aérien dirigé universitaires de France depuis 1992 ; collection par Pierre Deffontaines et Mariel Jean-Brunhes « Fac-Géographie » chez Nathan Université, Delamarre (5 volumes, 1955-64, chez Gallimard), depuis 1993 ; collection « Carré-Géographie », chez Découvrir la France (collection publiée en 112 Hachette Supérieur, depuis 1994… fascicules hebdomadaires réunis en 7 volumes, 1972-74, chez Larousse, sous la direction de Roger Brunet), l’Atlas et géographie de la France moderne dirigé par Louis Papy (16 volumes, 1977-83, Beaux-livres : entre références universitaires et vulgarisation chez Flammarion). Ces productions, si elles semblent relever d’une entreprise de vulgarisation par leur présentation (volumes reliés, iconographie riche), Il existe une tradition éditoriale de beaux livres n’en sont pas moins préparées par les meilleurs en géographie (en particulier régionale), publiés géographes universitaires, et sont donc à la fois en série de grands volumes. Ce sont typiquement des livres offerts au public et des ouvrages des géographies illustrées de la France, de l’Europe de référence pour la communauté des géographes ou du monde. eux-mêmes. Si les séries consacrées à l’Europe ont été les moins nombreuses, de nombreux tableaux du monde ou de la France ont été proposés au XX siècle. Le début du siècle voyait Atlas la parution de la monumentale fresque historique et géographique d’Élisée Reclus intitulée L’Homme Production emblématique par excellence et La Terre (1905-1908), publiée par la Librairie de la géographie, les séries d’atlas jalonnent universelle. Parmi les tableaux géographiques le développement de la géographie en France. du monde du siècle passé, il faut bien sûr citer Outre l’Atlas général Vidal-Lablache qui a connu les Géographies universelles Vidal de La Blache- de nombreuses rééditions jusqu’aux années 1950, Gallois (1927-1948), chez Armand Colin, et Reclus il convient de signaler l’Atlas de France publié (1990-1996), chez Belin, qui ont été des grandes dans les années 1930 sous l’égide du Cnfg, œuvres collectives de la géographie universitaire puis les grands atlas régionaux publiés dans française (on détaille seulement cette dernière les années 1960. La production contemporaine liée ci-dessous). Parmi les tableaux de la France, à la recherche comprend l’Atlas de France lancé 213 dans le cadre du GIP Reclus et publié en 1995-2001, Durand-Dastès François, Mutin Georges (dir.), ainsi que les nombreux atlas nationaux produits Afrique du Nord, Moyen-Orient, Monde indien, en général sur la base d’une coopération 480 p., Belin, Paris / Reclus, Montpellier, 1995, entre la Maison de la géographie de Montpellier isbn 2-7011-1671-6 et des géographes du pays concerné. Antheaume Benoît, Bonnemaison Joël, Bruneau Michel, Taillard Christian (dir.), Asie du SudEst, Océanie, Belin, Paris / Reclus, Montpellier, 1995, 480 p., isbn 2-7011-1670-8 Géographie universelle Brunet Roger, Rey Violette (dir.), Europes orientales, Russie, Asie centrale, Belin, Paris / Reclus, La collection « Géographie universelle » dirigée Montpellier, 1996, 477 p., isbn 2-7011-1673-2 par Roger Brunet et publiée aux éditions Belin, Marchand Jean-Pierre, Riquet Pierre (dir.), Europe Paris/Reclus, Montpellier entre 1990-1996 comprend du Nord, Europe médiane, Belin, Paris / Reclus, les volumes suivants : Montpellier, 1996, 480 p., isbn 2-7011-1672-4 Brunet Roger, Dollfus Olivier (dir.), Mondes nouveaux, Belin, Paris / Reclus, Montpellier, 1994, 480 p., isbn 2-7011-1665-1 Dictionnaires et encyclopédies Ferras Robert, Pumain Denise, Saint-Julien Thérèse (dir.), France, Europe du Sud, Belin, Paris / Reclus, Montpellier, 1991, 480 p., isbn 2- Hypergeo http://hypergeo.free.fr/ 7011-1666-2 Bataillon Claude, Deler Jean-Paul, Théry Hervé NB : Parmi les dictionnaires mentionnés ci-dessous, (dir.), Amérique latine, Belin, Paris / Reclus, le Dictionnaire de géopolitique dirigé par Montpellier, 1991, 448 p., isbn 2-7011-1667-8 Yves Lacoste porte sur des espaces Bailly Antoine, Dorel Gérard, Racine et des lieux particuliers (surtout des États) ; Jean-Bernard, Villeneuve Paul (dir.), États-Unis, les autres traitent des types d’objets Canada, Belin, Paris / Reclus, Montpellier, 1994, et des notions de la géographie. 480 p., isbn 2-7011-1668-6 Dubresson Alain, Marchand Jean-Yves, Raison Bailly Antoine, Ferras Robert, Pumain Denise Jean-Pierre (dir.), Les Afriques au Sud du Sahara, (dir.), Encyclopédie de géographie, Economica, Belin, Paris / Reclus, Montpellier, 1994, 480 p., Paris, 1992, 1132 p., isbn 2-7178-2330 ; isbn 2-7011-1669-4 Gentelle Pierre, Pelletier Philippe (dir.), Chine, rééd. 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Une invitation L’Harmattan, Paris, nº 49-50, 2003, à la géographie, Le Seuil, Paris, coll. « Science isbn 2-7475-3767-6 ouverte », 1996, 419 p., isbn 2-02-023446-7 Numéro spécial Ozouf-Marignier Marie-Vic, Bailly Antoine, Scariati Renato, Voyage Sevin Annie (dir.), « L’Espace : objet ou méthode en géographie. Une géographie pour le monde ; des sciences humaines ? », in Revue d’histoire une géographie pour tout le monde, Anthropos, des sciences humaines, Presses Universitaires Paris, 1999, 104 p., isbn 2-7178-3861-9 du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, octobre 2003, issn 1622-468-X Numéro spécial « Histoire / géographie », in EspacesTemps. 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Cliché : Jean Vigne. 11 Rozenblat Cécile, Cicille Patricia, Les Villes européennes, analyse comparative, La Documentation française / Datar, 2002. © MGM-UMR Espace, 2000. Cliché : Jean Vigne. 12 Annales de géographie, vol. LVI, janvier-mars 1947, nº 301, Armand Colin. © Armand Colin. Cliché : Jean Vigne. 13 La Nouvelle Critique, nº 15, avril 1950. Cliché : Jean Vigne. 14 George Pierre, Guglielmo Raymond, Kayser Bernard, La Géographie active, Presses universitaires de France, 1964. © Presses universitaires de France, 1964. Cliché : Jean Vigne. 15 Labasse Jean, L’Organisation de l’espace, éléments de géographie volontaire, Hermann, 1966. © Hermann, 1966. Cliché : Jean Vigne. 16 Phlipponneau Michel, Géographie et action, introduction à la géographie appliquée, Armand Colin, 1960. © Armand Colin, 1960. Cliché : Jean Vigne. 17 BeaujeuGarnier Jaqueline, La Géographie, méthodes et perspectives, Masson, 1971. © Masson, 1971. Cliché : Jean Vigne. 18 George Pierre, « L’illusion quantitative en géographie », in La Pensée géographique française contemporaine, Presses universitaires de Bretagne, 1972. © Presses universitaires de Bretagne, Saint-Brieuc, 1972. Cliché : Jean Vigne. 19 Brunet Roger, « Les nouveaux aspects de la recherche géographique : rupture ou raffinement de la tradition ? », in L’Espace géographique, nº 2, tome I, Doin, 1972 © Doin, 1972. Cliché : Jean Vigne. 20 Collectif, « Le spectre du scientisme », in Hérodote, nº 3, 1976. © François Maspero. Cliché : Jean Vigne. 21 Espaces-Temps, nº 4, 1976. © D.R. Cliché : Jean Vigne. 22 Groupe Dupont, Géopoint 1976, universités de Lausanne et Genève. 23 Smadja Joëlle, Histoire et devenir des paysages en Himalaya, représentation des milieux et gestion des ressources, Cnrs Éditions, 2005. © Joëlle Smadja / Cnrs. 24 Données : base Indigo / Ird. Cartes : Frédéric Thomas, Pier-Luigi Rosa, Rainer Zaiss. © Ird. 25 © Cyril Gosme. 26-29 Cliché : Jean Vigne. 33 Space photos © Nasa. Crédits iconographique Cet ouvrage est édité par l’adpf association pour la di{usion de la pensée française • Chef de la Division de l’écrit et des médiathèques, Ministère des Affaires étrangères : Yves Mabin Directeur de l’Association pour la diffusion de la pensée française : Jean de Collongue Directeur des éditions : Paul de Sinety Responsables d’édition : Nicolas Peccoud, Bérénice Guidat Iconographe : Laurence Geslin Administration : Catherine Grillat Mis en page par Csaba Mészáros, imprimé par Technostampa, à 12 500 exemplaires, en janvier 2006. Avec les remerciements des auteurs à François Neuville. Les textes publiés dans ce livret et les idées qui peuvent s’y exprimer n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs et ne représentent en aucun cas une position officielle du ministère des A{aires étrangères. Toutes les recherches ont été entreprises afin d’identifier les ayants droit. Les erreurs ou omissions éventuelles signalées à l’éditeur seront rectifiées lors des prochaines éditions. Titres disponibles « Auteurs » Arthur Rimbaud Balzac Berlioz écrivain Chateaubriand Claude Simon Édouard Glissant George Sand Georges Bernanos Gilles Deleuze Henri Michaux Hugo Jacques Derrida Jean-Paul Sartre Jules Verne Julien Gracq Lévi-Strauss Marcel Proust Maurice Merleau-Ponty Nathalie Sarraute Oulipo Paul Claudel Paul Ricœur Romain Gary Saint-John Perse Stéphane Mallarmé Yves Bonnefoy « Livres français » Architecture en France Cinéma français Cinq siècle de mathématiques en France Des poètes français contemporains Écrivains voyageurs L’Essai Histoire et historiens en France depuis 1945 Musiques en France La Nouvelle française contemporaine Le Roman français contemporain Sport et littérature Le Théâtre français Théâtre français contemporain France / Arabies France / Brésil France / Chine France / Grande-Bretagne France / Russie La France et l’Olympisme Le Tour en toutes lettres « Débats d’idées » 200 ans de Code civil Biodiversité et changements globaux La France de la technologie Johannesburg 2002. 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