g initiatique s Cahiers de la Grande Loge de France Juha KRISTEVA Bernard GINISTY Claude GUERILLOT Patrick NEGRIER rU ri) ri C fl°1ja5 Trimestriel Septembre, Octobre, Novembre 1999 SOMMAIRE Pages Editorial Fin d'un siècle, début d'un millénaire, perspective, par Alain Graesel Victoire de la renaissance, par Julia Kristeva L'homme en marche vers sa totalité, par Bernard Ginisty Lettre ouverte à Hubert Fargeaud d'Epied, par Claude Guérillot Tradition maçonnique et modernité, par Patrick Négrier L'acclamation écossaise, par Louis Trébuchet Saint Bonaventure, par Pierre Prévost Note sur l'interdiction de l'inceste dans la tradition hébraïque, . par Gabaon Le bouddhisme, un art de vivre pour mieux être, par Jacques Deperne Ne tenir pour vrai que ce que l'on a compris, mais apporter des données vraies à celui qui veut comprendre, par René Leclercq La Compagnie des Charpentiers de la Cité de Londres, par Francis Delon Liberté, égalité, fraternité, par Yorgos Delphis-Koussanellos LIVRES ET REVUES ,Abonnements 3 5 13 25 27 39 51 59 73 87 103 123 131 135 ILLUSTRATIONS Après une éclipse de soleil, la période estivale est une occasion pour lever les yeux vers le ciel et son 'immensité par rapport à notre faiblesse". Dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes. Fontenelle traduisait cette impression en déclarant : "De mémoire de rose, on n 'a jamais vu mourir un jardinier". Si à l'aide d'instruments perfectionnés, nous voyons plus loin que nos anciens, dont les dessins illustrent cette revue, c'est "qu'ils nous ont précédés et que nous sommes juchés sur leurs vastes épaules". C.G. Andreas Cellarius, Atlas coelestis..., Amsterdam 1708, a christianisé son planisphère céleste en remplaçant le Navire Argo par l'Arche de Noè. 2 ICOflÏflUS XXIII flUaij,, HARMONIA 1Ms fol. Tonø 2.. CEN'I1s MVNDI ff1flu'4 ItLd,1 Øt?fl0?lt4 IVd1,. I:! I lUi II III ii Pour Kircher, l'orgue exprime l'harmonie du Monde 12 C'est au printemps, sous le signe du Bélier, que Dante entreprend son voyage initiatique. Edition de la "Comedia" par Francesco Marcolini, Venise, 1554, i-4° 122 EDITORIAL Fin d'un siècle, début d'un millénaire, perspective. Nous sommes en 1880. La révolution industrielle fait tourner à plein régime les machines d'un monde qui contemple sa réussite comme en un miroir : le progrès, c'est certain, sera indéfini et infini et assurera le bonheur à tous les hommes. Laffaire est entendue. L'optimisme de rigueur. NIETZSCHE pourtant sent arriver les orages et lance une terrible prophétie "J'annonce ce qui va advenir, ce qui ne peut manquer d'advenir. J'annonce l'avènement du nihilisme" Pendant toute la première moitié du XXeme siècle, les hommes des systèmes se sont évertués à lui donner plus que raison. Il y a cinquante ans, les autres, dans un légitime et bel élan ont juré que "cela ne se reproduirait jamais". Mais ces dernières décennies voient revenir en force des idéologies, assez sûres d'elles mêmes, de leur pauvre raison et de leurs redoutables certitudes pour s'imaginer que le salut du monde doit passer par leur domination. A quelques heures du j1jeme millénaire, ce monde ne ressemble pas vraiment au lac tranquille du poète romantique. Nos sociétés "modernes" qu'elles soient libérales ou sociales, connaissent en même temps d'exceptionnelles réussites et de cuisants échecs. Elles laissent au bord du chemin beaucoup de nos Frères Humains. Dans le même temps les technosciences prétendent encore, avec une increvable obstination, contribuer absolument au bonheur de l'humanité. Elles connaissent, elles aussi, d'exceptionnelles réussites. Mais elles n'ont pas toutes les réponses à toutes les questions que les hommes se posent et sur lesquelles on les croit, à tort, compétentes. Les réponses institutionnelles ont de plus en plus de mal à satisfaire la demande de sens et de spiritualité des hommes et des femmes qui sapprêtent à franchir la frontière du millénaire ; les spiritualismes frelatés se développent et les gourous remplissent leurs poches après avoir vidé préalablement et soigneusement celles de leurs adeptes. Pour être très clairs, nous vivons les temps de l'efficacité maximale et des finalités minimales. Les rois de la finance, avatars mythiques et ultimes d'une économie qui a changé tous ses repères, dont la conscience est un drapeau en berne, I trônent au sommet d'une pyramide, dont la seule mémoire risque de n'être un jour qu'un cours de bourse, ce qui n'est pas vraiment suffisant pour fonder un projet de civilisation, NIETZSCHE, nous l'avons dit, avait annoncé le XXeme siècle comme celui du nihilisme et de la volonté de puissance. Les Francs-Maçons de la Grande Loge de France veulent faire du XXIeme siècle celui du sens. Un sens qui ne serait pas à découvrir dans un grand livre déjà écrit par d'autres et dans lequel il suffirait de se glisser pour accomplir un impro- bable destin. Un sens au contraire, qui serait à concevoir par tous et à construire par chacun, dans la patience du quotidien. Un sens qui inscrirait, dans la réalité du monde, la réalisation de la Liberté et de l'Egalité, revendiquées par notre acclamation écossaise. Celle de la Fraternité aussi, conçue comme volonté partagée de nous donner un même destin mais également comme capacité à nous aimer, Nous aimer, non pas en nous regardant les uns les autres dans une posture d'admiration béate et médusée. Mais nous aimer, comme a dit le poète, en regardant ensemble dans la même direction et tendus vers un même idéal. Nous aimer, comme l'a dit LEVINAS, en développant notre capacité à 'mettre de l'Autre" dans notre propre regard pour parvenir à passer ainsi, et enfin, de la simple et indispensable Tolérance, à la reconnaissance de l'Altérité, qui exige de tous, la réciprocité des consciences. Il nous faudra, pour cela, la puissance de la volonté car sans elle les maillets, les ciseaux, les équerres et les compas ne servent à rien. NIETZSCNE, pour finir, avait demandé l'avènement d'un Surhomme que certains ont dégradé en une terrible et lamentable caricature. On attribue à MALRAUX à tort ou à raison cette formule sur le xxleme siècle qui "sera spirituel ou ne sera pas". Nous souhaitons qu'il le soit. Nous ne savons pas s'il le sera. mais nous savons aussi, en Francs-Maçons, que la spiritualité, seule, ne protège pas de l'intolérance, Ce dont nous sommes certains en revanche, c'est que si le XXIeme siècle veut devenir celui du spirituel et s'il veut parvenir à son terme, il faudra qu'il soit enfin, et aussi, le siècle de l'Humain. Voilà, pour nous tous, un chantier exceptionnel et à la mesure de notre ambition. Ce chantier est celui de la dignité humaine. Alain GRAESEL 4 Victoire de la renaissance (*) Un jour comme celui de la Victoire est si solennel et si grave qu'il ne semble tolérer, pour sa célébration, que l'évocation des deux questions à l'exclusion de tout autre : victoire sur qui ? victoire de qui ? C'est précisément ce qu'ont fait les orateurs qui m'ont précédée, Victoire de qui ? Les alliés ont emporté une victoire contre ce mal radical que fut la Shoah. mal auquel des hommes se sont livrés pour la première fois au yyeme siècle avec une conscience froide, systématique. pseudo-scientifique. en déclarant qu'une partie de l'humanité, le peuple juif. n'a pas le droit d'habiter cette terre. Nous avons remporté une victoire sur ces criminels de la Shoah, et pourtant l'idée et la pratique selon lesquelles une partie de l'humanité serait superflue n'est pas encore éradiquée des sprits de certains, C'est dire que la guerre actuelle en ex-Yougoslavie une continuation de la Victoire du 8 mai 45 qu'elle est, nous ,spérons, sa conclusion logique tant il est vrai qu'il fallait triompher ion seulement du totalitarisme nazi, mais aussi de son envers symétrique qu'est le totalitarisme stalinien avec ses séquelles nationalistes. 25t Conférence publique prononcée le 8 mai 1999 dans le cadre de la "Journée de la -emoire organisée en son siège parisien par la Grande Loge de France. 5 Victoire de qui ? De la Résistance des démocraties modernes, naturellement, telles qu'elles sont apparues déjà pendant la Deuxième Guerre mondiale et à la fin de cette guerre, et telles qu'elles tentent de se construire de mieux en mieux, mais non sans mal de se construire non pas comme des régimes de pouvoir politique, mais comme des sociétés vivantes où l'autorité politique est le résultat d'un débat consensuel, : Pourtant, pareille réponse politique à la question : «Victoire de qui ?« ne nous satisfait pas complètement. Pourquoi cette insatisfaction ? Parce que nous sentons obscurément que pour répondre à la question «Victoire de qui ?« il nous faudrait ouvrir dans la vie politique des démocraties mais aussi dans notre propre mentalité les voies d'une mémoire capable de renaissance. Il nous faudrait soulever le fardeau de la douleur qui nous étrangle, les insomnies de nos nuits, la justice implacable de nos procès et ouvrir des perspectives. La victoire contre ce mal qui avait déclaré la superfluité d'une partie des humains, appartient à ceux qui n'oublient rien si et seulement s'ils sont capables de recommencer une nouvelle vie, une nouvelle liberté, une nouvelle création. C'est en ce lieu précis de la mémoire-et-de-la-renaissance que je vous proposerai quelques réflexions de psychanalyste. Je m'en tiendrai donc à un domaine qui n'est pas immédiatement celui, global, des enjeux politiques, mais davantage celui, intime, de l'expérience personnelle. En espérant que la connaissance, fournie par la psychanalyse, des liens intrinsèques qui unissent mémoire et renaissance puisse éclairer la pratique politique elle-même. A la gravité des paroles qui m'ont précédée, vous m'avez permis d'ajouter le microcosme de l'intime. Le temps humain est, nous le savons, un temps irréversible de ce fait, il enchaîne les hommes impuissants à défaire le temps, nous nous enlisons dans le ressentiment et la vengeance à l'endroit des méfaits et des crimes qui nous ont blessés et meurtris. Nietzsche disait que l'«animal humain«, contrairement à la «bête« qui oublie, souffre «de toujours rester prisonnier du passé«, «s'arc-boute contre la charge toujours écrasante du passé«. A l'encontre de cette rumination de la mémoire qui ali- mente ressentiment et vengeance, le philosophe préconisait rien de moins que la «force de l'oubli« : une «faculté positive entre toute«, disaitil, faisant «table rase dans notre conscience pour laisser place à du nouveau«. Il appelait alors de ses voeux une faculté supplémentaire, la pro- messe, qu'il appelait «mémoire de la volonté'<, par laquelle l'homme «répond(rait) de lui même comme de l'avenir«. Mais non sans mettre en garde aussi contre les redoutables ambiguïtés dans lesquelles nous entraîne la promesse dure, cruelle, dépendante de la culpabilité. 6 Parmi les penseurs modernes, seul Freud, me semble-t-il, a su aller suffisamment loin dans la compréhension de la mémoire pour en faire. en écho à Nietzsche, mais très différemment de lui, la voie majeure non pas de l'oubli, mais de la renaissance. C'est pourquoi cette mémoire qui comprend l'inconscient et qui serait un pari à la fois contre le res- sentiment perpétuel et contre l'oubli, cette alchimie de la mémoirerenaissance me paraît tout à fait opportune à évoquer en un jour solennel et grave comme celui de la Victoire. Vous comprenez sans doute mieux maintenant comment mes préoccupations concernant la temporalité psychique peuvent rejoindre le temps de l'histoire. Permettez-moi quelques brefs rappels techniques, et un déplacement provisoire de la scène politique vers la scène psychique, individuelle, celle de l'expérience psychique. Certaines formes d'oubli sont constitutives de la mémoire. Pour commencer, une déperdition de l'excitation est nécessaire afin qu'elle puisse laisser une trace, quelle puisse se mémoriser : nous disons que l'excitation est différée, et cet "oubli" différa nce est une condition de la mémorisation. Se déprendre de l'excitation, la différer. D'autre part, pour se défendre contre une excitation-douleur insoutenable, l'appareil psychique censure sa charge traumatique cette autre forme de l'oubli» refoulement est une protection de la vie psychique contre l'intolérable qui risque de la désorganiser. Ne pas y penser du tout. Cependant, ce mécanisme de l'oubli volontaire défensif, de bénéfique quil est initialement, génère, s'il s'installe et se généralise, l'amnése. linhibition de la pensée, le symptôme somatique, l'angoisse. L'invention de Freud consiste à montrer que c'est en levant l'oubli, en faisant l'anamnèse, et notamment l'anamnèse des traumatismes Wantiles. que le psychisme peut reprendre une vie optimale : une vie .n serait sans inhibition-symptôme-angoisse, et se retrouver capable de éativité. Se souvenir pour renaître formule de la psychanalyse. On oublie de rappeler que cette anamnèse n'a rien à voir avec ermnésie. L'hypermnésie est l'échec de l'oubli : échec de la diffé- rance, du refoulement, ainsi qu'échec du lien à l'autre. Le Tout i nOriSé peut constituer un monde envahissant, menaçant, impossible ithétiser. où les autres me nuisent, me font mal, me détruisent. Le Tg-mémoire est le monde de l'enfer que sont les autres, dont je i.,be jamais qu'ils me font mal à force d'être, et qu'ils me feront mal x*rie jen pense. Je décris ici le monde paranoïaque. .D. Freud écrit cette phrase énigmatique : "J'ai réussi là où le para- iie échoue" (Lettre à Ferenzci, 6 octobre 1910). Dans le contexte 7 qui nous intéresse, il faudrait l'entendre ainsi : je réussis à lever l'oubli, je vis sans oublier mais sans pour autant tomber dans l'hypermnésie persécutrice. Comment la psychanalyse réussit-elle ce "miracle" lever l'oubli sans échouer dans l'hypermnésie, si tant est qu'elle y parvient et quand elle y parvient? A la place de l'hypermnésie, l'analyse propose de donner du sens à l'inoubliable qu'est le trauma. Ce n'est pas une <promesse» à la manière de Nietzsche que la psychanalyse propose non en interprétant, elle donne du sens à l'inoubliable, elle circonscrit l'insensé et permet une nouvelle vie psychique. On a trop souvent dit que la psychanalyse sexualise l'essence de lhomme, quand on n'a pas dit qu'elle l'intellectualise tout dans le sexe, tout dans les mots. Ni l'un ni l'autre, la découverte de Freud consiste à donner un sens amoureux qui transforme le souvenir. J'ai été blessé(e), trahi(e), violé(e), persécuté(e) dans ma chair puisque les miens ont été tués je vous le dis votre attention-confiance-amour me permettent de revivre cette blessure-cette trahison-ce viol, ce meurtre, mais ; autrement. Je lui donne désormais et à chaque nouveau lien amoureux un autre sens, supportable. Je n'efface pas la blessure-la trahison-le viol-le meurtre. Je lui donne, il faudrait dire, je lui par-donne un autre sens, nous lui pardonnons un autre sens. Telle est l'alchimie du transfert transformation du souvenir au coeur d'un nouveau lien dont on souhaiterait l'intensité à la hauteur du lien amoureux. Cette réactivation de la mémoire traumatique dans un nouveau contexte amoureux (qu'est le transfert faut-il rappeler que sans transfert il n'y a pas d'analyse ?) est un pardon. Après l'oubli-déperdition de l'excitation pour qu'elle puisse s'engramer, après l'oubli-défense, l'oublifreinage, l'oubli-refoulement, un autre rapport au temps serait encore possible : par-don. J'emprunte ce mot à la théologie, pour lui donner une signification forte, qui intéresse la vie après le trauma, au sens de possibilité de renouvellement, Le mot peut paraître obscène, insoutenable. Je reprends cependant ce terme à la théologie, aux religions qui nous ont précédé, car je suis persuadée que nous ne pouvons rien faire sans la tradition : sans un rapport de proximité et de transvaluation de la tradition. Le pardon n'est pas un effacement il opère une coupure dans la chaîne persécutrice des causes et des effets, une suspension du temps à partir de laquelle il est possible de commencer une autre histoire. (Hannah Arendt, qui a tenté à sa façon de laïciser ce terme, rappelle que les mots grecs "aphienai", "metanoein" signifient renvoyer, changer 8 d'avis, revenir, refaire son chemin l'acte de pardonner aux vaincus n'existait pas chez les Grecs ; nous le retrouvons chez les Romains mais c'est le Kippour biblique, et surtout le développement de ce thème dans les Evangiles, notamment Matthieu (VI,14-15) qui insistent sur le fait que, certes, Dieu seul pardonne, mais la suspension des crimes et des châtiments est d'abord le fait des hommes : 'Si vous pardonnez aux hommes leurs manquements, votre Père vous pardonnera aussi,,,"), Au coeur de l'analyse, c'est l'interprétation pour autant qu'elle est amoureuse, qui requiert la valeur de "par-don" au sens de "possibilité de recommencer", L'interprétation amoureuse et vraie est la condition de renouvellement de ma vie psychique, A partir de là, je ne fais pas semblant que "ça" n'a pas eu lieu faire semblant me conduirait au cynisme et au jeu de rôles dont je suis capable, mais qui, à la longue, m'épuisent, Je ne me fixe pas non plus dans une lamentation mortifère, car elle serait logiquement, inconsciemment un hommage incurvé à l'agent qui m'a infligé blessure, trahison, viol, meurtre, Notre nouvel amour m'éclaire ce crime autrement je repars non pas à zéro, mais à nouveau. Cela dépend du pacte nouveau : Moi/analyste, une communauté fragile, basée sur la confiance, une sorte d'amour, Si vous m'avez suivie, vous comprendrez qu'entre l'hypermnésie et l'oubli, la seule issue pour le porteur d'un trauma c'est,,, de devenir un amoureux perpétuel. La figure la plus discrète de cet éternel amoureux qui ne cesse de par-donner ou de se par-donner un trauma inoubliable, n'est-ce pas... l'analyste lui-même, ou elle-même, quand il/elle existe ? .A moins que ce ne soit le franc-maçon avec sa devise «la foi, l'espérance et l'amour fraternel» ? J'entends vos questions. La première existe-t-il de l'impardonnable ? Ma question est oui. D'abord, on ne saurait pardonner qu'à celui qui le demande, qui a fait un chemin vers le dépassement du crime dans lequel il s'est laissé prendre et du trauma qu'il m'a infligé. Encore faudrait-il que cette demande de renouveau soit soumise à un jugement tenace et minutieux. Ensuite et surtout, le crime est évidemment impardonnable pour tous ceux qui s'obstinent dans la perpétuation et la banalisation de leur abjection. En revanche, y compris dans ce cas impardonnable, la logique de la mémoire-renaissance demeure 'indispensable pour nous, les survivants. Elle consiste à donner du sens, : : : à interpréter le crime des uns et la souffrance des autres ce qui ne gnifie ni une connaissance exhaustive ni un enlisement dans le ressen- ment. C'est la parole vivante de la mémoire, et notamment ses ;ariantes ou richesses philosophiques, scientifiques, esthétiques qui constituent alors notre renaissance. Adorno avait pensé un temps 9 qu'après les camps nazis il ne saurait y avoir de poésie. Primo Levi au contraire, avançait que, seule la poésie est à la hauteur de l'indicible. De manière similaire, Soljenitsyne déclarait que seule la littérature traduit l'horreur des goulags. Ces divers propos expriment, au fond, la recherche d'une rationalité élargie : il nous faut une puissance de nos imaginaire, une créativité au-delà de la pensée calculante qui domine notre civilisation technique, pour donner (par-donner) une impulsion vitale à un monde traumatisé, pour re-naître. Une deuxième question que vous auriez pu me poser : Si telle est la dynamique de la santé mentale sur le divan, ou même de la créativité intellectuelle et esthétique, peut-on la transposer dans la société ? Réponse : Très prudemment, cela va sans dire, car la logique sociale ne dépend pas que des motivations psychiques... Sous cet angle cependant, posons nous la question : qu'est-ce qui, dans la vie de la cité, peut offrir ce cadre optimal pour une réinterprétation de la mémoire, avec amour et pour amorcer le par-don (au sens de transformation de la violence persécutrice en recommencement)? La réponse est aussi simple quintrouvable il nous faudrait une société confiante en ses valeurs et projets qui ne se contente pas de célébrer les crimes ni de les condamner, mais qui ne se lasse pas de les analyser en proposant d'autres solutions aux mêmes conflits. Au contraire, quand on manque de valeurs et de solutions, on se fige dans le râle de l'hypermnésique qui n'interprète pas, mais se complaît dans le râle de la victime (réelle ou potentielle) d'un ennemi. Je ne sais : pas qui je suis, dit le citoyen de cette société en déperdition ou en dépression, il n'y a plus rien, mais je n'oublie pas que j'ai un Diable, un Méchant, une Terrible Mémoire qui ne me quitte pas et qui me fait être. Il est à craindre que nous soyons entrés dans une Histoire où il n'y a que des héros négatifs (Hitler, Milosevic) : des acteurs de l'horreur dont nous sommes les spectateurs ou les victimes. Si tel est le cas, la santé mentale de cette société-là est en danger : notre vie psychique en tant que possibilité de recommencement, de renouvellement, de liberté est en danger. La psychanalyse, alors, se propose comme une des voies intimes possibles, capables de remédier à cette impasse. Dans la vie de la cité, en revanche, il nous faudrait chercher des ini- tiatives et des liens qui soient des occasions de recommencement. La liberté n'est pas une transgression de l'interdit ni simplement le rejet de l'insoutenable. La liberté, telle que Kant fut le premier à la définir, est une capacité à recommencer: un recommencement, un auto-commencement. La Victoire, cinquante ans après, se juge là-dessus : plus que la liberté-réussite, plus que la liberté-performance (l'américanisme est ici de 10 rigueur), nous serons les vainqueurs si nous sommes capables de recommencer de nouveaux liens au sein de la fragilité des affaires humaines. Nous ne serons jamais plus fidèles à la mémoire traumatique de la Shoah qu'en essayant au présent de résoudre les traumas analogues en élargissant les solidarités, et en renforçant nos créativités, nos aptitudes à ouvrir de nouvelles questions, et à créer de nouvelles commu- nautés. Notamment là où cela paraît impossible (au Kosovo entre Serbes et Albanais, en Europe entre orthodoxes et catholiques et protestants, au Moyen Orient entre Palestiniens et Israéliens). Comme la transmutation de métaux chère aux alchimistes, la Victoire appartient à ceux qui sont capables de transmuer la mémoire en recommencement de nouveaux liens. C'est un travail de longue haleine, une tâche politique interminable. Mon propos était simplement de suggérer que nous pouvons contribuer à cette tâche collective par un travail personnel qui transmet la mémoire douloureuse en la guidant vers une créativité élargie de nouveaux liens. Le mal n'est pas radical, ce qui est radical, c'est la capacité des hommes et des femmes de créer de nouveaux liens pardelà les conflits et la mort. En ce sens, il n'y a pas meilleur devoir de mémoire que le devoir de renaissance dont je suis capable en analysant sans complaisance les blessures passées et en en tirant les leçons pour panser les blessures actuelles. Victoire de qui ? De ceux qui, sortis de la mémoire de la Shoah, deviennent les Médecins du monde. Au propre, et au figuré. Julia KRISTEVA 11 L'homme en marche vers sa totalité (*) [homme en marche vers sa totalité. Ce thème réunit deux notions qui sembleraient a priori antinomiques : l'une évoque la dynamique de la marche, l'autre la possession statique de la totalité. En cela, le sujet que vous m'avez proposé témoigne de deux exigences de l'être humain : être cohérent, rassembler le divers, habiter chez soi, dans un cosmos, mais aussi partir, remettre en question le donné, fidèle en cela au mouve- ment de l'esprit qui selon Malebranche se sert toujours du mouvement pour aller plus loin. L'être humain n'est pas un pur divers il a sa cohérence biologique, intellectuelle, psychique, linguistique, sociale. Il est donc, quelque part, dans des totalités. Or, s'il est un thème fondamental à toutes les moder- nités, c'est bien les ruptures de ces totalités premières. Nous passons notre vie à sortir d'équilibres toujours provisoires : de "l'enfant adulte" à la crise de l'adolescence, de notre lieu de naissance à la découverte du vaste monde, de nos synthèses à la remise en cause de nos équilibres. Plus fondamentalement, le paradigme avec lequel nous lisons le monde se trouve en crise. L'individu moderne est orphelin d'un héritage qui lui permettait de s'éviter l'épreuve personnelle du sens. Tout cela est vécu () Conférence donnée à la Grande Loge de France le 12.05.99 par Bernard Ginisty devant la loge "Francisco Ferrer n° 415". Bernard Ginisty est philosophe de formation. Il a exercé pendant plus de vingt ans des responsabilités nationales en France dans l'action sociale et la formation des travailleurs sociaux. Il a été directeur général du Fonds d'Assurance Formation PROMOFAF pendant douze ans. Depuis trois ans, il est Président du Directoire de la SA ETC et directeur de l'hebdomadaire Témoignage Chrétien né dans la clandestinité en France sous l'occupation allemande. Il a publié "Conversion spirituelle et engagement prospectif. Essai pour une lecture de Gaston Berger' Editions Ouvrières Paris 1966 et 'Nous sommes tous des idolâtres'. Editions du Centurion Paris 1995 et de nombreux articles de revues. 13 sous le mode de la crise. Les grandes synthèses qui pouvaient donner accès à une vision contemplative du monde, ce qui était le but de la philosophie, ont explosé comme le note le philosophe allemand Peter Sloterdijk "Notre perspective sur la totalité ne produit pas un bonjour de carte postale. Penser au xxeme siècle, ce n'est pas observer une totalité du cosmos, mais penser une explosion" Mais peut-être faut-il nous souvenir que la première rupture que nous avons connue, c'est celle de la totalité première du ventre maternel pour nous risquer à naître. Et si vous le voulez bien, c'est ce thème de la naissance qui me servira de fil conducteur pour tenter d'éclairer ce chemin, celui de tout homme. : La totalité comme destin La première forme pour l'homme d'appréhender le monde, c'est son identité d'origine. A travers une langue maternelle, un paysage, un milieu social, une ethnie, le monde apparaît comme une totalité. L'étranger est menaçant. Il est à ignorer, à réduire ou au mieux à tolérer. Dans ces systèmes, le pire châtiment n'était pas l'esclavage qui permettait encore de faire partie du système, mais le bannissement qui envoie l'exclus dans l'anonymat du désert. C'est d'ailleurs à une nouvelle rupture de système que cette fin de siècle assiste avec la multiplication des phénomènes d'exclusion qui prennent le pas sur ceux de l'exploitation. Ces totalités d'origine, matricielles ne sont pas hélas du passé. Les tragiques événements des Balkans montrent à quel point cela peut être meurtrier. Cette fermeture de l'homme dans la totalité donnée par la nature génère des violences. Or, la modernité passe par la rupture de cet enfermement dans le donné pour permettre la naissance de la personne. L'aventure humaine consiste à quitter des totalités qui deviennent, si l'on veut y rester trop longtemps, mortifères. Et sur ce point, je le disais plus haut, le modèle radical est celui de la naissance. La chaleur et le bonheur du ventre maternel ne sauraient durer plus de neuf mois. Si l'enfant veut y rester, la source de vie devient source de mort. Au fur et à mesure de l'exis- tence, l'homme, à travers les crises sera confronté à l'impératif de naître. C'est à dire à renouer avec ce dynamisme plus fort que toutes les peurs. Mais, la libération des enfermements d'origine signifie aussi la perte des protections qu'ils assuraient. Voilà pourquoi, dans l'écroule- ment actuel des englobants et des idéologies, on assiste à la tentation des retours identitaires ethniques, religieux, géographiques et à la crise de l'individu orphelin des visions qui ont porté le 20eme siècle. 14 I Le totalitarisme Dans la préface de son maître-ouvrage Totalité et Infini, Emmanue! Levinas analyse le rapport entre trois notions la totalité, l'être et la guerre "La face de l'être qui se montre dans la guerre, se fixe dans le concept de totalité qui domine la philosophie occidentale (...) : : Les individus empruntent à cette totalité leur sens (invisible en riehw-s Je relie JDJD)11É) "2, Je rappelle que pour Lévinas, l'histoire de ia phiiosophie occident)e 5e connssance. lieu d'accueillir l'autre comme capacité de faire éclater ma totalité actuelle, je le réduis par la connaissance. Et lorsque la connaissance ne suffit plus, c'est la violence et la guerre qui sont utilisées. Dans sa pièce de théâtre intitulée La Leçon, Eugène Ionesco, impitoyable analyste des absurdités de l'époque, met en scène un professeur tellement obsédé par la nécessité pour son élève d'apprendre, qu'il finit par la tuer. Et lorsqu'on l'interroge sur son acte, il se justifie en disant "Ce n'est pas ma faute ! Elle ne voulait pas apprendre !". 11 ne s'agit plus ici de se lover dans un donné d'origine défini une fois Tx,ur toutes comme la totalité du monde, mais d'une construction intellec:elle et politique à prétention universelle. Après les religions du sol et du heu. il y a eu les religions universalistes. Dans leurs formes perverses, elles prétendent à travers le dogme et le bras séculier ramener chaque être I'H.lmain dans la totalité dont elles sont porteuses. Parmi ces religions, le Q'irstianisme et l'Islam ont succombé, à certaines périodes de leur histoire, à Ie frénésie totalitaire. L'inquisiteur, de gré ou de force veut régenter dans ix' ordre dogmatique et clérical la liberté de l'esprit. Il appartenait à notre cJe de connaître l'extrême du projet totalitaire à travers le nazisme et le staSadossant à des théories prétendument universelles, ces deux tota&nes déployèrent lhorreur dans les consciences et les continents. Ainsi donc cette nostalgie de la cohérence totale peut conduire à ces kmes barbares que sont les totalitarismes de la nature à travers l'enfernent dans le donné de la nature ou les systèmes englobants qui, à rs la terreur, souhaitent réduire tout l'humain à leur ordre. Les ruptures des totalités perverses istoire des êtres humains comme celle des peuples nous montre ion constante de ces crispations identitaires et de ces volontés zhières totalitaires, elle révèle aussi les ruptures de ces univers clos, Ld'une rencontre avec Emmanuel Lévinas, je l'interrogeais sur l'intéqui. dans son oeuvre, apparaît souvent comme suspecte et qu'il b 15 assimile au buisson dans lequel Adam se serait caché après sa faute. A ma question sur la signification de l'attitude du priant, du méditant, de celui qui veut s'intérioriser, il me répondit ce propos qui ne m'a jamais quitté "J'espère que vous ne comprenez pas l'intériorité comme quelque chose de spatial. L'intériorité, c'est la rupture". Ainsi, au lieu de se replier dans son univers psychique, social ou religieux déjà acquis, comme un enfant nen finissant pas de goûter à l'univers maternel, l'essence de l'homme se révèle dans l'acte de naître qui le pousse à quitter la totalité qu'il connaît pour l'inconnu qu'il ne connaît pas. Au niveau religieux, comme, si nous en croyons Hegel, au plan philosophique, Abraham reste la figure majeure. Il quitte son pays, sa famille et ses dieux pour aller vers l'inconnu. Et un Père de l'Eglise com- mente : "Abraham partit sans savoir où il allait, c'est pour cela qu'il savait qu'il était dans vérité". Dans la traduction au plus près de Ihébreux que nous restitue Marie Balmary, on lit à la suite de l'injonction "Quitte ton pays", l'indication "va vers toi", manifestant ainsi que l'aventure de la dépossession des totalités premières constitue le chemin vers soi. Jean de la Croix, à travers sa poésie mystique dira avec bonheur cet itinéraire qui réclame la légèreté du pérégrinant "Puisque Dieu est inaccessible Ne te soucie pas de regarder Ce que tes puissances peuvent appréhender Et les sens ressentir Pour ne pas te satisfaire de moins Ni que ton âme perde La légèreté convenable pour aller à Lui"3 Et le grand mystique précise ainsi son chemin vers la totalité 'Il désire un je ne sais quoi Qui se trouve d'aventure"4 Refusant la totalité d'un savoir qui coloniserait l'avenir a priori, il s'affronte à l'inconnu, à l'étranger. Il y a là deux attitudes fondamentales devant l'existence que Lévinas a symbolisées par l'Odyssée et l'Exode. Dans le poème d'Homère. Ulysse part pour des aventures, mais revient au point de départ. Et il est d'ailleurs reconnu au début, même pas par un homme, mais par le flair d'un chien, Ainsi l'aventure est un retour à la sensualité "du corps d'origine". Quant à l'Exode, celui d'Abraham ou de Moïse, c'est le départ pour ne pas revenir. Et certes, dans le désert des itinéraires, les nostalgies des totalités oppressantes mais protectrices de l'Egypte va tarauder les Hébreux, Mais ils sont définitivement sortis. 16 Dans la tradition judéo-chrétienne, le rapport à Dieu se vit moins comme possession de celui dont le nom est imprononçable et dont Saint Jean nous dit que "nul ne l'a jamais contemplé"5, que dans la critique des idoles. Dans la Bible, l'idole est une construction faite de main d'homme et qui revient en boomerang vers lui comme un destin. L'idole peut se définir "bête et méchante". Bête par ce qu'elle ferme toute possibilité de penser hors de la pensée unique, dans ces "incon- tournables" chers aux technocrates. Méchante parce qu'elle tend à nous faire voir le malheur des autres comme un destin auquel on ne peut rien. Et c'est donc par la déconstruction de la fascination de l'idole que l'homme peut reprendre sa route vers l'infini de la totalité. Renverser l'idole, c'est affronter une certaine mort. Le docteur Kubler Ross, auteur de nombreux ouvrages sur l'accompagnement des mourants et les expériences vécues par ceux qui ont connu des états extrêmes, a mis en lumière quatre phases par lesquelles passe l'être humain lorsqu'il est affronté à une crise grave (la mort, la maladie grave, des bouleversements familiaux ou professionnels). Tout d'abord, la négation. On refuse de voir que la réalité a changé et qu'elle s'impose à nous. Devant la perspective de l'inéluctable, une deuxième phase passe par une lutte désordonnée et têtue contre ce qui arrive. Devant l'inutilité des efforts pour nier la réalité, l'homme risque alors de traverser par une phase de dépression. Vient alors la dernière phase, celle de l'acceptation de la mort d'un certain modèle et de la naissance à un autre, c'est l'intégration de l'élément nouveau, jugé mortel pour l'équilibre précédant mais apparaissant désormais comme un ouverture à une nouvelle façon d'habiter le monde. Chaque fois que le coeur pleure sur ce qu'il a perdu, l'esprit sourit sur ce qu'il découvre. A partir de là, l'homme se définira comme chemin vers la totalité et non plus possesseur et jouisseur de la totalité. Il sera dans le trop tard des dieux enfuis et le trop tôt de l'Etre à venir comme le note avec bonheur Mai-tin 1-leidegger : "Nous venons trop tard pour les dieux et trop tôt pour l'Etre. L'homme est un poème que l'Etre a commencé"6. La voie "poétique" de l'homme vers l'infini de la totalité. S'il est vrai que le seul mode de rapport à la totalité pour l'être humain, c'est l'itinéraire et non la possession. le poïen, le rapport poétique au monde constitue un des passages privilégiés. Toute activité humaine, se décline selon trois dimensions intrinsèquement liées et que la maladie de la culture consiste à vouloir séparer dans une schizophrénie mortelle. 17 L Le Mythos renvoie à la projection vers l'avenir, à ce qui fait sens, à ce qui m'ouvre à la totalité du monde. L'action la plus simple, fût-ce celle de se lever le matin, postule chez l'être humain de l'espoir et du sens. Le Logos constitue la capacité d'enchaîner rationnellement des rapports de cause à effets et de construire du savoir accumulable et d'avoir une logique de l'action. L'Eros affirme l'énergie désirante présente dans chaque être humain. Le danger des "pensées uniques", hélas florissantes de nos jours, consiste à se crisper sur un seul aspect de l'acte humain ce qui conduit à s'enfermer soit dans de l'identitaire religieux, idéologique ou délirant, soit dans l'addition de savoirs et de techniques, soit enfin dans une érotique sans but enfermée dans sa propre exacerbation Or, il n'y a pas à choisir. L'art de vivre en humain passe par la capacité d'exister dans ces trois registres irréductibles de l'humain. Il m'apparaît que l'activité artistique constitue la voie royale pour l'ap. prentissage de cette intégration : aucun art n'est possible sans un contact renouvelé de ses sources désirantes et un réajustement des rapports de l'artiste avec son inconscient, sans des techniques précises et le corps à corps avec une réalité matérielle, sans une vision ou un pressen- timent d'une nouvelle façon d'habiter le monde. En ce sens, loin de paraître optionnel, l'art constitue l'archétype d'une activité humaine non mutilante. Elle est à la fois épreuve de soi, épreuve de la matière et épreuve du sens. Christian Godin, philosophe contemporain qui travaille à réhabiliter la philosophie de la totalité insiste sur ce rôle fondamental de la création artistique dans l'accès à une totalité qui ne soit ni un totalitarisme, ni un savoir absolu "Grâce à l'art et à la littérature, la totalité n'est plus seulement une idée, une notion, une valeur abstraites, mais une forme sensible qu'on voit et qu'on entend. (...) L'art, donc, peut être défini dans l'une de ses dimensions essentielles comme totalité devenue oeuvre et lorsque, explicitement, la totalité fait défaut, c'est elle seule encore qui peut donner sens à ce qui semble la récuser"7. Parlant de l'université allemande, Nietzsche écrivait ceci "Le rude ilotisme auquel l'effrayante étendue des sciences a condamné de nos jours chaque individu est l'une des raisons principales qui font que des natures plus pleines, plus riches, plus profondes, ne trouvent plus d'éducation ni d'éducateurs à leur mesure. Ce dont notre culture souffre le plus, c'est d'une pléthore de tâcherons arrogants, d'humanités fragmentées"8. Cent ans après, il serait présomptueux de penser que la situation se soit améliorée et qu'elle ne concernerait que l'Université allemande Aussi, autant je ne vois pas grand sens à rajouter de nouvelles "fragmentations" ! 18 dites artistiques à la pléthore de celles qui existent déjà, autant une recomposition de l'éducation à partir de qui se joue dans une pratique artistique me paraît fécond. L'art comme espace-temps de reformulation des paradigmes. Mon propos, je l'ai dit en commençant, se situe dans la période de crise sociale et culturelle grave que nous traversons. C'est dans cette situation que l'activité artistique constitue un "passage" privilégié. Comment caractériser la crise actuelle ? Elle porte à la fois sur l'économie, le lien social et le sens. Elle conduit à l'épuisement de la réduction de toute activité à la marchandise, la perte d'identité que donnait le travail accessible à tous. Les deux grands récits qui faisaient sens à l'Est et à l'Ouest, celui du sens de l'histoire et celui de la croissance s'écroulent dans un fracas d'idoles brisées. Nous sommes condamnés, comme le disait Gaston Berger, à être tous des inventeurs "Nous sommes dans un monde où il n'y aura bientôt plus de place que pour les inventeurs. Tout le monde doit inventer, à tous les niveaux (...) Là où l'in- vention sera inutile, la machine, progressivement, remplacera l'homme, et le drame ce sera comment savoir employer ceux qui n'auront pas ces capacités d'invention"9. Je voudrais évoquer quelques aspects de reconstruction que peut nous apporter l'oeuvre d'art. Le modèle du travail vécu comme transformation des choses dans une quête productiviste qui consiste à débusquer toute perturbation du sujet dans la production et à produire des quantités indéfinies qui saturent les marchés, arrive aujourd'hui à une impasse. L'art nous apprend un rapport à l'oeuvre à travers laquelle la transformation des choses n'a de sens que s'accompagnant de la transformation de soi. A l'aplatissement du règne de la quantité, elle répond par la notion de plénitude, de finitude, d'équilibre. On nous a appris que le temps c'est de l'argent, durée indifférenciée à remplir par la production et la consommation. Dès l'école, les jeunes sont invités à rentrer dans la course à la performance qui sature tout l'espace'° En rupture avec cette frénésie, toute oeuvre d'art commence par un rythme où la vie exprime ses pulsions les plus secrètes. A la course à la compétition, elle substitue le respect et l'écoute de son propre souffle. Bien des poètes et des musiciens expliquent qu'à l'origine de leur oeuvre, il y a une sorte de rythme qui sourd d'eux mêmes, s'impose à eux et les obsède jusqu'à la création, comme le note Jean-Louis Barrault : "Notre existence consiste : à donner, à recevoir, à être.(...) 19 Quels que soient le continent de la planète. le système philosophique ou la foi religieuse, la vie est régie selon le grand ternaire fondamental. Trois courants complémentaires dont la résultante est la force vitale cosmique"11. La jungle économiste mondialisée induit une compétition toujours plus stressante. L'autre est un adversaire à qui je dispute les mêmes valeurs quantifiées. L'oeuvre d'art postule l'idée de différence. Elle vise à révéler la vision originale d'un être humain. Elle n'est ni cumulative, ni excluante, mais elle ouvre à la diversité des mondes, et en cela elle est profondément démocratique. A la compétition avec l'autre pour conquérir du même, elle substitue une dialectique spirituelle de combat-réconciliation avec soi. L'accumulation des savoirs conduit à des "embouteillages de connaissances"2 au point de perdre toute vision globale d'une signification. Dans son roman prophétique écrit en 1938. La Grande Beuverie. René Daumal dresse un tableau saisissant de l'addition des savoirs conduisant à l'impasse "Par la lorgnette, je vis en effet, à l'extrême bout de la galerie, l'Omniscient. C'était un globe crânien énorme avec un petit visage amorphe et chiffonné, qui me parut accroché par les oreilles aux deux boules d'ébène surmontant le dossier d'un trône élevé.(...). Au-dessus du trône courait une banderole portant : cette inscription : je sais tout, mais je n'y comprends rien"13. L'oeuvre d'art postule un sens, un horizon, une gestalt, un engagement personnel dans la signification du monde, car le sens y est vécu dans toute sa sensualité et non dans la schizophrénie abstraite où le savoir sur les choses dispenserait d'une expérience du monde. La modernité a exacerbé l'individualisme. Tous les liens traditionnels ont été bousculés par l'épopée de l'individu, sujet de droit et se déchargeant sur un Etat Providence de tout souci d'autrui. Les fractures sociales remettent en question cette juxtaposition de solitudes. L'oeuvre d'art ne saurait se concevoir sans perspective de lien humain. Le poète le plus solitaire, le peintre le plus personnel s'expriment pour d'autres, pour que sa production retentisse dans des consciences individuelles. Toute oeuvre d'art crée un espace-temps d'une micro société, formelle ou informelle, consciente ou non, permettant des médiations vers de nouvelles façons d'être au monde : "Le théâtre n'est pas seulement un jeu, un metteur en scène, des acteurs, des spectateurs et une salle, mais il représente beaucoup plus c'est un foyer particulier de la vie sociale et spirituelle qui contribue à la création de l'esprit du temps, qui donne vie à sa fantaisie et à son humour. C'est une forme de prise de conscience sociale insérée de façon unique dans l'espace et le temps concrets"14. 20 I La pensée moderne qui se veut pragmatique prétend incarner le "cercle de la raison" hors duquel il n'y aurait que de la pulsion irresponsable. De là le règne, dans tous les domaines, de la pensée unique, et des réalités dites incontournables". L'oeuvre d'art ouvre au foisonnement du sens en reconnaissant dans l'oeuvre plus que la subjectivité de son créateur ainsi que l'écrit Vaclav Havel: "L'art est une sorte de "jeu avec le feu"; l'artiste uti- lise une matière sans la connaître parfaitement, il crée quelque chose sans savoir parfaitement ce qu'il crée et ce que cela va signifier. Une oeuvre devrait être, selon moi, toujours plus "intelligente" que son auteur et lui-même devrait la regarder étonné et plein de questions comme s'il la voyait ou la lisait pour la première fois"5. A la notion d'une suite logique univoque, l'art affirme la rupture de l'événement. Dans un monde qui soigne son angoisse par le bavardage médiatique, l'artiste invite à dépasser le commentaire pour entrer dans la fécondité du silence. C'est dans ce silence que peuvent s'entendre ces premiers mots qui font que le monde n'est pas un pur chaos. C'est ce que ressent Mozart, deux mois avant sa mort. Revenant d'une représentation de La Flûte Enchantée, il écrit ces mots à sa femme qui prend les eaux à Baden: "Je reviens à l'instant de l'Opéra; il était plein comme toujours. Le duo Mann und Weib et le glockenspiel ont été bissés comme d'habitude. De même que le trio des jeunes garçons, au eme acte mais ce qui me fait le plus plaisir, c'est le succès silencieux"16. Finalement, pour reprendre les catégories fondamentales de la pensée d'Emmanuel Lévinas, le "règne de la quantité" que dénonçait René Guénon conduit à la répétition indéfinie du Même. Par sa singularité et son apparition non programmée, l'oeuvre d'art nous ouvre à l'Autre dont le visage d'autrui constitue l'épiphanie. Dans un entretien avec Françoise Armengaud à propos de l'oeuvre de Sacha Sosno. Lévinas voit dans la pratique de l'oblitération chez l'artiste, la vérité dernière de l'art qui accepte la finitude humaine et par delà l'illusion esthétisante accède à "un des modes privilégiés pour l'homme de faire irruption dans la suffisance prétentieuse de l'être qui se veut déjà accomplissement et d'en bouleverser les lourdes épaisseurs et les impassibles cruautés"17. Rester disponible au surgissement de l'autre dans sa singularité par delà toutes les réductions des savoirs, c'est reconnaître l'éthique et le refus de la violence comme possibilité même de penser. Dans ce sens, la tolérance est bien plus qu'une résignation civilisée à l'existence de l'autre, elle dit que le monde n'est pas intelligible si l'autre n'accède pas à sa parole de sujet unique. 21 Conclusion L'être humain ne peut se comprendre sans l'horizon de la totalité qui seul donne sens à son aventure. C'est un peu le "Deviens ce que tu es" de Pindare repris par Nietszche. La totalité ne saurait être la grande encyclopédie de tout ou la forteresse dans laquelle l'homme enferme son angoisse. Les deux derniers siècles ont cru voir dans la révolution le chemin vers une fraternité universelle qui surmonterait les systèmes d'exploitation, d'injustice et d'ignorance. Les lendemains qui chantent annoncés ont eu hélas souvent un goût de "gueule de bois". Peut-être est-ce le moment de revisiter ce thème de la révolution comme nous y invite le philosophe allemand Peter Sloterdijk r "Beau- coup d'éléments laissent penser que nous avons quitté l'espace des révolutions politiques pour entrer dans celui des révolutions techniques et mentales ce qui met obligatoirement fin au rôle classique de l'intellectuel"18. Dès lors, c'est vers la naissance qu'il faut décidément nous tourner. Il n'y a de chemin vers une totalité que par l'avènement de sujets qui ne se laisseront plus définir a priori par une religion, un savoir ou un pouvoir. A ce degré zéro où la critique moderne a réduit les référents a priori, le choix réside entre les régressions meurtrières dans "les corps d'origine" ou le risque des naissances fraternelles pour construire des liens non plus donnés par la nature ou subis de la part des pouvoirs mais créés dans une invention du monde qui sera aussi une invention de soi. C'est un thème majeur de la pensée de Maître Eckhart qui affirme que la seule façon d'aller vers la totalité concrète que le mystique nomme Dieu, "c'est de le saisir dans l'accomplissement de la naissance" 19 Il faut évoquer ici le fameux apologue qui ouvre les discours de Zara- thoustra "comment l'esprit devient chameau, et lion le chameau et pour finir, enfant le lion". L'esprit se charge d'abord, tel un chameau, de quantités de pesanteur pour traverser le désert. Advient dans le désert la métamorphose en lion. De sa liberté il veut faire butin et dans son propre désert être son maître. Nietzsche nous dit la force et la limite de cette étape r "Créer des valeurs neuves, le lion lui-même encore ne le peut, mais se créer liberté pour de nouveau créer, cela, il le peut." Reste alors la dernière métamorphose : "Mais dites mes frères, que peut encore l'enfant que ne pourrait aussi le lion ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur encore se fasse enfant? Innocence est l'enfant, et un oubli et un recommencement, un jeu, une roue qui d'elle-même tourne, un mouvement premier, un sain tdire Oui"20. 22 Dans ce texte frémissant oscillant entre la foi en un mouvement premier de naissance et l'éternel retour du même, Nietzsche atteint une des plus radicales questions contemporaines. A cette Europe vieillie dans sa richesse, préoccupée par ses retraites, barricadée face à la jeunesse du tiers monde, Nietzsche prophétiquement a dit l'essentiel. En terminant, je voudrais laisser la parole à deux veilleurs de ce siècle. L'un s'appelle Gaston Berger, philosophe, industriel, haut fonctionnaire, chercheur mystique, inventeur d'une prospective qui n'est ni la prévision ni la futurologie. Voici ce qu'il écrivait quelques mois avant sa mort : "Je me sens conduit à une idée que je ne vous livre pas sans hésitation, car elle vous paraîtra hautement paradoxale : c'est que loin de vieillir, l'humanité devient progressivement de plus en plus jeune(...) Etre vieux, c'est avoir choisi : l'humanité moderne est toujours à la veille de choisir. Vieillir, c'est aussi se durcir, se scléroser. Or le monde moderne accroît sans cesse sa souplesse, sa disponibilité. Vieillir, c'est se protéger, avoir construit peu à peu son abri, maison ou coquille. Or, il faut avoir le courage de le reconnaître, notre monde est de plus en plus précaire. Tout y est sans cesse remis en question. Vieillir, c'est aussi s'isoler du monde, diminuer ses échanges, ralentir son activité. Ici, l'évidence du rajeunissement est encore plus manifeste (...) Tout se passe comme si l'humanité n'avait été créée jadis une fois pour toutes et voyait peu à peu décliner ses forces et s'éparpiller ses opérations. Elle semble au contraire le résultat d'une création continuée (...) Si au lieu d'être poussés, nous sommes attirés, il est naturel que notre mouvement aille sans cesse en s'accélérant. La raison de nos actes est en avant de nous nous allons vers notre jeunesse"21. Le dernier mot, après ce que j'ai dit, c'est à un poète qu'il faut le laisser, Rainer Maria Rilke: "Nous naissons pour ainsi dire provisoirement quelque part. C'est peu à peu que nous composons en nous le lieu de notre origine pour y naître après coup, et chaque jour définitivement". Bemard GINISTY Peter Sloterdijk: Essai d'intoxication volontaire. Editions Ca1mann-Lé Paris 1999, p. 49 Emmanuel Lévinas: Totalité et Infini Martinus Nijhoff publishers (the Hague) 1984 p.X Jean de la Croix: Les dits de lumière et d'Amour Editions José Corti, Paris 1991. 23 'I Id. p94. Première épître de Saint Jean 4. 12. 6Martin Heiddegger : L'expérience de la pensée in Questions III Editions Gallimard Paris 1984, p.21. 7Christian Godin: La totalité. Prologue Editions Champ vallon Seyssel 1997, P. 101-102 8 Friednch Nietzsche : Le crépuscule des idoles in OEuvres philosophiques complètes, Tome VIII, 1 Ed. Gallimard Paris 1974. p. 103. Gaston Berger: L'homme moderne et son éducation P.U.F. Paris. 1962 p. 145. '° Dans un reportage du Nouvel Observateur (21-27 mars 1996. p. 88-90) intitulé Génération Stakhanov : Ecole, la folie des cours du soir on peut lire ceci "Dans les grands lycées parisiens, le trois quarts des élèves suivent des cours particuliers. (...) Dans les lycées de centre-ville de la région Rhône-Alpes, la proportion atteint 50% (...) Aujourd'hui. l'avenir est réputé garanti par toujours plus de diplômes. C'est donc la hantise de l'échec à l'école qui conduit les parents à chercher dopants ou fortifiants pour la scolarité de leurs enfants. Jusqu'à en perdre le bon sens". '1Jean-Louis Barrault : Saisir le présent Robert Laffont, Paris, 1984. p. 176. "Il est urgent de se défendre contre l'accumulation des connaissances, si 12 parfaitement symétrique de l'embouteillage de nos rues et de nos routes" Gaston Berger : Phénoménologie du temps et prospective P.U.F, Paris 1962 p. 226. 13 René Daumal : La Grande Beuverie Gallimard, coil. limaginaire Paris 1986, p. 105-106. Vaclav Havel : Lettre à Olga Editions de l'Aube, Paris 1990, p. 142. 15 Vaclav Havel : Id.... p. 200. Wolfgang Amadeus Mozart, lettre à sa femme des 7 et 8 octobre 1791 in Correspondance Tome V. Flammarion Paris 1992. p. 251. Emmanuel Lévinas: De l'oblitération Editions de la Différence, Paris 1990, p. 7. 18 19 20 Peter Sloterdijk : op. cit. p. 59. Maître Eckhart: Sermons tome II. Editions du seuil Paris 1978. p. 113 Friedrich Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra in OEuvres complètes, Tome VI, Editions Gallimard Paris 1971. p.37-38. 21 Gaston Berger : Phénomènologie du temps et prospective Presses Universitaires de France Paris 1962 p. 235-236. "Essai pour une lecture de Gaston Berger" Editions Ouvrières PARIS 1966 et "Nous sommes tous des idolâtres" Editions du Centurion Paris 1995 et de nombreux articles de revues. 24 Lettre ouverte à Hubert Fargeaud d'Epied Mon très cher Ami. Permettez-moi de vous féliciter de l'excellence de votre étude sur "le Christ selon saint Jean" parue dans le numéro 113 des Points de Vue Initiatiques. J'en ai beaucoup apprécié la tenue, le style et l'érudition, Permettez-moi, cependant, de compléter votre documentation à Flavius Josèphe, il convient d'ajouter le Talmud de Babylone qui, dans son traité Sanhédrin, f° 43a, contient, en illustration de la loi juive, le texte suivant "le soir de la Pâque, on a pendu Jésus le Nazaréen. Pendant les qua- rante jours qui ont précédé son exécution, un héraut l'a précédé en criant : "Il vient devant vous pour etre lapidé parce qu'il a ensorcelé Israèl et qu'il l'a dévoyé pour le mener à l'apostasie. Et si quelqu'un a quelque chose à déclarer en sa faveur qu'il s'avance et qu'il plaide sa cause", Mais comme rien n'avait été amené en sa faveur, on l'a pendu le soir de la Pâque," et, plus loin, il est précisé que, s'il a été procédé ainsi, c'est que Jésus était "allié a la famille royale", c'est-à-dire descendant de David, Il est précisé aussi que Jésus avait cinq disciples, qui furent aussi exécutés, Matta'i, Naqqa'i. Nétser, Bouni et Todah, Si trois de ces noms se prêtent à des jeux de mots qui peuvent marquer une certaine forme de dérision du Christianisme, Matta'i et Todah figurent parmi les Douze, sous les noms de Matthieu et de Thaddée. Permettez-moi aussi de répondre à votre interrogation sur l'érudition de Jean. Certes, c'était, dans sa jeunesse, un pécheur de Bethsaïde. 25 I Lettre ouverte à Hubert Fargeaud d'Epied Mon très cher Ami. Permettez-moi de vous féliciter de l'excellence de votre étude sur "le Christ selon saint Jean" parue dans le numéro 113 des Points de Vue Initiatiques. J'en ai beaucoup apprécié la tenue, le style et l'érudition, Permettez-moi, cependant, de compléter votre documentation à Flavius Josèphe, il convient d'ajouter le Talmud de Babylone qui, dans son traité Sanhédrin, f° 43a, contient, en illustration de la loi juive, le texte suivant "le soir de la Pâque, on a pendu Jésus le Nazaréen. Pendant les qua- rante jours qui ont précédé son exécution, un héraut l'a précédé en criant : "Il vient devant vous pour etre lapidé parce qu'il a ensorcelé Israèl et qu'il l'a dévoyé pour le mener à l'apostasie. Et si quelqu'un a quelque chose à déclarer en sa faveur qu'il s'avance et qu'il plaide sa cause", Mais comme rien n'avait été amené en sa faveur, on l'a pendu le soir de la Pâque," et, plus loin, il est précisé que, s'il a été procédé ainsi, c'est que Jésus était "allié a la famille royale", c'est-à-dire descendant de David, Il est précisé aussi que Jésus avait cinq disciples, qui furent aussi exécutés, Matta'i, Naqqa'i. Nétser, Bouni et Todah, Si trois de ces noms se prêtent à des jeux de mots qui peuvent marquer une certaine forme de dérision du Christianisme, Matta'i et Todah figurent parmi les Douze, sous les noms de Matthieu et de Thaddée. Permettez-moi aussi de répondre à votre interrogation sur l'érudition de Jean. Certes, c'était, dans sa jeunesse, un pécheur de Bethsaïde. 25 I Mais la région, toute proche de la Décapole, était fortement hellénisée. Mais l'exemple de son contemporain, Rabbi 'Akiba, est ici éclairant : fils d'un serviteur, simple bouvier presque illettré, à un peu plus de vingt ans, il aima Rahel, la fille de son maître. Celui-ci imposa au jeune homme d'aller étudier la Loi et paya ses études. Pendant douze ans, Akiba étudia à Jérusalem avec tant de succès qu'il devint le "maître de la Mishnah" et qu'il est encore vénéré comme l'un des plus grands sages d'Israél. Ce qu'a pu faire 'Akiba, pourquoi Jean ne l'aurait-il pas fait ? Renouvelant mes félicitations, je vous prie de croire, mon très cher Ami, en ma fidèle amitié. Claude GUÉRILLOT Le système d'Aristote, illustré par Petrus Apianus, Cosmographicus liber, 1524, in-40. 26 NOTES Arthur RIMBAUD. Une Saison en enfer dans OEuvres complètes, Paris, Gallimard 1972, P. 116. Charles BAUDELAIRE. Moesta et errabunda" dans Les Fleurs du mal. Rituel du troisième degré symbolique (Rite écossais ancien et accepté). Paris. Grande Loge de France 1985. p. 47. LAUTREAMONT, Poésies II dans OEuvres complètes. Paris. Corti 1987. p. 386. Constitutions dAnderson, Paris. Edimaf 1987, p. 178. Rituel du premier degré symbolique (Rite écossais ancien et accepté), Paris, Grande Loge de France 1989, p. 40. "Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu'il te soit fait". Constitution et réglements généraux, Paris. Grande Loge de France 1988. p. 15. Tradition et modernité ne sont pas contradictoires au sens où la tradition spirituelle parla précisément de la modernité, et où la modernité renvoie à des thèmes traditionnels. Jésus fit référence à cette convergence de la tradition et de la modernité lorsqu'en Mt. 13.52 il dit : "Tout scribe devenu disciple du royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et du vieux". A la suite de Vitruve et d'Agrippa, Robert Fludd, au xvIIème siècle, représente l'Homme, pentagramme au centre de l'Univers. 38 Tradition maçonnique et modernité (*). 'Il faut être absolument moderne" Arthur RIMBAUD (1). Il y a deux manières d'aborder la relation entre la franc-maconnerie, et la modernité : on peut le faire soit en historien ou en sociologue, soit en philosophe. Examinons d'abord, le cas de lapproche historique ou sociologique. L'histoire et la sociologie ont pour objet des époques et des sociétés déterminées. Les historiens et les sociologues qui s'intéressent à la relation entre franc-maçonnerie et modernité s'efforcent par conséquent de comprendre comment, à telle époque ou dans telle société, les francs-maçons ont assumé leur propre époque ou leur propre société. Assumer l'époque ou la société dans laquelle on vit consistant à répondre aux besoins nouveaux de cette époque ou de cette société, historiens et sociologues en viennent à nous dire comment, à chaque époque ou dans chaque société, les francs-maçons ont répondu aux besoins nouveaux qui se faisaient sentir. C'est ainsi que les historiens de la franc-maçonnerie ont fait connaître les contributions utiles et importantes des francs-maçons à la société de leur temps. Dans la même perspective nous pourrions nous demander ici comment les francs-maçons essayent aujourd'hui de répondre aux besoins nouveaux de la société actuelle. eperant ce r es pas cee appïo&xe \storque ou soco\ogique que nous nous livrerons ici, mais à lapproche philosophique de la relation entre franc-maçonnerie et modernité. Conférence publique prononcée le 17 octobre 1998 dans le cadre du Cercle Condorcet-Brossolette, et disponible sur disque compact audio édité dans la collec:ion "De midi à minuit" produite par la Grande Loge de France. 27 La fin des années 1960 amorça dans le monde européen et américain un renouveau de la spiritualité qui se prolonge et prospère même aujourd'hui. Ce renouveau de la spiritualité, caractérisé par un regain d'intérêt pour les mystiques orientales, pour les chamanismes d'Amérique, pour l'ésotérisme et pour la pensée laïque, contribua à revitaliser et à mondialiser d'antiques traditions religieuses, initiatiques et philosophiques. Et c'est au coeur de ces traditions vieilles de plusieurs siècles que des millions d'hommes contemporains cherchent aujourd'hui le secret d'un mieux vivre et d'un mieux être. Or si nous jetons un coup d'oeil sur l'actualité, le spectacle de ces traditions n'est pas sans nous émouvoir en Irlande du nord des chrétiens de diverses confessions continuent à s'entretuer un pays du proche-orient, patrie mère avec l'Egypte de la culture mondiale depuis 6000 ans, se comporte en barbare dangereux pour le globe dans un pays du Maghreb un Islam meurtrier et hostile à la liberté d'expression exécute sans vergogne des centaines d'innocents enfin en Inde l'hindouisme s'est souvent fait le complice tacite d'une aliénation multiforme des femmes. Ainsi des traditions qui étaient en principe destinées à assurer la vie et la paix et le bonheur de chacun et de tous se révèlent dans certains cas apporter la mort, l'angoisse et la tristesse. Cependant les hommes qui commirent ces horreurs n'étaient pas dépourvus d'arguments pour justifier leurs crimes, exactement comme nous-mêmes, nous rationalisons nos réactions d'effroi face à leurs actes qui nous sembient odieux. Qui était ou qui est dans le vrai ? Le bon sens lui-même répond à cette question. Mais si nous, qui nous identifions par sympathie aux victimes de ces méfaits, nous sommes d'accord pour reconnaître que la vie, la paix et le bonheur sont des valeurs que nous devons rechercher, protéger et cultiver, nous devons alors parer les dangers inhérents aux traditions et nous interroger sur le pouvoir qu'aurait la modernité d'apporter des solutions à ces problèmes. Oui ou non la modernité est-elle nécessaire pour contrebalancer les effets nocifs des traditions ? Telle est la question que nous devons aujourd'hui traiter. Pour répondre à cette question, nous devons d'abord définir avec la plus grande précision possible ce qu'est la modernité. Pour ce faire, nous nous contenterons des ressources de l'étymologie, et c'est à partir d'une définition étymologique de la modernité que nous essayerons de discerner si oui ou non la modernité apporte des remèdes aux effets nocifs des traditions. 28 Qu'est-ce que la modernité? Le qualificatif moderne provient de l'association de deux mots latins modo qui signifie "récemment", et hodiernus qui signifie "d'aujourd'hui". Ce qui est moderne, c'est ce qui est récent, c'est ce qui date d'aujourd'hui. Aujourd'hui étant un terme relatif, la modernité peut et a pu caractériser n'importe quelle époque. Qu'est-ce qui est récent ou contemporain au sens strict de ces termes, par opposition à ce qui est éternel et qui, étant éternel, est par là même également actuel ? Ne peuvent être récentes ou contemporaines au sens strict que des réalités non éternelles. Or les réalités éternelles étant des réalités universelles, c'est à dire des réalités qui ne sont ni singulières ni particulières, nous devons en déduire qu'est moderne quiconque vit, c'est à dire pense et agit en communion avec les réalités présentes qui sont soit singulières soit particulières. Etre moderne consistant à vivre au plan des réalités présentes qui sont soit singulières soit particulières, une telle attitude moderne se différencie par conséquent de deux autres attitudes : d'une part celle qui consiste à vivre dans le passé au mépris du présent, et d'autre part celle qui consiste à communier aux seules réalités universelles au mépris des réalités singulières ou particulières. Nous sommes alors mis en présence de trois attitudes possibles devant la vie soit l'on est moderne et dans ce cas on vit au plan des réalités présentes qui sont soit singulières soit particulières soit l'on vit dans le passé soit l'on vit dans l'universel. Ces trois attitudes distinctes ne s'excluent pas l'une l'autre aussi longtemps qu'elles demeurent des orientations sectorisées et provisoires, c'est à dire successives. Comment apprécier, du point de vue spirituel qui est ici le nôtre la valeur spécifique de la modernité ? La valeur spécifique de la modernité ne peut résider que dans son utilité, et la modernité ne peut s'avérer utile que lorsqu'elle apporte une solution efficace aux défaillances des deux autres attitudes fondamentales que sont la vie dans le passé et la vie dans l'universel. Nous devons donc cerner les défaillances de la vie dans le passé et de la vie dans l'universel pour localiser et définir l'utilité éventuelle de la modernité, La vie dans le passé et ses dangers Il existe deux sortes de passé d'une part le passé privé qu'est notre enfance personnelle ; et d'autre part le passé commun à tous qu'on appelle l'histoire. Examinons chacun de ces deux cas. a) Le retour à l'enfance Le retour à l'enfance peut reconduire à des souvenirs éclairants et : 29 heureux. Mais le passé d'un être humain peut avoir été confus et malheureux, Dans ce cas il obsède le sujet encore à l'âge adulte: les problêmes irrésolus de son enfance captivent alors toute son attention au point que sa conscience s'enferme dans un unique et constant dialogue avec les épisodes non digérés de son passé. Prenant pour seule réfé- rence de sa vie actuelle ce qu'il a connu par le passé, le sujet se contente alors de vivre au présent uniquement en réaction par rapport à son enfance, sans possibilité de s'échapper de ce labyrinthe douloureux. Au lieu de restituer l'accès au "vert paradis des amours enfantines"2, le retour à l'enfance constitue alors une véritable descente aux enfers, c'est à dire une aliénation, un enfermement. b) Le retour à l'histoire Il y a une manière fructueuse de plonger dans l'histoire c'est celle qui consiste à chercher dans l'histoire de l'espace-temps, dans l'histoire des organismes vivants, dans l'histoire d'un pays ou d'une société, dans l'histoire d'un individu, dans l'histoire d'un comportement ou dans l'histoire d'une idée des informations qui éclairent l'évolution de ces diverses réalités, et expliquent par conséquent le visage particulier qu'elles ont fini par prendre, Cette fécondité de la recherche a été relevée par la franc-maçonnerie qui rappelle dans un de ses rituels que "c'est avec les lumières du passé qu'on se dirige dans l'obscurité de l'avenir"3. Telle est en général l'utilité de tous les savoirs qui cherchent à remonter aux origines et à retracer les genèses, comme l'astrophysique, la paléontologie, l'histoire sociale, les biographies, ou encore l'archéologie. Et c'est la fécondité inhérente à ces savoirs que la franc-maçonnerie cherche à faire partager à ses membres lorsqu'elle les incite à étudier au degré de compagnon les arts libéraux, les monuments du passé, ainsi que les sagesses des antiques traditions d'occident et d'orient, Cependant il y a aussi une manière discutable voire inquiétante de plonger dans l'histoire c'est celle qui consiste à emprunter au passé des idées et des comportements pour en faire les modèles, c'est à dire : les éléments constitutifs soit de sa propre identité, soit de ses convictions théoriques, soit de ses engagements pratiques, Tel est le cas de toutes les formes de conservatisme. Un tel conservatisme s'observe dans tous les secteurs de l'activité humaine, qu'il s'agisse de la poli- tique (pensons à ces amateurs fascinés de moyen-age qui, dans l'espoir de ressusciter au moins dans leur conscience un ordre sécurisant et valorisant, ne pensent que monarchie, noblesse et chevalerie), qu'il s'agisse encore de la religion (pensons à ces intégristes qui, dans la volonté de conserver d'anciens privilèges, reconnaissent plus ou moins comme seul valable le rite catholique de l'eucharistie fixé par 30 saint Pie V), qu'il s'agisse des moeurs (pensons à tous ceux qui, prisonniers de l'usage ou par peur de l'opinion publique, moulent leurs comportements sur ceux des générations antérieures), ou qu'il s'agisse enfin de la création artistique (songeons à ces architectes du XIXème siècle qui, dans la nostalgie éperdue d'une esthétique passée, bâtissaient dans le style néo-gothique, ou encore à ces peintres du xxeme siècle qui peignent dans le style néo-impressionniste). Il serait injuste de souligner le conservatisme de ces comportements sans mettre parallèlement en lumière leur raison d'être. En effet de même qu'un enfant emprunte à sa mère le lait qui lui permettra de vivre et de croître de même tout être humain, qui part d'un état brut d'igno- rance et d'imperfection, éprouve logiquement le besoin d'emprunter autour de lui, dans la culture et dans les exemples vivants fournis par ses contemporains, les éléments nécessaires à sa propre édification. Cependant, de même que l'enfant est destiné à devenir un adulte autonome et responsable, de même tout être humain est appelé à s'émanciper des modèles et à trouver sa propre voie et c'est pourquoi les comportements conservateurs ne peuvent être dans la vie d'un homme qu'une premlère étape destinée à être dépassée. Une telle émancipation est d'autant plus nécessaire qu'emprunter au passé les modèles de son identité, de ses conviction et de ses engagements empêche d'être soi-même et de trouver par soi-même les solutions adaptées à ses problèmes personnels. Ce sont ces types de comportement qui, préférant la facilité des solutions toutes prêtes, sont à l'origine des mimétismes que sont les préjugés et les conformismes. Les préjugés sont une sorte de prêt à penser qui dispense de penser par soi-même. C'est un préjugé qui a couté la vie aux Indiens d'Amérique du nord lors de la Conquête, c'est aussi un préjugé qui a couté la vie aux protestants en France lors de la saint Barthélemy de 1572 et qui a coûté la vie aux juifs déportés lors de la seconde guerre mondiale. Rappelons au passage qu'au cours de ces trois derniers siècles, plusieurs loges prirent comme titre distinctif "Les Préjugés vaincus", fait qui témoigne de la résolution des francs-maçons de lutter contre les préjugés. Quant au conformisme, il résulte de l'alignement de son propre comportement sur celui du grand nombre, le comportement du grand nombre étant lui-même une cristallisation d'usages du passé. C'est par conformisme que les esclaves pendant longtemps ne se révoltèrent pas c'est par conformisme que les femmes bafouées n'osèrent élever la voix c'est par conformisme que les ouvriers exploités hésitèrent souvent à faire grève et c'est encore par conformisme que les soldats formés à l'obéissance allèrent lors des guerres tuer des hommes avant de se faire eux-mêmes tuer. Préjugés et conformismes fournissent des exemples de démission du 31 moi par rapport à sa vocation naturelle qui consiste à oser être vraiment soi-même et à penser librement par soi-même face à autrui, pareille démission pouvant être l'effet d'un manque d'imagination créatrice, l'effet d'une paresse intellectuelle, ou l'effet de la peur de se singulariser face à l'opinion publique. La vie dans l'universel et ses dangers Par universel nous entendons ici l'ensemble des principes métaphysiques, éthiques et spirituels qui, discernés par la tradition, peuvent ou pourraient se présenter comme vrais pour tous les hommes de tous les temps et de tous les pays. La vie dans cet universel présente une face lumineuse parce qu'elle confère la paix qu'apportent la compréhension de ces principes universels ainsi que l'observance effective de ces principes. Cependant la vie dans cet universel présente une face obscure lorsque, dans le mépris des réalités singulières ou particulières, elle tente de mondialiser ces principes universels en cherchant à normaliser par la terreur la vie de tous les hommes, Le refus du pluralisme dans tous les domaines de la pensée et de l'action telle est l'erreur à laquelle suc: combent, comme les bâtisseurs de la tour de Babel, tous ceux qui aspirent à unifier les communautés humaines au prix d'une uniformité idéologique ou Politique. Car loin d'unifier la cité par nature diverse, pareille intolérance, en installant la censure, décourage les citoyens de collaborer à la même oeuvre, et les pousse au contraire à se désolidariser de la cité. La modernité comme remède Comme nous venons de le voir, les manières d'être que nous avons distinguées de la modernité présentent des risques graves vivre dans son enfance peut être l'indice d'une aliénation psychologique: vivre dans l'histoire peut engendrer des attitudes conservatrices comme les préjugés et les conformismes, lesquels empêchent d'être soimême et de penser par soi-même enfin vivre dans l'universel au mépris du singulier et du particulier débouche sur l'intolérance, Or la modernité apporte des solutions à ces défaillances de la vie dans le passé et de la vie dans I universel exclusif on ne guérit des blessures de son enfance que par la connaissance de soi ; or au titre d'approfondissement de la réalité présente et particulière qu'est le moi, la connaissance de soi relève de la modernité on ne devient soi-même et on ne pense par soi-même que grâce 32 aux lumières de l'expérience personnelle ; or au titre de réalité présente et particulière, l'expérience personnelle relève de la modernité enfin on ne surmonte la tentation de l'intolérance que par la pratique de la tolérance et de l'éclectisme, que son rapport actuel au singulier et au particulier rattache directement à la modernité. Ce sont ces trois points que nous allons à présent examiner dans le détail, 5. Guérir des blessures de son passé par la connaissance de soi. Lors de l'initiation au premier degré d'apprenti, la franc-maçonnerie de rite écossais ancien et accepté rappelle au récipiendaire la nécessité de se connaître soi-même. C'est à cette fin d'introspection qu'avant d'initier un candidat, le rituel maçonnique préconise d'enfermer pendant une heure ou plus ce candidat dans un cabinet de réflexion afin que, dans un isolement complet propre à le libérer des influences, il s'interroge le plus honnêtement possible sur ses devoirs envers lui-même et envers les autres, Ce cabinet de réflexion, salle de petite taille, obscure et ornée de symboles a pour rôle de purifier le récipiendaire de toutes les impuretés psychiques qu'il a pu accumuler en lui par le passé. Un séjour d'une heure dans un cabinet de réflexion ne suffit pas pour purifier un maçon ; pour mener à bien cette tâche, des mois, voire parfois des années de méditation rigoureuse sont nécessaires. Pour entrevoir l'usage optimal qu'on pourrait faire du cabinet de réflexion, il est bon de se référer au dispositif analogue utilisé dans l'initiation toltèque au Mexique : la caisse à récapitulation, dont Carlos Castaneda a décrit le fonctionnement de manière exemplaire. L'initié toltèque est invité par son maître à s'enfermer pendant plusieurs mois à l'intérieur de cette caisse en bois, étroite et sombre comme le cabinet de réflexion, cela en vue de récapituler les évènements significatifs de toute sa vie passée, et de se purifier par là de tous les problèmes irrésolus du temps où il était ignorant et inexpérimenté. Pour faciliter la récapitulation de son passé, l'initié dresse la liste des noms de quelques dizaines de personnes qui à un titre ou à un autre ont marqué en bien ou en mal sa vie psychique. Puis s'emparant des noms de cette liste l'un après l'autre, l'initié essaye de se rappeler et de revivre émotionnellement l'ensemble des évènements vécus par lui avec chacune de ces personnes, cela en vue de prendre conscience des ressorts cachés qui précipitèrent les évènements et décidèrent de la nature de sa relation avec ces personnes. Une telle récapitulation est censée éclairer l'initié sur ses propres erreurs mais aussi sur celles d'autrui en général, cet aperçu global sur la nature et la condition humaines devant inciter en fin de compte l'initié à se 33 libérer définitivement d'un passé qui n'a plus aucune raison de l'obséder parce qu'il l'a compris et s'est par la même occasion donné les moyens de ne pas réitérer les mêmes erreurs, 6. Etre soi-même et penser par soi-même grâce aux lumières de l'expérience personnelle. Tout d'abord il convient de préciser qu'être soi-même ne consiste pas à rechercher l'originalité au prix de l'artifice, et que penser par soi-même ne consiste pas à cultiver l'indépendance intellectuelle au prix de l'erreur, Etre soi-même et penser par soi-même, cela consiste simplement à exprimer ses goûts et à libérer ses convictions personnelles face à autrui, sans peur ni honte, On commence à être soi-même lorsqu'on commence à dire non aux modèles imposés qui ne nous conviennent pas, que ce soit lorsque nos parents nous imposent des études ou une profession pour lesquelles on n'a aucune vocation que ce soit lorsque nos parents choisissent à notre place une épouse ou un époux ; ou que ce soit lorsque notre entourage conspire à nous enrôler dans une orientation sexuelle pour laquelle on n'est pas fait, Pour être soi-même face à autrui, il faut avoir le courage de s'opposer aux diktats arbitraires de son milieu, y compris à leurs meilleures intentions à notre égard, car les meilleures intentions qu'on peut nourrir à l'égard d'autrui le mènent le plus souvent en enfer, Etre vraiment soi-même est un devoir de tout être humain car c'est se donner les moyens de s'accomplir et par là même d'arpenter un des chemins de la béatitude, Qu'être vraiment soi-même soit un devoir qui incombe normalement à tout homme, le poète Lautréamont l'affirma à sa manière lorsqu'il dit que "la poésie doit être faite par tous. Non par un". Il ne parlait pas de la poésie écrite, Le substantif poésie vient d'un verbe grec signifiant "créer", Lorsque Lautréamont employa dans cette phrase le mot poésie, il parlait de la création vivante que devraient être chez tout homme le développement naturel de sa propre identité et l'essor plénier de ses capacités personnelles. Etre soi-même est souvent étonnant et même dérangeant pour certains autres moins émancipés des modèles extérieurs ; car en ajoutant dans le monde un exemple supplémentaire de façon d'être, une telle innovation peut plonger certains autres dans le doute quant à eux-mêmes et leur rendre plus difficile l'assimilation de la multiplication des manières d'être, Il n'en reste pas moins qu'être soi-même est un stimulant nécessaire pour certains autres qui aspirent eux aussi de manière légitime à libérer leur être profond, et à atteindre par là le but de leur existence, Nous avons dit que l'être humain peut trouver son identité personnelle 34 et apprendre à penser par lui-même grâce aux lumières de son expérience personnelle. Or cette expérience personnelle, les Constitutions maçonniques de 1723 s'y référaient implicitement lorsqu'au chapitre I des Obligations contenues dans ce recueil, le pasteur Jean-Théophile Désaguliers proposa aux maçons de se réunir sur la base commune d'une pratique éthique universelle qu'on appelle la religion naturelle. En effet, la religion naturelle, qui consiste à pratiquer spontanément la loi naturelle inscrite dans le coeur de tout homme, repose nécessairement sur les lumières naturelles issues de l'expérience personnelle. Comment l'expérience personnelle apprend-elle à devenir soi-même et à penser par soi-même ? A cette question la franc-maçonnerie répond elle-même car sa pratique permet à chaque maçon et de devenir lui-même, et d'apprendre à penser par lui-même. La franc-maçonnerie aide chaque franc-maçon à préciser sa propre identité en le confrontant aux frères de sa loge, car faire l'expérience de sa confrontation à la personne des autres suscite chez le sujet des réactions qui lui révèlent comme un miroir la nature et la vie de son âme. La franc-maçonnerie aide de deux manières chaque franc-maçon à penser par lui-même. D'abord en demandant au nouvel initié de rédiger ses impressions d'initiation, En effet rédiger ses impressions d'initiation est pour le néophyte l'occasion de prendre conscience du capital d'informations contenues dans ses impressions personnelles. Cependant rédiger ses impressions d'initiation est aussi un acte symbolique qui doit faire prendre conscience au néophyte que c'est dans toutes les circonstances de sa vie qu'il devrait consulter ses impressions personnelles, parce que ces dernières constituent pour tout homme la matière première indiscutable d'une réflexion qui soit à la fois personnelle et authentique. Le rôle des impressions personnelles dans l'émancipation intellectuelle de l'individu est d'ailleurs si capital que la franc-maçonnerie a jugé opportun de seconder sa référence aux impressions par une référence explicite au symbole des cinq sens. Mais ce n'est pas tout. La franc-maçonnerie aide également chaque franc-maçon à penser par lui-même en le confrontant au monde des symboles. En effet le monde des symboles est opaque car on ne peut comprendre le sens des symboles qu'après un long et laborieux travail d'interprétation et c'est cette obscurité sémantique des symboles qui oblige le maçon à s'appuyer sur les seules lumières de ses impressions et de ses expériences personnelles, matériaux bruts qu'il aura pour tâche d'analyser en vue d'en faire jaillir grâce à l'usage de ses facultés personnelles, une pensée qui n'est empruntée à personne. Etre maçon consiste d'ailleurs d'autant moins à se conformer à des modèles que le ; 35 père de la maçonnerie moderne, Désaguliers, compara le comportement moral du maçon à un "art"5, soulignant par là l'aspect profondément créatif, c'est à dire novateur et personnel de la relation du maçon à la loi morale. 7. Vaincre l'intolérance par la tolérance et l'éclectisme La tolérance La franc-maçonnerie pratiqua la tolérance bien avant que le futur franc- maçon Voltaire rédige son Traité sur la tolérance (1763) et que le mot apparaisse de manière chronique dans les textes maçonniques du XIXème siècle. Lorsqu'en 1723 Désaguliers proposa aux maçons de toutes les confessions de se réunir fraternellement au sein d'un Ordre maçonnique uni, c'est la tolérance qu'il mit en oeuvre, et c'est à la tolérance qu'il appela l'ensemble des maçons. Cependant l'existence de choses intolérables du point de vue humaniste pose le problème des limites de la tolérance. Sur quel critère distinguer entre ce qui est tolérable et ce qui ne l'est pas, et quelles limites concrètes assigner à la tolérance ? A cette question redoutable autant que difficile, la franc-maçonnerie de rite écossais ancien et accepté fournit une réponse à la fois pragmatique et claire, fondée sur la Communauté des sentiments propres à l'ensemble des hommes : "Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qui te fût fait à toi-même"6. Rappelons au passage que cette maxime de la morale universelle fut citée sous un énoncé à peine différent à l'article VI de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1793. L'éclectisme Au début du XVIII siècle Désaguliers envisageait la tolérance principalement au niveau des relations entre les divers points de vue religieux et philosophiques. Deux nouveaux pas seront franchis par la francmaçonnerie en direction d'un plus large pluralisme culturel. Le premier siècle lorsque plusieurs maçons partipas eut lieu au milieu du XVIII cipèrent à la rédaction de l'Encyclopédie et le second pas eut lieu durant la première moitié du xixeme siècle lorsque les progrès révolutionnaires de l'archéologie permirent à plusieurs maçons débaucher une étude comparée des traditions et de mettre ainsi en lumière les vertus herméneutiques de léclectisme. C'est d'ailleurs dans la tradition de cet éclectisme maçonnique que la Grande Loge de France a pu affirmer dans sa Constitution de 1966-1967 : "Dans la recherche constante de la vérité et de la justice les francs-maçons n'acceptent aucune entrave et ne s'assignent aucune limite"8. 36 8. Perspective Nous avons vu tout au long de cet exposé que la modernité confie aux hommes d'aujourd'hui, comme elle le fit en tout temps9, trois grandes tâches spirituelles guérir des blessures de l'enfance être soi-même et penser par soi-même enfin être tolérant et pratiquer l'éclectisme, Guérir des blessures de son enfance, c'est rompre la chaine du mal et de la violence qui se transmet de génération en génération. C'est donc oeuvrer à améliorer le monde présent et contribuer à léguer un monde meilleur aux générations montantes. Etre soi-même et penser par soi-même, c'est faciliter le libre et plein déroulement de l'évolution naturelle, et favoriser son serein accomplissement, Enfin la pratique de la tolérance et de l'éclectisme est le signe que cette évolution du monde contemporain est en train de s'accomplir. De fait, en cette fin du XXème siècle, les pays industrialisés se trouvent désormais dans un contexte de métissage culturel. Mais la mondialisation de la culture universelle tend à éprouver durement les communautés traditionnelles jadis fondées sur le partage d'une même culture particulière, soit que ces communautés acceptent de s'universaliser en intégrant les autres cultures au risque de se dissoudre, soit que ces communautés tentent de survivre en se repliant sur un identitarisme plus ou moins supportable. Est-ce à dire que la modernité soit incompatible avec le fait communautaire ? On pourrait le penser en constatant que c'est l'individu que la modernité cherche à guérir des blessures de son enfance que c'est l'individu qu'elle cherche à émanciper des modèles en lui proposant d'être lui-même et de penser par lui-même grâce aux lumières de son expérience et que c'est la libre expression de l'individu qu'elle cherche à protéger en incitant à la tolérance et à l'éclectisme. Si toutefois la modernité semble incompatible avec les conceptions traditionnelles de la vie communautaire permet-elle néanmoins d'envisager des formes nouvelles de communauté ? Nous ne pouvons a priori percevoir des formes modernes de communauté sans avoir au préalable défini le vrai but des communautés, Le but des communautés, c'est en premier lieu la solidarité effective et efficace. Si la modernité est compatible avec ; cet idéal communautaire de solidarité, il nous reste donc à nous demander vers quelles nouvelles formes de solidarité la modernité nous conduira et nous conduit déjà. Patrick NÉGRIER 37 L'acclamation écossaise A moi, mes FF.., par le signe, la batterie, et l'acclamation écossaise. Houzzai ! Houzzai ! Houzzai ! Liberté ! Egalité ! Fraternité Prenez place mes FF... nous ne sommes plus dans le monde profane... C'est ainsi que se conclut le rituel d'ouverture des Loges au Rite Ecossais Ancien et Accepté. L'acclamation écossaise met un point final, ou un point d'orgue, à l'ouverture comme à la fermeture des travaux Comme à la fin des initiations, elle clôt, complète et parachève la transformation qui vient de s'accomplir, du profane au F.. lors de l'initiation, et du groupe humain des frères à l'espace-temps sacré de la Loge, en ce qui concerne le rituel d'ouverture. Ce n'est pas immédiatement après la déclaration d'ouverture que le V.'. M.'. marque que nous ne sommes plus dans le monde profane, mais bien en définitive après le signe, la batterie, et l'acclamation écossaise. Un peu d'Histoire Alors que l'acclamation Vivat, Vivat, Sem per Vivat apparaît au Rite Moderne dès la divulgation, en 1737, de La Réception d'un Frey- Maçon', pour ce qui concerne les santés, et en 1787. dans Le Recueil Précieux de la Maçonnerie Adonhiramite2, pour l'ouverture et la fermeture des travaux, l'acclamation écossaise Houzzé, Houzzé, Houzzé est mentionnée au cours des toutes premières années du xlxeme siècle, dans Le Guide du Maçon Ecossais3, premier rituel imprimé du R.'. E.' .A. A partir de ces dates, et jusqu'à l'apparition de l'acclamation Liberté ! Egalité ! Fraternité !, on retrouvera systématiquement Vivat dans tous les rituels des Modernes, et Houzzé, sous diverses orthographes, dans tous les rituels des Anciens : Anciens ou Ecossais, comme l'indique dans son instruction de l'Apprenti Le Guide du Maçon Ecossais. 39 Notre acclamation mérite donc le nom d'acclamation écossaise en tout premier lieu parce qu'elle caractérise le Rite Ancien, ou Ecossais, par comparaison au Vivat, en permanence associé, lui, au Rite Moderne, dénommé par la suite Rite Français Moderne. Houzzé n'apparaît pas dans les toutes premières divulgations Masonry Dissected4, en 1730, ne fait pas mention de rituel. The three distinct knocks5, en 1760, n'indique que trois coups de maillet à l'issue de l'ouverture des travaux, et ne parle pas des rituels de table, donc pas des santés. Le Guide du Maçon Ecossais, aux environs de 1804, précise qu'après chaque santé et à la clôture des travaux de table : "on applaudit par la triple batterie et le triple Houzzé", et qu'à l'issue de l'ouverture de la Loge les FF,. font le signe gutt'. et l'applaudissement". Il indique "une batterie" après la fermeture de la Loge, C'est à partir de 1813, dans le Thuileur de l'Ecossisme6 de Delaunay que l'on voit apparaître l'acclamation écossaise lors de l'ouverture des travaux en Loge. Les Frères exécutent une "batterie de trois coups égaux. On y joint la triple acclamation Houzzé, qu'il faut écrire Huzza, mot anglais qui signifie Vive le Roi, et qui remplace notre VIVAT", Ce point est complètement précisé en 1820, par le Tuileur7 de Trois coups égaux. Dans les acclamations ou dans les applaudissements, on frappe 3 fois dans ses mains à la troisième fois, et en même temps, on frappe la terre avec la pointe du pied droit, que l'on a levé tant soit peu, sans avoir détaché du Vuillaume : 'Batterie plancher le talon ; on s'écrie ensuite par trois fois HUZZA ! (prononcer houzzai)". Vuillaume ajoute en note : "Ce mot nous vient des anglais, voilà la cause de la différence entre l'orthographe et la prononciation. Il est employé en signe de joie, et répond au vivat des Latins. Les anciens arabes se servaient du mot UZZA dans leurs acclamations. C'est aussi un des noms de Dieu dans leur langue". On retrouve ensuite la batterie d'acclamation à la fin de la description des santés. Une lettre d'un Maçon du Havre8, datée de 1867, mentionne vivat pour les maçons français et "huzza, prononcé Houzé" pour les 40 écossais, expression qui "se trouve dans tous les dictionnaires anglais". En 1883. le Manuel général de Maçonnerie9, de Tessier, ne décrit pas les rituels d'ouverture ou de fermeture des ateliers, mais il décrit les Travaux de Table, et indique, en ce qui concerne le rite [cossais, après chaque santé "Trois fois la batterie d'apprenti avec les mains, et dire trois fois Houzzeai !" : Un rituel imprimé par le Suprême Conseil'0, indique "Houzzai, Houzzai, Houzzai" pour l'ouverture et la fermeture des travaux. Il comporte la date manuscrite du 11 avril 1905, date à laquelle il a été remis par la G.'. L,'. D.'. F.'. à la R.' .L.'. L'Humanité, N°364 à 10.'. d'Asnières, avec, de la même main, la mention manuscrite Grande Loge de France à la place de Suprême Conseil raturé, et l'ajout manuscrit de Liberté ! Egalité ! Fraternité f à l'exclamation imprimée Houzzai ! Houzzai ! Houzzai ! L'introduction de l'acclamation républicaine semble donc être intervenue, au Rite Ecossais, avant 1905, date de la mention manuscrite, et après 1894, date de création de la Grande Loge de France, car si cela avait été une décision du Suprême Conseil antérieure à 1894, elle aurait sans doute été prise en compte dans l'impression des rituels, Un rituel, imprimé cette fois par la Grande Loge de France", avec une mise en page et une police extrêmement similaire, donc sans doute peu de temps après le précédent, et appartenant à l'atelier Saint Jean des arts de la régularité, N° 162 à 10,'. de Perpignan, mentionne explicitement, dans le texte imprimé, l'acclamation Ecossaise suivie de l'acclamation républicaine. L'introduction de Liberté f Ega lité ! Fraternité ! pourrait donc bien être une des premières décisions de la Grande Loge de France. Dans ce choix, au moment où elle prenait son autonomie par rapport au Suprême Conseil, on pourrait penser que la Grande Loge de France suivait l'exemple du Grand Orient de France, qui avait adopté cette devise près d'un demi-siècle plus tôt, au moment même où Lamartine la faisait porter sur le Drapeau de la République par le Gouvernement provisoire de 1848, avec l'appui actif de plusieurs Frères, dont Adolphe Crémieux, futur Souverain Grand Commandeur du Rite [cossais Ancien et Accepté en 1869. Mais en fait, en cela, elle 'accusait réception"12 de valeurs initiatiques 41 qui avaient depuis l'origine fondé la conception de la Dignité Humaine chez les maçons écossais, tout homme portant en lui le reflet du Principe Créateur, qui fonde la Liberté et la Fraternité, et donc l'Egalité en dignité "Bien des siècles avant que Rousseau, Mably, Raynal, eus: sent écrit sur les droits de l'Homme et eussent jeté dans l'Europe la masse des Lumières qui caractérisent leurs ouvrages, nous pratiquions dans nos Loges tous les principes d'une véritable sociabilité. L'égalité, la liberté, la fraternité, étaient pour nous des devoirs d'autant plus faciles à remplir que nous écartions soigneusement loin de nous les erreurs et l3es préjugés qui, depuis si longtemps, ont fait le malheur des nations Un Rituel des travaux maçonniques14 de la Grande Loge Symbolique Ecossaise, dont la date précise, entre 1887 et 1911, n'a pas pu être déterminée, prévoit la triple batterie et Liberté ! Ega lité ! Fraternité ! seulement, sans l'acclamation Ecossaise. On peut donc imaginer soit que l'introduction de l'acclamation républicaine provient de l'influence des Loges de la Grande Loge Symbolique Ecossaise lors de la création de la Grande Loge de France, soit que les Loges en dissidence dans la Grande Loge Symbolique Ecossaise après 1884 aient supprimé l'acclamation Ecossaise tout en gardant l'acclamation républicaine. Il convient de signaler que si nous n'avons pas pu retrouver, sous forme d'acclamation, cette devise républicaine dans nos rituels antérieurs à cette date, elle apparaît manuscrite deux fois, en exergue de la planche tracée des travaux de la Saint Jean d'Eté 5795 et 5796 dans le Grand Livre d'Architecture'5 de la Grande Loge de France. Après avoir disparu en 1922, au profit de Liberté ! Egalité ! Fraternité !, l'acclamation écossaise réapparaît sous la forme d'une mention manuscrite sur un rituel du Très Illustre Frère Gloton'6, imprimé en 1946, et corrigé à la machine à écrire. En marge de l'acclamation imprimée Liberté ! Egalité ! Fraternité ! , une mention manuscrite précise "1. Houzzai 2. Houzzai Houzzai 3. H.'. H.. semper H.'.". Enfin, plus récemment, en 1962 le convent de la Grande Loge de France adopte l'orthographe Oz'zé avec pour signification : ceci est ma force. En 1972 réapparaît l'orthographe Houzzai, qui cohabitera avec Oz'zé en 1984, pour devenir enfin la seule orthographe admise en 1992. 42 Un peu de sémantique Vuillaume, toujours très précis dans ses mentions de mots rituéliques, mots de passe ou mots sacrés, et rarement pris en défaut, en particulier dans la traduction des mots hébreux, indique une origine arabe, UZZA, et une origine anglaise, HUZZA. Le fait que Vuillaume, si féru de langue hébraïque, et si précis pour l'ensemble des mots maçonniques issus de la Torah et des Prophètes, ne signale aucune origine en Hébreu sacré constitue une forte présomption contre une origine hébraïque. Cependant, suivant la remarque du Frère Triaca au convent de 1966': Un mot Hébreu comme acclamation semblerait normal, étant donné que tous les mots de passe et sacrés sont hébreux", et surtout suivant The American Dictionary of the English Language (1828) de Noah Webster qui attribue à cette acclamation une origine étrangère à la langue anglaise, nous en rechercherons aussi les origines possibles en hébreu biblique. Je passerai rapidement sur l'hypothèse arabe, n'ayant pu trouver pour l'instant aucune trace d'acclamation de ce type en arabe. Par contre il est exact que le panthéon arabe pré-coranique abritait une déesse, Al- 'Uzza , que l'on pourrait identifier à Ishtar, Astarté ou Vénus, et qui avait pour attribut l'acacia . Al-'Uzza est mentionnée dans le Coran, dans la Sourate 53 qui a pour titre l'Etoile. Sir John Evelyn, auteur des Mystères du Jésuitisme, ami de Sir Robert Morray et membre fondateur de la Royal Society en 1663, commissionné par le Roi Charles II pour le réaménagement des quartiers de Lonclres, puis par Jacques II pour s'occuper des malades et blessés de la flotte, signale dans son journal avoir été accueilli le 1er juillet 1665 par l'équipage du navire Le Prince "Ils firent un grand Huzza, ou cri, à notre approche trois fois20. Cette pratique du Huzza se retrouve régulièrement par la suite, mais presque exclusivement dans le milieu militaire, en particulier au cours de la guerre d'indépendance américaine, En 1775, Joseph Warren, médecin, ancien Grand Maître des FrancsMaçons d'Amérique, refusant la responsabilité de Médecin Chef de la milice du Massachusetts, s'engage comme simple officier d'infanterie21. Il sera l'un des premiers officiers tués dans la guerre d'indépendance mais 43 aura eu le temps de composer cet hymne, Free America: "That Seat of Science Athens, and Earth's great Mistress Rome, Where now are ail their Glories, we scarce can find their Tomb; Then guard your Rights. Americans! Nor stoop to lawless Sway. Oppose, oppose, oppose, oppose, my brave America. Proud Albion bowed to Caesar, and numerous Lords before, To Picts, to Danes, to Normans, and many Masters more; But we can boast Americans! we neyer feli a Prey Huzza, Huzza, Huzza, Huzza, for brave America. We Ied fair Freedom hither, when b the desert smiled, A paradise of pleasure was opened in the Wild Your Harvest, bold Americans! no power shah snatch away, Huzza, Huzza, Huzza, Huzza, for brave America..." En 1778, pour fêter l'alliance conclue avec la France, le Général George Washington prévoit dans son ordre général que l'armée entière fera un Huzza Vive le Roi de France', suivi d'un Huzza 'Vivent les Puissances Européennes amies', suivis enfin d'un Huzza 'Vivent les Etats d'Amérique' ,22 Enfin l'armée Britannique elle-même utilise l'expression dans une chanson de marche dirigée contre les Français. Lillies of France23 "And, Monsieurs, you'll find us as good as our words: Beat drums, trumpets sound, and Huzza for our King! Then welcome Bellisle, with what troops thou canst bring! Huzza! for Old England, whose strong-pointed lance ShaIl humble the pride and the glory of France." A New Dictionary of the English Language (Charles Richardson, London, 1836), mentionne sous le mot Huzza: "Huzza est le mot crié. Faire Huzza consiste à crier le mot Huzza. Hurrah est d'un usage similaire". Enfin un grand amateur de reconstitutions de batailles de la Guerre d'Indépendance, Robert A. Braun, rappelle cette pratique : "Il suffit de 44 dire que suffisamment de sources mentionnent l'utilisation des trois Huzzah pour faire de cette acclamation une pratique standard des reconstitutions actuelles de la Guerre d'Indépendance. Pour ma part, depuis ma première participation aux journées de reconstitution, je considère un peu étrange d'utiliser comme acclamation le mot Huzzali, mais de nombreux récits originaux le mentionnent spécifiquement. Le nombre de ces récits semble vérifier cette interprétation littérale, faisant des Trois Huzzali la pratique commune.....24 Il est donc possible d'imaginer que le Huzza ait été importé en France par des Francs-Maçons militaires de la suite de Jacques II, et qu'il ait été ensuite largement utilisé par les nombreux Francs-Maçons de la Guerre d'Indépendance Américaine. Il convient cependant de partager la prudence de Michel Saint-Gali qui ne se prononce pas sur l'influence réciproque des militaires et des Francs-Maçons, par ailleurs souvent intimement mêlés au xviiieme siècle.26 L'hypothèse Hébraïque Il convient cependant de signaler que The Imperial Lexicon of the English Language (John Boag, Edinburgh, 1858) mentionne sous la rubrique Huzza : "Huzza est un cri de joie, un mot étranger utilisé seulement par écrit", ce qui recoupe la mention du American Dictionary of the English Language (Noah Webster, 1828) "Un cri de joie, un mot étranger utilisé seulement par écrit, très rarement utilisé en pratique". Si le cri de Huzza utilisé par les Anglo-Saxons est d'origine étran- gère, et si les mots utilisés dans nos rituels sont en grande majorité d'origine Hébraïque, pourquoi ne pas rechercher, avec le même enthou- siasme symbolique que le Frère Triaca, une origine en Hébreu Sacré pour cette acclamation ? Le Dictionnaire du Rite Ecossais Ancien et Accepté de Michel Saint-GalI propose l'expression (Hou Zé), lui celui, c'est lui. Cette forme grammaticale peu usitée, que l'on ne retrouve que trois fois dans l'ensemble de la Bible Hébraïque27, avec une signification plutôt inter- rogative, n'apparaît jamais comme une exclamation ou une acclamation. 45 De même la version Ozze, ceci est ma force, du convent de 1962, qui n'apparaît nulle part dans un chant ou dans une acclamation en Hébreu Biblique, offre en plus l'inconvénient de ne pas tenir compte de la prononciation du 12 qui commence le mot Force, gutturale impronon- çable par nos gosiers occidentaux, que Vuillaume transcrit "ng". Le convent de 196628 reconnaît qu'une telle expression devrait se prononlittéralement cer Rouzi-ou. Il s'agirait en fait de Ngazi-Hou, 11 "ma force, c'est lui', construction grammaticale similaire à ce que l'on , retrouve dans Exode 15,2 ou Psaume 118,14 : : "ma force c'est Dieu". Il existe cependant dans la Bible Hébraïque un mot qui peut se com- prendre comme une acclamation et dont la prononciation est très proche de OZEH. On ne l'a peut-être pas mis en évidence jusque là parce qu'au lieu d'un Z (r), il s'écrit avec un D (1) sans dagesh (sans point). C'est ET1 qui se prononçait OZEH, un z zézayant, car il semble que le 1 sans point se prononçait comme le th anglais (dans the car)29. Michel Saint-Gal!, qui apporte dans son dictionnaire des éclaircis- sements intéressants sur la prononciation classique, ne se prononce malheureusement pas sur la consonne 1 , avec ou sans dagesh. L'acclamation Tt1 apparaît dans la Génèse, dans Isaïe, et dans huit psaumes : mm Je louerai le Seigneur, Je rendrai grâce au Seigneur, Je célèbrerai ton nom30. rfi Si l'on devait trouver un mot d'Hébreu sacré, utilisé comme acclamation, qui puisse être à l'origine de l'acclamation écos- saise, c'est de très loin cette troisième hypothèse qui me paraîtrait la plus plausible. Grammaticalement, ce mot vient de T, verbe qui dans son sens premier veut dire lancer, et qui dans le sens intensif de cette expression veut dire Louer, Célébrer, Bénir. Il est composé de m, la main, la direction, l'action, et de i, symbole de l'esprit. Rien d'étonnant, alors à ce que nous joignions à cette acclamation un geste de la main, non pas à la verticale, comme pour jurer, mais à l'horizontale, comme pour bénir. Fabre-dOlivet, auteur en 1823 d'une somme sur l'Hébreu sacré, La Langue Hébraïque restituée32, rapproche les racines m, signe de la manifestation potentielle et t, Image de toute émanation. Pour 46 construire le mot à partir de cette dernière racine, on ajoute à la fin le i symbole du souffle de l'Esprit, ce qui en donne le but, et on y insère le 1, symbole de l'Homme, constituant ainsi l'expression 1, que Fabre d'Olivet appelle l'image du signe mystérieux qui joint le néant à l'être, et expression du désir agissant à l'extérieur. 11 Cette acclamation de célébration prendrait ainsi le sens d'un cri du désir de la manifestation de ce souffle qui relie les êtres au néant, du désir de ce lien qui nous relie à l'émanation originelle, et du désir de ce signe qui génère l'Esprit qui nous assemble. A travers les permutations de lettres auxquelles semble nous inviter D, Le Livre de la Création33, Tfl est aussi très proche de T11, la huitième Sephira, Splendeur, Gloire. Dans sa traduction du ZOHAR34, Charles Mopsik donne à cette sephira le nom de Reten tissement. le Les dix Sephiroth sont pour la Kabbale Hébraïque les dix états, les dix vases par la combinaison desquels s'est fait, ou se fait en permanence, la création du monde, de la première sephira, la couronne, source des sources, fontaine de lumière jamais épuisée d'où Il se désigne Lui-même 11D T l'Infini35, jusqu'à la dixième, fl'17?, le royaume, le monde créé sur lequel Il règne car tout ce qui est dans les cieux et sur la Terre est à Lui36. T1, le retentissement glorieux de l'infini originel dans la création, fait partie, dans cette analyse, de l'avant-dernier niveau, juste avant le royaume du monde créé, car toutes les forces de l'univers sortent de leur sein, c'est pour cela que ces deux Sephiroth (Tri et ri) sont appelées les armées de l'Eternel et forment avec rii une face de la nature divine, celle qui est représentée dans la Torah par le Dieu des armées, ri1D '. Participer de ce retentissement par notre acclamation, c'est donc nous retourner vers l'origine, remonter un peu de ce chemin, revenant en quelque sorte en arrière, du royaume vers la couronne, c'est nous retourner de le monde créé, vers la source initiale. Ce n'est donc pas pour rien que nos bras et nos mains s'étendent 47 ainsi à l'horizontale, comme des rayons retournant vers ce point central de l'atelier, vers cette matérialisation de l'axe du monde, vers ce moyeu de l'espace sacré qu'est le fil à plomb, symbole proche, dans le fond, de celui des dix sephiroth, puisqu'il relie ce qui est en haut à ce qui est en bas. L'unisson des Corps et des Esprits Ainsi, pour conclure, que nous reprenions simplement l'acclamation de joie et de respect des Francs-Maçons de la Liberté Américaine ou, comme j'aime à le penser, que nous reprenions à travers elle l'exclamation antique du psalmiste, l'atelier a vibré de ce cri jailli de nos poitrines à l'unisson. Ce n'est pas le Vénérable Maitre seul qui a ouvert, c'est ce cri de tout l'atelier qui a parachevé l'ouverture. C'est nous tous, répondant ensemble à l'appel du Vénérable Maitre, nous retournant vers l'axe du monde, lançant notre désir vers cet infini de notre origine, et faisant retentir de nos corps et de nos esprits à l'unisson, à la fois la gloire du Grand Architecte de l'Univers, dans l'acclamation Houzzai Houzzai Houzzai ! et le fondement de notre dignité d'Homme, dans l'acclamation Liberté ! Egalité ! Fraternité !, c'est nous tous qui avons parachevé le passage du monde profane à l'espace-temps sacré du travail initiatique, en accomplissant ensemble le premier mouvement symbolique , de ce chemin initiatique. Ainsi avons nous bouclé la boucle, et réalisé, dans sa plus profonde signification, la phrase initiale du Vénérable Maitre : "Prenef place, mes Frères, nous allons procéder à l'ouverture de la Loge." Louis TRÉBUCHET 48 NOTES: La Réception d'un Frey Maçon (1737) par le Lieutenant Général de Police. 1 Chevalier René Hérault. Article de Gilles Pasquier. Travaux de la Loge Nationale de Recherches Villard de Honnecourt N° 12. 1er' Semestre 1986. Le Recueil Précieux de la Maçonnerie Adonhiramite (1787) L. Guillemain de 2 Saint-Victor. Réédition par les Editions du Prieuré en 1993. Le Guide du Maçon Ecossais (circa 1804). 11 semble quil existe des rituels 3 manuscrits antérieurs mentionnant [acclamation Houzé, en particulier un rituel de la Grande Loge d'Irlande datant de la première moitié du XVIII siècle. Masonry Dissected (1730) Samuel Pritchard.Traduction de Gilles Pasquier dans La Franc-maçonnerie. Documents fondateurs. Publié par les Cahiers de l'Herne en 1992 5 The three distinct knocks (1760) Auteur anonyme. Travaux de la Loge Nationale de Recherches Villard de Honnecourt N° 13. 2ème Semestre 1986. N° 16. ier semestre 1988. 6 Thuileur des 33 degrés de l'Ecossisme (1813) Delaulnaye. Réédité par les Editions d'Aujourd'hui en 1979. 4 8 Le Tuileur (1820) Claude-André Vuillaume. Réédité par les Mitions du Rocher en 1990. Consultable à la Bibliothèque de la Grande Loge de France. ' Manuel Général de la Maçonnerie (1883) Librairie Maçonnique Teissier. Réédité par les Editions du Prieuré en 1993. 10 Consultable à la Bibliothèque de la Grande Loge de France. 11 Consultable à la Bibliothèque de la Grande Loge de France. 12 République et Maçonnerie. Les origines de la devise Liberté, Egalité, Fraternité ! Charles Porset Actes du 1Ième symposium Humaniste International de Mulhouse, 1991. 13 Circulaire de la Loge Saint Jean du Contrat Social. 20 Janvier 1791. Citée dans [article visé en note 12. 14 Consultable à la Bibliothèque de la Grande Loge de France. 15 Grand Livre d'Architecture de la Très Respectable Grande Loge de France, 9 Février 5789 au 5 Juin 5798 publié en 1996 par les Editions du Prieuré en collaboration avec le Musée de la Grande Loge de France. 16 Consultable à la Bibliothèque de la Grande Loge de France. 17 Compte-rendu du convent consultable à la Bibliothèque de la Grande Loge de France. 18 Sacred Books of the East Vol 6 et 9 Traduction de E.H. Palmer. Lightbook Publishing ©1998. 19 Ainsi qu'en témoignent les pentes du sanctuaire d'ERICE, en Sicile. 20 The Diary of John Evelyn. http://www.geocities.com/Paris/LeftBank/1914/ed hold.html 21 Dr Joseph Warren, Patriot. http://www.geocities.com/CapitolHill/Senate/1389/warren 22 From The Picket Post. 1953. © 1996 The Valley Forge Historical Society. 23 Songs Naval and Military. James Rivington, New York, 1779. 24 A cheer by another name. ©1994. Robert A. Braun. The newsletter of the Mudsills, Inc. 49 25 Dictionnaire du Rite Ecossais Ancien et Accepté. Hébraïsmes et autres termes d'origine française, étrangère ou inconnue. Michel Saint-Gali. Seconde édition corrigée. Editions Tèletes. 1996. 26 L'armée et la Franc-Maçonnerie, au déclin de la Monarchie, sous la Révolution et l'Empire. Jean-Luc Quoy-Bodin. Publié par les Editions Economica en 1987. 27 Exode XXII-8, Jérémie XXX-21, Psaume XXIV-10. 28 Compte-rendu du convent consultable à la Bibliothèque de la Grande Loge de France. 29 Hébreu biblique. J. Weingreen, traduit par P. Hebert. Beauchesne Religions 1988. 30 31 32 Genèse XXIX,35 Isaïe XXV, 1 Psaume VII,18 mmn T1R Je louerai le Seigneur 1?i5 Je célèbre ton nom mm ,i-fi mm Psaume IX, 2 Psaume XXXII, 5 Psaume DIV, 8 i?if Psaume CIX,30 mm ,-i' Psaume CXI, Psaume CXVIII, 19 1 Je rendrai grâce au Seigneur Tf Je rendrai grâce au Seigneur rri Je confesserai 1 Je célèbrerai ton nom Je célèbrerai le Seigneur mm Je célèbrerai le Seigneur i' Je rendrai grâce à Dieu Psaume CXXXVIII. 2 Je célèbre ton nom Hiphil Inaccompli à la première personne du singulier. 11 La langue Hébraïque restituée, et le véritable sens des mots hébreux rétabli et prouvé par leur analyse radicale. Fabre d'Olivet. Réédité par les Editions l'Age d'homme en 1991. D Le livre de la création, TT' Publié entre autres par les Editions Rosicruciennes en 1989. Le Zohar. Traduction, annotations et avant-propos de Charles Mopsik. Publié par les Editions Verdier en 1995. Zohar. 2ème partie, fol 42b 36 Zohar. 2ème partie, fol 43a Zohar. 3ème partie. fol 296a . La création du monde, d'après Ovide, Métamorphoses... Lyon, Jacques Mareschal, 1519, in-folio 50 Saint Bonaventure Pourquoi parler de Bonaventure ? Tout simplement, parce qu'il a vécu au XIIIeme siècle ; sans aucun doute c'est la période la plus brillante de la civilisation du Moyen Age, époque où régna Louis IX, c'est-à-dire Saint Louis. Bonaventure a été le contemporain de Thomas d'Aquin. L'un et l'autre sont les auteurs d'une philosophie et d'une théologie nouvelle, qui tiennent une place importante dans le développement de la pensée occidentale. Mais si la pensée thomiste occupe une position estimable de nos jours, quoique modifiée par les néo-thomistes, dont le plus connu est Maritain, ce n'est pas le cas de la pensée de Bonaventure, bien que pape Léon XIII, à la fin du xixeme siècle ait ordonné que les deux iaitres soient enseignés dans les séminaires. ?jur nous, cependant il ne manque pas d'intérêt. Il est le plus savant :es ,franciscains, l'ordre fondé par Saint François d'Assise au début du vrjeme siècle. J.en Fidanza est né en 1221 à Bagnoregio, entre Viterbe et Groieto en nbie où se situe également Assise, patrie de François; son père était decin et sa mère était d'une famille bourgeoise aisée, Des francisans y demeuraient lorsque Jean, tout jeune garçon tomba gravement raiade. François venait de mourir, auréolé de sainteté, plus fameuse core depuis qu'il avait les stigmates. Sa mère supplia la Poverello et prière obtint que son fils fut guéri. Jean vécut désormais sous la procion de Saint François. 51 Il fréquentait les frères et apprit deux les rudiments du latin. Bonaventure arrive à Paris en 1235 (il avait 14 ans) pour faire ses études. L'université de Paris était déjà célèbre. L'enseignement de la Faculté des Arts avait été remanié en 1,215. Le cycle normal des études durait 14 semestres; au bout du eme semestre, l'étudiant passait un examen qui lui permettait l'apprentissage de la maîtrise; à la fin du ioeme semestre l'étudiant pouvait être admis au titre de bachelier. Pendant deux ans, il expliquait des textes. Il avait alors 21 ans, il était admis à la maîtrise ès Arts. Bonaventure est devenu maître à la fin de l'an 1242. Il fréquenta alors les frères et fit connaissance dAlexandre de Halès, une des grandes figures de la théologie. L'année suivante, il prit l'habit francis- cain, car la communauté franciscaine lui semblait près proche des débuts de l'Eglise. Nous sommes en 1243, il commença l'étude de la théologie, ce qui lui permit d'enseigner, puis il devint maître régent en 1253, il a 32 ans. A cette époque, à l'école des frères de Paris, il apprend à vivre en frère mineur. Son idéal est celui même de son Père François. Celui-ci avait chanté la Création en reconnaissant en toutes choses la main de Dieu. En 20 ans, l'ordre franciscain a connu une extension considérable dans toute la chrétienté et jusqu'à dans les pays infidèles. Trente provinces, onze cents couvents, près de 25 000 religieux. La prédication était la principale activité religieuse des franciscains, ce qui exigeait une formation solide sur la méditation de l'Ecriture sainte, mais aussi en philosophie et en théologie. Des frères brillèrent par leur grand savoir dans les universités renommées de la chrétienté : Bologne dès 1220, Oxford en 1224, Paris en 1225. Celui-ci devint le centre intellectuel de l'ordre, lorsque Alexandre de Halés entra dans l'ordre franciscain à l'âge de 56 ans et transporta sa chaire dans le cloître des mineurs ; ce frère était maître de valeur exceptionnelle. Il introduisit chez les franciscains toute la science de son temps et les richesses de la pensée traditionnelle et Bonaventure en tira un grand profit. En 1257, lOrdre se trouvait divisé, les uns voulaient maintenir la manière de vivre de Saint François, c'étaient les plus anciens; les autres, plus jeunes, dont nombre avaient reçu une solide formation universitaire, désiraient changer leur vie. Il fallait pour répondre à cette division, un frère de solide réputation de sainteté, de science et de sagesse et Bonaventure avait toutes les qualités. Lorsque le Ministre général donna l'investiture à cette charge à Bonaventure il avait 36 ans. 52 Le Maître général préside des chapitres généraux et provinciaux, prêche à l'Université, ainsi que devant le roi Saint Louis à Paris, devant le pape à Rome, en Espagne, en France, en Italie, en Allemagne, en Angle- terre. Pendant 17 ans, il dirigea l'ordre dans un esprit de paix et d'observation rigoureuse de la règle. Soucieux de maintenir la pensée théologique de l'ordre dans les voies qu'il avait reçues. Son oeuvre est considérable, aussi bien par son volume que par son intérêt spirituel. Il faudrait consacrer beaucoup de temps pour en parler et relever son influence. Cependant il a rédigé un petit traité qui peut ou qui doit intéresser toute personne voulant poursuivre une réalisation spirituelle c'est "l'Itinéraire de l'Esprit vers Dieu". Il le conçu et le rédigea au cours d'une retraite au mont Alverne, en 1259, haut lieu où Saint François reçut les stigmates d'un Séraphin. Bonaventure nous rappelle dans quelles circonstances il a été amené à la composition "A l'exemple de notre père Saint François, j'étais tout haletant à la recherche de cette paix, moi pauvre pêcheur, indigne successeur du bienheureux père, depuis sa mort septième ministre général de ses frères. C'est alors qu'une inspiration, vers le eme anniversaire de son trépas, me conduisit à l'écart sur le mont Alverne, comme un lieu de repos, avec le désir d'y trouver la paix de l'esprit. Là, tandis que je méditais sur les élévations de l'âme vers Dieu, je me remémorais, entre autres choses, le miracle arrivé en ce lieu à Saint François luimême : la vision du séraphin ailé en forme de croix. Or il me semble aussitôt que cette apparition représentait l'extase du bienheureux père et indiquait l'itinéraire à suivre pour y parvenir" (Prologue). Bonaventure commence par invoquer le Premier principe : le "Père des Lumières" auteur de toutes merveilles de la nature et de toutes les per- fections de la grâce. Il rappelle que Saint François, au début et en conclusion de tous ses sermons, proclamait la paix de Jésus Christ, comme il sied à un citoyen de la Jérusalem céleste, car il savait que le trône de Salomon ne reposait que sur la paix, puisqu'il est écrit : "C'est dans la paix qu'il a établi sa demeure et sa résidence en Sion". Il me parait nécessaire, avant de poursuivre, de rappeler que le mot de Dieu vient de la racine soustraite dio qui veut dire brillant, resplendissant; il y a donc un rapport direct avec la Lumière et nous venons aussi, en loge chercher la Lumière; le mot Dieu, tout comme celui de Grand Architecte de l'Univers sont des expressions ou des aspects de l'Infini qui est l'Aïn Soph des Kabbalistes. 53 Bonaventure décrit et explique ce qu'est le Séraphin, qui se situe au sommet de la hiérarchie céleste. Ses six ailes sont une heureuse figure des six illuminations qui acheminent l'âme à la possession de la paix au moyen des transports extatiques de la sagesse. Puis, l'auteur explique la division du traité en sept chapitres. Dans le premier, il traite de l'élévation et de la contemplation de Dieu. La prière est nécessaire pour atteindre la béatitude, car l'aide divine assiste ceux qui la demandent. Ainsi Denys, dans son livre sur la "Théologie Mystique", en vue de nous initier aux ravissements de l'extase, exige-t-il avant tout l'oraison. Dans l'état présent de notre nature, l'univers sensible est une échelle pour monter à Dieu. Notre âme exerce trois principaux regards le premier sur les corps extérieurs, c'est le sensible le deuxième en elle même et sur ellemême, c'est la conscience ; le troisième est d'ordre transcendant, c'est l'esprit. Chacun se dédouble on peut contempler Dieu comme alpha ou oméga, on peut aussi le découvrir par son miroir ou le voir dans son miroir ; chacun peut être envisagé dans son rapport avec les autres ou en lui-même. D'où les porter à six degrés fondamentaux. Ces six degrés étaient figurés par les six marches du trône de Salomon ; de même, les : séraphins que vit Isaïe avaient six ailes ; c'est après six jours que le Seigneur appeler Moïse du sein de la nuée c'est également au bout de six jours, dit Matthieu, que le Christ "conduisit ses disciples sur la montagne où il fut transfiguré devant eux". Bonaventure, ensuite se livre à une analyse fine de ces propos, qui se résume ainsi la justice recouvre l'ensemble des vertus la science l'ensemble des connaissances et la sagesse la totalité des unes et des autres, sanctifiée par la grâce. Il termine ce chapitre par un jugement sans appel. Celui qui devant tant de cris ne se réveille pas est un sourd celui qui devant tant de signes ne se force pas à reconnaître le Principe premier est un sot. : ; Les profondeurs invisibles de Dieu sont au-delà de la création du monde manifesté à l'intelligence humaine. Ceux qui refusent de reconnaître Dieu dans la Création sont sans excuses ils ne veulent pas aller dans les ténèbres à l'admirable lumière de Dieu. Cette lumière plonge les ; sages dans l'admiration ; quant aux insensés qui refusent la foi, guide de l'intelligence, elle les jette au contraire dans le trouble. Les références de Denys l'Aréopagite tempèrent ses exhortations pieuses. Notre esprit est hiérarchisé et va de la purification à l'illumination puis à la 54 perfection et dans ses degrés d'élévation il se rend conforme à la Jérusalem céleste, mais celle-ci n'est accessible que par la grâce qui la fait descendre dans le coeur et l'être est analogue aux hiérarchies angéliques. Reportons nous à ce que dit Saint Bernard au Pape Eugène : Dieu aime dans les Séraphins comme charité il connaît dans les Chérubins comme vérité et ainsi de suite jusqu'aux anges comme pitié l'état angélique est le premier état supérieur de l'être. L'Ecriture sainte est notre guide sur la voie ascendante. Elle insiste de préférence sur la Foi, l'Espérance et tout particulièrement sur la Charité, car dit l'Apôtre : "elle est la fin des préceptes lorsqu'elle vient d'un coeur pur, d'une conscience droite et d'une foi sincère". Elle nous enseigne son triple sens spirituel : le sens moral, qui aide à vivre dans la pureté et la dignité, le sens allégorique qui illumine lesprit de ses clartés ; le sens mystique qui perfectionne l'âme dans les transports de l'extase, et les délices de la sagesse à l'aide des trois vertus théologales. Remplie de toutes les lumières spirituelles, l'âme devient la demeure de la divine Sagesse .... Elle devient enfin le temple du saint Esprit, fondé sur la foi, élevé par l'espérance et consacré à Dieu, par la sainteté de l'esprit et du corps. Soyons donc enracinés et fondés dans la Charité. "Alors nous pourrons comprendre avec tous les saints la longueur de l'éternité, la largeur de la libéralité, la hauteur de la majesté et la profondeur de la sagesse", nous dit notre auteur. Les derniers chapitres sont pour nous d'un grand intérêt, puisque Saint Bonaventure pose la question de l'être. Deux chérubins veillent sur l'Arche d'alliance, symbole de la double contemplation de Dieu dans son essence et dans ses personnes. L'un touche lessence divine, le second les propriétés des personnes. Ce sont ainsi les deux modes de contemplation. Le premier mode attache notre regard sur l'être lui-même et déclare que : "Celui qui est" est le premier nom de Dieu : le second mode applique notre regard sur le bien et affirme que c'est le premier nom divin. La première appellation se rapporte à l'Ancien Testament, qui proclame l'unité de l'essence divine d'où la déclaration faite à Moïse : "je suis celui qui suis". La seconde appellation regarde le Nouveau Testament qui précise la pluralité des personnes dans le baptême conféré "au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit". Le Christ, notre maître selon Bonaventure voulant éclairer le jeune homme à la perfection évangélique, qui avait déjà observé la Loi, réserve à Dieu exclusivement le nom de "Bon". "Personne, dit-il nest bon si ce n'est Dieu seul". 55 Si Jean Damascène, (un auteur de la Philocalie) après Moïse, affirme que "Celui qui est" est le premier nom divin, en revanche, Denys l'Aréopagite, à la suite du Christ dit que le Bien est le premier nom de : Dieu. Parmi les perfections invisibles de Dieu, relevons l'unité de son essence et les yeux seront fixés sur l'être lui-même et on verra que l'être porte en soi sa réalité et qu'il est impossible de le concevoir comme non-existant, car l'être à l'état pur exclut entièrement le non-existant, comme le néant exclut l'être. Le pur néant ne peut rien avoir de l'être ni de ses qualités, de même l'être en lui-même n'a rien du non-être, ni dans son acte, ni dans sa puissance, ni dans sa réalité, ni dans sa preuve. L'être pour être compris n'a besoin d'aucune autre notion. Tandis que le nonêtre est une privation d'être, il ne peut être conçu que par l'être. Si l'être exprime l'acte pur d'exister, il s'en suit que l'être est la première idée conçue par l'intelligence et que cet être est l'Acte pur. Si l'oeil de notre âme reste fixé sur les êtres particuliers, il n'aperçoit pas l'Etre au-delà de tout genre : "Il est semblable à l'oeil du hibou aveuglé par la lumière, l'oeil de notre âme est ébloui par trop d'évidence". Habitué aux ténèbres du créé et aux fantômes du sensible, dès qu'il regarde la lumière de l'Etre souverain, il lui semble ne plus rien voir. L'Etre pur n'a rien en soi que l'être lui-même, il est tout en acte. Il est absolument parfait il est souverainement un. Il est bien l'Etre premier, éternel, il est le pur Agir, le seul parfait, l'Un suprême. Et notre auteur énumère toutes ses qualités "Ecoute Israêl, ton Dieu est unique". C'est un véritable chant à la gloire de Dieu Il est tout entier en toutes choses et tout entier en dehors : "comme une sphère intelligible dont le centre est partout et la circonférence nulle part... du sein de sa stabilité il meut l'univers" et selon la promesse faite à Moïse : ! "je te montrerai tout bien". Ensuite Bonaventure aborde un des aspects les plus mystérieux de la divinité dans le Christianisme : la formation de la Trinité, Pour lui, le bien est suprême et définitif. Pour comprendre il faut croire, c'est-à-dire avoir la foi, en cette qualité essentielle du Bien, Par cette affirmation Bonaventure rejoint le plus éminent philosophe du xieme siècle, Saint Anselme. 56 Saint Bonaventure termine son traité en rendant un suprême hommage à son maître François, modèle pour la contemplation comme pour l'action. La contemplation requiert une purification de l'esprit et du coeur. La mort au monde prépare la vision face à face. Suivant Bonaventure "C'est Dieu et non l'homme qui répond ce n'est pas la lumière qui brille mais le feu qui embrase tout entier et qui transporte en Dieu par les onctions de l'extase et les plus brûlantes affections. Ce feu c'est Dieu lui-même et son foyer se trouve dans la sainte Jérusalem. Seul, celui qui en reçoit les atteintes : "Mon âme a souhaité de prendre son vol et mes os ont demandé la mort... Quiconque désire une telle mort voit Dieu et peut s'écrier "Fait, qu'il soit fait ainsi. Amen !". : : Il participe aux disputes doctrinales qui opposaient les maîtres séculiers aux réguliers, averroïstes et augustiens. Il prit aussi une part importante dans les affaires de l'Eglise. Depuis trois ans, les cardinaux n'arrivaient pas à choisir un nouveau pape. En 1271, sur les conseils de Saint Bonaventure, un de ses anciens élèves fut élu c'est le pape Grégoire X. Deux ans plus tard, celui-ci voulant réaliser l'union des Eglises grecque et latine, le pape l'appela auprès de lui et le nomma cardinal. Bonaventure s'occupa alors de préparer le Concile de Lyon. Le 28 juin 1274, l'union des deux Eglises était scellée ; c'est le cardinal Bonaventure qui prononça l'homélie à la messe solennelle. Le 14 juillet 1274, il mourut, après une courte maladie. Il n'avait que 53 ans, La même année (1274) mourait Thomas d'Aquin, son rival en quelque sorte. C'est au cours de la seconde moitié du XIIIème siècle que se décida l'avenir de la pensée moderne à partir de deux courants intellectuels rivaux. Deux maîtres les ont exprimés avec vigueur et talent : Bonaventure et Thomas d'Aquin. Bonaventure marque le point culminant de la mystique spéculative son maître est Saint Augustin, plus près de Platon que d'Aristote ; Aristote interprété par la pensée d'Avicenne un grand maître de l'Islam, adversaire du courant averroïste, qui met la raison au second plan, la subordonnant à l'expérience intérieure, expression du Saint Esprit. 57 Tandis que Thomas dAquin, à la suite de son maître Albert le Grand, s'inspirant d'Aristote et dAverroés, donne une place importante à la raison, quoique critiquant Averros. Pierre PRÉVOST SToNES LT DISTANTIAS PL VINWE vLOVLLA COLPOPA OFOMLTLICWt$S. ILLVSTRI5S FRJNCIP!, AC D1%Ï0. DiO.FR IDE R. 1(0. DVCI W1RTENGICO,ET TCCIO CØNT MOTTS $(LC.APVM. I1t.CSCATk. TÂVLA I11.ORBIVMPL.A14ETAkVM DI - '3-'r 9"7f' Ne doutant pas de l'harmonie du monde, Kepler en 1596, met en rapport. les orbites planétaires avec les cinq corps réguliers platoniciens. B.N., réserve des livres rares, Rés. pV. 580, planche III. 58 Note sur l'interdiction de l'inceste dans la tradition hébraique Les anthropologues modernes ont observé que, chez nombre de peuples sauvages, on s'interdit d'épouser les femmes du clan en même temps qu'on se défend de consommer en totalité les biens matériels dont on dispose, ceci afin de pouvoir échanger femmes et biens avec les clans voisins. L'interdiction de l'inceste serait ainsi l'envers de l'obligation de l'exogamie et, plus généralement, constituerait l'une des conditions de la vie socio-culturelle, laquelle ne peut se passer du commerce (entendu dans tous les sens du terme). Il est bien possible que parmi les peuples dont il s'agit, cette conception matérialiste ait quelque fondement, Mais, sous le prétexte que "le tabou de l'inceste" est universel38 les anthropologues ont voulu étendre leur théorie à l'humanité tout entière39. Cette théorie fait peu de cas de la terreur sacrée qu'inspire la perspective de l'inceste. Elle en fait un élément surajouté, non signifiant, alors que manifestement il requiert qu'on en recherche les racines dans la religion et, plus profondément encore, dans la tradition ésotérique. A la vérité, la question de l'inceste touche aux plus grands Mystères de la Science sacrée. Cest déjà ce qui apparaît dans le Talmud qui la place à côté du Maaseh Bereschith, l'oeuvre du Commencement (c'est-à-dire la doctrine cosmologique énoncée dans les deux premiers chapitres de la Genèse) et à côté du Maaseh Merkabah, l'oeuvre du Char divin (c'est-à-dire la doctrine métaphysique incluse dans le premier chapitre du Livre d'Ezéchiel)40. Selon la tradition kabbalistique, 59 les Mystères de l'inceste sont même plus importants que ceux qui concernent toute autre question : 'Le chapitre relatif aux incestes est la quintessence de toute l'Ecriture", dit Zohar III, 81 a). Nous le verrons en effet, la question de l'inceste est étroitement liée d'une part à celle de l'ordre qui règne dans le Cosmos, d'autre part à la doctrine de Dieu considéré dans ses aspects les plus élevés, La double valeur du mot Ofl, khesed Parmi les termes et expressions qui servent en hébreu à désigner l'un des trois péchés capitaux avec l'idolâtrie et le meurtre -, le plus surprenant est, à n'en pas douter, celui de 1011, khesed, qui signil'inceste fie par ailleurs grâce, amour, charité, et sert à nommer l'une des Sephiroth. C'est que les condamnations sans appel qui, dans l'éxoté- risme hébraïque, frappent toute pratique de ce genre, sont bien connues, mais que, en revanche, on ignore le plus souvent la relation d'analogie faite par la Doctrine secrète entre l'inceste et ce qui lui correspond dans l'ordre des Principes, à savoir un certain type d'union établie entre les entités divines41, Cette union sacrée constituera un aspect essentiel de notre étude, Pour deux raisons au moins, nous ne la nommerons cependant pas inceste d'abord parce que ce mot a un sens beaucoup plus restreint que l'hébreu 1011, khesed, et surtout parce que dans notre langue il réfère à une pratique si abominable que nous : aurions le sentiment de commettre une profanation en usant de ce terme pour parler de choses saintes. L'Ecriture passe sous silence les incestes que durent commettre les premiers hommes afin de peupler la terre. C'est qu'elle entendait ôter un argument à ceux qui ne mettent aucun frein ni barrière à la recherche de leur plaisir. D'autre part, ce n'est pas un hasard si les kabbalistes ont revêtu de voiles épais tout ce qui concerne la relation de l'inceste avec l'union établie entre entités divines, Au xviiieme siècle, lorsque les vérités de la Doctrine secrète commencèrent de courir les rues, il se trouva un Jacob Franck pour professer que l'imitatio Dei passe par la débauche sous ses formes extrêmes. Il n'est pas impossible que le franckisme subsiste encore de nos jours. Et de toute manière, dans une époque comme la nôtre où fleurissent les sectes les plus perverses, on ne saurait prendre trop de précautions pour ne pas donner prétexte à avaliser linjustifiable. Nous rappellerons donc que si "ce qui est en bas est comme ce qui est en haut", l'analogie est inversée. Si donc, il est justifié d'imiter Dieu dans ce qu'Il est, il est satanique de l'imiter dans ce que nous sommes. c'est-à-dire de se prendre pour Lui. 60 Définition de l'inceste Selon Lèvitique 18, l'inceste se définit comme relation sexuelle42 avec un proche parent ou allié, et plus précisément avec le père, la mère ou toute autre épouse du père, la soeur, la petite-fille, la demisoeur, la soeur du père ou de la mère, l'épouse de l'oncle paternel, la bru, l'épouse du frère43, la fille ou la petite-fille de celle qu'on a épousée, enfin la soeur de cette dernière si du moins elle est encore en vie44. Le Talmud précise en outre que l'inceste peut être le fait de la femme autant que de l'homme45. Lévitiquel8 inscrit l'inceste dans la catégorie des unions illicites, laquelle comprend par ailleurs les relations avec une femme en période de menstrues, l'adultère, l'homosexualité masculine et la bestialité46. On doit également inclure la masturbation dans cette liste des pratiques sexuelles interdites car Lèvitique 18, 10 précise que découvrir la nudité de sa petite-fille, c'est découvrir sa propre nudité (grand-père et petite-fille étant la même chair). Enfin, l'introduction dans cette liste du sacrifice des enfants à Moloch47 ne doit pas surprendre : il s'agit en effet de l'union illicite par excellence puisqu'elle consiste en une communion ouverte avec une idole. Réduction à l'unité des différentes formes d'inceste et des autres unions illicites Pour qui connaît la rigoureuse cohérence de l'Ecriture, il n'est pas pensable qu'elle puisse fournir un catalogue d'interdictions hétéroclites (concernant les parents, la soeur, la fille, mais aussi la belle-mère, la belle-soeur, etc). Par conséquent, la liste que nous venons de reproduire doit être réduite à l'unité. Pour y parvenir, nous partirons d'une considération qui se dégage immédiatement de la lecture de Lévitique 18, à savoir qu'il y a, au sujet des unions illicites, deux poles de l'interdiction, La bestialité constitue une violation des frontières que le Saint, béni soit-Il, a tracées entre les espèces. Elle va directement à l'encontre du décret par lequel Elohim créa les êtres vivants chacun selon son espèce (Genèse 1). Les autres formes d'unions sexuelles interdites tombent quant à elles sous le coup d'un décret de séparation tout différent, puisqu'elles concernent exclusivement 61 des membres de la même espèce, à savoir des êtres humains. Si l'on prend le cas extrême de l'inceste, ce décret semble même constituer l'antithèse du premier. Car l'interdit de la bestialité refuse à l'homme l'union avec ce qui est le plus éloigné de lui, à savoir les membres des autres espèces, et l'interdit de l'inceste, l'union avec ses parents ou alliés les plus proches. Qu'est-ce donc que cette prohibition concernant ce qui est le plus proche ? Ce qui est le plus proche de nous, c'est nous-mêmes et l'interdit qui se situe à ce niveau, c'est celui qui frappe l'onanisme, et plus exactement la masturbation. Or, ce qui doit ici attirer notre attention, c'est, encore une fois, Lévitique 18, 10. "Tu ne découvriras point la nudité de la fille de ton fils ou de la fille de ta fille. Car c'est ta propre nudité". Ce verset assimile l'inceste avec la petite-fille à la masturbation la petite-fille constitue donc avec le grand-père un seul et même être que le Saint, béni soit-Il, a voulu dédoubler. Il va de soi que, semblablement, l'on forme avec ses parents, sa soeur et sa fille un seul et même être que le Saint, béni soit-Il, a voulu diviser48 et que aller à l'encontre de ce décret de séparation revient, là encore, à se livrer à la masturbation. Qu'une relation sexuelle puisse être présentée comme une forme de plaisir solitaire, voilà qui semblera certainement paradoxal. C'est que l'individualisme a si bien pénétré la mentalité moderne qu'on a du mal à concevoir des individus différents comme un seul et même être. Pourtant, chez les peuples traditionnels, la communauté de sang était ressentie comme identité d'être. Aujourd'hui, si une mère dit de son fils qu'il : est une partie d'elle-même, c'est toujours peu ou prou, au-delà de l'amour très réel qu'elle lui porte, une figure de style. II n'en était pas de même autrefois. Par la coupure du cordon ombilical, l'enfant ne cessait point d'être un organe de la mère il en devenait seulement un prolongement extérieur. En hébreu, le mot ri;, zéra, signifie tout ensemble semence et descendance. Aujourd'hui, on émet sa semence, on l'oublie, puis on récolte un fils. Ce qui fait qu'on ne reconnaît plus guère les semailles dans la moisson. Jadis, en Isaac, Abraham voyait toujours sa propre semence. Malgré son extériorisation, le fils continuait de vivre dans le géniteur avec la même présence, avec la même intensité, que lorsqu'il habitait encore les reins et l'âme paternels. C'est que en ces temps-là, on n'attachait pas la même importance que de nos jours aux métamorphoses qui s'opèrent dans le monde sensible. Soit, dira-t-on, mais alors comment comprendre que l'interdit de 62 l'inceste concerne également des personnes qui n'ont aucun lien de parenté entre elles, et qui, partant, ne sauraient être considérées comme un seul et même être ? La question semble d'autant plus pertinente que, selon la tradition, le sang est le véhicule de l'âme, c'est-à-dire ce par quoi les éléments animiques vont se transmettre du géniteur à sa descendance. Ainsi, comment comprendre par exemple que l'union avec la belle-mère, épouse du père, constitue un inceste ? En d'autres termes, comment un simple rapport d'alliance peut-il être le support d'une identité d'être ? C'est sur ce point que nous touchons à l'un de ces Mystères qui font de la question de l'inceste "la quintessence de toute l'écriture". Il faut ici se ressouvenir que le Commencement est toujours modèle et prototype de tout ce qui adviendra dans la suite des temps. De cet axiome traditionnel se déduit ceci que, puisqu'il y eut un Adam androgyne, chacun de nous qui sommes ses copies, fut également androgyne dans la Pensée divine avant que d'être engendré mâle d'un côté, femelle de l'autre sur cette terre. Dans ces conditions, le mariage est la reconstitution de l'ensemble humain qui s'est trouvé scindé par son passage dans le monde de la dualité, Ceux qui un jour deviennent (ou peut-être faudrait-il dire, redeviennent) époux étaient de toute éternité une seule âme et une seule chair49. Par conséquent, notre question de tout à l'heure manquait de pertinence le mariage n'est pas une "alliance"50. En réalité, il consiste en la révélation d'une parenté longtemps tenue secrète, en une consanguinité rétablie dans ses droits, en une identité retrouvée51. De la sorte, l'union avec la belle-mère, épouse du père, est interdite pour la même raison qui fait du père une nudité défendue, On le voit, toutes les formes d'inceste, si diverses semblent-elles au premier abord, se réduisent en définitive à un plaisir qu'on s'arrache à soi-même52. Restent les autres sortes d'unions sexuelles interdites. Elles n'ont évidemment pas lieu entre des consanguins. Il n'en reste pas moins qu'elles reviennent, à leur manière, à des plaisirs solitaires. S'unir à une femme qui a ses menstrues, à une femme qui appartient à un autre et fait un seul être avec lui, à un individu de même sexe que soi53, à une bête, ce n'est en aucun cas rejoindre une autre personne, sauf sur le plan des rêveries sans consistance, En fin de compte, c'est se confiner dans la froide solitude de l'ego, loin de ce complémentaire qui, au commencement, formait avec la moitié que l'on est soi-même l'androgyne primordial. 63 Quelle est la raison de l'interdiction des incestes, des unions qui s'y apparentent et de ce qui fait le fond commun des uns et des autres, le plaisir solitaire ? La condamnation de l'inceste Pour déterminer quels désordres introduisent toutes ces pratiques dans l'économie de l'Univers, il paraît de bonne méthode d'examiner en premier lieu les termes dans lesquels se formule leur condamnation. On relève T?i, zimah, malice, injustice, crime, débauche, impudicité (Lévitique 18, 17; 20, 14) ; 1(?D, toumeah, souillure, impureté (Lévitique 18, 20; 23; 24; 25; 30; 20, 3); 13, nidah, impureté, abomination, idole (Lévitique 20, 21) ; khiloul, profanation, blasphème (Lévitique 18, 21; 20. 3); TiY1i1, thoè bah, abomination, horreur, idole (Lévitique 18, 22; 26, 27; 29, 30) ; 'Z), thebel, confusion, désordre, mélange, union contre-nature, infamie (Lévitique 18, 23; 20, 12; 13). Si on laisse de côté les connotations morales qui ne peuvent rien nous apprendre, du moins tant qu'on ignore le fondement de la morale hébraique, deux idées paraissent se dégager de cette nomenclature celle d'un mélange indu, d'un désordre et confusion qui s'apparente au Chaos ; et celle d'un acte foncièrement impie, c'est-à-dire relevant de l'idolâtrie54. Que la tradition juive identifie dans l'inceste et les pratiques apparen- tées le sceau du Chaos, c'est ce qui est confirmé par ceci que l'enfant né d'une union illicite est appelé 1T, mamzer55, nom dérivé de la racine ira, mazar, qui signifie mêler, mélange. Le ?, Mem, m, initial doit d'abord être considéré comme une abréviation de T?, min. préposition indiquant l'origine : le i, mamzer, est donc l'être qui vient du mélange. Mais en outre, il convient de prêter attention à ceci que, en tête du mot mamzer, cette lettre, ?, Mem, m, est répétée deux fois, comme par une volonté d'insister sur elle. On ne peut dès lors manquer de se ressouvenir que le ?, Mem, m, initial a également la valeur d'un augmentatif. On parvient alors à la conclusion que la traduc- tion exacte de i?i, mamzer, est : né du plus grand mélange, issu du Chaos. 64 Que, d'autre part, la tradition hébraïque mette en rapport l'union illicite et l'idolâtrie, c'est ce qui est confirmé par ceci que l'une et l'autre encourent le châtiment de rri, kareth, retranchement56, qui consiste en l'éviction de la Communauté d'Israêl57. A cela il faut ajouter que ce châtiment est une application de la loi du talion58, laquelle revêt donc en l'occurrence le sens suivant : il doit être retranché puisqu'il a retranché. Et, de fait, l'idolâtre est celui qui retranche, qui ôte à Dieu une par- tie de ce qui Lui revient. Une partie, disons-nous. En effet, contrairement à la notion qu'on s'en forme ordinairement, l'idolâtrie ne consiste pas en une négation totale du vrai Dieu et, corollairement, en l'affirmation d'un autre tout différent. L'idolâtrie ainsi entendue n'est pas une possibilité. En effet, à Dieu, qui est Infini et contient tout, rien ne saurait manquer, pas même les forces qu'adorent les païens. Aussi l'idolâtrie consiste-t-elle seulement à ériger en Absolu tel ou tel aspect secondaire du Divin. Elle constitue une vue restrictive, elle opère un retranchement. Si donc celui qui s'est rendu coupable d'une union interdite se voit appliquer la peine de rrD, kareth, c'est donc bien que son acte s'identifie au péché d'idolâtrie. Le signe du Chaos Le Chaos est le mélange confus des formes. Il constitue le double ténébreux de l'indifférenciation principielle dans laquelle, au contraire, viennent s'unir harmonieusement et se synthétiser toutes les formes sans exception. A cet égard, bien qu'elle siège dans le domaine de la dualité et de l'opposition, la séparation des formes, telle du moins qu'elle fut établie par le Saint, béni soit-Il59, vaut mieux, incomparablement, que le Chaos. D'abord parce que cette séparation et les règles qui régissent les rela- tions entre les êtres séparés sont constitutives de l'Ordre général de l'Univers. Grâce à cet Ordre, le Cosmos poursuit la marche qui doit lui permettre, à la consommation des temps, de rejoindre son modèle, à savoir l'Unité supérieure de toutes choses, et de s'identifier avec lui. Ensuite parce que cette séparation et les règles qui régissent les relations entre les êtres séparés vont permettre aux créatures de poursuivre l'OEuvre de création commencée par le Saint, béni soit-Il. Tel est le sens du commandement "Croissez et multipliez" adressé en Genèse 1 par Elohim à la terre porteuse de végétaux, aux animaux et aux hommes. 65 Offerte aux êtres de la Séparation, cette double perspective est, à l'inverse, totalement fermée au Chaos. Etant pure négativité, il ne se changera jamais en Ordre60, encore moins en Indifférenciation supérieure étant l'expression achevée de la tendance descendante qui éloigne toutes choses de Dieu, le point ultime vers lequel elle tendait depuis les commencements, il est illusion pure et, à ce titre, il n'a aucun avenir en Dieu qui est la Réalité par excellence. Et d'autre part, rien ne peut naître du Chaos : les formes s'y mêlent simplement pour se mêler, impuissantes à se déprendre un instant les unes des autres et pourtant : stériles à jamais. On conçoit dès lors le sens eschatologique de la peine de kareth appliquée à des actes qui portent là signature du Chaos : le retranchement de la Communauté d'Israêl symbolise et préfigure la non participation au Monde à venir. Il est aisé d'autre part de déduire que, dans l'ordre de la procréation, ces actes aboutiront à un échec plus ou moins complet, plus ou moins grave, soit que la progéniture ne puisse venir à bout de se constituer61, soit qu'une malformation affecte son corps, soit enfin que le désordre ou l'immaturité affaiblisse son âme62. Issu d'un mélange stérile, le 1b?, mamzer, est lui-même le mal formé, l'inachevé63. Tout cela, en somme, va sans dire. Ce qu'il importe ici de souligner, c'est que l'inceste et les autres unions illicites participent en effet du Chaos. C'est que, constituant des modalités du plaisir solitaire, elles ne sont pas réellement des unions. Elles sont dans tous les cas le fait de deux individualités (en tant que telles foncièrement illusoires l'une et l'autre) et qui se donnent l'illusion de réaliser une union. Et certes, dans ce monde tout d'apparence où règne la multiplicité, il y a bien deux formes qui se mêlent. Mais elles ne cessent jamais d'être l'une à part de l'autre jusque dans leur plus grande jouissance. Si fort que retentisse le tumulte de la passion, ce mélange confus échoue à se changer en union véritable. Car l'union véritable ne se réalise jamais en ce monde de la multiplicité, mais seulement dans cette sphère supérieure où l'on est un, effectivement, avec son prochain, et d'abord avec celle qui fut, jadis, dans la Pensée divine, la moitié de soi-même64. Et non seulement la pratique sexuelle illicite manque son objectif, mais, en chevillant l'individu dans son individualité, elle le rend durablement inapte à rechercher les voies de l'union, quand, elle ne va pas jusqu'à l'affecter de cette maladie incurable dont, pour sa part, le Chaos ne guérira jamais. C'est pourquoi on doit dire que, à défaut de connaître le chemin de l'Unité, mieux eût valu pour ce malheureux qu'il respectât les décrets de séparation. 66 Le sceau de l'idolâtrie Dans le Principe suprême, les liens de parenté s'effacent tout à fait pour devenir l'unité dont ils ne furent jamais qu'un reflet dégradé65. A mesure qu'on s'élève dans la hiérarchie des êtres, c'est-à-dire le long de cette ligne qui va des hommes à Dieu, des liens de cette nature certes continuent à subsister, du moins tant qu'on n'est pas parvenu au terme de l'ascension, mais la tendance qu'ils ont à se synthétiser de plus en plus fait qu'ils acquièrent une certaine fluidité il devient alors de plus en plus difficile de traiter des entités supérieures en les enfermant dans un rapport parental déterminé. Quel est par exemple le lien qui unit E! Elyon, le Très Haut, dont le siège est dans la sephirah Ket lier, avec la Khokhmah, cette Sagesse qui, après l'engendrement des mondes inférieurs, deviendra Sa Schekinah, Sa présence auprès des créatures ? Si l'on considère qu'elle émane directement de Lui, il faut la réputer sa fille, Il n'est plus pour elle qu'un lointain aïeul lorsqu'elle va s'identifier à Malkhouth, la dernière des Sephiroth, afin d'assister les hommes. Si l'illusion de leur séparation vient à se dissiper, les voici qui s'unissent comme mari et femme. Se ressouvient-on qu'elle et lui sont des extériorisations de En-Soph, le Principe Suprême Infini dont toutes choses sont sorties, ce ne sont plus que le frère et la soeur66. De la sorte, l'union entre le Saint, béni soit-Il, et Sa Sc/iekinah, est un TDfl, khesed, et il serait même aisé de démontrer qu'elle est la somme de toutes les modalités du ron, k/iesed, comme, d'ailleurs, de toutes les autres sortes d'union67, c'est-à-dire, puisque nous sommes ici dans un domaine purement spirituel, la synthèse supérieure de toutes les formes de l'Amour. Mais, bien entendu, par cet effet d'analogie inversée qui affecte tout passage de l'inférieur au supérieur, ce qui en bas pouvait revêtir le caractère d'un mélange confus se transfigure ici en Union véritable, Il en va des rapports d'un homme en voie de réalisation avec les entités supérieures comme il en va de ces entités entre elles. Vis-à-vis du Principe suprême d'où procèdent comme d'un Père unique tous les êtres, la Sopliia est la soeur de Salomon. Mais parce qu'elle est la Thorah qui nourrit et élève tout homme, elle est sa mère. Et lorsque ce roi grandit, jusqu'à devenir connaisseur en Sagesse, elle est son épouse. A la fin, ayant coiffé Kether, la Couronne suprême, Salomon accède au plus haut degré de la prophétie. Alors de sa plume sortent les Proverbes, la Sagesse, I'Ecclésiaste et ce Cantique des cantiques qui est le Saint des saints de toute I'Ecriture et ainsi a Sophia est sa fille. C'est 67 pourquoi, commentant I Rois 5, 26 : "YHVH donna la Sagesse à Salomon ", Baliir § 63 dit : "Il la maria à un roi et même la lui donna en cadeau. Et à cause du grand grand amour que celui-ci avait pour elle, il l'appelait parfois "ma soeur" car ils venaient du même lieu, parfois il l'appelait sa fille car elle est sa fille, et parfois encore il l'appelait: "ma mère". En règle générale, ces unions, étant purement intérieures, ne mettent en jeu aucune semence corporelle68. Mais parce qu'elles font intervenir le principe subtil de cette semence, lequel s'identifie à une qualité d'amour, on doit leur appliquer le terme de TDfl, kliesed, qui, par ailleurs, sert à désigner l'inceste. Ce qui leur confère leur caractère sacré, c'est exclusivement l'unité qu'elles réalisent et qui met les êtres en position de rejoindre le Principe de toutes choses. Ce n'est, à aucun degré, le fait qu'elles soient incorpo- relles. Le corps n'est en soi rien de profane ni d'impur, puisqu'il peut faire l'objet d'une sacralisation. Aussi bien, il existe un rDrT, khesed, sacré qui implique un rapport sexuel. Les écrits intertestamentaires font état de soeurs jumelles qui échurent aux fils d'Adam et grâce auxquelles ils purent se reproduire69. Ba/iir § 78 établit qu'Abraham avait une fille et que celle-ci n'était autre que Rébecca, la future femme de son fils Isaac, Sans l'union des fils d'Adam avec leurs soeurs, l'humanité n'aurait pas déféré au commandement divin de croître et de multiplier et serait morte à peine venue sur terre. Sans l'union d'Isaac et de Rébecca, Abraham n'aurait pu transmettre son influence spirituelle à l'innombrable peuple qui allait sortir de lui, car chez les Hébreux cette influence ne peut se transmettre que par les femmes70. Il en va différemment de l'inceste vulgaire qui est, dans le fait, tout le contraire d'une union effective et, dans ses motivations, tout le contraire d'un désir de collaborer au plan du Grand Architecte de l'Univers, à la mise en place de l'Ordre qu'il a projeté pour le Monde, Lorsque, plus précisément, on le compare aux liens que nouent entre elles les entités supérieures, il apparaît pour ce qu'il est : une caricature dérisoire des rapports que Dieu entretient avec Lui-même, de l'Union véritable qui s'établit entre les entités supérieures. L'inceste. comme du reste toute union illicite, porte le sceau d'un culte idolâtre de soi-même, il est le fait d'un individu qui se comporte comme s'il était Dieu, Et la pratique solitaire à laquelle il se réduit est elle aussi l'imitation dérisoire de Dieu, seul Créateur de tout ce qui est. 68 Conclusion générale Dans le cours de cette étude, nous avons soulevé le problème de savoir quel est le fondement de la morale hébraïque. De l'examen de l'inceste semble déjà se dégager l'idée que ce fondement est à rechercher du côté du tout premier commandement de la foi juive "C'est Moi YHVH, ton Dieu, qui t'ai fait sortir d'Egypte, de la maison de servitude. Tu n'auras pas d'autres dieux que Moi" (Exode 20, 2-3). Le : commencement étant toujours porteur de ce qui le suit, n'est-il pas légitime de penser que l'ensemble de la morale incluse dans le Décalogue est principiellement contenue dans la première Loi ? Dans la tradition hébraïque, l'Egypte est par excellence le lieu de l'idolâtrîe. C'est pourquoi, une fois quittée cette maison de servitude, Israèl reçoit ce commandement qui enferme tous les autres : "Tu n 'auras pas d'autre dieu que Moi" (Exode 20, 2-3). Dans cette parole unique tient la totalité de la morale, parce que l'idolâtrie commence dès que, en lieux et place du Tout, on se prend à adorer une partie, qu'il s'agisse du Ciel et de la Terre, des astres, d'un être humain ou d'une bête, de l'argent, du pouvoir ou de soi-même. C'est le Tout qui est à adorer, le Tout, c'est-à-dire En-soph, le Sans-Limite, GABAON 38 fi est à remarquer toutefois que d'une société à l'autre, l'interdit ne porte pas sur les mêmes personnes. Ce qui est inceste ici cesse de l'être ailleurs et inversement, 39 Voir par exemple de Claude Lévi-Strauss Les Structures élémentaires de la Parenté, Mouton. Paris-la Haye, 1967. 40 On n'étudie pas le Chapitre des unions incestueuses quand on est trois per- sonnes, « Co e-s k k' Ck'vi on est seu(, à moris que l'on ri' soit sanant et capable de comprendre par sa seule connaissanoe" (Haguigua 11 b). 69 41 "Lévitique 20.17 "Si un homme épouse sa soeur". c'est une grâce (Khesed). "Homme" désigne Dieu "sa soeur' désigne la "Communauté d'Israe....Et pourquoi Dieu le fait-II ? C'est par la grâce (Khesed). De même les paroles : "Ah! que c'est une chose bonne et agréable que les frères soient unis ensemble" (Psaumes 133, 1) désignent l'union de Dieu" avec la "Communauté d'lsrae.....(Zohar III. 7 b). 42 Maïmonide précise qu'il y a inceste dès qu'il y a un rapprochement des corps générateur de plaisir physique (Yad, Issouré biah 21, 1), même s'il ne s'agit pas d'un coït (ibid 1, 10). Du frère vivant, Par ailleurs, l'Ecriture recommande le lévirat, l'obligation pour le parent le plus proche du défunt, et au premier chef pour le frère, d épouser la veuve, Lévitique 18, "7 Tu ne découvriras point la nudité de ton père, ni celle de ta mère. C'est ta mère : tu ne découvriras point sa nudité. 8 Tu ne découvriras point la nudité de la femme de ton père. C'est la nudité de ton père. 9 Tu ne découvriras point la nudité de ta soeur, fille de ton père ou fille de ta mère, née dans la maison ou au dehors, 10 Tu ne découvriras point la nudité de la fille de ton fils ou de la fille de ta fille. Car c'est ta propre nudité. 11 Tu ne découvriras point la nudité de la fille de la femme de ton père. née de ton père. C'est ta soeur. 12 Tu ne découvriras point la nudité de la soeur de ton père. C'est la proche parente de ton père. 13 Tu ne découvriras point la nudité de la soeur de ta mère. Car c'est la proche parente de ta mère. 14 Tu ne découvriras point la nudité du frère de ton père. Tu ne t'approcheras point de sa femme. C'est ta tante. 15 Tu ne découvriras point la nudité de ta bru. C'est la femme de ton fils tu ne découvriras point sa nudité, 16 Tu ne découvriras : point la nudité de la femme de ton frère. C'est la nudité de ton frère. 17 Tu ne découvriras point la nudité d'une femme et de sa fille. Tu ne prendras point la fille de son fils, ni la fille de sa fille, pour en découvrir la nudité. Ce sont proches parentes c'est une impudicité. 18 Tu ne prendras point la soeur de ta femme, suscitant ainsi une rivalité, en découvrant sa nudité à côté de ta femme pendant sa vie." 45 Yebamoth 84 b; Sanhédrin 7, 9, 25 a. 46 Lévitique 18, "19. Tu ne t'approcheras point d'une femme isolée par son impureté menstruelle, pour découvrir sa nudité. 20 Tu n'auras pas de commerce charnel avec la femme de ton prochain, et tu ne te souilleras point par elle. (..) 22 Tu ne cohabiteras point avec un homme comme on cohabite avec une femme. C'est une abomination. 23 Tu ne t'accoupleras point avec une bête, tu te souillerais avec elle. La femme ne s'approchera point d'une bête, pour se prostituer à elle. C'est une confusion." 47 "Tu ne livreras aucun de tes enfants en offrande à Moloch, et tu ne profaneras point le nom de ton Dieu. Je suis YHVH" (Lévitique 18, 21). Selon Lévitique 18, l'interdiction de l'inceste porte sur les personnes suivantes soeur du père/père/épouse du père/soeur de la mère soeur/demi-soeur/épouse du frère fille petite-fille En fait, dans sa signification fondamentale, l'interdiction concerne seulement les personnes suivantes père/mère soeur fille 70 car la demi-soeur et la belle-soeur sont traditionnellement considérées comme des soeurs nées d'une alliance et la petite-fille comme une fille. Quant à l'interdiction de s'unir à la tante, soeur du père ou de la mère elle découle du fait que celle-ci constitue un seul et même être avec le père ou la mère, 49 Dans le cas de plusieurs mariages successifs, il n'y a qu'une seule épouse, généralement la première, qui soit à considérer comme la véritable moitié de l'androgyne. C'est elle seule qui mérite le titre de 1, kalah, épousée (le terme signifie aussi achèvement parce que c'est cette femme qui complète véritablement son mari). Lorsqu'il s'agit de secondes noces, il arrive même qu'on s'abstienne de réciter les sept bénédictions du mariage. 50 Au sens, du moins, où l'on entend ce mot aujourd'hui. Que si l'on se réfère à l'Alliance avec le Saint béni soit-Il, loin d'être un accord entre associés sans lien de parenté, elle consiste au contraire en cette marque sanglante de la circoncision par laquelle Israêl devint fils d'Elohim. En ce sens, on peut encore appeler alliance l'union licite entre un homme et une femme. 51 Dans Le Secret du Mariage de David et de Bethsabée (Bibliothèque des Sources hébraïques, Editions de l'Eclat 1994. pp. 47-48), Joseph Gikatila écrit : "Au moment de sa création, l'homme fut créé androgyne par l'âme. A savoir : deux figures, une forme mâle et femelle. Et avec l'âme de tel mâle (quel qu'il soit) a été créée l'âme de sa partenaire féminine, selon le secret de "Il insuffla dans ses narines une âme de vie" (Genèse 2, 7), selon le secret de : "Mâle et femelle il les créa" (Genèse 2, 27), selon le secret de : "Il prit un de ses côtés" (Genèse 2. 21), et selon le secret de "Adam dit cette fois c'est l'os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci sera appelée femme (ischah) car de l'homme (isch) elle a été prise, c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et il s'attachera à sa femme et ils seront une chair une" (Genèse 2, 23-24)" comme aux origines ils furent une chair une. 52 On demandera peut-être pourquoi toute union sexuelle ne devrait pas être considé- rée comme un inceste, attendu que tous les hommes ont une commune origine. Cette question repose sur une confusion au sujet de la nature de cette origine. Il est exact que dans l'Adam primordial, tous les hommes et toutes les femmes qui allaient voir le jour dans la suite des temps étaient principiellement contenus (et d'ailleurs unis les uns aux autres en une parfaite et sainte union). Mais cet Adam était un être purement spirituel et dont les éléments n'étaient faits ni de chair ni de sang. Pur Androgyne. prototype et synthèse de tous les androgynes particuliers, il était encore étranger au monde de la dualité. Les corps, tels que nous les connaissons aujourd'hui, n'apparurent que lorsque la multitude humaine, évincée de l'Unité, prit pied dans le monde des oppositions. Or, dans un tel monde, le sang ne peut être partout de même nature. Il s'ensuit que les unions sexuelles ne constituent pas toutes des incestes. 53 Le narcissisme de l'homosexuel est bien connu. Ces deux idées ne sont pas hétéroclites. Bien au contraire elles constituent comme les deux faces d'une seule et même chose l'impiété, l'éloignement vis-à-vis de e Dieu, est évidemment une orientation vers le Chaos. 55 On traduit quelquefois ce terme par bâtard, ce qui risque de prêter à confusion car généralement on entend seulement par là l'enfant né hors mariage. 56 Parmi les 36 péchés qui relèvent de kareth, plus de la moitié concernent les unions sexuelles interdites (Cf. Talmud. Kerithoth 1, 1). 57 Les autres punitions possibles pour une union interdite sont le fouet, la lapidation et le bûcher. 71 58 N'étant qu'une application de la loi des actions et réactions concordantes, la loi du talion, est le fondement de toute justice traditionnelle. Toutes les lois juives relatives aux sanctions sont à comprendre en dernière analyse à partir de ce fondement, même si le rapport qu'elles ont avec lui n'apparaît pas clairement au premier abord. Cf. Genèse 1 où Elohim crée les végétaux et les animaux, chacun selon son espèce. 60 La devise Ordo ab Chao ne signifie nullement que le Chaos puisse être changé en Ordre. La préposition ab marque l'éloignement et l'écart. On ne peut atteindre l'Ordre qu'en s'éloignant du Chaoas. La devise s'adresse à un être qui participe à quelque degré du Chaos et l'incite à s'en arracher. 61 L'acte d'amour est un acte généreux car il vise à donner la vie à un enfant. Il inclut un consentement à l'effacement de soi en faveur des générations futures. A l'inverse, l'onanisme ne vise pas autre chose que le plaisir de celui qui le pratique. Il inclut un mépris de la semence (expulsée sans qu'on ait pris le soin de la recueillir en un vase), c'est-à-dire en somme un mépris de sa progéniture. Zohar I, 56 b l'assimile à un meurtre. Et la tradition kabbalistique affirme que l'onanisme a pour effet d'engendrer des enfants de nature larvaire. Elle ajoute qu'au moment de la mort du père, ces enfants inachevés viendront lui reprocher de les avoir abandonnés sans leur donner une forme humaine. Ce péché est encore mis à l'index en raison du fait que les démons, toujours à la recherche d'un corps dont ils sont naturellement privés, peuvent mettre à profit une perte séminale pour s'incarner. 62 Nous laissons évidemment de côté tous les débats que pourrait inspirer à ce sujet la science profane et plus encore les considérations sentimentales qui, au nom d'un idéal humaniste ou égalitaire, prétendraient nier ce qui fait défaut à l'enfant incestueux ou adultérin. Cette commisération de mauvais aloi va généralement de pair avec une étrange complaisance vis-à-vis des fautes commises par les parents. 63 Le mamzer lui-même n'est pas exclu de la Communauté d'lsral. Bien au contraire, il incombe à celle-ci de réparer dans la mesure du possible le tort que lui ont causé ses parents. 64 Dans la voie hébraïque. l'apprentissage de l'unité fondamentale de toutes choses commence par l'union avec l'épouse. 65 On voit par là le sens profond de la fraternité initiatique, par exemple. 66 Dans le même ordre d'idées, les théologiens chrétiens ont dit de la Vierge qu'elle était fille de son fils. 67 Par exemple, la Schekinah va devenir l'épouse d'Isral sans cesser pour autant d'être l'épouse du Saint, béni soit-Il. Ce qui sur terre n'est qu'adultère devient dans l'ordre spirituel une grâce. 68 Néanmoins, certaines formes d'extase mystique sont accompagnées d'une émission de liqueur séminale. La psychanalyse a produit à ce sujet ses vues réductrices habituelles renversant le rapport réel qu'il y a entre phénomène et épiphénomène, elle a fait de l'amour mystique la "sublimation" d'un désir sexuel, 69 Voir aussi les Pirké de R. Eliézer c, 21; Talmud, tr. Sanhédrin, foL 38; Zohar 1, 36 a, 54 a. 70 Selon la loi mosaïque, la judéité se transmet par les femmes. Un enfant naît juif s'il a une mère juive. 72 Peut-être le Dharma, la doctrine du Victorieux, qui nous invite à chercher la Lumière en nous, nulle part ailleurs qu'en nous, à l'intérieur, tout à l'intérieur, dans notre Orient intérieur ,,, Peut-être le bouddhisme, qui se répand de plus en plus à travers le monde occidental, en respectant les croyances, sans exiger, sans imposer de conversion,,, peut-être la Tradition du Bouddha deviendra-t-elle la science de l'esprit, la discipline philosophique, la philosophie religieuse, reliante, et en tout cas un art de vivre pour un mieux être, afin que se construise un monde de non-violence, où régneront la paix, la concorde et la fraternité, Jacques DEPERNE Voir toujours plus loin... Cette gravure ancienne dont l'auteur est inconnu, illustre "Dans l'atmosphère, Météorologie populaire de Camille Flammarion (1888) 86 Sortir de cette prison, "guérir", consiste à prendre conscience de notre interdépendance et de notre solidarité avec tout l'univers. C'est cette prise de conscience, ce sentiment aigu de notre appartenance à la totalité de l'univers qui est à la source de la notion de compassion, et de la vraie fraternité. Sagesse et compassion sont les deux colonnes du bouddhisme. Et tout cela n'a rien d'abstrait, encore une fois ce n'est pas un sujet de spéculation mais un but réalisable. Ni prophète, ni Dieu, sans complications métaphysiques inutiles, le Bouddha répond, de façon très pragmatique, aux aspirations spirituelles de l'homme. En se fondant, finalement sur la Raison et sur l'expérience, il offre un système utilitaire, tourné vers la Réalité et l'Efficacité, en ouvrant nos cerveaux "frêles et fragiles" à ce qui nous relie ... avec l'ordre cosmique, en nous remettant "en harmonie avec l'ordre cosmique", l'expression est de Taïsen Deshimaru. En harmonie avec l'ordre cosmique... Alors nous comprenons le poète lorsqu'il écrit qu' "on ne peut pas cueillir une fleur sans déranger une étoile ..." Le sentiment poétique n'est d'ailleurs pas très éloigné de la conscience du sage, d'autant plus que la pensée poétique dispose du pouvoir de déranger les concepts. En harmonie avec l'ordre cosmique et donc sensible à la notion d'interdépendance et de responsabilité universelle. Chez l'homme moderne, la maladie de l'ego, l'égalgie aigu ne fait que s'amplifier, dans une civilisation, pas seulement des besoins, mais de plus en plus des désirs, des convoitises souvent aussi inaccessibles qu'inutiles. Sous des apparences trompeuses, notre civilisation pourrait bien devenir celle du mal être. Nous sommes de plus semblables à ces ânes qui courent après une carotte, ou à ces enfants qui construisent des châteaux de sable à marée basse, obsédés par des rideaux de lumière qui disparaissent quand on les touche du doigt.. nous léchons du miel sur le fil d'un rasoir, endormis sous des édredons moelleux d'idées reçues, et de confort intellectuel.. et souvent "nos pensées sont des citations, nos émotions des imitations et nos actions des caricatures." Ne trouvez-vous pas que nous sommes dans la même situation d'illusion que le Prince Siddharta dans son Palais doré, désarmés, désorientés, quand nous sommes confrontés aux rencontres avec la vie, avec le Réel ?... 85 apaiser, pacifier le mental comme disent les Tibétains, accéder au silence intérieur, accéder n'est peut-être pas le mot juste, en fait il s'agit de révéler, de retrouver la nature de bouddha, la bouddhéité présente en chacun de nous. Certaines écoles comme le zen disent à ce sujet retrouver la nature ultime de l'esprit, la nature originelle... L'illumination, la : Lumière, n'est pas un sujet de spéculation. Des techniques corporelles précises, qui ont fait leurs preuves permettent de la réaliser. Et surtout pas de malentendu, il ne s'agit pas de se libérer de son corps, mais de se libérer par son corps. Finalement, ne trouvez-vous pas que le bouddhisme, c'est à bien des égards une forme de thérapie ? U semblerait d'ailleurs que le Bouddha lui-même ait exposé sa doctrine selon une analogie avec la médecine, comme on établit un diagnostic. avec une description du déroulement de la maladie et la description du traitement. Cette thérapie, ne serait-elle pas plus que jamais utile, nécessaire ? Ne sommesnous pas de plus en plus menacés par des illusions, qui nous éloignent de l'essentiel? Malgré les bienfaits évidents du progrès technique, matériel, dont certains font cruellement défaut à l'Orient, ne trouvez-vous pas que les hommes sont de plus en plus déprimés, malheureux, de plus en plus mal dans leur peau ? Le bouddhisme, c'est une thérapie contre la douleur de vivre, "la peine de vivre", disait Cocteau. "la longue agonie" selon Platon, "l'homme est un animal malade" pour Hegel, "l'homme naît pour souffrir".., dans le Livre de Job. Le bouddhisme, c'est une thérapie contre l'angoisse, contre la peur existentielle ... une thérapie qui consiste en remettre en question la nature de l'ego. Il s'agit de comprendre, mieux de réaliser qu'il n'y a pas de "je" indépendant, divisé, dissocié, séparé, réaliser que c'est une impression, une illusion, une réalité certes, mais une réalité relative, qui provoque des états mentaux malsains, négatifs. Albert Einstem, qui s'est beaucoup intéressé à la Tradition du Bouddha, écrivait dans le même esprit "... l'homme se considère comme une entité : séparé, c'est là une illusion d'optique, qui l'enferme dans une espèce de prison." 84 Le bouddhisme, un art de vivre pour un mieux être Depuis quelques années, et cela bien avant la bouddhamania, le bouddhisme, la Tradition du Bouddha, suscite un intérêt évident au sein de la franc-maçonnerie. Lors des deux colloques 'Bouddhisme et franc-maçonnerie "organisés par lInstitut tibétain Karma Ling, auquel participaient des soeurs et frères de toutes les Obédiences, j'ai pu constater que les bouddhistes francs-maçons et les francs-maçons bouddhistes, étaient de plus en plus nombreux. Pas seulement des sympathisants.. mais des pratiquants réguliers dont certains qui ont "Pris refuge". On ne convertit pas au bouddhisme, on prend refuge. Il faut dire que le bouddhisme est la 4ème "religion" de France. Pour le Ministère de l'Intérieur qui est aussi comme vous le savez le Ministère des Cultes, le bouddhisme est assimilé à un culte religieux. Chaque dimanche matin. les "Voix bouddhistes" partagent avec le christianisme, le judaïsme et l'islam, un droit à l'antenne dans le cadre cathodique des émissions religieuses. Et les Français découvrent qu'il y a en France des centaines de lieux de pratique, et que partout en Europe, le bouddhisme exerce une influence dans les milieux artistiques, intellectuels, et même politiques. Les médias lui réservent un accueil chaleureux ... Il n'y a pas 73 un tabloïd qui n'ait fait un dossier et souvent une page de couverture sur le sujet, qui inspire aussi bien sûr une avalanche d'ouvrages ... et de films "Littie Bouddha" de Bertolucci, "Sept ans au Tibet" de J.J. : Annaud, "Kundun" de Scorcese. Ce que nous observons aussi, et de plus en plus, c'est le succès que connaît le bouddhisme auprès des jeunes (pour ce qu'ils en connaissent). Dans un sondage CSA/La Vie/R.T.L. (printemps 97), les jeunes ... la religion la plus tolérante. celle qui apporte le plus d'espoir. la mieux adaptée au considèrent le bouddhisme comme . . . monde moderne.. celle qui répond le plus aux questions des jeunes.. .et toutes ces réponses dans un sondage auquel participe "La Vie". Pas étonnant si "L'Actualité Religieuse" depuis janvier 99 "Actualité des religions" titre dans un hors-série récent: "Le défi bouddhiste" avec ce . . sous-titre : "La sagesse du Bouddha va-t-elle concurrencer I'Evangile ?". Évidemment, l'Église s'interroge. Des revues très sérieuses comme "Esprit"... "Etudes" abordent le sujet avec précaution et "La Croix" publie un article de Stan Rougier intitulé "Jésus et Bouddha, même combat". Il y a cinquante ans déjà, un théologien catholique, un certain Romano Guardini, avait mis en garde en écrivant : "Peut-être le boud- dhisme est-il le dernier Génie religieux avec lequel le christianisme aura à s'expliquer". Et pour l'instant...il faut reconnaître que l'explication est honnête et fraternelle.. .si nous oublions les humeurs du Cardinal Ratzinger et les bévues de Jean-Paul II, quelques années après Assise dans son ouvrage "Entrer dans l'espérance", bévues suivies d'un repentir, décidément dans l'air du temps. En tout cas, avec le bouddhisme, nous avons dépassé ce que certains considéraient, il n'y a pas si longtemps, comme un phénomène de mode, et de toute évidence son expansion en Occident correspond à une demande, à un désir de réintroduction de la question du sens, à une soif de spiritualité ... libérée des carcans étouffants et souvent obsolètes des religions abrahamiques, religions du livre, révélatrices de 74 vérités définitives, Cette nouvelle forme de spiritualité libérée des dogmes ne pouvait pas laisser les francs-maçons indifférents. Qui plus est, la tradition bouddhique s'inscrit parfaitement, dans le courant de la pensée occidentale moderne et de ses avancées scientifiques, Les notions d'impermanence, de conditionnement, de relatif, d'interdépendance, qui sont au coeur du bouddhisme, sont très en conformité avec les progrès des sciences dites cognitives (celles qui étudient les mécanismes de la pensée) ainsi qu'avec la recherche scientifique fondamentale (notamment avec les principes de relativité et d'incertitude), Le Dalaï Lama est un passionné de science, qui répète très souvent que si la Science s'inscrivait en faux à l'égard, de l'un des principes du bouddhisme, et bien c'est le point de vue scientifique qu'il faudrait adopter et corriger ,., ([tonnant de la part d'un Chef spirituel !.. et sympa- thique aux yeux des francs-maçons progressistes), La rencontre ... positive .. de l'Occident avec le bouddhisme est très récente, Longtemps, nous avons entretenu à l'égard du bouddhisme des idées reçues simplistes, réductrices et parfois carrément erronées. Il faut dire que le bouddhisme a été beaucoup déformé par le regard chrétien des Jésuites missionnaires de l'Orient au xvIIème siècle, Sou- vent le bouddhisme était présenté, et pas toujours de mauvaise foi, comme une religion négative, nihiliste.. comme la religion du vide et de la négation de Dieu. Et le même malentendu a subsisté au XIXème siècle, pourtant après les premières traductions sérieuses et objectives d'Eugène Burnouf, professeur au Collège de France. Les mêmes erreurs d'interprétation ont nourri les points de vue d'historiens et de philosophes illustres comme Hegel, qui écrit que "la religion de Fo (le Bouddha) propose le mépris de l'individu comme la plus haute perfection", Schopenhauer, qui fait état d'un nihilisme bouddhique, Quinet, pour qui le bouddhisme est la doctrine prêchée par "Le grand Christ du vide", Renan, qui fait état de J'Eg]ise du nihi- lisme, et qui propose un texte refusé par "La Revue des deux Mondes", motif : "il n'est pas possible qu'il y ait des gens aussi bêtes que cela ! "Une totale incompréhension en partie d'ailleurs due au fait 75 que le bouddhisme utilisait des éléments de psychologie qui ne furent connus qu'avec l'étude de l'inconscient. Au )O( siècle les traductions se sont poursuivies. Les premiers voyageurs ont fait connaître les traditions bouddhiques. Alexandra David Neel a joué un rôle considérable. Avec les années 60 et le mouvement de la contre-culture, né sur la côte ouest des Etats Unis, à l'origine de la beat generation et du mouvement hippy, l'Orient en général est apparu comme une alternative. Les films d'Arnaud Desjardins, l'arrivée en France de Taïsen Deshimaru en 1967, et du célèbre lama Kalou Rinpoché en 1970, ont aidé à une meilleure compréhension des spiritualités orientales. Et ces mouvements ont eu lieu (où est l'effet, où est la cause) à une époque de forte demande pour relier le corps et l'esprit, pour rapprocher, dans une pratique psychologie et spiritualité. Le terrain était on ne peut plus propice à l'expérience des méditations. Pour ma part j'ai de plus en plus la conviction que le bouddhisme trouvera sa forme occidentale, comme il s'est toujours adapté dans l'histoire, à toutes les cultures. La difficulté dans une inculturation étant tou- jours de greffer sans dénaturer. L'approche du bouddhisme paraît souvent bien compliquée.., peutêtre plus à cause du vocabulaire que des idées.. .Tout ce vocabulaire sanskrit, pali ou tibétain rend l'approche du sujet très ésotérique. Pour plus de clarté, je m'efforce toujours de réduire au minimum tout ce vocabulaire exotique, qui comme les fruits du même nom supporte rarement le voyage. Les complications apparentes viennent aussi souvent de la diversité des formes d'expression du bouddhisme : Mahayana, Hinayana, Vajrayana, Tantrayana, Zen Soto, Zen Rinzaï, Amithaba, Shingon, Tendaï. Nichiren. Il y a tellement d'Ecoles, qu'on pourrait presque dire qu'il y a des bouddhismes, avec quelquefois autant de différences entre les pra. tiques de ces courants, qu'entre le Vaudou haïtien et le Calvinisme genevois. Mais.., au-delà des différentes branches du bouddhisme, il y a un 76 bouddhisme profond, un bouddhisme fondamental. Vous savez, le bouddhisme, c'est un peu comme un artichaut, il y a les feuilles et le coeur. Un peu comme pour la franc-maçonnerie.... Et bien, le coeur du boud- dhisme, offre, me semble-t-il, des solutions de guérison parfaitement adaptées à notre monde moderne occidental. Il y a 25 siècles, sur un coussin d'herbes, sous un arbre magnifique, une variété de figuier très répandu en Inde et au Népal, le Pipai (ficus religiosa) aujourdhui appelé "arbre de la bodhi", le jeune Prince Siddharta ("Siddharta" signifie celui qui a atteint son but), a trouvé en méditant, à l'intérieur, le chemin qui conduit à l'Eveil à la Lumière. Cet homme, ce Prince d'une petite tribu du N.E. de l'Inde, dont on a souvent raconté la vie, probablement parce qu'elle est l'illustration la plus éloquente de sa doctrine, cet homme est devenu un bouddha. UN bouddha, parce qu'il y en eu d'autres avant lui et qu'il y en aura d'autres après lui, et aussi parce que "bouddha" est un adjectif et non un substantif, Il faut dire le Bouddha Shakyamuni, ... les Shakyas, c'était le nom de sa tribu. Le mot "bouddha" a deux étymologies : Une étymologie, la plus courante, qui vient de "bodhi" et qui signifie : "éveillé", et une autre plus révélatrice, qui vient du sanskrit "budhi". qu'on pourrait traduire par "intelligent", littéralement, mais pas dans le sens d'une intelligence ordinaire, réflexive, analytique plutôt dans le sens d'une intelligence globale, intuitive, un peu ce que nous appelons parfois dans notre tradition méditerranéenne "l'intelligence du coeur". ; Le Bouddha Shakyamuni, celui que les Tibétains appellent le Grand Médecin, a enseigné aux hommes comment guérir de la souffrance inhérente à la condition humaine. Tout d'abord, en les conduisant à prendre conscience de leur ignorance, de leur aveuglement, c'est à dire de leur incapacité à voir les choses comme elles sont, en les incitant à sortir d'une conception fondamentalement erronée de la réalité, qui provoque tant de désordres psychologiques et émotionnels... Egalement, en leur faisant prendre conscience du caractère fugitif, impermanent, de ce qui "est", avec beaucoup de guillemets à ce verbe être, en leur donnant un aperçu réel de ce qu' "est", avec des guillemets, la nature de l'ego, sachant que s'identifier à cet ego, c'est le premier signe de l'ignorance. 77 Ce que nous appelons "moi" ce n'est rien d'autre que quelque chose de provisoire, composé d'agrégats qui constituent un individu limité, obsédé par le désir de toujours saisir, ou de fuir, incapable de reconnaître sa vraie nature. Voilà, en quelques mots, en résumé, le coeur de la Doctrine Pour nous libérer des trois poisons que sont l'aveuglement, l'esprit de convoitise et les ressentiments, (comment ne pas penser au bandeau de l'impétrant profane, aux métaux qu'il devra abandonner et aux passions qu'il lui faudra vaincre?) ... Le Bouddha a proposé une méthode, celle du "noble octuple sentier", dont il suffit de retenir les trois volets PRAJNA, un mot qui signifie "sagesse", en l'occurrence il s'agit des règles sages de comportement, SILA, la Morale, DHYANA, la méditation, la pratique avec le corps, l'expérience, l'essentiel... Après sa mort, le Dharma, la loi, la doctrine, et les trois trésors Bouddha, Dharma et Sangha (la communauté des moines), se sont répandus à travers toute l'Asie. Très tôt à Ceylan (au 11Ième siècle avant notre ère), en Chine, au début du siècle (où la rencontre avec le Taoïsme a donné le Ch'an, le Zen), en Asie du sud-est, en Corée, au Japon, en Indonésie (au 11ème siècle, chassé, au Xllè par l'Islam), au Tibet (au Vilème siècle). A la même époque, le bouddhisme disparaît petit à petit de l'Inde, sans violence, après une forte pression du brahmanisme ... et un peu plus tard de l'Islam., A la base de la Doctrine du Bouddha, il y a cette idée, cette prise de conscience que la vie est souffrance. N'est-ce pas en tant que "cherchant" mais aussi en tant que "souffrant" que le maçon a frappé un jour à la porte du Temple ? Si vous demandez à un bouddhiste, de quelque pays que ce soit, de quelque courant que ce soit, ce qu'est le bouddhisme, vous aurez toujours la même réponse : 'Le bouddhisme, c'est la diminution de la souffrance". Il faut bien comprendre ce que le bouddhisme entend par souffrance. La vie est souffrance, dans la mesure où malgré nos efforts désespérés pour tenter de vivre heureux, on ne peut pas échapper à la douleur, à la vieillesse, à la maladie, à la mort... On ne peut pas 78 échapper, disent les textes bouddhiques, à "l'union avec ce que l'on n'aime pas, à la séparation d'avec ce que l'on aime". Une calligraphie du moine japonais, dont j'ai été l'élève, le disciple, dit ceci : "Même si tu aimes les fleurs, elles meurent, même si tu n'aimes pas la mauvaise herbe, elle pousse." Bien sûr, il y a les joies, des instants de que nous appelons le bonheur, mais un bonheur toujours provisoire, impermanent. .Tout est . voué à disparaître, même les joies ... J'entendais récemment sur France Inter, Jean D'Ormesson dire à un journaliste "le monde est une fête en larmes". Rien n'est permanent, à commencer par ce que "nous sommes", ces cinq agrégats que sont la matière qui compose notre corps, les sensations que nous éprouvons, les perceptions, les formations mentales, la conscience ; ce qui constitue notre moi individuel est appelé à totalement se désagréger... Il n'y a pas comme dans l'hindouisme ou le christianisme, une âme indestructible pour laquelle le Moi individuel servirait en quelque sorte de réceptacle, d'habitacle provisoire, et qui à tout moment peut retourner dans l'universel ou dans un état de félicité éterne ... Non ... Pour le bouddhisme, cela n'existe pas une âme. Tout ce que "nous sommes", toujours avec beaucoup de guillemets, se dissout, disparaît. Et la renaissance dans tout cela, la théorie de la transmigration tellement séduisante, (selon un sondage récent 24% des Français, croient à la réincarnation), une théorie qui provoque tant de malentendus. Et bien, ce qui transmigre, ce n'est pas un principe permanent (une âme), puisqu'il n'existe pas. Ce qui se rassemble éventuellement, par l'impul- sion de la vie, est sans continuité substantielle d'une existence à une autre, sauf pour des êtres exceptionnels, des maîtres spirituels, les tul.kous, qu se sacrent en se ïéncaïnant dans un état d' existence humain pour aider leur prochain à parvenir à I'Eveil. Dans la majorité des cas, ce qui transmigre est différent de l'état d'existence précédent, mais "quelque part" dépendant de celui-ci, dans un continuum de conscience déterminé par les actes et les 79 conséquences des actes, par ce que l'on appelle le karma, par une influence successive de causes et d'effets. Autrement dit, si tous nos actes, positifs et négatifs, sont pris en compte pour un devenir ... pour autant, il ne faut pas espérer réappa- raître sur cette planète pour une existence supplémentaire, dans ce conglomérat de chair rouge que nous chérissons tant, avec notre fiche individuelle d'état civil, et notre carte bleue. C'est encore une illusion intéressée d'un moi qui refuse de disparaître. Quelle est la cause, l'origine de la souffrance des hommes ? Cette cause se situe dans l'attachement à des illusions et à des ombres. Egalement, elle se situe dans l'avidité, dans le "toujours vouloir obtenir'. Elle prend ses racines dans les désirs, dans l'avidité égoïste, la Soif disent les textes. Soif de plaisir, soif d'existence permanente, et soif d'être reconnu, comme disent les psychologues... Et cela, toujours parce que nous sommes fondamentalement ignorants ... en particulier, nous ignorons à quel point nous sommes conditionnés... Tant que nous serons dans cet état d'ignorance, point de départ de toutes les illusions, de tous les problèmes, tant que nous ignorerons la véritable nature de lesprit, tant que nous n'aurons pas levé le voile et découvert, révélé, la réalité ultime, la réalité telle qu'elle est, nous serons semblables à des aveugles ... qui avancent à tâtons, sans savoir où nous allons... Aveugles parmi des aveugles, plus aveugles que cèux qui ont perdu la vue, parce que nous ignorons que nous sommes aveugles, ce qui est le comble de la cécité. Et dans cet état d'aveuglement, un enchaînement de causes et d'effets va provoquer l'influx, l'énergie qui dirige vers des renaissances, qui conduit de renaissance en renaissance et naître, c'est enclencher un nouveau processus de souffrance... L'engendrement du cycle des renaissances et des morts par un mécanisme de conditionnement enclenché par l'ignorance fondamentale, c'est ce qu'on appelle le samsara... Alors, comment faire pour sortir de cette tragique situation ? Comment faire pour que cesse la souffrance? Le bouddhisme met l'accent sur la nécessité de triompher d'un attachement naïf et infantile à la vie pour ce qu'elle n'est pas ... pour ce 80 qu'elle n'est pas, soyons bien clair ... sur la nécessité de triompher de l'avidité, de la soif ... soif de saisir, de fuir, d'accaparer, d'avoir... Vous ne trouvez pas que nous sommes de plus en plus des esprits assoiffés, dans un système économique triomphant qui entretient cette soif, une soif jamais assouvie ... Alors, quelle solution? Le Bouddha était convaincu que la solution est en nous. Parmi les dernières paroles du Bouddha : "Soyez votre propre flambeau, soyez votre propre secours". Il aurait dit aussi "Entre celui qui : vainc au combat cent fois mille ennemis et celui qui se vainc lui-même, c'est le second le plus grand des vainqueurs". Voilà qui pourrait être une maxime maçonnique... Beaucoup diront des choses très semblables, après lui, en d'autres termes, mais l'originalité du Bouddha, c'est d'avoir donné une méthode, d'avoir expliqué clairement comment faire, comment procéder.. .11 aurait dit à ce sujet : "Ne croyez rien de ce que je vous ai enseigné sans l'avoir expérimenté". La méthode comprend un certain nombre de préceptes, de règles de vie, comme avoir des moyens d'existence justes. Ne pas voler, ne pas profiter d'autrui... S'efforcer d'avoir des pensées justes. Sans malveillance à l'égard des autres, en contrôlant les colères, en tout cas en étant spectateur de ses colères, et sans jamais envier qui que ce soit. C'est aussi parler juste. Le bouddhisme insiste beaucoup sur l'importance du langage qu'il recommande de surveiller. Egalement c'est avoir des actions justes, réfléchies, sachant que : "Les mots dans la bouche de celui qui n'agit pas conformément à ce qu'il dit, sont semblables à de jolies fleurs sans parfum." Bon, ces quelques principes exposent en quelque sorte ce que l'on pourrait appeler la morale bouddhique, agrémentée parfois selon les écoles, d'un certain nombre de règles de conduite qui rappellent la morale judéo-chrétienne du Décalogue de Moïse. La différence, c'est qu'il n'y a pas d'interdits. Il n'y a pas non plus de perspective juridique avec jugement, sentence, récompense ou châtiment... Non !.. Ce sont plutôt des recommandations de comportement, un 81 peu comme une ordonnance médicale préventive. Il y a des actes sains, positifs, et des actes malsains, négatifs, qui amènent à des dysfonctionnements. (dont tient compte la médecine tibétaine). Vivre en bouddhiste implique aussi d'aller dans le sens d'un effort juste, concentré sur le bien, le beau, plus exactement sur tout ce qui est harmonieux, en ayant soin par exemple d'occuper harmonieusement le lieu où l'on se trouve ... à commencer par cette planète bleue qui nous a accueillis. Cet effort juste doit s'accomplir avec une attention juste. A rapprocher avec prudence de ce qu'on pourrait appeler la maîtrise de soi. Il faut comprendre cela dans le sens de la vigilance, une notion très importante dans la pratique du bouddhisme. Quand le Maître zen japonais Taïsen Deshimaru a été reçu en loge en 1976, il a été très impressionné par la rigueur de la cérémonie, la méthode, les gestes, le comportement des maçons, par la vigilance qui préside à nos travaux dans l'accomplissement de nos rites. Parmi les dernières paroles attribuées au Bouddha Cakyamuni : "Ô moines, soyez vigilants, soyez vigilants". Surtout ne pas confondre "vigilance" et tension, crispation, dans l'inquiétude ... Au contraire, plus on est vigilant, moins on est inquiet. Complètement dans l'instant présent, il n'y a plus de peurs, d'angoisses, pas de nostalgie du passé, ou de craintes d'un hypothétique futur... La vigilance nait de l'expérience de la concentration, ici/maintenant... Elle est dans une large mesure la clé du bonheur. Une dame qui participait à une conférence de Taïsen Deshimaru, lui a posé la question bateau du bonheur, de la définition du bonheur, de la recette du bonheur auquel tout le monde aspire, en confondant souvent bonheur et plaisir.. Elle a reçu cette réponse, très brève, à certains égards un peu brutale sortie de son contexte, terrible, mais tellement : "Madame, si vous ne pouvez pas être heureuse ici et maintenant, vous ne serez jamais heureuse !" Le bonheur réaliste est toujours pour demain, dit la chanson... C'est toujours un espoir... Vous connaissez peut-être la formule de Woody Allen "Qu'est-ce : que je serai heureux quand je serai heureux !..." 82 Parmi les préceptes observés, il faut citer aussi la volonté juste, sans toujours faire pour obtenir, sans intention obsessionnelle de profit, sans craintes et sans désirs inaccessibles. Il ne s'agit pas de supprimer le désir, comme on l'entend parfois, mais de comprendre le mécanisme, et désirer sans attachement irréaliste. Enfin, pratiquer le bouddhisme, c'est inclure dans sa vie le temps de s'arrêter... Le temps de la méditation juste, à la fois fin et moyen, véritable expérience de l'instant présent dont nous ne sommes séparés que par nous-mêmes. Le bouddhisme, c'est une expérience, il faut insister sur ce point, une expérience vécue avec le corps, une expérience qui échappera toujours à l'intellect, au mental... La franc-maçonnerie n'est-elle pas elle aussi avant tout un lieu privilégié d'expérience, de pratique ?... Finalement ce n'est pas l'intellect, les pensées discursives ou l'adhésion à des spéculations prétendument ésotériques, qui nous conduiront à la lumière, mais la pensée du corps. révélée, réveillée par les effets du Rite. Après tout, le cerveau n'est peut- être rien d'autre qu'un énorme appareil de concentration ? C'est le point de vue de certains neurophysiologues comme le professeur Chauchard, c'est aussi le point de vue de Nietzche ... Nietzsche qui écrit dans ses "Fragments" "Il est admis que tout l'organisme pense, que toutes les formations organiques participent au penser..." : Sous des formes diverses, vous retrouverez partout dans le bouddhisme, l'importance accordée à la participation du corps, à la méditation assise, dans la posture célèbre du Bouddha historique ... telle qu'elle est représentée depuis le début de notre ère, symbole de la méditation, de la paix intérieure et de la sagesse. Cette posture, triangulaire, très stable, très équilibrée, exprime, me semble-t-il, l'essentiel du bouddhisme. Impermanence, souffrance, absence de "moi" (remise en question de la nature de l'ego), et surtout apprendre à s'arrêter, à cesser de gesticuler, apprendre à devenir prudent à l'égard des arabesques de la pensée, et pour cela apprendre à prendre le temps de laisser reposer le mental en perpétuelle ébullition, calmer les agitations du mental, 83 "fondamentaux". Alors le monde réel deviendra ce qu'est le monde virtuel de combats de magiciens qui est souvent celui des jeux vidéo. A la fin du siècle dernier, en aucune façon faire du spiritisme n'affectait les "fondamentaux" d'une sorte de "révision magique". A la fin de notre siècle, c'est au contraire le cas. Si. par hypothèse, la plupart des incidents nucléaires sont, immédiatement et spontanément, portés à la connaissance du public, il devient très facile, du même mouvement, d'imposer les règles de mesures, par définition identiques pour tout le monde. Soyons concrets par un exemple. Une fuite a lieu à tel endroit d'une centrale nucléaire. Les mesures effectuées à 1 mètre relèvent tant de Becquerels ; mais le communiqué ne manque pas de rappeler que si, en dépit des règles internationales, les mesures avaient été relevées à 10 cm le nombre de Becquerels aurait été 100 fois plus élevé, et à 1 cm 10.000 fois plus élevé ; comme il préciserait que le personnel reçoit 100 fois moins de Becquerels à 10 mètres, et 10.000 fois moins à 100 mètres dans l'exceptionnelle éventualité où rien ne s'interpose entre la fuite elle-même et ce personnel. (*) Quand des informations aussi simples se répètent 50 fois par an, l'opinion est de moins en moins instrumentalisée et le crédit des thurifèraires de la pensée magique s'affaisse très rapidement. L'éthique retrouve la place qu'elle n'aurait jamais dû perdre, et la dignité de l'homme avec elle. La transparence s'impose. Toutes les données ici présentées ont été soumises à la critique de l'un des membres de la première mission d'experts envoyée à Tchernobyl. René LECLERCQ En toute rigueur, si le nombre de Becquerel est exact, ce que reçoit le personnel demande l'usage d'une autre unité. 102 Ne tenir pour vrai que ce que l'on a compris, mais apporter des données vraies à celui qui veut comprendre. Des choses connues mais un tant soit peu mystérieuses. De la vérité, on peut dire que nul ne la détient, comme on peut dire que sa recherche est le but principal de la vie. Et nous sommes instruits de ne tenir pour vrai que ce que nous avons compris. Pas facile ... Nous ne savons pas ce que nous n'avons pas compris. Si nous pouvions au moins délimiter ce que nous n'avons pas compris, ce serait déjà beaucoup. Peut-on décrire ce qui a échappé à notre compréhension? D'autant qu'il faut savoir rester des êtres subjectifs sans cesse partagés entre des émotions variées, tout en sachant parfaitement que c'est dans le vaste domaine de la subjectivité que prennent naissance nos pré- jugés, voire notre propre dogmatisme, plus ou moins conscient. De même que l'on sait que c'est bien cette subjectivité qui nous "bloque" parfois sur des positions de refus de changer d'opinion, ou simplement d'adopter des positions fondées sur la rigueur des faits. Ce peut être désagréable, voire insupportable, d'abandonner le "chaud confort" des "certitudes subjectives". On peut ignorer la "clé" qui peut nous faire avancer vers la vérité ; on peut même délibérément choisir de se tromper soi-même. Les citoyens ont le devoir d'orienter les décisions prises au nom de toute collectivité, par leur vote, mais aussi par leur participation à des mouvements d'opinion. L'opinion est libre. On est en droit de se demander comment se forme l'opinion dune collectivité. Nous avons tous appris à maîtriser nos pulsions et sommes réputés les maîtriser, ou du moins en cultiver la maîtrise. La liberté d'opinion ne serait-elle pas une conquête permanente du fait 87 même que la vie ne cesse de tout renouveler. N'aurait-on pas le devoir de se trouver une méthode pour sauvegarder sans cesse notre liberté ? La rigueur, alors, paraît constituer l'un des devoirs premiers, comme d'exiger qu'on en use de même à notre égard. Devant l'ampleur, apparente, de l'incertitude, l'usage d'éléments rationnels est à coup sûr recommandé. Sur le chemin de notre vérité, on peut parfois oublier que plus que de longs parcours rationnels, la rigueur et la méthode sont parfois de simple bon sens le bon sens peut venir à faire défaut. La rationnalité et le bon sens sont indispensables. Des choses singulières, mais moins mystérieuses. Aujourd'hui, il se passe des choses singulières. Elles sont singulières parce qu'elles mettent, beaucoup plus que nous ne le pensons, en cause les principes sur lesquels repose notre quête permanente. Ces singularités tiennent, peut-on penser, justement à la part croissante de notre subjectivité dans la formation de l'opinion en cette fin de millénaire, alors qu'on aurait pu escompter le contraire. Cette part fort subjective traduirait-elle une "réaction" à une profonde déception à l'égard des fondements établis de nos manières de penser acquises au siècle dernier et au début de ce siècle, y compris la part sans doute majeure des déceptions idéologiques. Certains vont jusqu'à dire que nous "retournons" à un mode de pen- sée "moyenageux". Et ceci en même temps qu'une perception plus aiguê de la démocratie pousse notre opinion à demander d'être de plus en plus sollicitée pour orienter les choix collectifs ("après tout c'est notre vie qui est en jeu"). S'il est un domaine dans lequel notre subjectivité monte en nous "en première ligne", c'est celui du nucléaire. Il touche à notre existence, au moins à notre santé. La mesure des rayonnements repose sur des principes suffisamment incontestables pour être fiables. Le principe premier est la DECROISSANCE de l'intensité du rayonnement selon le CARRE de la distance. Enseigné presqu'au début du cycle secondaire dans la plupart des pays du monde. Que beaucoup d'entre nous aient complétement oublié ce principe est une donnée de départ. La "lumière" (la lumière visible) est la très courte portion des rayonnements de toutes longueurs d'onde qui nous soit visible ; la quasi-tota- lité des rayonnements nous reste invisible. La loi ne s'applique pas moins à la totalité des rayonnements, de la lueur dune bougie au rayon- 88 nement d'un corps radio-actif. Maintenez la flamme d'une bougie à 5 cm de votre oeil outre que vous vous brûlerez sans doute le sourcil, ce que vous risquez surtout de brûler, c'est votre rétine, votre vue. Pourtant, à 50 cm de cette unique bougie vous ne pouvez lire votre journal. L'intensité lumineuse a beau être de tant d'unités à 5 cm de la flamme, elle n'en est pas moins 100 fois moindre à dix fois plus loin, à 50 cm (carré de la distance). Et ainsi de suite. Dans une pièce de 6 m de long vous placez un corps radio-actif à 50 cm du mur du fond, et en face, à 50 cm de la porte, soit à 5 m de la source, vous mesurez le rayonnement émis il est 25 fois moins intense que mesuré à 1 m de la source. Les mesures montrées au public dans le but de "sensibiliser l'opinion". Qui a remarqué que les mesures des écologistes sont sans exceprelevées à proximité immédiate de la source, voire tout contre, et n'est, par ailleurs, jamais relevée là où se trouvent habituellement les hommes que l'on veut "sensibiliser", c'est à dire à distance. Les lois de la nature sont infalsifiables, et l'on s'appuie implicitement tion sur la connaissance intuitive de ce fait. Mais on le tourne. Pour "sensibiliser" à quoi? Comme les gens ont oublié, et qui pourrait le leur reprocher, la loi du carré de la distance, la "sensibilisation" ne consiste qu'à ne leur laisser en mémoire qu'une mesure effectuée avec un bon appareil, mais pas aux distances qui conviennent. De sorte que les "sensibilisés" répètent à l'envie "c'est affreux, il y a une source radioactive de tant d'unités, DONC, nous sommes FORTEMENT irradiés, et personne ne nous avait prévenus. Heureusement que les écologistes nous révèlent qu'on nous irradie pour gagner du fric au détriment de notre santé". Sensibiliser à quoi? On ne peut prétendre avoir le souci de sensibiliser l'opinion sans effectuer des mesures comparatives là où se trouvent les gens que l'on veut avertir. C'est le SEUL moyen de les informer de ce à quoi ils sont "soumis", à 100 m, à 1 Km, à 10 Km, etc. Au mieux fait-on semblant de croire que "nul n'a oublié depuis le secondaire" (pour ceux qui en ont bénéficié) la "loi de décroissance selon le carré de la distance" et de croire AUSSI qu'ils feront le calcul (s'ils ne l'ont pas également oublié). Qui a fait des enquêtes préalables parmi la population sur la connaissance de cette loi? Les lois de la nature sont infalsifiables; c'est PAR OMISSION qu'on obligatoirement ; falsifie la SEULE PART de cette loi qui intéresse vraiment et directement 89 les gens, mais qu'ils ont oublié. A-t-on le droit de faire usage de l'ignorance et de tout fonder sur elle ? Pouvons-nous nous taire devant une telle absence de respect de la dignité humaine ? La presse est convoquée dans une gare où stationne un train de conteneurs destinés à l'usine de la Hague afin de lui 'prouver" que les voyageurs qui attendent leur train sur le quai de l'autre voie sont 'très irradiés". Si le souci de sensibiliser se voulait au dessus de tout soupçon, on aurait pris la presse convoquée à témoin que sur le quai des voyageurs, soit à 10m, le rayonnement auquel les voyageurs sont soumis est (10 x 10) 100 fois moindre ; et de l'autre côté de la petite place de la gare, mettons à 100m du conteneur, la dose est (100 x 100) 10.000 fois moindre, quasi-immesurable, (Nous verrons plus loin un autre facteur). Comment, en gardant son sérieux, déclarer à la presse convoquée que lEtat ment aux citoyens quand c'est à ce point que l'on falsifie le principe des mesures en omettant les SEULES mesures qui intéressent DIRECTEMENT les gens ? Cette grave accusation de l'Etat est-elle portée par des méthodes au-dessus de tout soupçon ? Il faut marteler que la dose comuniquée à la presse pour qu'elle soit diffusée, ne concernerait que les gens, probablement quelque peu "dérangés", qui n'attendraient leur train de voyageurs qu'en se faisant attacher sur la paroi même du conteneur Sur ces "experts" qui convoquent la presse n'y aurait-il pas deux hypothèses? Ou bien ils sont notoirement incompétents, et il faut que le destinataire, le public, en soit averti. Ou, bien ces "experts" poursuivent une toute autre finalité ; il faut savoir très clairement laquelle pour l'utilité publique. Lhonnêteté envers le public serait de le convaincre qu'il est instrumentalisé dans un but qui ne le concerne pas vraiment, car il suffit de se poser la question suivante : un homme instrumentalisé conserve-t-il sa dignité et est-il encore libre ? Tout est là. Une "pose": ce que nous faisons d'une manière générale. C'est un devoir pour nous de transmettre des éléments suffisamment et clairement accessibles pour éclairer autrui pour qu'il puisse comprendre lui-même le phénomène ou la donnée, pour qu'il bâtisse solidement sa connaissance, et, si c'est le cas, qu'il évalue les dangers qu'il court selon des règles universelles. Nous n'apportons que des données qui permettent à chacun de se construire librement une opinion. L'élimination de mesures illustrant sans conteste une part précise des lois de l'univers n'équivaut-elle pas à la diffusion de dogmes éliminant tout élément permettant la libre critique ? 90 Quelle "vérité" possède un homme, un expert, une opinion organisée, qui s'arrange pour éviter toute critique? Faut-il être "physicien", ou "expert"? Historiquement on a commencé par définir 1' "activité" d'un corps radioactif. Dans ce but, on a mesuré, à 1 mètre, puisque telle est l'unité de distance dans le système de mesures reconnu dans le monde entier, pour comparer des choses comparables sans quoi on peut dire n'importe quoi et le dire sans contrôle. Les lois de l'univers ne peuvent se définir que par des mesures parfaitement superposables la "chose singulière" évoquée au début de ce travail est que depuis la plus haute antiquité aucune contestation n'a jamais été portée sur cette évidente nécessité et qu'il faut nous trouver au seuil du eme millénaire pour voir bafouer une telle évidence. Ce genre de "position" évoque plutôt certains cercles ou communautés. Bafouer... et menacer de "mensonge" et de "cachoterie" bâtis sur de fausses mesures. Question centrale : une loi de l'univers ne "cache" rien ! Pour une loi de l'univers, les notions de "mensonge" et de "cachoterie" n'ont aucun sens, aucun contenu. La seule question qui DOIT se poser est d'apporter les plus grands scrupules à observer cette loi. Ou bien on ne dit rien... Comment "savoir" ? Ce "dilemne" est l'objet de ce texte. Faut-il être un expert pour assimiler la loi de la gravitation ou le simple bon sens suffit-il ? La loi de décroissance de l'intensité du rayonnement n'est pas plus "difficile" à comprendre. Pour la première loi, un homme se lance du eme étage, faut-il une bataille d'experts, et s'accuser de "mensonge", pour savoir s'il va se tuer? C'est se payer la tête de 1' "opinion". Pour celle de la décroissance, nul besoin d'un expert pour constater qu'on ne peut plus lire son journal à partir d'une certaine distance d'une source lumineuse. Si le rayonnement émis par le conteneur était visible, il n'y aurait aucune discussion. Nul n'a besoin d'un expert, et d'un expert "indépendant", pour constater que la route sur laquelle vous roulez est très mal éclairée si son éclairage a été planté trop loin. Si, pour vous répondre, un expert "indépendant" va mesurer l'intensité lumineuse TOUT CONTRE cette source lumineuse trop éloignée pour vous affirmer que sa mesure ayant obtenu tant d'unités lumineuses (ce que nul ne conteste) votre route se trouve suffisamment éclairée, votre colère de "non expert" est justifiée. Si cet expert "indépendant" déclare que l'expert "commis par le Gou- vernement" qui mesure l'intensité lumineuse, non pas CONTRE la source lumineuse mais sur la route, est un "menteur qui trompe le 91 citoyen" le monde marche sans doute cul par dessus tête. C'est très exactement ce qui a été fait dans la gare citée plus haut. On est en droit de se poser quelques questions. Il n'y a qu'une seule loi de décroissance qui s'applique identiquement à la lumière visible sur la route et à la "lumière invisible" émise par le conteneur dans la gare, Nous venons de dire que toute mesure doit être relevée à 1 mètre, impérativement. Si l'on peut dire encore plus impérativement quand la peur de l'homme est en jeu. Ce n'est pas une question de conviction, mais DE FAIT. Pouvoir comparer des choses comparables dans ce domaine surtout, est une question d'éthique, de respect de la dignité de l'homme. Nous avons annoncé plus haut que nous revenons sur les mesures relevées dans la gare. L'appareil de mesure a été plaqué sur la paroi du conteneur, Pour simplifier, supposons que l'appareil se situe ainsi à 10cm de la source. A 10 cm, l'intensité du rayonnement est 100 fois plus élevée qu'à 1 mètre, car le décimètre est le 10ème du mètre (10 x 10 = 100 cm). Cette différence d'un facteur 100 au point initial affecte les éventuelles mesures sur le quai et sur la place de la gare : si la mesure sur la paroi même du conteneur est de tant d'unités, l'intensité du rayonnement est 100 fois moindre à 1 mètre, et 10.000 fois moindre sur le quai des voyageurs, et 1 million de fois moindre sur le bord de la petite place de la gare. C'est ainsi que se manifeste un "expert indépendant" Cette différence d'un facteur 100 entre 10 cm et 1 mètre, nous introduit aux variations d'intensité du rayonnement quand on se rapproche encore, A 1 cm, l'intensité mesurable est 100 fois plus élevée qu'à 10 cm, et à 1 mm 100 fois plus élevée qu'à 1 cm. Ce n'est pas indifférent. Les mesures effectuées sur la conduite d'évacuation maritime des déchets de l'usine de la Hague ont été relevées au contact même de la conduite, dont l'épaisseur ne dépasse pas au maximum 1 cm. A source égale, l'intensité à 1 cm est 100 fois plus élevée qu'à 10 cm comme dans la gare... Instrumentalisation encore plus poussée de l'opinion. Mais il y a "beaucoup mieux" si l'on peut dire. Les éventuelles mesures au sein même de la matière émettrice. Les intensités relevées au sein même de la matière émettrice sont encore plus élevées, la notion de distance a disparu; nous entrons dans un autre domaine, celui de 1' "ACTIVITE" de la matière concernée. Pour l'illustrer, on peut se reporter à l'usage en médecine des aiguilles de radium pour traiter certains cancers thérapeutique aujourd'hui ; 92 abandonnée pour des sources plus maniables de radiations. Imaginons que nous proposions à 1' "expert" qui bafoue les règles universelles de mesures, d'entourer sa main nue qui tient l'appareil d'un collier d'aiguilles de radium comme utilisée pour certains cancers. Même s'il ne le gardait qu'une seconde au lieu de plusieurs jours, il refuserait tout net il aurait sans doute raison. Or le monde entier a vu cet expert mettre à main nue son appareil de mesure dans le flux même des effluents radioactifs, et ce à la sortie immédiate de la conduite d'évacuation. Pour sa propre publicité, il aurait pu se munir d'un gant de plomb le public ignore que les rayons gammas se moquent de l'épaisseur d'un tel gant. Comme nous le disons, cette mesure de I' "activité même" des effluents donne une "intensité" plus élevée qu'à la surface immédiate de la conduite. Si son acte avait été dangereux, même un peu, non content de se laver les mains après son relevé, comme les chirurgiens il aurait utilisé une brosse dure en frottant longuement pour éliminer la moindre parcelle radioactive insinuée dans les replis et sillons, comme sous les ongles. Sans compter que la moindre excoriation laisse pénétrer des parcelles radioactives directement dans le sang. Au sein d'un corps radioactif, il n'est plus question de distance. L'ordre de grandeur des unités utilisées. En matière de traitement des cancers par des aiguilles de radium ou d'autres corps radio-actifs, on utilisait la "curie", usage pas seulement médical. C'est une unité énorme et en pratique on utilisait la millicurie, voire la microcurie. Or la millicurie est 1' "activité" d'un corps au sein duquel se produisent 37 millions de désintégrations atomiques par seconde. Il existait aussi d'autres unités établies à partir de celle-ci. Ce premier système a été abandonné en raison d'exigences de précision. Raison de plus pour effectuer les mesures avec la plus extrême rigueur. L'inconvénient des nouvelles unités est qu'il n'y a parfois aucun rap- port direct entre elles. On a pourtant raison de le faire la rigueur ne : règne jamais assez. L'unité d'activité des corps radioactifs est le BECQUEREL qui est une SEULE désintégration atomique par seconde, de sorte que l'ancienne millicurie équivaut à 37 millions de Becquerels. Le Becquerel est en même temps l'unité de mesure à une distance quelconque de cette lumière invisible qu'est le rayonnement nucléaire. C'est une unité vraiment très petite ; en deçà d'un certain nombre de Becquerels aucun appareil de mesure n'enregistre quoi que ce soit. Les autres unités sont celles des quantités (ou "doses") reçues, ou 93 absorbées, par les êtres vivants. Elles ne sont pas indispensables à considérer ici. Ia radioactivité naturelle. Toute matière vivante contient des isotopes radioactifs de potassium (et un peu de carbone). L' "activité" du corps humain en tant que "source radioactive" peut s'exprimer en Becquerels. L'activité d'un éléphant est plus élevée, celle d'un chat moins élevée celle dun être humain de 40 Kg moins élevée que celle d'un autre de 80 Kg celle de ce dernier est de 10.000 Becquerels. De sorte qu'un quai de métro occupé par 130-140 personnes a une "activité" de 1 million de Becquerels. Si l'autre quai est également occupé par 130 personnes, et que deux rames contenant chacune 140 personnes stationnent en même temps, l"activité" de la station est de 4 millions de Becquerels. En réalité, chaque individu présent dans la station ne reçoit pas ces 4 millions de Becquerels pour des raisons fort simples, que nous ne vou- lons néanmoins pas exposer ici, mais dont on doit retenir qu'il faut les respecter si l'on veut préserver un minimum d'honnêteté intellectuelle surtout quand on se donne la mission d' "informer l'opinion". Chacun sait que le granit est radioactif. Mais on oublie de dire que les quantités d'uranium suffisantes à l'échelle industrielle se trouvent préférentiellement dans les terrains granitiques. Autrement dit, c'est de cet uranium naturel que le sol contient que certaines régions ont été "débarassées" pour faire tourner les centrales nucléaires. Avant d'irradier dans les centrales, cet uranium irradiait nos campagnes. Comment cela est-il possible ? Justement par effet de la Loi de décroissance, systématiquement ignorée par certains "experts". Là où l'uranium est diffus, le rayonnement de chaque gramme d'uranium décroît avec le carré de la distance et devient négligeable, pendant que pour les centrales, l'uraniun doit être concentré pour atteindre des activités très fortes par cm-cube. Peuton dire que l'extraction d'uranium a "débarassé" les campagnes d'un "risque nucléaire" pour la population rurale notamment? Certainement pas. car à ce niveau de diffusion, le danger n'existe pas du tout. On sait que le sol de l'Etat indien du KERALA est dix fois plus radioactif que nos sols granitiques. Autrement plus dangereuse l'altitude pourrait être considérée. Un séjour de 15 jours à un peu plus de 2000m équivaut à une radio- graphie du corps entier qui est exposé à de menus résidus de rayons cosmiques. Sur un film, l'image serait très mal visible car trop faible, mais image reconnaissable quand même pour un oeil exercé. Ce fait ne 94 met nullement en danger l'industrie hôtelière Ni à 4000 m les populations du Tibet ou de l'Altiplano andin. D'ailleurs les 15 millions d'habitants de l'agglomération de Mexico vivent à plus de 2000 m ; à raison, disons, d'une par mois, une vie entière fait beaucoup de radiographies du corps entier. Aucune statistique n'y a jamais mis en évidence d'augmentation du nombre de malformations congénitales ... ou de leucémies. Sauf, là encore, à tricher avec l'usage des statistiques pour leur fairedire ce qu'elles ne disent pas Information du public et indépendance d'esprit. L'information du public est l'une des plus louables activités. En "faisant simple", d'imombrables choses peuvent être accessibles au simple bon sens. L'utilité de la lutte contre l'ignorance s'appuie sur le fait que l'accès à la compréhension de l'univers accroît notre "équilibre" intérieur. Il est préférable d'être informé en toute clarté de l'état de la nature autour de nous, plutôt que, faute d'information claire et non-contestable, nous passions notre vie d'homme dans la crainte de notre environnement. Dans le domaine nucléaire, la seule information claire et non contestable ne peut résulter que du relevé de mesures à 1 mètre de la source, et de mesures dûment relevées à l'endroit précis où se trouvent les hommes que l'on désire informer, à 100 m, à 1 Km ... à 10 Km, à 100 Km si nécessaire... Le but est de n'en aucun cas accroître l'ignorance, mais de toujours la faire reculer. Il est vrai que ce qui fait peur rapporte plus d'argent que ce qui rassure... Toutefois, est-il sûr que ce qui est trop ne finit pas un jour par être vraiment trop ? et que la rigueur peut finir par quand même payer sur le long terme? L' "art" de semer l'obscurité est de piéger même le bon sens. La loi de décroissance est accessible au même titre que celle de la gravitation, même à un illetré. Au même titre que le plus savant, l'illetré sait qu'il se suicide en se jetant du eme étage, tout comme il sait qu'il ne voit rien quand sa lanterne est posée trop loin. Laisser croire qu'il est indifférent de mesurer l'intensité de la lumière de la lanterne.., pardon ! de celle invisible du rayonnement nucléaire à 10 cm ou à 1 mètre, c'est laisser croire que l'on risque sa vie autant en se jetant du ier étage que du eme ou du 5eme, Laisser croire qu'il n'est pas indispensable de mesurer le rayonnement 95 invisible sur le quai, c'est laisser croire que l'on est aussi fortement éclairé par une lanterne posée à 10 mètres que par une autre posée à 10 cm. Ou, "plus près des conditions de mesure filmées par la presse", que les voyageurs attendent leur train en se faisant attacher sur la paroi même des conteneurs. La conduite d'évacuation et les mesures effectuées sous l'eau. Au sujet des effluents sous l'eau, il faut distinguer la destinée des corps radioactifs évacués en mer, et leur rayonnement. Les corps radioactifs évacués. Seule l'analyse chimique des effluents permet d'évaluer leurs dangers spécifiques. L'accès n'en est pas interdit ; tout le monde peut en prélever et les donner à analyser ; à la connaissance du public, les "experts indépendants" ne l'ont pas réalisée, II faut distinguer très clairement le danger spécifique en premier lieu de certains éléments de celui des autres en deuxième lieu. Nous nous expliquons. En premier lieu certains peuvent être concentrés par les animaux marins et contaminer leurs consommateurs humains, Citons surtout l'iode et le strontium radioactifs, ce dernier ayant tendance à se substituer au calcium des os. Si l'analyse chimique, qui reste à faire, n'en trouve pas, tout est dit. Si celle-ci en revèle l'existence, quelles sont leurs quantités respectives ? En second lieu, quelle est la composition chimique complète, notament y a-t -il d'autres corps radioactifs? L'ensemble des corps rejetés diffusent dans l'eau, diffusion de moins en moins homogène vers le large du fait des courants. Il convient d'en rapprocher le fait que l'uranium extrait du sol des campagnes est si "dilué" que nul n'a jamais déclaré que "la nature y met l'homme en dan- ger", Dans le sol, les minéraux ne "voyagent pas", les roches ne sont pas le siège de "courants" sur des centaines ou des milliers de Km". Les courants marins accentuent encore la diffusion. En attendant les analyses chimiques non effectuées, une bonne indication est l'absence de toute précaution prise par les plongeurs, Le danger devait être bien faible pour des gens réputés en avoir très peur, Le rayonnement à la sortie de la conduite d'évacuation Nous avons tous vu les images des "piscines" des centrales nucléaires les matériaux radioactifs se trouvent au fond, Des techni- ciens se penchent au bord sans protection. Pourquoi ? L'eau est un "rempart" si efficace contre les radiations qu'à la surface de la piscine, les appareils n'en détectent pas. Il en est de même à la surface de la mer à la verticale (plus court 96 chemin) de l'orifice de la conduite d'évacuation. L' "instrumentalisation". Que la plupart des gens aient oublié des notions en général enseignées n'est pas important en soi. Ce qui compte est la qualité de leur information. Dans le cadre du respect de la dignité humaine, 1" instrumentalisation" de l'opinion n'est pas acceptable ; notre siècle en connaît bien certains résultats Ce qui est infiniment moins acceptable est I' "instrumentalisation des mesures physiques". Par définition si l'on peut dire la nature ellemême n'est pas instrumentalisable. Ce qui reste instrumentalisable est l'art de mesurer. Cette instrumentalisation de la mesure donne une image parfaitement inutilisable dans le domaine des sciences appliquées cette application n'est concevable que grâce à une ; extrême rigueur de l'art de mesurer. Souvent intuitivement, le public le sait bien. Tout se passe donc comme si aucune application pratique n'était recherchée à la faveur de ces mesures, systématiquement semblet-il, faussées. Ces mesures sont faussées aussi par absence systématique de relevés comparatifs (sur le quai de la gare, ou ailleurs, peu importe). Le caractère systématiquement comparatif des mesures est également tout à fait indispensable dans le cadre des sciences appliquées. Confirmation, si nécessaire, du fait que l'objectif n'est pas du tout une application scientifique. Ne cherchons pas trop la "finalité". Un jour, elle nous sera "dévoilée", pourquoi pas. La "déconstruction". Notre fin de millénaire paraît se dérouler à l'enseigne de la "déconstruction", comme si l'éternel attrait du millénarisme, somme toute assez mal alimenté par le caractère fort incomplet des frayeurs propices passivement subies risquait de frapper d'inanition l'effet destructeur des horreurs rituellement attendues par le commerce des millénarismes. Per- sonne n'a plus peur des interventions pseudo-divines des extra-terrestres. Les tremblements de terre, les éruptions volcaniques ne suffisent pas, et encore moins l'éclipse totale du soleil du 11 août de cette année 1999 dans nos régions. Alors, c'est la déconstruction de notre propre environnement, immédiat et mondial, qui est mobilisé pour générer la terreur qui risque aux yeux de certains de manquer à l'appel, ou seulement de manquer d'intensité, Pensons que ce qui ferait le plus peur serait que les lois elles-mêmes de la nature se montrent comme "faisant défaut" tout à coup. 97 Alors, le "point d'orgue" de ce "déconstructivisme" est la science elle-même dont il est "à la mode" d'affirmer qu'elle nous ouvre par son "aveuglement" le moment du "dévoilement" de la "vérité", vérité qui se manifestera par 1' "engloutissement" de la "science entière" dans le mensonge et l'erreur, en un "show" universellement spectaculaire. L' attirance pour l'obscurité. L' attirance pour l'ignorance. Irrésistiblement, le mystère attire. Fort bien, les romanciers y pourvoient souvent avec talent. Mais au fond, la jouissance du mystère, comme celle d'un rêve, est mieux appréciée dans la mesure où l'on vous informe de la clarté des phénomènes naturels. Lorsque l'onirisme débouche sur le cauchemar vécu comm une réalité, il faut se poser de sérieuses questions. L'histoire de l'humanité est celle de sa victoire progressive sur la peur. Cette victoire, jamais achevée, est celle du doute comme outil préféren- tiel contre les préjugés, les fausses certitudes, contre la peur d'avoir peur. Cette victoire est celle du refus de la reddition devant la peur de douter. Dans certaines conditions, le doute permet de ne pas prendre la réalité pour l'imagination, ni l'imagination pour la réalité, en acceptant le caractère toujours provisoire de notre représentation du monde, non pas comme une sorte de lâche abdication "apaisante" devant les phénomènes naturels, mais comme l'interminable chemin de lhomme qui ne baisse pas les bras. En cette fin de millénaire, il devient à la mode de proclamer l'incertitude des sciences, voire leur inexactitude, voire le caractère contradictoire des phénomènes naturels. Prenons donc conscience que ceux qui désirent illustrer cette mode se comportent comme si cela pouvait augmenter leur crédibilité de diminuer celle des autres. Comme si le but était le retour des ténèbres où se tapit la peur, là justement où la besogne millénaire des hommes avait fait reculer ces ténèbres. De cette "tendance" on peut, et on doit, retenir qu'elle ne propose en remplacement aucune affirmation non contestable, contre les incertitudes qu'elle-même proclame. Comme si négation de l'effort des hommes elle proposait une "équivalence" parfois totale des sciences et de la superstition, et que les sciences ne devenant ainsi qu'une "superstition" parmi d'autres, tout se réduisait à une sorte d'affrontement planétaire entre "magiciens" dont tous les hommes étaient réduits à l'état de "victimes passives" promises au "vainqueur". Restons "réveillés" ! En cette "fin de millénaire, il y a tout à coup deux sortes d'informations, celles qui luttent contre l'ignorance, et celles qui accroissent l'ignorance, celles qui proviennent d'un "clan de magiciens" contre l'autre, annonçant l'avénement d'un "vainqueur". Nous ne disons pas ici que la rigueur n'aboutit pas parfois à des erreurs d'appréciation. 98 Mais qu'en rien l'ignorance peut être tenue supérieure à l'effort de compréhension. Le souci de la vérité, certes non atteignable en ellemême, est incompatible avec l'acte de répandre des informations fausses d'une manière ou d'une autre. C'est en toute circonstance que l'ignorance reste le pire ennemi de l'homme. Il est en train de naître une culture de l"enténèbrement". Selon cette culture, la nature serait le vaste tableau de la contradiction élevée au rang de règle universelle ; ce que cette "nouvelle culture" "démontre" en s'appuyant sur la science elle même. Il est tout à fait loisible de livrer au public des "curiosités" ; "propager" le pittoresque s'est toujours fait et n'est nullement "interdit" ; c'est souvent excitant, et stimulant pour l'imagination. Affirmer que la "clarté" est une "erreur", et que l'erreur et l'obscurité sont partout, et résument toute connaissance, c'est "enténèbrer" les esprits. Que ftisons-nous, nous, fils de la Lumière? Un exemple on livre au public le fait qu'une même particule peut "fort bien" se trouver en même temps ici et ailleurs. Cela ne valide en rien l'acte de relever des mesures fausses. Il est vrai que les physiciens ont illustré ce fait en disant du "chat de Schn5dinger" qu'il a la propriété, un peu comme les particules, d' "être en même temps mort et vivant". On ne dit pas que cette propriété est purement statistique. En voici une image fort accessible. Il y a tant de morts par an sur les routes. Pour celui qui meurt, la statistique est de 100%, pour celui qui est vivant de 0%. Si individuellement les êtres humains n'étaient pas des personnes, mais des êtres vivants indifférenciés au sein de leur population, on pourrait dire d'un homme qu'il a la "propriété d'être en même temps mort et vivant". Le fameux chat ne serait donc pas le même chat ? Très exactement. Le fait de la nature est qu'il n'est pas possible de dire d'une particule qu'elle se situe à tel endroit en même temps qu'on pourrait dire d'elle (de la même particule très exactement) "elle a telles caractéristiques et non pas telles autres" : une particule n'est pas une "personne" strictement identifiable. De plus, une particule, ou un atome, peut présenter tel niveau d'énergie en même temps qu'un autre, ce qui n'est possible que si les deux états restent cohérents entre eux (malgré quelqu'inexacti- tude c'est un peu comme des harmoniques). Le moindre "usage" de cette association cohérente d'états distincts détruit sur le champ sa cohérence, donc l'association, et le phénomène lui même. Ceci est une "bizarrerie" et pas du tout des "ténèbres effrayantes". C'est pour vous convaincre que nous venons d'insister un peu. Une vue claire est possible. L' "enténèbrement" peut, et doit, être écarté. 99 Exemple concret d' "enténèbrement". Toute matière absorbe les rayonnements, dans le domaine invisible comme dans le domaine visible. C'est le principe lui-même de la radiographie une prothèse métallique l'absorbe beaucoup et apparaît "blanche" sur le film photographique le calcium des os aussi, l'air pas du tout ou presque, etc; la mesure en Becquerels après la traversée de toute matière révèle parfaitement la quantité "absorbée". En ce qui concerne l'homme, se faire traverser le corps entier par des rayonnements peut être très dangereux, alors que se faire traverser une toute petite du corps par des rayonnements "de même énergie" est infiniment moins dangereux, voire non dangereux. Nous avons tous vu des photos de stocks de fûts métalliques contenant des résidus radioactifs. Ils émettent des rayonnements. Si un homme applique tout son dos sur l'un de ces fûts, tous ses organes vitaux sont soumis au rayonnement, c'est à dire qu'il court le risque poussé à son maximum. Imaginez qu'un "pronucléaire" veuille "prouver" que le rayonnement d'un de ces fûts n'est pas dangereux. S'il a le sens de la mise en scène, il se fait attacher à un fût et se fait détacher après un certain temps, sain et sauf, Vous remarquerez qu'il n'est pas à 1 mètre, distance à laquelle toute mesure doit être relevée, mais au contact du fût, soit traversé par un rayonnement de plus de cent fois plus énergétique. De sorte qu'il peut affirmer, à juste titre, l'absence de danger pour tout homme à 10m, comme à 10Km dans la campagne environnante. Ayez encore plus d'imagination. Henri BECQUEREL, l'un des découvreurs de la radioactivité, transportait dans une poche de son gilet un peu de minerai (pechblende). Il finit par découvrir une brûlure sur la peau de son ventre au regard de sa poche. Il cessa ; heureusement la brûlure guérit spontanément. Le "pro- nucléaire" montre à toute la presse que son dos ne présente aucune brûlure, bien qu'il se soit mis au contact du fût. On peut faire le pari que nul ne le croira, que nul ne tiendra compte des résultats parfaitement évidents. Pourquoi pas, certains l'accuseront de "mensonge", et de "falsifications" et d'être payé par le lobby pronucléaire. C'est en effet une évidence absolue que d'être payé par le lobby pronucléaire supprime tout effet des radiations,,! A l'opposé, si un "antinucléaire" s'enchaîne à un de ces mêmes fûts, cela deviendra une évidence absolue que ces fûts menacent gravement la population à 10, 20, 30Km. L'opinion publique ne s'interrogera même pas sur le danger que cet "antinucléaire" aurait encouru dans sa 100 chair par cet acte, qui serait réellement complètement fou s'il existait un danger quelconque à le faire. Le seul bon sens suffit à comprendre que cette mise en scène constitue une bien réelle contre-démonstration..! Dans un "combat entre magiciens", tout bon sens disparaît car l'enténèbrement des esprits est déjà largement à l'oeuvre. C'est là que nous en sommes arrivés, et cela ne fait que commencer..! La première question à se poser est si le millénarisme à tout prix explique tout. La transparence, nécessité, efficacité, éthique. Les problèmes ici évoqués sont de principe ils manifestent l'existence d'ébranlements extrêmement profonds de tout système de pensée bien loin de l'expression des différences de civilisation. Que la fusée utilisée soit chinoise ou américaine, elle doit respecter les mêmes lois pour ; satelliser un objet. Ce que nous évoquons ici est la remise en question des lois ellesmêmes de la nature par le biais de défis incessants à l'observation des lois des systèmes de mesure. Par là, les problèmes ici évoqués touchent en réalité au concept général de nature, d'univers, en dépit de toutes les dénégations "outragées'. Y a-t-il de semblables 'problèmes" dans les autres domaines techniques que celui du nucléaire ? Bien entendu. Toute installation industrielle (comme artisanale d'ailleurs) est plus ou moins constamment perturbée par des incidents, voire des accidents (se rappeler la catastrophe de SEVESO). Pour autant, il ne serait sans doute pas souhaitable de tenir constamment informée l'opinion publique de ces incidents ou accidents quasi quotidiens sur l'étendue de vastes territoires. Ce n'est pas que la nécessité de transparence soit contestable, mais l'opinion publique n'est pas une "décharge" des dysfonctionnements industriels elle ne peut l'être sans dommages graves pour elle-même. L'industrie nucléaire (à tort ?) occupe une place "à part" dans le monde ; industriel. De sorte que, pour des raisons spécifiques, la transparence doit s'imposer plus que partout ailleurs. Mais il ne faut pas qu'elle manque son but. Par hypothèse, si la plupart des incidents viennent à être portés à la connaissance du public, alors les "normes de mesures" devront s'impo- ser, faute de quoi nous nous enfoncerons à vitesse accélérée dans la généralisation de la pensée magique par généralisation de l'ignorance. Et l'on ne doutera plus de ce dont on doit douter pour assurer le progrès de l'humanité, mais l'on doutera de ce que l'on peut dénommer les 101 La Compagnie des Charpentiers de la Cité de Londres En 1319, chapitre ultime d'un long et tenace processus d'émancipation engendré au siècle précédent par Jean Sans Terre, une charte promulguée par Edouard Il Plantagenêt consa- crait l'autonomie de la Cité de Londres, cette entité urbaine incluse dans les limites de l'ancienne muraille romaine, Son administration reposait désormais sur un Conseil Communal (Com mon Council) composé du Lord Maire, de 25 Echevins (Aldermen) élus à vie à raison d'un par quartier et représentant les Compagnies (Guilds) et de 150 Conseillers renouvelés annuellement, Toutefois, la réalité du pouvoir appartenait à un Bureau présidé par le Lord Maire, désigné le 29 septembre, jour de la SaintMichel (Michaelmasday) par les Echevins et les Shériffs. Celui-ci était assisté de deux Shériffs, élus par les Compagnies le 24 juin 103 précédent (Midsummer's Day), dun Chambellan et d'Echevins investis de charges particulières. Institution charnière de l'administration municipale, ces Com- pagnies étaient des organisations à vocation professionnelles apparues en Angleterre à l'époque saxonne pour régir un corps de métier et contrôler la réalité de l'apprentissage. Henri VIII stoppa leur élan en ordonnant en 1547 leur dissolution. Elles se maintinrent toutefois dans les grandes cités jusqu'à là Révolution Industrielle qui, à l'exception notable des corporations londoniennes, les effaça du paysage urbain dès la fin du xvnleme siècle. La Cité de Londres regroupe aujourd'hui cent Compagnies celle des Charpentiers, objet de notre propos, se situant au vingtsixième rang. La source essentielle demeure l'ouvrage de Jasper RIDLEY, A History of the Carpenter's Company, published in 1995 by the Carpenter's Company. Fils de Geoffrey RIDLEY, Maître de la Compagnie des Charpentiers en 1955, Jasper RIDLEY a renoncé à une carrière d'avocat pour se consacrer à l'écriture, en l'occurrence la rédaction de biographies, d'ouvrages d'histoire, notam- ment une excellente analyse sur le xVleme siècle, The Tudor Age (Le Siècle de Tudors). Il est Fellow de la Société Royale de Littérature, Vice-Président à Vie du Pen International et Président à vie du Tunbridge and District Writers Circle. Membre du Conseil des Assistants de la Compagnie des Charpentiers, il en occupa la charge de Maître en 1988 et 1990, étant ainsi un des sept dignitaires à avoir été élu à deux reprises à cette responsabilité au cours des trois derniers siècles. Cette étude s'efforcera donc de retracer l'histoire de l'une des plus estimables guildes de la Cité de Londres depuis la plus ancienne mention des Maîtres Charpentiers au xllleme siècle jusqu'au rôle joué aujourd'hui par la Compagnie des Charpentiers gardienne des traditions, bienfaisance active, promotion de 104 l'excellence professionnelle en permettant à de jeunes artisans de se perfectionner dans les métiers du bois. Six Cents Ans d'Histoire Les Ordonnances de 1333 d'organisation du Métier première phase Il convient de rappeler en préambule que jusqu'au XIIeme siècle, à l'exception des châteaux, des cathédrales, des églises et des bâtiments monastiques, toutes les autres constructions étaient en bois, d'une durée de vie n'excédant pas un siècle. Elles étaient édifiées, de l'esquisse du plan à la pose de la dernière latte, par des Maîtres Charpentiers assistés de professionnels du métier, de journaliers et d'apprentis. Capitale du Royaume en continuel accroissement, Londres regroupait déjà, à l'aube du xlveme siècle, 40.000 habitants alors qu'aucune autre cité n'excédait 15.000 âmes, Aussi, pour éviter la multiplication des constructions anarchiques, le Conseil Communal, en 1271, demanda aux chefs des Maçons et des Charpentiers d'empêcher les membres de leurs métiers respectifs de briser les règlements et de casser les salaires. Lorsqu'en 1289, les petits artisans du bois se soulevèrent une nouvelle fois, les riches entrepreneurs (environ 10% des 400 charpentiers recensés à Londres au début du xveme siècle), soucieux de défendre leurs intérêts communs, jetèrent les bases d'une organisation à vocation d'entraide mutuelle définie par les Ordonnances de 1333. La "Fraternité des Charpentiers", regroupant des "Frères et des Soeurs", s'efforçait surtout d'apporter secours et assistance aux membres dans le besoin par maladie ou pauvreté. Se réunissant alternativement sur les parvis des églises Saint-Thomas d'Aquin et Saint-Jean Baptiste, ses membres assistaient ensemble à la messe du douzième jour après Noêl (6 janvier) ainsi qu'à la 105 fête de Saint-Jean Baptiste (24 juin). En revanche, cette confrérie ne semble avoir exercé, à l'origine, aucun contrôle sur le Métier une seule clause prescrivant aux Maîtres Charpentiers de recruter en priorité leurs auxiliaires au sein de la Fraternité. La Charte d'incorporation de 1477 - acte de naissance officiel de la Corporation Dès le début du xlveme siècle, la Fraternité des Charpentiers était suffisamment prospère pour louer, par un bail emphytéotique de 98 ans en date du 22 janvier 1429, un terrain situé près de lEglise de Ail Hallows-on-the-Wall et y édifier son Hall, le siège destiné à accueillir ses diverses activités. En, 1520, la donation de Thomas SMART, un Passé Maître, permettait à la Compagnie de prendre entière possession de la propriété. Toutefois, en l'absence de Charte d'incorporation, la Fraternité des Charpentiers était toujours dépourvue d'existence juridique légale. Tous les biens de la confrérie devaient en conséquence appartenir à ses dirigeants en tant que mandataires de l'ensemble des membres. Les Chartes étaient accordées avec parcimonie par le Roi en raison notamment de l'hostilité des autres Compagnies qui craignaient une dépréciation de leur statut si elles étaient trop généreusement octroyées. Ainsi, les Tailleurs avaient dû attendre soixante années, de 1267 à 1327, pour bénéficier de ce privilège. Les Charpentiers commencèrent d'abord, en 1455, par se doter de nouveaux règlements qui se substituèrent au Livre d'ordonnances de 1333 devenu obsolète. La Compagnie était désormais gouvernée par un Maître et trois Surveillants, élus chaque année à la Saint-Laurent (10 août) et aidés dans la gestion des affaires par le Conseil des Huit Assistants, se réunissant tous les vendredis et recrutés parmi les Passés Maîtres, les anciens Surveillants ou "les très honnêtes personnes". Un premier contrôle visait également à s'exercer sur l'ensemble du Métier puisque Maîtres et Surveillants étaient principalement chargés de 106 vérifier la conformité des techniques utilisées par les Charpentiers avec les normes de taille et de qualité dûment fixées par les Corporations de la Cité. Un premier pas vers la reconnaissance officielle intervint en 1466 avec la délivrance par le Collège des Hérauts d'un blason "champ d'argent" orné de trois compas. Finalement, après verse- ment dune forte contribution équivalente à 12 000 Livres actuelles, le Roi Edouard IV octroya une Charte à la Fraternité des Charpentiers le 7 juillet 1477, jour de la fête de Saint-Thomas BECKET, l'archevêque martyr de Canterbory. Cette Charte stipulait que la Compagnie était incorporée sous le nom de "Freemen du Métier de Charpenterie de notre Cité de Londres". Elle était ainsi accordée aux Maîtres Charpentiers afin "qu'ils, ou n'importe quel d'entre eux, pour la gloire et l'honneur de Dieu tout puissant et la gloire de la Bienheureuse Vierge Marie, puissent fonder et établir une fraternité spirituelle, ou guilde, à l'intérieur de ladite cité ". La Compagnie choisit comme saint patron la Vierge Marie épouse et mère de charpentiers (Saint-Joseph et Jésus-Christ). Forte de ce nouveau prestige, la Compagnie doubla rapidement ses effectifs qui passèrent de cinquante à cent-six membres, La Charte d'Incorporation de 1607 - I'institutionalisation de la Compagnie Au cours du xVleme siècle, en proie à des difficultés financières aussi incessantes qu'insurmontables les souverains TUDOR (Mary en novembre 1558 et Elisabeth 1ere en novembre 1560) imposèrent de nouvelles chartes à la Compagnie des Charpentiers identiques en tous points à celle octroyée en 1477. En 1603, la Compagnie, en dépit d'une augmentation constante de ses effec- tifs et d'un recrutement s'étendant désormais dans le Grand Londres et les comtés environnants (Middlesex, Surrey, Essex), ne regroupait que 340 des 1500 charpentiers londoniens et occupait seulement le 28eme rang parmi les 55 Corporations de la Cité. 107 Les Maîtres Charpentiers réussirent toutefois à arracher des concessions significatives à Jacques 1er STUART lorsque le souverain, au début de son règne, tint à leur octroyer une nouvelle Charte. Ces Ordonnances, organisées autour de 47 articles, furent promulguées, le 7 décembre 1607, par Lord ELLESMERE, Lord Chancelier, le Comte de DORSET, Lord Trésorier, Sir Thomas FLEMING, Juge Suprême de la Cour Royale, et Sir Edward COKE, Juge Suprême de la Cour des Plaids Communs. Pour la première fois, la juridiction de la Compagnie sétendait à deux miles au-delà des limites traditionnelles de la Cité incorporant les faubourgs particulièrement peuplés de Southwark, West- minster et Holbom et s'appliquait à "toute personne ... exerçant une occupation liée à la Charpenterie". Ces nouvelles Ordonnances définissaient strictement les us et coutumes du Métier. L'accord du Maître et des Surveillants était désormais nécessaire pour accéder à l'apprentissage. Tout Maître pouvait infliger un châtiment corporel à n'importe quel de ses Apprentis qui n'assistait pas à l'office du Dimanche ou qui tramait dans les tavernes. Aucun Apprenti ne pouvait se marier sans le consentement de son Maître. Chaque Charpentier devait, en outre, être "de conduite honnête et irréprochable, aussi bien dans ses paroles que dans ses actes, envers le Maître et les Surveillants et envers celui qui a été Maître et Surveillant, ainsi que docile, respectueux et soumis aux ordonnances". Des modifications importantes étaient également apportées aux institutions internes du Métier. Le Conseil des Assistants était désormais composé uniquement du Maître, des trois Surveillants et des anciens titulaires de ces charges. Une assemblée générale de la Lively, réunissant la classe supérieure des Maîtres Charpentiers, devait être réunie quatre fois par an mais cette disposition fut totalement ignorée au xvlleme siècle. Ces règlements stricts, en raison de leur rigueur tatillonne, furent à l'origine d'âpres rivalités de compétence entre les Com108 pagnies de la Cité aux activités complémentaires. Ainsi, depuis 1621, les Charpentiers étaient engagés dans un grave conflit avec les Menuisiers, corporation plus récente et en plein essor, auxquels ils reprochaient la fabrication des fenêtres et de diverses pièces normalement réalisées par eux. La Compagnie des Charpentiers désigna trois Passés Maîtres (ISACK, ALLEN et PEDLEY) et un ancien Surveillant (TNORNTON) pour rencontrer, à intervalles réguliers des Menuisiers afin de trouver un arrangement. Au bout de trois ans, les Charpentiers rompirent brusquement les convesations et se tournèrent vers les autorités de la Cité. Cellesci désignèrent une commission d'arbitrage qui. en 1632, imposa un compromis acceptable. Les Menuisiers fabriqueraient désormais les lits en bois, les chaises, les tables de noyer, les coffres, les fenêtres de vitrines "qui ne peuvent pas être faits sans colle", les bancs d'église et les cercueils. Les Charpentiers, pour leur part, réaliseraient les étals des marchands, les tables des cabaretiers en hêtre, orme, chêne "ou tout autre bois qui pouvait être assemblé sans colle", les galeries des églises et les cloisons des boutiques et des maisons particulières. En outre, la Compagnie des Charpentiers, profitant de la longue rivalité entre Charles 1er Stuart et le Parlement Puritain exprima, le 14 décembre 1637, son désir de recevoir une nouvelle Charte qui renforcerait son contrôle sur le Métier. Aussi, le 17 juillet 1640. le Roi, particulièrement affaibli par sa défaite devant les Ecossais presbytériens, octroya à la Compagnie une nouvelle Charte qui étendait sa juridiction à quatre miles au-delà des limites de la Cité et interdisait à quiconque le Métier de Charpenterie s'il n'avait pas été Apprenti ou travaillé dans ce domaine pendant au moins sept ans. Le Temps des Mutations Le Grand Incendie de 1666 Les conséquences du Grand Incendie, qui détruisit Londres en 109 1666, s'avérèrent catastrophiques pour les Charpentiers. Les trois commissaires désignés (Christopher WREN, John EVELYN et Robert HOOKE) exigèrent, en effet, que les nouveaux bâtiments soient édifiés en briques et en pierre. Chômage et chûte vertigineuse des salaires ne cessèrent de s'aggraver d'autant que le seul travail du bois autorisé demeurait l'apanage des Menuisiers en vertu du compromis de 1632. La Compagnie essaya vainement de les aider en multipliant les pétitions auprès des autorités et en invitant à son Banquet dInstallation Sir Christopher WREN et son épouse. Elle ne compromit pas cependant sa fortune car, profitant de la pénurie de bâtiments officiels, elle n'hésita pas à louer son propre Hall au Lord Maire, à un des Shériffs et enfin à des marchands. Une soumission sans résistance à l'absolutisme des derniers STUART Sur le plan politique, Charles Il STUART et son frère Jacques étaient déterminés à contrôler Londres pour renforcer leur autorité. Ils souhaitaient donc que les Corporations comme Maîtres, Shériffs et Lord Maire aient des candidats en accord avec les nou- velles orientations. Les Guildes étant peu disposées à obéir, ils remirent en vigueur la Procédure Quo Warranto (expression latine signifiant "Par ce mandat" utilisée en référence à un acte royal relatif à la validité de certains privilèges, notamment les franchises) qui leur permettait de dénoncer les soit-disantes irrégularités existant dans les anciennes Chartes pour les remplacer par de nouvelles Ordonnances où leur pouvoir de nommer et destituer les officiers à leur guise serait clairement reconnu. Aussitôt, Sir George JEFFREYS, le nouveau Juge Suprême de la Cour Royale, révoqua les statuts régissant la Cité de Londres. Devant ces menaces, la Compagnie des Charpentiers se réunissait en Assemblée Générale le 11 juin 1684 et décidait de remettre le gouvernement du Métier entre les mains du Roi avec la plus parfaite des soumissions, "Votre Majesté Sacrée ayant tardivement dans sa sagesse princière jugé opportun que plu110 sieurs quo-warranto soient émis contre plusieurs Compagnies sises dans les limites de Londres car elles avaient à certains points de vue offensé Votre Majesté, et bien qu'il n'en ait aucune émise par vos pétitionnaires ; cependant, craignant qu'ils ne puissent déplaire à Votre Majesté, à laquelle ils doivent obéissance et allégeance, vos pétitionnaires sollicitent sincèrement que Votre Majesté daignera gracieusement pardon- ner pour tout ce qui s'est passé et acceptera leur humble soumission à la volonté et au bon plaisir de Votre Majesté Sacrée". Prenant acte de ces bonnes dispositions, Sir George JEFFREYS autorisa la Compagnie à organiser l'élection du Maître et des Surveillants en août 1684 et approuva le choix des candidats. Il destitua cependant leur Clerc (administrateur), John SMALLEY, et le remplaça par un de ses protégés, John STONE, totalement étranger au Métier. Le 19 mars 1686, le nouveau Roi Jacques II STUART octroya à la Compagnie une nouvelle Charte confirmant et étendant ses privilèges jusqu'à douze miles au-delà des limites de la Cité. En contrepartie, le Maître, les trois Surveillants et le Conseil des Assistants devaient, avant leur élection, recevoir l'agrément du souverain, avoir communié au sein de l'Eglise Anglicane au cours des six derniers mois et se soumettre sans restrictions à toutes les décisions prises à leur encontre par le Lord Maire de Londres. Ces nouvelles Chartes, issues de la procédure Quo Warranto, ne survécurent pas à la Glorieuse Révolution. Jacques II STIJART les révoqua dès le débarquement de Guillaume d'ORANGE en novembre 1688. Par un Acte du Parlement promulgué en 1690, la Compagnie des Charpentiers, à l'instar des autres Corpora- tions, récupéra ses anciens statuts. En revanche, elle préféra conserver son Clerc, John STONE, et opposa une fin de non recevoir aux justes demandes de réintégration de John SMALLEY, victime de l'absolutisme des STUART. 111 L'impact de la Révolution industrielle A l'aube du xvllleme siècle, le développement des idées de liberté économique et de libre échange, en corrélation avec un fort accroissement du chômage dans le Métier consécutif aux nou- velles réglementations en matière de construction, conduisit la Compagnie à rechercher de nouvelles sources de profit en participant à des sociétés d'investissement et de négoce (Compagnie des Mers du Sud) et en achetant des terres et des demeures à forte valeur locative (mise à disposition de son propre Hall à l'exception de quelques pièces pour la réunion du Conseil, de l'appartement du Clerc et de la Salle des Banquets pour l'élection et l'intronisation des dignitaires). Parallèlement, le Conseil des Assistants était victime d'un recrutement trop laxiste qui l'avait conduit, au seuil des années 1710, à compter parmi ses vingt-cinq dirigeants une majorité de membres à n'avoir jamais exercé la charge de Maître voire de Surveillant. L'homme d'affaires John CASS, fils de Charpentier, élu Député de la Cité en 1710, devint en août 1711 Maître de la Compagnie, sans avoir été préalablement Surveillant, puis rejoignit deux ans plus tard la Corporation des Tanneurs plus propice à ses intérêts, La Compagnie décida alors en 1736, pour la première fois de son histoire, de limiter à cent membres la Livery (seconde classe de la Corporation) et d'en réserver l'accès aux charpentiers professionnels, Aussi, dès 1746, on recensait donc sur cent liverymen : soixante-dix charpentiers, treize marchands de bois, trois gentilhommes" et quatorze professions diverses (brasseur, orfèvre, marchand de charbon, maçon, apothicaire, courtier, homme de loi Ce recrutement discriminatoire ne résista pas toutefois à l'épreuve du temps. Ainsi, en 1823, sur cent-vingt-cinq Liverymen 20% étaient charpentiers , 15% entrepreneurs, architectes (une nouvelle profession organisée en corps en 1791), marchands de bois et maçons 65% n'avaient aucun lien avec le Métier de construction (artisans, banquier, courtiers orfèvre, chirurgien ....). 112 Le Liveryman type était désormais un entrepreneur devenu riche en saisissant les opportunités offertes par la révolution industrielle et la croissance économique de la fin du XVIIIème siècle. Ainsi, Sir William STAINES, un ancien tailleur de pierres devenu un chef d'entreprise prospère. Au sein de la Compagnie, il servit successivement comme Deuxième Surveillant en 1791, Premier Surveillant en 1792 et Maître en 1793 puis pour quatre mois en 1799 après la disparition des deux titulaires précédents. En 1796, il fut élu Shériff et en 1801 Lord Maire de Londres (le premier des neuf Maîtres Charpentiers à exercer cette charge prestigieuse en cent-soixante ans en dépit de la relative modestie de la Compagnie. Au cours du xlxeme siècle, la Compagnie devint l'apanage de quelques riches familles qui fournirent la majorité des Maîtres et des Liverymen. En 1883, on comptait quatre POCOCK, quatre JACOB, cinq ROSHER et sept PRESTON. A la veille de la Première Guerre Mondiale, on recensait encore quatre POCOCK, quatre JACOB, huit ROSI-1ER et neuf PRESTON, soit 1/6eme des effectifs de la Livery. Les Charpentiers dans la Cité Plusieurs Maîtres éminents de la Compagnie des Charpentiers, tant par leur personnalité, leur parcours professionnel et leur implication dans la vie politique du pays, représentent une parfaite évolution de cette Corporation londonienne, Ainsi, au début du xvlème siècle, James NEDEHAM, né dans le Derbyshire, apprit le métier de charpentier puis partit pour Londres où il devint rapidement Liveryman de la Compagnie et obtint un emploi au service du Roi à la Tour de Londres. En 1523, lors de l'invasion de la France, il suivit lannée royale pour participer à la réalisation des travaux de génie nécessaires. Il travailla ensuite pour plusieurs seigneurs importants dont le Cardinal WOLSELEY mais se retrouva en situation fâcheuse après la disgrâce et la mort de l'ancien Premier Ministre. Il réussit toutefois à s'attirer la protection d'Henry VIII qui le nomma suc- 113 cessivement Chef Charpentier des Travaux du Roi en Angleterre, (mars 1531) puis Clerc et Surveillant des Travaux du Roi en Angleterre (octobre 1532). Il prit donc en charge la restauration des forteresses (Tour de Londres, Château de Douvres) et des ) ainsi que palais du souverain (Greenwich, Windsor, Amptili la construction des demeures londoniennes de ses favoris (maison de Thomas CROMWELL vers 1540). La faveur royale lui permit également de recevoir en 1536/39 des terres confisquées aux monastères dans le Cambridgeshire et le Nottinghamshire ainsi que des biens pris aux seigneurs impliqués dans la révolte dite du Pèlerinage de Grâce en 1537. Parmi les Maîtres de la Compagnie qui occupèrent, dans la seconde moitié du XIXeme siècle, la Charge de Lord Maire de Londres, il convient de retenir les frères LAWRENCE. Leur père, William LAWRENCE. originaire dEcosse, avait fondé une prospère entreprise de bâtiment. Il fut élu Maître de la Compagnie en 1848, sans avoir été Surveillant, puis devint Shériff de la Cité l'année suivante. Son premier fils, Sir William LAWRENCE, fut Maître de la Compagnie en 1856 puis Lord Maire en 1863. Il représenta également la Cité aux Communes sous l'étiquette libérale de 1863 à 1874 puis de 1880 à 1885. Son frère, Sir James CLARKE LAWRENCE, fut Maître de la Compagnie de février à août 1861 après la disparition prématurée de ses deux prédécesseurs. Lord Maire en 1868, il représenta la circonscription de South Lambeth en tant que député libéral en 1865 puis de 1868 à 1885. En 1862, les frères LAWRENCE furent à l'origine de la coutume voulant que le nouveau Lord Maire tienne son premier dîner officiel chez les Charpentiers à l'occasion de la réunion de leur Livery en novembre. Sir James CLARKE LAWRENCE justifia cet usage par le fait que la Compagnie des Charpentiers avait recueilli le Lord Maire dans son Hall après le Grand Incendie de 1666. 114 La vie quotidienne d'une Guilde londonienne Une structure hiérarchique inscrite dans la tradition Depuis les origines, la Compagnie des Charpentiers était les Freemen et les constituée de deux classes bien distinctes Liverymen. : Trois voies permettaient à un candidat d'être reçu Freeman avoir été Apprenti d'un Maître Charpentier de la Cité de Londres être le fils d'un Freeman, sous réserve d'être né après l'admission de son père être le fils d'un Liveryman, sous réserve de l'accord préalable de la Compagnie, En revanche, l'admission au sein de la Livery, en application des Règlements de 1455, exigeait, outre la qualité de Freeman un niveau de fortune équivalent à dix mois d'un salaire particulièrement bien payé. Le Liveryman bénéficiait alors du privilège d'arborer la toge aux couleurs du Métier définies par les très strictes lois somptuaires promulguées par le Parlement. Toutefois, il restait possible à toute personne étrangère au Métier d'être cooptée au sein des Freemen mais aussi des Liverymen en acquittant les droits d'admission et sous réserve de l'approbation de la Guilde, Cette procédure, réservée à l'origine aux seuls fils des dirigeants qui n'avaient pas embrassé la carrière de leurs géniteurs, permit d'accueillir, mais pas avant le xlxeme siècle compte tenu de la richesse relative de la Compagnie, des personnes de qualité ainsi que des politiciens soucieux d'élargir leur clientèle. Trois officiers assistent le Maître de la Compagnie dans l'exercice de ses prérogatives. Depuis 1845, ils portent les noms suivants Senior Warden (ler Surveillant) Middle Warden (2eme Surveillant) Junior Warden (3eme Surveillant) 115 Les grandes heures de la Compagnie : l'élection et l'installation du Maître des Charpentiers La procédure d'élection du Maître et des Surveillants de la Compagnie des Charpentiers a été établie par les Ordonnances de 1607 qui ont très certainement institutionnalisé une coutume en vigueur au cours des deux ou trois siècles précédents. Le Conseil des Assistants, regroupant les Passés Maîtres, choisit les candidats (en général, depuis 1710, trois postulants par fonction selon un ordre de préférence) destinés à être élus lors de l'assemblée générale de la Livery. Jusqu'en 1721, un Liveryman, si le Conseil le jugeait digne, pouvait effectuer plusieurs maîtrises, à l'exemple de Laurence BRADSHAW à huit reprises entre 1551 et 1581 ou de Richard WYATT, dernier Maître à exercer trois mandats en 1604. 1605 et 1616. Désormais, le Liveryman sert d'abord comme Junior Warden pendant une année puis remplit successivement les charges de Middle Warden, de Senior Warden, de Maître et de Député Maître, chargé de suppléer le Maître en son absence. Cet office, créé en 1929 et dévolu au Passé Maître Immédiat, s'est substitué au Senior Past Master à l'origine élu, En théorie, un Liveryman était élu Junior Warden en vertu de son ancienneté, La présence, à chaque génération, d'environ cent cinquante Liverymen nécessitait donc une période probatoire de trente à trente cinq ans et réservant ces honneurs au quart des membres qui avaient survécu aux épreuves du temps. Aussi, au cours des trois siècles écoulés, sept Liveryrnen, seulement, furent Maîtres à deux reprises un au xvnleme siècle, quatre au xlxeme siècle et deux au vingtième siècle, dont l'histo: rien de la Guilde Jasper RIDLEY en 1988 et 1990. Jusqu'en 1741, le nombre de voix obtenues par chacun des candidats n'était pas révélé. Il fut ensuite mentionné dans les procès-verbaux puis, de 1824 à 1880, dans un calepin conservé par le Clerc. A partir de 1914, le Maître informa le postulant de son élection à l'unanimité ou à la majorité absolue. Depuis 1968, il lui indique simplement qu'il a été élu. Les six cents rapports d'élection conservés montrent que, dans la majorité des cas, les candidats, choisis par le Conseil des Assis- 116 tants, étaient élus à l'unanimité, sauf au xvlllème siècle où les nouveaux principes de sélection des dirigeants par l'ancienneté suscitèrent une certaine animosité parmi les Liverymen. Ainsi, entre 1770 et 1812, seize candidats 'officiels" furent sèchement éconduits. L'élection du Maître et des Surveillants se déroule traditionnellement le dernier mardi de juillet. A 11H40, se retrouvent donc, à l'Hôtel de la Compagnie des Charpentiers, le Conseil des Assis- tants (une vingtaine de Passés Maîtres) et les Liverymen non retenus par leurs obligations professionnelles (l/Seme des 150 membres). L'Assistant Clerk remet alors à chaque participant un shilling correspondant au salaire journalier d'un charpentier expérimenté pendant des siècles, Depuis 1499, ils se rendent ensuite en procession par deux selon un ordre protocolaire strict (Beadle Maître des Cérémonies, Maître, Surveillants, Assistant Clerk, membres de la Court et Liverymen) à l'église de Alt Hall Hallows on the Wall. Le Maître choisit les hymnes, lit l'Ecriture puis tous écoutent le prêche du recteur de la chapelle. A l'issue de la cérémonie, ils retournent en procession à l'Hôtel des Charpentiers pour partager les agapes où sont portées la santé de la Reine, proposée par le Maître, puis celle du Maître, à l'invitation du Député Maître qui l'accompagne d'un bref discours d'hommage. Après une courte discussion sur le rapport annuel d'activités, ils procèdent aux élections du Maître et des Surveillants en plaçant dans une urne de bois une boule "de bois" au centre pour le candidat officiel et à gauche et à droite pour les deux autres postulants. Le Maître et ses Surveillants, accompagnés des porteurs de coupes (les quatre membres les plus jeunes de la Compagnie présents) se placent côte à côte avec le Maître et les Surveillants élus, Après la traditionnelle santé en leur honneur, ils les couron- nent avec un chapeau du XVIeme siècle arboré uniquement à cette occasion.Tous sortent alors en procession par une porte et entrent par une autre, puis le Maître ferme les travaux, 117 L'Installation se tient le premier mardi d'août. Le Maître inves- tit son successeur en lui remettant le collier, emblème de sa charge. Le Maître Installé remet alors à son prédécesseur l'insigne des Passés Maîtres puis prend place dans la Chaire. Le plus ancien des Passés Maîtres, le "Père de la Compagnie", prononce ensuite un discours d'hommage en l'honneur du Passé Maître Immédiat qui lui répond. Il convient enfin de noter que les éléments les plus caractéristiques de ce rituel (couronnement du Maître et des Surveillants. port des santés d'obligation par le biais des coupes de la fraternité et processions) sont apparues au tournant des années 1730. Une Bienfaisance active Un des meilleurs exemples, à l'époque moderne, de la générosité déployée par les membres les plus riches de la Compagnie, reste celui de Richard WYATT (±en 1622), Maître de la Guilde à trois reprises (1604, 1605 et 1616), qui conjugua les activités d'architecte florissant et de prospère marchand de bois. Il laissa plusieurs propriétés à la Compagnie pour des desseins charitables. Ainsi, la vente d'un domaine près de l-lenley-on-Thames fut utilisée pour payer une pension annuelle de dix shillings à treize veuves particulièrement démunies. Il laissa également cinq cents livres pour construire un hospice à Godalming (Surrey) les revenus de la ferme voisine de Shackieford servant à l'entretien de dix pensionnaires. ; Avec la révolution industrielle, l'accroissement sensible des revenus de la Compagnie (200 livres en 1800, 10.000 livres en 1900) lui permit de développer en conséquence ses oeuvres de bienfaisance dans un contexte général d'essor de la philanthropie par opposition avec l'insensibilité déployée par les classes aisées avant 1845. Conscient de l'insuffisance de la formation technique des néophytes, Banm'ster FLETCHER, Professeur d'architecture et de techniques de construction au King's College de Londres, ancien député libéral, Maître de la Compagnie en 1888, proposa au Conseil des Assistants d'organiser des examens techniques. 118 L'évènement le plus important reste l'ouverture d'une maison de santé grâce à un nouveau bienfaiteur, Henry HARBEY. Géomètre de formation, il appartenait au directoire d'une petite compagnie d'assurances, la Prudential Mutual Assurance Investment and Loan Association, après en avoir gravi tous les échelons. Cousin du célèbre député libéral Joseph CFIAMBERLAIN, il avait rejoint la Livery en 1878. En 1893, il fut porté à la tête de la Compagnie sans avoir été au préalable Surveillant. Maire de Hampstead. sa commune de résidence, il ne parvint pas à décrocher un poste de député conservateur à Norwich en 1880 et à Cardiff en 1885. En 1895, il acquit dix-sept acres de terres en bord de mer, à Rustington dans le Surrey et construisit une maison de convalescence pour les personnes de la classe ouvrière et les autres d'une valeur de 5.000 livres. En juin 1898, devenu Chevalier à l'occasion du Jubilee de Diamant de la Reine VICTORIA, il offrit huit acres de terres supplémentaires. Des manifestations multiples A partir du début du xvllleme siècle, les membres du Conseil prirent l'habitude d'inviter leurs épouses à leur banquet de juillet. En 1725, cette manifestation conviviale fut communément appe- lée le Banquet des Dames et se réunit désormais à l'auberge "George", ruelle du Quincailler. Au début des années 1770, elle se déplaça à l'extérieur de Londres, notamment dans diverses auberges de Richmond : "Le Château", "L'Etoile" ou "La Jarretière Un banquet de la Livery était organisé quatre fois par an : au solstice d'été, le jour de l'élection du Maître en août, le 29 septembre pour l'élection du Lord Maire à la Saint-Michel et le 9 novembre. A partir de la fin du xvllleme siècle, le banquet de l'élection ne se tint plus au Carpenter's Hall mais dans différents hôtels et auberges. L'établissement favori, pour ce dîner. resta "La Taverne Londonienne", barrière de l'Evêque, un. des restaurants les plus réputés de la capitale dont l'architecte, en 1770, fut William JUPP, un des membres les plus éminents de la Guilde. 119 Les charpentiers décidèrent également de consacrer une partie de l'argent qu'ils avaient reçu de la vente de terres aux compagnies ferroviaires à l'édification d'un nouveau siège d'autant que la plus grande partie de l'ancien était louée depuis le Grand Incendie. Cette opération s'inscrivit dans le cadre d'une rénovation du quartier menée conjointement avec la Corporation des Epiciers en vertu d'un accord de 1876. Le Hall de 1429 fut démoli sans la moindre objection et un nouveau bâtiment, dans le style gothique cher à l'époque victorienne, fut érigé sur les plans de l'éminent architecte William WILLMER POCOCK, qui devint Maître de la Compagnie en 1883. La pose de la première pierre se déroula le 1er août 1876. A seize heures, Sir James CLARKE LAWRENCE, un Passé Maître éminent de la Compagnie, invita le présent Maître, Stanton W. PRESTON, à remplir les devoirs de sa charge. A la pierre d'angle fut joint un coffret renfermant notamment plusieurs journaux de l'édition du jour ("The Times", "The Daily Telegraph", "Standard" et "The Daily News"), un fac-similé des armes de la Compagnie, un exemplaire de l'ouvrage d'Edward JUPP, An Historical Account of the Worshipful Company of Carpenters of the City of London, un carton d'invitations à cette cérémonie, le livret de la musique donnée lors du banquet ainsi que plusieurs pièces de monnaie. L'inauguration officielle du nouveau siège eut lieu, uatre ans plus tard, en présence de cent cinquante invités, notamment le Lord Maire, Sir Justice BENMAM, ainsi que plusieurs députés et conseillers municipaux. La réponse au toast A la Chambre des Lords et à la Chambre des Communes fut faite par Henry CAMPBELL BANNERMAN, député libéral et futur Premier Ministre. Sir John CLARKE LAWRENCE porta la santé de la Compagnie en évoquant les grandeurs et les vicissitudes de son histoire. Enfin, le 20 mars 1933, la Compagnie célèbra le 600ème anniversaire de sa fondation, symbolisée par la promulgation des Ordonnances de la Compagnie des Charpentiers en 1333, par un grand banquet en présence du Prince de Galles (le futur Edouard VIII). 120 Depuis la fin du xlxème siècle, la Compagnie, consciente de la nécessité de s'extérioriser, a pris l'habitude de conférer l'Honorariat à des personnalités de premier plan. Sur proposition de Sir William LAWRENCE, le premier bénéficiaire, en 1888, fut Sir John LUBBOCK, un banquier de la City, auteur d'ouvrages de vulgarisation scientifique, mais aussi député libéral et président du Conseil du Comté de Londres où il s'efforçait de freiner l'hostilité de ses collègues à l'égard de la Cité et de ses institutions. Parmi les autres membres honoraires, on peut mentionner en 1901, le Général Sir Redvers BULLER, le très controversé Commandant en Chef lors de la Guerre des Boers en 1910, Sir George HOUSTON KEEP, un ancien Premier Ministre australien en 1919, le Field Marshall Sir Douglas HAIG, Commandant en Chef de l'armée britannique sur le front occidental durant la Grande Guerre en 1953, le Maréchal MONTGOMRY, le vainqueur d'El Alamein en 1954, la Reine Juliana des Pays-Bas sans omettre les membres de la Famille Royale (son Altesse Royale le Prince de Galles, le 22 mars 1995). Francis DELON Bibliographie A History of the Carpenter's Company by Jasper Ridley. Reviewed by RD-H. The Times Literary Supplement (May 17, 1996) Jasper RIDLEY, A History of the Carpenter's Company, Carpenters' Hall, Throgmorton Avenue, London EC2N 2JJ, 1995, 223 p, £25. 121 Liberté, Égalité, Fraternité "Toute initiation tend à nous faire communier avec le monde et les dieux." SALOUSTIOS Voici trois mots que l'histoire a mis ensemble. L'histoire de France. Ils sont toujours présents sur les monuments officiels (mairies, tribunaux, maisons d'arrêt etc), mais symbolisent aussi quelque chose de très puissant pour ceux qui ont prêté serment sur la Bible de ne jamais dévoiler le secret de leur appartenance à la société connue sous le nom de FRANC-MAÇONNERIE. Y-a-t-il un lien, entre la Bible et cette devise, du moins pour un franc-maçon? Pensons un instant seulement à ces loges dont le livre sacré n'est pas la Bible ou parfois même, il est ce fameux livre blanc où chacun met ce qu'il croit de plus vrai et de plus haut. Alors, il est important de poser d'emblée la question de l'athéisme surtout quand il ne s'agit pas de cet "athéisme stupide" dont il est question dans les Constitutions d'Anderson. Je pense au Traité théologico-politique de Spinoza, ou L'Essence du christianisme de Feuerbach, qui avec le Léuiathan de Hobbes et Le projet de paix perpétuelle de Kant, sont à l'origine de la politique moderne dont la base est "Comment accéder à la paix ?" (Il faut dire que tous les penseurs du xviieme siècle sont obsédés par les guerres de religion, qui malheureusement n'ont pas cessé encore de nos jours). L'athéisme est l'autre visage du christianisme et du monothéisme en général 0e pense encore à Ernst Bloch et sa thèse sur l'athéisme) dont la cible est la même comment détruire les idoles. 123 La pensée et surtout l'intelligence, ont besoin de cette mobilité vitale pour faire de l'humanité et de l'humanisme non pas une simple idéologie mobilisatrice, mais une morale, une éthique à la hauteur de notre monde en crise. L'Église des apôtres, des apologistes et des martyrs revendique la liberté de conscience à son bénéfice contre la raison d'Etat. La liberté de la conscience est basée sur la connaissance qui selon Platon est la connaissance de ce qui est toujours et non de ce qui naît et périt. C'est dans ce sens qu'il avait écrit sur le fronton de l'Académie: "Que personne n'entre ici s'il n'est pas géomètre". La géométrie n'ayant d'autre objet que la connaissance. Sans la connaissance et le courage réunis, la liberté n'est qu'un mot. Pour une certaine idéologie, la confusion entre liberté et licence met en péril les libertés du peuple au profit de la Liberté, entité métaphysique fondée sur une fausse conception de la nature, La notion de liberté n'est pas philosophique ou morale, mais pratique et politique ,.."La liberté ne préexiste pas à l'homme, comme un droit métaphysique qu'il détiendrait au filigrane de sa personne, Elle doit être conquise. Il n'existe pas de bénéficiaires spontanés, mais seulement des fondateurs et des garants... Personne ne naît libre, mais certains le deviennent." Pour les tenants de cette idéologie, qui considèrent la vie uniquement comme un rapport de forces, la liberté abstraite est celle "du renard dans le poulailler". Pour ne pas multiplier les citations sur cette idéologie dont les dégâts de la deuxième guerre mondiale ont fait la preuve de leur aberration, disons seulement que pour ces individus qui considèrent indissociable la liberté et l'attachement au sol, les droits de l'homme constituent une arme efficace pour la déstructuration des sociétés libres.. Selon certains auteurs de la même idéologie, "la déclaration universelle des droits de l'homme est un parfait exemple de l'ethnocentrisme occidentalobiblique et le désir d'égalité entre les hommes et l'espérance socialiste ne sont que la manifestation contemporaine de la perversion judéo-chrétienne toujours à l'oeuvre en notre siècle." S'il y a un choix libre, d'un homme libre, et de plus d'un franc-maçon, ce choix peut consister dans ce cas précis, à continuer le questionnement de la Bible la Bible au présent, juif et chrétien, et non pas judéo-chrétien, à travers les fanatismes et les faux prophètes, chacun : 124 peut trouver les réponses qui feront de lui un être authentique pour qui le sens de la vie, n'est pas encore plus de vie, mais encore plus de sens. Le message de la Bible, est que s'il n'y a pas d'alliance avec Dieu, il n'y pas de sens. S'il n'y a pas de liberté d'interpréter la Bible, l'homme n'est pas libre. Bibliquement, la liberté de l'homme et la liberté de Dieu sont étroite- ment impliquées; sens et liberté se cherchent mutuellement. La parole qui nous est adressée par Dieu, donne sens et en même, temps ordre, commandement et promesse. Mais le commandement n'est jamais une limite à la liberté. Si nous sortons du commandement, nous tombons dans le jeu de mécanismes, des fatalités que le monde antique a connues et le monde actuel découvre à nouveau. C'est une mise en garde contre des excès. Que signifie être libre aujourd'hui? Bien sûr la liberté est d'abord celle de circuler, la liberté de parole, la liberté de l'auto-détermination. Mais il existe aussi la liberté de penser, la liberté de se réunir etc. On pourrait dire de la liberté ce que Saint Augustin dit du temps "Si personne ne me le demande, je sais bien ce qu'elle est. Si l'on m'interroge à son propos, je ne sais que répondre." Par rapport à la philosophie antique qui fait du destin une fatalité, un fatum, il est donné à l'homme moderne de transformer son destin en destinée. Montesquieu disait qu' "il n'y a pas de plus grande absurdité qu'une fatalité aveugle qui aurait produit des êtres intelligents. "Tel pourtant est le cas d'Antigone, d'Oedipe ou d'autres personnages des tragédies, et ce sont ces tragédies qui ont fait des grecs les défenseurs de la liberté les plus déterminés et les artisans de la démocratie la plus proche de l'idéal démocratique. Qu'est ce qu'ils pouvaient gagner les grecs à s'intéresser à la pensée juive (Jésus est pour eux un Juif) au moment où ils pouvaient mourir de leur belle mort dans l'auto-suffisance, le narcissisme et le conservatisme. Socrate Platon Aristote, n'avaient-ils pas tout dit? C'est pourtant grâce à la langue grecque, langue universelle de l'époque que les apôtres répandront le message du Christ aux quatre coins du monde. 125 Au summum de l'intelligence, le grec de l'époque avait le secret de la compréhension qui est tout simplement l'humilité. Ils auraient pu insdire a'ieurs 'Ïempes "in'te'tfigence, courage et'humlit, mais is ne ïont pas fait, justement par intelligence, courage et humilité. Pour revenir à la Bible, il est dit dans la Genèse : "Je place devant toi la vie et le bien, le mal et la mort, choisis le bien. "Et aussi, dans la parole adressée à Caïn : "Le péché est accroupi devant ta porte, mais toi, domine sur lui." Cela veut dire que nous ne sommes pas laissés seuls devant le choix à faire, entre un sens et un non-sens, entre une obéissance et une désobéissance ; nous ne sommes pas seuls dans notre incapacité et notre fragilité ... "Ma parole est avec toi pour que tu choisisses la vie"... "Ma parole est avec toi, Caïn, pour que tu domines sur le péché". La parole de Saint Paul fait écho à la tradition judaïque : "Là où se trouve l'esprit du Seigneur, là est la liberté". Nous nous efforcerons de montrer que la Bible, non seulement n'est pas un simple témoignage du monde ancien, mais surtout que c'est la voie royale de l'homme nouveau de tous les temps, et encore plus des temps modernes pour qui Liberté, Egalité et Fraternité ne sont pas de simple mots, mais des valeurs vitales et un enjeu cosmique. Si le vieil homme est attaché fanatiquement à la lettre, ce n'est pas là le mal véritable. Il ne faut pas se tromper. Le vieil homme n'est pas celui qui va mourir, c'est celui qui fait mourir par son ignorance, son fanatisme, son attachement aux apparences et son ambition personnelle. Le vieil homme est toujours actuel par son fanatisme qui est aujourd'hui plus que jamais le non-dit. Ce non-dit qui pourrait porter atteinte à l'image de marque, mais qui pourrait aussi faire évoluer. C'est à chacun de nous de transformer le vieil homme en homme nouveau, c'est un travail per- sonnel que chacun doit entreprendre dans sa conscience librement, à condition d'avoir le courage de résister au vieil homme qui est en lui. La Bible comme document écrit a une valeur d'écriture, certes. Le Zohar, livre sacré du judaïsme, dit : "l'écrit n 'enseigne pas, il suggère, c'est l'âme qui comprend ou qui se souvient." La parole ou l'écrit ne contiennent pas une vérité en eux-même. H n'y a pas de texte qui contient une vérité en lui-même. Ce n'est pas une affaire d'habileté ou d'érudition ou de compétence. Si nous pouvons toujours trouver, découvrir un sens nouveau, c'est parce que le nouveau sommeil dans chacun de nous et la Parole de Dieu 126 peut féconder, peut donner un sens à ce nouveau, qui n'est pas arbitraire, mais une vie nouvelle. Ce n'est pas un mythe, mais la réalité de la résurrection. C'est en ce sens qu'il est dit "laissez les morts enterrer les morts." La parole qui nous est adressée par Dieu qui donne sens, est en même temps ordre, commandement et promesse. Mais le commandement n'est jamais une limite à la liberté. Il n'y a pas bibliquement parlant, de sens arbitraire ou de sens délirant, même dans les histoires les plus incroyables. Dieu n'est pas arbitraire et nos aventures humaines, quelles qu'elles soient, ont, pour l'amour de Dieu, sens et vérité. Pour exemple le Livre de Job. Dans l'histoire de Jonas on apprend que : "... Dieu a décidé de détruire Ninive, et Dieu ne l'a pas fait ... Dieu a décidé dans son coeur ... et Dieu se repentit"... Dieu est infaillible, mais capable de repentir. L'égalite est passée du mythe (égalité devant Dieu) à l'idéologie (égalité devant les hommes) puis au stade de la prétention scientifique (affirma- tion du "fait égalitaire". Cela peut satisfaire le grand nombre qui se contente du prêt à penser. Il n'empêche que la science avec ses exploits qui dépassent de loin les miracles auxquels sont attachés les incrédules, est sur le point de remplacer la religion en tant qu'idolâtrie. Il est dit dans le Coran, autre grand livre sacré : "Il y a la petite guerre et il y a la grande guerre. La petite guerre est la guerre extérieure. La grande guerre est la guerre intérieure, celle que chacun mène (ou ne mène pas) contre ses propres démons." Nous pourrions dire aussi quil y a la petite égalité, qui consiste à croire à une justice, à une justice rétributive, et il y a la Grande Egalité qu'est la foi en l'Homme et sa faculté de réactiver les énergies positives de l'autre et par la même occasion les siennes. Cette Grande Egalité est indissociable de la Loi Divine, et le message biblique, est d'un bout à l'autre la célébration de cette Loi. La loi POUR l'Homme. L'homme égal de Dieu parce que créé à son image. Cette "image" rendue extérieure devient destin, fatalité, idole. Vécue intérieurement, c'est tout simplement la Liberté la vraie, l'unique, car c'est : par l'unicité de l'expérience, ce qu'il y a de plus authentique 127 dans chacun, que la Loi Universelle nous libère. Dans ce climat, lEgalité est absolue car elle n'est pas une question, une quête, mais une réponse, une évidence. Cela constitue le fond commun de toutes les religions. L'égalité interpelle l'homme moderne par cette nuance : tous les hommes sont frères ou tous les hommes sont identiques. Le paradoxe de l'égalité est que la défense de cette idée est le plus souvent confiée à un héros, à un être qui est au dessus de la norme. Le mythe de Procrouste est gravé dans notre subconscient. Sur son lit, il coupe les pieds de ceux qui le dépassent et il arrache les bras en tirant par les épaules de ceux qui sont plus petits que son lit. Il faut quun Hercule intérieur puisse le rencontrer sur son passage pour lanéantir, faisant prendre conscience à l'individu que la norme (l'identification à Procrouste, ou lacceptation pure et simple d'une idée erronée par crainte ou lassitude) est un danger pour l'homme. La lutte de David et de Goliath est un autre exemple où le petit peut s'égaler au puissant par la ruse mais aussi et surtout par la volonté du Très Haut, qui s'exprime en Ihomme par un puissant sentiment de justice. Pour l'égalité des noirs aux Etats-Unis il a fallut qu'Abraham Lincoin paye de sa vie. Qui est Abraham Lincoln ?... Le président des Etats Unis ... l'homme qui peut faire le bien et le fait... On reproche souvent aux révolutionnaires français d'avoir tué le roi. On veut ainsi diminuer leur acte héroïque en faveur du peuple. Il faut rester lucide sur la tragédie qu'est toute révolution. Mais que signifient "Les droits de l'homme" pour ce roi qui n'était pas un homme mauvais mais il laisse dire à Marie-Antoinette "Si le pain manque,qu ils mangent de la brioche ........ Si les droits de l'homme manquent, le peuple. doit-il se contenter d'un tyran, d'un despote, coupé du ciel? Le 23 Novembre 1792 Saint-just déclare : "Pour moi je ne vois pas de milieu cet homme doit régner ou mourir et voici que "décapité le roi" prend un sens symbolique qui fait de la révolution française un exemple, un modèle pour tous les peuples opprimés de la terre. Rarement événement : aura eu une telle portée et de telles conséquences. Où serions nous aujourd'hui sans ces droits de l'homme? Le mot le plus fort dans la Bible après Dieu est celui de la fraternité. Il faut citer ici une parole d'Emmanuel Levinas : "Le judaïsme n 'est pas une particularité c'est une modalité." Par modalité, il faut entendre le rapport a l'être. Les mots "foi" ,"religion", "mystère" n'existent pas 128 I dans la langue hébraïque. Il n'y a que la "fidélité" que l'homme peut avoir envers Dieu et qui est la transmission de cette modalité citée par Levinas tout à l'heure, au travers l'étude de l'Ecriture fidélité à la Loi, ; confiance totale à l'alliance entre l'homme et Dieu. Or, ce qui sépare Caïn d'Abel, n'est pas le fait que le premier est un cultivateur un sédentaire et le deuxième un berger un nomade -, bien que cette nuance ne soit pas négligeable dans l'histoire de l'humanité. Ce qui sépare les deux frères c'est le doute. Là où Abel est confiance absolue, Caïn est suspicion, doute, jalousie, fiel. Le verset de la Bible, selon le commentaire du rabbin Gilles Bernheim met en acte le nom de Caïn sous forme de verbe idée d'acquérir, de possession, de plénitude. Caïn est celui qui possède. En fait, la tragédie commence au moment où il en est possédé parce qu'il possède; Abel signifie ce qui est inconsistant, vide, innocence. La buée. Caïn offre à Dieu le produit de son travail qui révèle son ardeur à la tâche. Produit révélateur du pouvoir exercé sur la terre : disons, du savoir objectif de l'exploitation. Caïn présente son offrande à Dieu-imaqe objectivé en tant que classe de phénomènes, comme la terre, la technique, le produit agricole, l'offrande. Par ces rites et conventions, l'être de Caïn se détourne de la question qui le fonde. Et voilà la peur de l'Autre qui se traduit en doute. A Caïn chagriné, au visage abattu, Le Seigneur répond par une question. "Pourquoi es-tu chagriné, et pourquoi ton visage est-il abattu ? si tu t'améliores, tu pourras te relever, sinon le péché est tapi à ta porte ; il se fait désir pour t'atteindre, mais toi, sache le dominer !" Caïn reste sans réponse obsédé par le vide, comme si le vide pouvait exister sans la plénitude. Ce vide isolé, l'isole et devient peut-être le rien qu'il dit à Abel avant de le tuer. Etre Caïn est une solution plus facile, puisque l'on peut exister en supprimant l'autre. Le nazisme en a fait la preuve. Le risque d'être Abel est effectivement celui d'être tué. C'est le risque de toute position juive, chrétienne ou humaniste authentique qui accepte l'existence de l'autre et veut créer chez l'autre le sentiment de fraternité. En cas d'échec cela se traduit par sa mort, Se vouloir juif, chrétien, humaniste, c'est se mettre délibérément, sur le plan politique, en situation d'infériorité. C'est dire à l'autre "tu es mon frère, et je n'aurai de cesse que tu m'acceptes moi aussi comme frère" ce que l'autre ne fait pas toujours. 129 La fraternité de la devise n'est pas celle de sang comme celle de Caïn et Abel. Elle est beaucoup plus vaste, le frère peut être un étranger. Il est dit dans le Deutéronome (10, 19) : "Vous aimerez l'étranger, car vous avez été des étrangers au pays d'Egypte." Comme le refus et le rejet sont les armes de la bêtise et de la méchanceté, la réduction et l'assimilation sont des procédés subtils de nivellement contre lesquelles il faut lutter avec autant de vigilance que contre la bêtise elle-même. L'écrivain Hermann Broch dit cela en un mot "La tolérance est intolérante, quand elle exige l'assimilation". Aimer l'étranger c'est l'accepter tel qu'il est. Aimer l'étranger c'est le devenir soi-même. Si l'étranger, l'autre que j'ai en face de moi, c'est encore moi- même, je n'ai plus de dette envers personne. Je suis libre, absolument libre. Dans la cérémonie de la Pâque juive il est de tradition de réserver une coupe de vin pour celui qui précédera et annoncera l'avènement messianique du monde juste. On comprend que la vocation d'un franc-maçon n'est pas de se croire prophète ou messie, mais elle peut être celle de garder la place de celui qui est venu, de celui qui est ici, de celui qui viendra, de l'autre, de l'étranger, d'en préserver l'absence contre toute usurpation. Yorgos DELPHIS- KOUSSANELLOS Bibliographie (A part les ouvrages cités) Symbolisme de la décapitation du roi, de Christophe Levalois chez Guy Trédanie) La bible au présent Collectif chez Gallimard Les mythes Maçonniques d'Alec Mellor chez Payot Le conflit du christianisme primitif et de la civilisation antique Louis Rougier chez Copernic Jésus par Manuel de Diéguez chez Fayard 130