Des qualités organoleptiques des aliments aux choix alimentaires

46ème J.A.N.D. 27 janvier 2006
Des qualités organoleptiques des aliments
aux choix alimentaires
France BELLISLE
CRNH Ile-de-France, INRA, Hôtel-Dieu, 1 Place du Parvis Notre-Dame, 75004 Paris
F. BELLISLE – 46ème JAND 2
Résumé
La distinction entre le « goût de » l’aliment et le « goût pour » l’aliment est importante.
Le « goût de » l’aliment est la perception complexe de ses multiples qualités sensorielles. Le
« goût pour » l’aliment est la disposition à l’accepter ou à le rejeter. Quelques dispositions
sont présentes à la naissance et sont probablement mises en place dès la fin de la vie
fœtale. L’expérience alimentaire permet ensuite de former une hiérarchie de préférences et
de rejets alimentaires propre à chacun. Un mécanisme d’apprentissage biologique de type
pavlovien, par lequel les qualités sensorielles de l’aliment sont associées aux conséquences
métaboliques de l’ingestion, met en place, pour chaque mangeur, le répertoire des goûts et
des rejets alimentaires. L’expérience d’un malaise digestif instaure une aversion alimentaire
conditionnée. L’expérience post-ingestive d’effets bénéfiques assure l’acceptation future de
l’aliment par le mangeur. Grâce à ce mécanisme, une préférence pour des aliments riches
en énergie se développe facilement. Des appétits spécifiques peuvent aussi apparaître pour
les aliments qui fournissent à l’organisme des nutriments particuliers. Le « goût pour » les
aliments varie également en fonction du statut nutritionnel (phénomène de l’alliesthésie) ou
de l’expérience sensorielle récente. La notion de rassasiement sensoriel spécifique souligne
le fait qu’au cours de l’ingestion d’un aliment, le plaisir à consommer cet aliment diminue
progressivement jusqu’au rassasiement, alors que le plaisir à manger d’autres aliments
présentant des caractéristiques sensorielles différentes n’est pas affecté. Ce concept, dont
les mécanismes cérébraux commencent à être identifiés, souligne l’importance de la
stimulation sensorielle dans la commande du comportement alimentaire, parallèlement à
celle des signaux physiologiques reflétant le statut nutritionnel. Le « goût pour » l’aliment est
donc un aspect puissant de la stimulation à manger qui varie pendant toute la vie, en
fonction de facteurs aussi bien sensoriels que physiologiques.
Il y a quelques années, Jacques Le Magnen soulignait la distinction qu’il faut faire
entre le « goût de » l’aliment et le « goût pour » cet aliment. Dans le premier cas, il s’agit
d’une configuration complexe de messages sensoriels permettant la reconnaissance de
l’aliment ; dans le second, il s’agit de l’appétit que le mangeur éprouve pour un certain
aliment et qui peut varier, chez la même personne, au cours de la vie ou encore entre le
début et la fin d’un même repas.
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Le « goût de » l’aliment
De nombreuses dimensions sensorielles déterminent la perception des aliments :
l’arôme et le goût d’abord (qui composent la « flaveur » de l’aliment), la texture, la
température, la stimulation trigéminale (qui signale le piquant, l’astringent), l’aspect visuel et
même la stimulation auditive (le croquant, le croustillant). Ce que l’on appelle couramment le
« goût de » l’aliment correspond non seulement au message des récepteurs gustatifs situés
dans la cavité orale, mais également à l’ensemble des messages sensoriels émanant de
l’aliment, et intégrés par le cerveau notamment dans le cortex. Ces propriétés sensorielles
ne sont pas strictement associées à un contenu énergétique et nutritionnel.
Le « goût pour » l’aliment : réponses d’orientation innées
Dès sa naissance, avant toute expérience alimentaire, le nouveau-né humain
(comme celui de nombreuses espèces animales) manifeste une acceptation d’une goutte de
liquide sucré déposée sur la langue. Au cours du dernier trimestre de la grossesse, alors que
les bourgeons du goût sont fonctionnels, le fœtus déglutit plus rapidement si le liquide
amniotique est rendu sucré par une administration de glucose à la mère. Le nouveau-né
humain, avant toute expérience alimentaire rejette violemment une goutte de liquide amer
déposée sur sa langue et, de façon moins spectaculaire, rejette aussi une goutte de liquide
acidulé.
Les « réflexes gusto-faciaux », mimiques stéréotypées induites par ces stimuli
gustatifs simples ont été bien documentés (1). Ces réponses sont universelles, retrouvées
chez tous les nouveau-nés, et même chez des enfants anencéphales ou hydrocéphales,
quel que soit le régime alimentaire de leur mère pendant la grossesse. Des facteurs
génétiques modulent la sensibilité à l’amertume (2).
Dans le domaine olfactif, des réponses très précoces existent également (3). La
chimio-sensorialité nasale est fonctionnelle chez le fœtus en fin de gestation. L’alimentation
de la mère pendant la grossesse affecte les réponses du nouveau-né : les enfants de mères
ayant consommé de l’ail au cours de la grossesse montrent une moindre aversion à l’odeur
du sulfure d’allyle au cours du premier jour après la naissance ; inversement, les enfants de
mères consommatrices d’anis en fin de gestation manifestent une acceptation de l’odeur de
l’anethole plus grande que les enfants qui n’y ont pas été exposés.
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Le « goût pour » l’aliment : l’apprentissage alimentaire
L’enfant dispose donc à la naissance d’un petit répertoire de réponses d’acceptation
ou de rejet induites par les stimuli gustatifs ou olfactifs. A l’âge adulte, la diversité
interpersonnelle des goûts et aversions alimentaires est immense. La question est donc de
savoir comment ce répertoire inné, identique chez tous les nouveau-nés, évolue en une
extrême diversité. La réponse se trouve évidemment dans l’expérience alimentaire de
chaque mangeur, dans un contexte culturel, social et économique donné. Par l’ingestion, le
« goût de » l’aliment (plus exactement la perception de l’ensemble de ses caractéristiques
organoleptiques) va permettre l’élaboration du « goût pour » l’aliment, autrement dit
l’appétibilité spécifique de l’aliment pour un mangeur donné.
L’expérience des effets métaboliques consécutifs à l’ingestion d’un aliment aux
caractéristiques sensorielles particulières induit un apprentissage, un conditionnement, qui
affecte le comportement du mangeur lorsqu’il se trouve de nouveau en contact avec cet
aliment. Plusieurs types de réponses peuvent ainsi être apprises par ce même mécanisme
biologique qui associe les caractéristiques sensorielles de l’aliment (le stimulus conditionné
ou SC) aux conséquences nutritionnelles de l’ingestion de cet aliment (le stimulus non
conditionné, ou SNC).
L’aversion alimentaire conditionnée est bien documentée (4). Lorsque l’ingestion d’un aliment
aux caractéristiques sensorielles particulières est suivie d’un malaise digestif, une aversion
puissante et durable apparaît après une seule association de l’aliment avec ces
conséquences digestives. Chez l’homme, ce mécanisme fait partie de l’expérience
alimentaire de la plupart des gens. Il a été particulièrement étudié chez des patients
cancéreux exposés à des traitements de chimio ou de radiothérapie susceptibles d’induire
des nausées ou des vomissements. Cet effet des traitements anticancéreux pourrait
accentuer la perte d’appétit chez ces patients. Il a donc été proposé, avec un certain succès,
d’exposer les patients à un aliment inhabituel, qui puisse servir de « bouc émissaire », avant
leurs séances de thérapie, de telle sorte que, en cas d’apparition de trouble digestif et
d’aversion alimentaire, cette aversion s’oriente vers l’aliment inhabituel et ne diminue pas
l’appétit pour les aliments courants (5) .
Le rassasiement conditionné
Dès 1972, Booth (6) a établi qu’après quelques jours d’exposition, des rats apprennent
à boire plus d’une solution de glucides diluée (10%), marquée arbitrairement d’une flaveur A,
que d’une solution plus concentrée (50%), marquée d’une flaveur B, de telle sorte que leurs
besoins énergétiques soient couverts. Lorsqu’ils sont ensuite nourris avec une solution de
concentration intermédiaire (30%), mais de flaveur A ou B, les animaux consomment plus de
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l’aliment à flaveur A que de l’aliment à flaveur B. Ils ont appris que la flaveur B a un pouvoir
rassasiant plus élevé que la flaveur A. Cette réponse différentielle apprise disparaît (s’éteint)
rapidement lorsque les flaveurs A et B ne sont plus associées à des SNC différents. Des
mécanismes similaires ont été mis en évidence chez l’enfant (7) et chez l’homme adulte (8).
Les préférences conditionnées
On connaît depuis longtemps les « appétits spécifiques » qui apparaissent pour les
aliments, marqués par une trace odorante, susceptibles de corriger une carence induite
expérimentalement chez l’animal (par exemple 9). Des appétits spécifiques ont également
été observés chez l’homme (10). La consommation d’aliments déficients en protéines
augmente l’appétit spécifique pour les aliments riches en protéines (11). Les appétits
spécifiques sont des exemples de préférences acquises par des sujets en état de manque
ou de besoin nutritionnel spécifique.
Chez l’animal de laboratoire, la mise au point d’une préparation appelée « œsophage
électronique » (12) a permis de différencier le rôle des facteurs sensoriels et celui des facteurs
nutritionnels post-ingestifs dans le développement des préférences alimentaires. Ce
dispositif permet de proposer à l’animal d’ingérer ad libitum différents aliments à la flaveur
distinctive et de lui administrer parallèlement, via un cathéter intragastrique (IG) ou
intraduodénal (ID), un aliment qui peut être le même ou un autre que celui qui est ingéré par
la bouche. On peut ainsi faire varier le goût de l’aliment tout en maintenant constant la
charge qui atteint l’estomac ; inversement, pour un même aliment aux caractéristiques
sensorielles données, on peut faire varier les événements post-ingestifs.
Ce paradigme fait apparaître qu’à apport nutritionnel constant, l’amélioration de la
flaveur (par l’addition de saccharine par exemple) stimule la consommation. Inversement,
l’acquisition d’une préférence pour une flaveur donnée peut être modulée par l’infusion IG de
différents nutriments (glucose, maltose, saccharose, maltodextrines, caséine, huile de maïs,
éthanol, lait) au moment de la consommation orale.
Des préférences peuvent être ainsi créées pour des flaveurs qui sont aversives à
l’origine (amères ou acides), aussi bien chez l’animal nourri ad libitum que chez l’animal en
privation alimentaire. Ces préférences sont extrêmement résistantes à l’extinction ; par
exemple des rats non privés ayant appris à préférer une flaveur SC+ (associée à une
infusion de polycose) à une autre flaveur SC- (associée à une infusion d’eau), continuent à
préférer la flaveur SC+ pendant des semaines après que la flaveur SC+ n’est plus
accompagnée de l’infusion (13).
Chez des enfants auxquels on offre des yaourts de densité énergétique différente et
marqués d’une flaveur distincte, on observe l’établissement d’une préférence pour la flaveur
arbitrairement associée au yaourt de plus forte densité énergétique (14).
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