Article : 034
Brève introduction à la
sociologie de lénergie
LA BRANCHE Stéphane
oct.-15
Niveau de lecture : Assez difficile
Rubrique : Économie et politique de l'énergie
Pour la plupart des acteurs, l'énergie, c’est d’abord de la technique et de l'économie.
Pourtant, l’énergie, c’est aussi de la sociologie, de la science politique et de l’environnement
(avec tous les facteurs sociologiques et politiques qui l’accompagnent, des valeurs familiales
et culturelles aux questions de gouvernance internationale ou locale). Depuis quelques
années, les sciences humaines et sociales (SHS) se penchent de plus en plus sur l’énergie
comme objet de recherche sociotechnique - souvent lié aux questions d’innovations- et à
l’inverse, les acteurs traditionnels de l’énergie (producteurs, distributeurs, ingénieurs)
interpellent de manière croissante les sciences sociales. En quoi ses connaissances et ses
interactions éclairent-elles la route des producteurs, des consommateurs ou même les
efforts de transition énergétique ?
Pour toutes les questions d’énergie, perçues comme techniques ou scientifiques, y
compris le climat, les sciences tendent à rechercher une compréhension objective et
complète, par le biais de données fiables, sures, suffisantes et disponibles. Ces données sont
ensuite censées permettre de prendre des décisions justes et ‘vraies’. On vise la diffusion
d’un savoir le moins contestable possible. Mais les sciences sociales, notamment la
sociologie, ont montré il y a longtemps déjà qu’un savoir est presque toujours contestable,
quelle qu’en soit sa vérité scientifique. Un fait peut être vrai, important, dangereux, mais ne
pas nécessairement représenté un intérêt pour la population. En effet, un savoir est toujours
remis dans un cadre cognitif personnel, dans un quotidien des représentations, des intérêts,
des priorités et des valeurs qui parfois concordent, parfois s’y opposent ou l’ignorent. C’est
lorsqu’il devient une préoccupation sociale ou politique qu’il devient un enjeu. Tel est
certainement le cas de l’énergie qui est devenu un enjeu multiple, lié aux enjeux de rareté,
de prix, d’innovations techniques, de pollution et de changement climatique, de dépendance
nationale, de précarité, de sécurité mais aussi de politique européenne et nationale.
Quelles sont les grandes lignes d’une science sociales de l’énergie ? En quoi l’énergie
intéresse-t-elle la science politique ou la sociologie ? Quels outils d’analyse de ces disciplines
peuvent être sollicités pour appréhender cette problématique ? Quels thèmes sont investis
et quels types de questions posées? Nous ne donnerons pas un portrait complet, loin s’en
faut, pour plutôt nous concentrer sur les grandes thématiques émergentes, sans rendre
compte de la richesse des sujets et de tous les travaux des chercheurs travaillant sur ces
questions.
1. De nouvelles préoccupations sociétales
Les sciences sociales ne sont pas autonomes de la société : la montée en puissance de la
problématique climatique a fait émerger des acteurs (gouvernements, décideurs locaux ou
acteurs privés) intéressés par cet enjeu et la sociologie est interpellée de manière croissante
depuis peu sur les questions de transition énergétique. On le constate à la lecture du rapport
publié par Alliance ATHENA, SHS et Energie, Rapport du groupe de travail SHS-Energie qui
présente les études, les thèmes et les équipes de recherches travaillant sur l’énergie en
France
1
.
Les sujets appelant des recherches sont d’une extrême diversité : barrages, nouvelles
technologies de l’énergie et smartgrids, écoquartiers, défi famille à énergie positive,
effacement. Plutôt que de les aborder de manière thématique, nous nous attardons plutôt
aux enjeux transversaux qui les sous-tendent, et qui sont au cœur des sciences sociales,
notamment les valeurs, les représentations, les savoirs et leurs liens aux comportements. Ce
qui apparait clairement, c’est que jusqu’à il y a à peine quelques années, les SHS
s’intéressaient peu à l’énergie et parallèlement, les acteurs de l’énergie ne s’intéressaient
que peu à la sociologie.
En matière d’énergie, la science politique traitant de l’énergie (il n’existe pas en France
de sous disciplines de science politique de l’énergie même si des politologues s’intéressent à
cette question) analyse les politiques publiques et les institutions, comme les Plans Climat
Energie Territoriaux mis en œuvre par les collectivités territoriales en France, la stratégie
énergétique de l’Union Européenne (dite de Lisbonne) ou encore les liens entre
décentralisation territoriale et énergie.
Pour sa part, la sociologie a un champ plus large de préoccupations liées à l’énergie
tandis qu’une sociologie de l’énergie a vu le jour, il a quelques années, sous le leadership de
M-C Zélem et d’autres sociologues pour qui l’énergie est le sujet central de leur recherche. A
noter que ce sont souvent des chercheurs qui s’intéressent également aux questions
environnementales. Ils s’intéressent aux comportements (sobriété), aux valeurs et aux
représentations des individus soit à l’échelle individuelle soit collective et aux liens entre ces
valeurs et les comportements en matière d’énergie, ou encore l’appropriation des nouvelles
technologies de l’énergie et à la maîtrise de l’énergie (MDE) ou à la rencontre entre sobriété
et efficacité. Il existe également des hybrides, comme la sociopolitique ou la sociologie des
organisations qui se penchent sur la manière dont une collectivité territoriale se saisit des
nouvelles questions énergétiques, la place qu’elle accorde à la précari ou à l’innovation
énergétique dans l’urbanisme, la transition énergétique ou les politiques climatiques.
Dans ce chapitre, nous nous focalisons sur les thèmes suivants : la gouvernance (liées ici
aux écoquartiers), les valeurs et les comportements liés à l’énergie et les smartgrids.
Commençons cependant par une des premières préoccupations des chercheurs pour
l’énergie : l’in/acceptabilité sociale des infrastructures de l’énergie (lignes à hautes tensions,
barrages, éoliens mais aussi isolation par l’extérieur, effacement…), dans laquelle la notion
de Nimby occupe une place importante.
2. Acceptabilité ou l’in-acceptabilité sociale des infrastructures et
services énergétiques.
1
Piloté par Sébastien Velut et Sandra Laugier, Rapport SHS et Energie 2013.
http://www.allianceathena.fr/actualites/parution-du-rapport-shs-et-energie. Ce rapport a été préparé par un
groupe pluridisciplinaire réunissant des représentants de différentes sciences humaines et sociales à d‟autres
spécialistes de l‟énergie afin de dresser un état des lieux et de proposer des pistes de recherches pour les SHS sur
l‟énergie. http://www.allianceathena.fr/actualites/parution-du-rapport-shs-et-energie
En France, une des origines empiriques de l’exploration de la notion d’acceptabilité
sociale en sociologie provient des travaux menés dès le début des années 1980 sur les
mouvements sociaux, notamment, le rejet par des populations locales de projets
d’infrastructures : autoroutes, aéroports, lignes à haute tensions, barrages
2
. Si bien entendu,
l’intérêt personnel des opposants à des projets est un facteur important, on s’est
rapidement rendu compte que plusieurs facteurs jouaient aussi un rôle : les motivations, les
valeurs, les représentations, ainsi que l’appartenance à certaines catégories
socioprofessionnelles. Depuis, les études sociologiques sur l’énergie ont approfondi et
précisé ces facteurs, en en découvrant d’autres : écologie, parcours de vie, intérêts pour les
nouvelles technologies, prix. Mais c’est en matière de représentations et de ses liens plus ou
moins directs et vagues, que la compréhension a beaucoup évolué.
La « représentation » est une notion clé qui comporte quatre fonctions en interaction qui
jouent un rôle dans l’énergie :
- une fonction de perception de l’énergie (sources, types, impacts sur la santé, la
pollution, le climat), de son habitat ou de son lieu de travail comme milieu énergétique, qui
permet de l’identifier et de le qualifier : important ou non, intéressant ou non, utile ou non ;
- une fonction de légitimation de l’innovation (par exemple, les technologies associées
aux smartgrids) par laquelle l’usager se décide à l’intégrer ou non et ce, à divers degrés selon
son niveau d’intérêt, la perception qu’il a de son utilité, sa compréhension ou son profil.
Ces deux fonctions sont liées de manière indirecte à des comportements en ce qu’elles
ont également :
- une fonction d’intégration dans l’organisation de la vie de l’individu, selon des facteurs
variés : habitudes comportementales, routines quotidiennes, ampleur et profondeur de son
intégration (on peut utiliser un outil informatique tous les jours mais en maîtriser seulement
quelques fonctions) ;
- une fonction de contribution à de nouvelles pratiques, de nouveaux comportements et
gestes qui s’inscrivent parfois dans des stratégies de sobriété ou de maitrise de son habitat,
de son intime.
Ces deux dernières fonctions entrent en interactions, parfois en harmonie et parfois en
contradictions, avec des valeurs (confort versus écologie versus prix), des habitudes, des
contraintes logistiques et quotidiennes ainsi qu’un cadre de vie personnel, familial et
professionnel.
A noter que, par défaut, les interactions entre ces fonctions semblent davantage ralentir
l’appropriation plutôt que l’accélérer, car l’internalisation d’une nouveauté n’est pas efficace
dans le quotidien professionnel ou privé, qu’il prend de l’énergie, du temps et des efforts.
Dans les oppositions aux grands projets d’infrastructures énergétiques comme les
barrages
3
, les lignes à haute tension ou encore les parcs éoliens, on remarque que les
‘leaders’ des mouvements sont souvent plus scolarisés (mais pas toujours, il s’agit d’une
tendance) et ont un niveau de capital social et de capacité à créer des réseaux, à développer
2
S. La Branche, P. Warin. La “concertation dans l‟environnement”, ou le besoin de recourir à la recherche en
sciences sociales. Programme « Concertation, Décision, EnvironnementMinistère de l‟Environnement et du
Développement Durable. 2005.
3
« L‟incidence des normes de développement durable et participatif sur l‟hydroélectricité. Les cas de la France,
du Québec et de la Turquie ». 2004-06. Pour le CFE.
des arguments, à interpeller les médias ou les élus plus élevés que la moyenne de la
population. Ils sont également capables de solliciter en externe des compétences,
budgétaires, juridiques ou techniques qu’ils n’ont pas en interne.
Mais on remarque aussi des différences nationales. En effet, dans les oppositions aux
grands barrages en France, au Québec et en Turquie, par exemple, l’environnement et la
démocratie sont une constante des revendications des opposants, comme le sont les
références aux grandes ententes internationales, mais à un moindre degré en France, et
avec une couleur spécifique au Québec du fait des appels aux conventions sur les droits des
autochtones alors quen Turquie, les relations avec l’Union Européenne sont très présentes
dans les argumentaires.
Dans ces cas, on peut faire l’hypothèse, qui demeure à être explorée, que la structure
énergétique des pays a une influence sur les représentations des citoyens vis-à-vis de
l’énergie, notamment sur la question de la sécurité énergétique
4
. L’hypothèse conceptuelle
que l’on pourrait faire est qu’il existe une relation entre la culture politique nationale et la
structure énergétique et qu’elles auraient un effet sur les stratégies, les argumentations, le
niveau d’influence et les types d’acteurs impliqués dans les oppositions. Il semble que la
culture politique nationale expliquerait en partie la temporalité de la prise en compte et du
développement des normes de Développement Durable et Participatif (DDP) dans les
barrages, du type d’arguments mis de l’avant dans l’opposition ainsi que des stratégies
utilisées. Les québécois ont été les premiers à intégrer des procédures de concertation et
des normes environnementales avec les évaluations d’impact - ce qui n’est pas étonnant,
vue la culture politique nationale canado-québécoise, basée sur la négociation et la
recherche de compromis. Une grande partie des contestations sont donc exprimées par le
biais de procédures formalisées et institutionnalisée, dans le cadre du Bureau des Audiences
Publiques sur l’Environnement au Québec.
Au niveau des stratégies d’opposition et de persuasion utilisées par les opposants, si
tous, bien entendu, visent à mobiliser la plus grande base de soutien possible par l’entremise
des medias, ils diffèrent de façon importante dans leurs relations aux instances de décisions.
Alors qu’au Québec les politiques publiques en matière d’évaluation environnementale et de
participation sont au premier plan, qu’il y existe une forte institutionnalisation, en France, on
observe plutôt la contestation et la revendication des principes ou des valeurs et ce malgré
l’obligation légale d’organiser des procédures de concertation. En Turquie, en raison de
l’émergence relativement récente de la démocratie, le recours au droit joue un rôle très
important, notamment le droit national mais aussi celui international. Les médias de ce pays
reprennent également avec force les enjeux environnementaux, mais de façon secondaire,
dans le sens que l’environnement représente un enjeu de démocratie plutôt qu’écologique.
L’analyse des refus des grands projets d’infrastructures en France a amené les
sociologues et politologues français à reprendre la notion de Not In My Backyard (NIMBY)
(« pas de ce projet chez moi ! ») issue des sciences sociales anglosaxonnes. Le NIMBY est
d’ailleurs un des grands thèmes de recherches de la sociologie depuis une trentaine
d’années. En effet, en analysant les motivations et les discours des opposants aux projet, les
sociologues se sont aperçus que, souvent, les acteurs ne s’opposaient pas au projet en soi
mais plutôt à celui qui les impactait spécifiquement. L’argument est avancé que l’éolien est
bien pour le climat, que c’est une énergie propre ; mais suivent ensuite, une série de contre-
4
W. Chou, A.Bigano, A. Hunt, S. La Branche, A. Markandya, R. Pierfederici.Consumer Valuation of Energy
Supply Security: An Analysis of Survey Results in Three EU Countries. Responsable de l‟enquête sociologique.
Projet coordonné par CEPS, pour la Commission Européenne. 2010.
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