Brève introduction à la sociologie de l`énergie

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Article : 034
Brève introduction à la
sociologie de l’énergie
LA BRANCHE Stéphane
oct.-15
Niveau de lecture : Assez difficile
Rubrique : Économie et politique de l'énergie
Pour la plupart des acteurs, l'énergie, c’est d’abord de la technique et de l'économie.
Pourtant, l’énergie, c’est aussi de la sociologie, de la science politique et de l’environnement
(avec tous les facteurs sociologiques et politiques qui l’accompagnent, des valeurs familiales
et culturelles aux questions de gouvernance internationale ou locale). Depuis quelques
années, les sciences humaines et sociales (SHS) se penchent de plus en plus sur l’énergie
comme objet de recherche sociotechnique - souvent lié aux questions d’innovations- et à
l’inverse, les acteurs traditionnels de l’énergie (producteurs, distributeurs, ingénieurs)
interpellent de manière croissante les sciences sociales. En quoi ses connaissances et ses
interactions éclairent-elles la route des producteurs, des consommateurs ou même les
efforts de transition énergétique ?
Pour toutes les questions d’énergie, perçues comme techniques ou scientifiques, y
compris le climat, les sciences tendent à rechercher une compréhension objective et
complète, par le biais de données fiables, sures, suffisantes et disponibles. Ces données sont
ensuite censées permettre de prendre des décisions justes et ‘vraies’. On vise la diffusion
d’un savoir le moins contestable possible. Mais les sciences sociales, notamment la
sociologie, ont montré il y a longtemps déjà qu’un savoir est presque toujours contestable,
quelle qu’en soit sa vérité scientifique. Un fait peut être vrai, important, dangereux, mais ne
pas nécessairement représenté un intérêt pour la population. En effet, un savoir est toujours
remis dans un cadre cognitif personnel, dans un quotidien des représentations, des intérêts,
des priorités et des valeurs qui parfois concordent, parfois s’y opposent ou l’ignorent. C’est
lorsqu’il devient une préoccupation sociale ou politique qu’il devient un enjeu. Tel est
certainement le cas de l’énergie qui est devenu un enjeu multiple, lié aux enjeux de rareté,
de prix, d’innovations techniques, de pollution et de changement climatique, de dépendance
nationale, de précarité, de sécurité mais aussi de politique européenne et nationale.
Quelles sont les grandes lignes d’une science sociales de l’énergie ? En quoi l’énergie
intéresse-t-elle la science politique ou la sociologie ? Quels outils d’analyse de ces disciplines
peuvent être sollicités pour appréhender cette problématique ? Quels thèmes sont investis
et quels types de questions posées? Nous ne donnerons pas un portrait complet, loin s’en
faut, pour plutôt nous concentrer sur les grandes thématiques émergentes, sans rendre
compte de la richesse des sujets et de tous les travaux des chercheurs travaillant sur ces
questions.
1. De nouvelles préoccupations sociétales
Les sciences sociales ne sont pas autonomes de la société : la montée en puissance de la
problématique climatique a fait émerger des acteurs (gouvernements, décideurs locaux ou
acteurs privés) intéressés par cet enjeu et la sociologie est interpellée de manière croissante
depuis peu sur les questions de transition énergétique. On le constate à la lecture du rapport
publié par Alliance ATHENA, SHS et Energie, Rapport du groupe de travail SHS-Energie qui
présente les études, les thèmes et les équipes de recherches travaillant sur l’énergie en
France1.
Les sujets appelant des recherches sont d’une extrême diversité : barrages, nouvelles
technologies de l’énergie et smartgrids, écoquartiers, défi famille à énergie positive,
effacement. Plutôt que de les aborder de manière thématique, nous nous attardons plutôt
aux enjeux transversaux qui les sous-tendent, et qui sont au cœur des sciences sociales,
notamment les valeurs, les représentations, les savoirs et leurs liens aux comportements. Ce
qui apparait clairement, c’est que jusqu’à il y a à peine quelques années, les SHS
s’intéressaient peu à l’énergie et parallèlement, les acteurs de l’énergie ne s’intéressaient
que peu à la sociologie.
En matière d’énergie, la science politique traitant de l’énergie (il n’existe pas en France
de sous disciplines de science politique de l’énergie même si des politologues s’intéressent à
cette question) analyse les politiques publiques et les institutions, comme les Plans Climat
Energie Territoriaux mis en œuvre par les collectivités territoriales en France, la stratégie
énergétique de l’Union Européenne (dite de Lisbonne) ou encore les liens entre
décentralisation territoriale et énergie.
Pour sa part, la sociologie a un champ plus large de préoccupations liées à l’énergie
tandis qu’une sociologie de l’énergie a vu le jour, il a quelques années, sous le leadership de
M-C Zélem et d’autres sociologues pour qui l’énergie est le sujet central de leur recherche. A
noter que ce sont souvent des chercheurs qui s’intéressent également aux questions
environnementales. Ils s’intéressent aux comportements (sobriété), aux valeurs et aux
représentations des individus soit à l’échelle individuelle soit collective et aux liens entre ces
valeurs et les comportements en matière d’énergie, ou encore l’appropriation des nouvelles
technologies de l’énergie et à la maîtrise de l’énergie (MDE) ou à la rencontre entre sobriété
et efficacité. Il existe également des hybrides, comme la sociopolitique ou la sociologie des
organisations qui se penchent sur la manière dont une collectivité territoriale se saisit des
nouvelles questions énergétiques, la place qu’elle accorde à la précarité ou à l’innovation
énergétique dans l’urbanisme, la transition énergétique ou les politiques climatiques.
Dans ce chapitre, nous nous focalisons sur les thèmes suivants : la gouvernance (liées ici
aux écoquartiers), les valeurs et les comportements liés à l’énergie et les smartgrids.
Commençons cependant par une des premières préoccupations des chercheurs pour
l’énergie : l’in/acceptabilité sociale des infrastructures de l’énergie (lignes à hautes tensions,
barrages, éoliens mais aussi isolation par l’extérieur, effacement…), dans laquelle la notion
de Nimby occupe une place importante.
2. Acceptabilité ou l’in-acceptabilité sociale des infrastructures et
services énergétiques.
1
Piloté par Sébastien Velut et Sandra Laugier, Rapport SHS et Energie 2013.
http://www.allianceathena.fr/actualites/parution-du-rapport-shs-et-energie. Ce rapport a été préparé par un
groupe pluridisciplinaire réunissant des représentants de différentes sciences humaines et sociales à d‟autres
spécialistes de l‟énergie afin de dresser un état des lieux et de proposer des pistes de recherches pour les SHS sur
l‟énergie. http://www.allianceathena.fr/actualites/parution-du-rapport-shs-et-energie
En France, une des origines empiriques de l’exploration de la notion d’acceptabilité
sociale en sociologie provient des travaux menés dès le début des années 1980 sur les
mouvements sociaux, notamment, le rejet par des populations locales de projets
d’infrastructures : autoroutes, aéroports, lignes à haute tensions, barrages2. Si bien entendu,
l’intérêt personnel des opposants à des projets est un facteur important, on s’est
rapidement rendu compte que plusieurs facteurs jouaient aussi un rôle : les motivations, les
valeurs, les représentations, ainsi que l’appartenance à certaines catégories
socioprofessionnelles. Depuis, les études sociologiques sur l’énergie ont approfondi et
précisé ces facteurs, en en découvrant d’autres : écologie, parcours de vie, intérêts pour les
nouvelles technologies, prix. Mais c’est en matière de représentations et de ses liens plus ou
moins directs et vagues, que la compréhension a beaucoup évolué.
La « représentation » est une notion clé qui comporte quatre fonctions en interaction qui
jouent un rôle dans l’énergie :
- une fonction de perception de l’énergie (sources, types, impacts sur la santé, la
pollution, le climat), de son habitat ou de son lieu de travail comme milieu énergétique, qui
permet de l’identifier et de le qualifier : important ou non, intéressant ou non, utile ou non ;
- une fonction de légitimation de l’innovation (par exemple, les technologies associées
aux smartgrids) par laquelle l’usager se décide à l’intégrer ou non et ce, à divers degrés selon
son niveau d’intérêt, la perception qu’il a de son utilité, sa compréhension ou son profil.
Ces deux fonctions sont liées de manière indirecte à des comportements en ce qu’elles
ont également :
- une fonction d’intégration dans l’organisation de la vie de l’individu, selon des facteurs
variés : habitudes comportementales, routines quotidiennes, ampleur et profondeur de son
intégration (on peut utiliser un outil informatique tous les jours mais en maîtriser seulement
quelques fonctions) ;
- une fonction de contribution à de nouvelles pratiques, de nouveaux comportements et
gestes qui s’inscrivent parfois dans des stratégies de sobriété ou de maitrise de son habitat,
de son intime.
Ces deux dernières fonctions entrent en interactions, parfois en harmonie et parfois en
contradictions, avec des valeurs (confort versus écologie versus prix), des habitudes, des
contraintes logistiques et quotidiennes ainsi qu’un cadre de vie personnel, familial et
professionnel.
A noter que, par défaut, les interactions entre ces fonctions semblent davantage ralentir
l’appropriation plutôt que l’accélérer, car l’internalisation d’une nouveauté n’est pas efficace
dans le quotidien professionnel ou privé, qu’il prend de l’énergie, du temps et des efforts.
Dans les oppositions aux grands projets d’infrastructures énergétiques comme les
barrages3, les lignes à haute tension ou encore les parcs éoliens, on remarque que les
‘leaders’ des mouvements sont souvent plus scolarisés (mais pas toujours, il s’agit d’une
tendance) et ont un niveau de capital social et de capacité à créer des réseaux, à développer
2
S. La Branche, P. Warin. La “concertation dans l‟environnement”, ou le besoin de recourir à la recherche en
sciences sociales. Programme « Concertation, Décision, Environnement” Ministère de l‟Environnement et du
Développement Durable. 2005.
3
« L‟incidence des normes de développement durable et participatif sur l‟hydroélectricité. Les cas de la France,
du Québec et de la Turquie ». 2004-06. Pour le CFE.
des arguments, à interpeller les médias ou les élus plus élevés que la moyenne de la
population. Ils sont également capables de solliciter en externe des compétences,
budgétaires, juridiques ou techniques qu’ils n’ont pas en interne.
Mais on remarque aussi des différences nationales. En effet, dans les oppositions aux
grands barrages en France, au Québec et en Turquie, par exemple, l’environnement et la
démocratie sont une constante des revendications des opposants, comme le sont les
références aux grandes ententes internationales, mais à un moindre degré en France, et
avec une couleur spécifique au Québec du fait des appels aux conventions sur les droits des
autochtones alors qu’en Turquie, les relations avec l’Union Européenne sont très présentes
dans les argumentaires.
Dans ces cas, on peut faire l’hypothèse, qui demeure à être explorée, que la structure
énergétique des pays a une influence sur les représentations des citoyens vis-à-vis de
l’énergie, notamment sur la question de la sécurité énergétique4. L’hypothèse conceptuelle
que l’on pourrait faire est qu’il existe une relation entre la culture politique nationale et la
structure énergétique et qu’elles auraient un effet sur les stratégies, les argumentations, le
niveau d’influence et les types d’acteurs impliqués dans les oppositions. Il semble que la
culture politique nationale expliquerait en partie la temporalité de la prise en compte et du
développement des normes de Développement Durable et Participatif (DDP) dans les
barrages, du type d’arguments mis de l’avant dans l’opposition ainsi que des stratégies
utilisées. Les québécois ont été les premiers à intégrer des procédures de concertation et
des normes environnementales – avec les évaluations d’impact - ce qui n’est pas étonnant,
vue la culture politique nationale canado-québécoise, basée sur la négociation et la
recherche de compromis. Une grande partie des contestations sont donc exprimées par le
biais de procédures formalisées et institutionnalisée, dans le cadre du Bureau des Audiences
Publiques sur l’Environnement au Québec.
Au niveau des stratégies d’opposition et de persuasion utilisées par les opposants, si
tous, bien entendu, visent à mobiliser la plus grande base de soutien possible par l’entremise
des medias, ils diffèrent de façon importante dans leurs relations aux instances de décisions.
Alors qu’au Québec les politiques publiques en matière d’évaluation environnementale et de
participation sont au premier plan, qu’il y existe une forte institutionnalisation, en France, on
observe plutôt la contestation et la revendication des principes ou des valeurs et ce malgré
l’obligation légale d’organiser des procédures de concertation. En Turquie, en raison de
l’émergence relativement récente de la démocratie, le recours au droit joue un rôle très
important, notamment le droit national mais aussi celui international. Les médias de ce pays
reprennent également avec force les enjeux environnementaux, mais de façon secondaire,
dans le sens que l’environnement représente un enjeu de démocratie plutôt qu’écologique.
L’analyse des refus des grands projets d’infrastructures en France a amené les
sociologues et politologues français à reprendre la notion de Not In My Backyard (NIMBY)
(« pas de ce projet chez moi ! ») issue des sciences sociales anglosaxonnes. Le NIMBY est
d’ailleurs un des grands thèmes de recherches de la sociologie depuis une trentaine
d’années. En effet, en analysant les motivations et les discours des opposants aux projet, les
sociologues se sont aperçus que, souvent, les acteurs ne s’opposaient pas au projet en soi
mais plutôt à celui qui les impactait spécifiquement. L’argument est avancé que l’éolien est
bien pour le climat, que c’est une énergie propre ; mais suivent ensuite, une série de contre4
W. Chou, A.Bigano, A. Hunt, S. La Branche, A. Markandya, R. Pierfederici.Consumer Valuation of Energy
Supply Security: An Analysis of Survey Results in Three EU Countries. Responsable de l‟enquête sociologique.
Projet coordonné par CEPS, pour la Commission Européenne. 2010.
arguments pour justifier pourquoi un projet spécifique ne devrait pas être construit près de
chez eux. Les arguments du paysage et de la protection des oiseaux et des chauvesouris ou
de la constance du vent sont alors mis en avant. Mais cette notion de Nimby vaut tout de
même un second regard critique, notamment sur une base environnementale5. Comme le
souligne Mercier (1994), un des rares auteurs à avoir soulevé ce problème, chaque endroit
est le parterre de quelqu’un d’autre6. Selon lui, le Nimby ne peut donc pas être écologique
en ce qu’il constitue un déni des interrelations des parties : le Nimby ne fait que déplacer le
problème… dans un écosystème global clos ! Pourtant, la majorité des études empiriques
sur le Nimby pose le fondement environnemental du Nimby comme une évidence. La
plupart des chercheurs ne soulèvent pas la possibilité, ni ne testent cette hypothèse, d’un
refus de l’environnement comme possibilité alors que les études ne permettent pas de
l’exclure.
Mais comme nous l’apprend aussi la sociologie, l’in/acceptabilité sociale ne se limite pas
aux grands projets ni ne prend nécessairement une forme binaire de rejet ou d’acceptation.
L’acceptabilité non seulement dépend de plusieurs facteurs, et non seulement elle est
exprimée pour des différentes raisons par des acteurs différents, et à des degrés différents,
mais elle concerne également la sobriété ou les innovations quotidiennes, comme les
nouvelles technologies, les offres de services tarifaires et les effacements, qui font partie
intégrante des smartgrids.
3. Les ménages face aux offres liées aux smartgrids7
Face aux défis climatiques et énergétiques, et dans le cadre des efforts de transition
énergétique, les smartgrids et les technologies de gestion de l’énergie à domicile émergent
comme un moteur clé de la maîtrise de l’énergie, incluant l’efficacité et la sobriété. Mais
pour qu’ils jouent ce rôle, les ménages doivent s’approprier et utiliser ces offres
technologiques et tarifaires de manière efficace. Sans quoi, l’efficacité et la rentabilité
attendues seraient diminuées, voire annulées soit en raison d’une utilisation sub-optimale
soit en raison de l’effet rebond.
L’effet rebond surgit lorsqu'un comportement diminue l'amélioration de l'efficacité
énergétique attendue d'une technologie justement parce que l'acteur est informé que sa
consommation diminue. Ceci l'incite ensuite à augmenter sa consommation brute. Le fait de
savoir conduit à des comportements contre productifs. C’est ce que l’on qualifie d’effet
5
Dans sa revue de la littérature, Van der Horst (2007) par exemple, mentionne plusieurs facteurs d‟explication
du refus de l‟éolien mais ne mentionne pas le refus de l‟environnement comme possibilité alors que les études ne
permettent pas de l‟exclure. D. Van der Horst. (2007). NIMBY or not? Exploring the relevance of location and
the politics of voiced opinions in renewable energy siting controversies. Energy Policy, 35, 2705-2714. Wolsink
(2000) relève les arguments d‟opposition suivants : anti-vent, anti-processus de décision, anti-projet et
„classique‟ (NIMBY égoïste). Mais cet auteur ne soulève pas le problème de la non protection de
l‟environnement que cela implique ! M. Wolsink. 2000. “Wind power and the NIMBY-Myth: Institutional
capacity and the limited significance of 23 public support”. Renewable Energy, 21, 49-64.
6
J. Mercier. 1994. « Paradoxes et contradictions dans les propositions écologistes ». Revue québécoise de
Science 55 Politique, n° 25, 5-29.
7
Cette section est en grande partie issue de : A-L. Nicolet et S. La Branche « Modalités d’appropriation des
offres Greenlys dans l’habitat ». Projet Greenlys, 2013-2015.
rebond direct. L'effet rebond varie d'une technologie à une autre et selon les
comportements étudiés8: chauffage, éclairage, consommation ou déplacements… L’effet
rebond peut provoquer une diminution de l’efficacité attendue jusqu’à une perte nette. Le
backfire surgit lorsque la consommation de l'énergie dépasse le seuil de consommation
atteint avant l'introduction de la nouvelle technologie ou mécanisme, ce qui fut le cas du
chauffage central à Londres.
L’effet rebond peut aussi être transféré d’un domaine à un autre : diminuer la facture de
chauffage permet de faire un voyage ou de s’acheter un écran plat. Il s’agit de l’effet rebond
indirect qui s’applique aussi bien à des individus qu’à une collectivité, voire, à un marché
global. En effet, la somme totale des gains dans le cas d’un système NTE-tarification
fonctionnant correctement peut mener à des réductions des prix de l’énergie provoquant
ainsi une augmentation de la consommation collective. La somme totale de ces effets directs
et indirects représente l’effet rebond à l’échelle de l’économie (economy-wide rebound
effect).
La conclusion essentielle du rapport de Sorrell est que les effets rebonds sont
potentiellement si importants qu’ils pourraient contribuer à une diminution significative des
efforts de maîtrise de la consommation énergétique globale. L’étude de Sorrell est riche
mais demeure trop ancrée dans une analyse économique. Il existe d’autres facteurs,
psychologiques, ergonomiques, de valeurs et de représentations sociales qui jouent un rôle
dans l’effet rebond. Le volet sociologique de l’étude GreenLys contribue à identifier ces
facteurs non économiques.
On pourrait également mentionner l’effet rebond préventif : face à l’information qu’un
effacement sera mené, un ménage peut augmenter la température de son logis au-delà de la
limite habituelle, afin de pouvoir rester dans la zone de confort lorsque le chauffage est
coupé.
Dans ce cadre, l’analyse sociologique vise à comprendre les moteurs, les freins, les
motivations et les représentations (dans lesquelles l’effet rebond s’inscrit) jouant un rôle
dans l’in-acceptabilité des offres technologiques et tarifaires, afin de comprendre les
interactions entre les clients, les technologies de MDE et les tarifs. La sociologie, par le biais
d’enquêtes ou d’entretiens en face-à-face, peut en effet fournir des données intéressantes
pour tous les acteurs de l’énergie en analysant :
- les niveaux de compréhension, d’acceptation et d’appropriation de l’offre Greenlys effacement et offres tarifaires et techniques ;
- les ressentis et les vécus quotidiens de ces offres ;
- les réactions comportementales du type dérogation, utilisation des postes énergétiques
en heures creuses ou pleines, modifications des comportements énergétiques.
En ce sens, les offres techniques et tarifaires ainsi que l’effacement sont des exemples
d’« objets sociotechniques » à part entière. Lorsque l’effacement est compris, il l’est de
manières différentes par différents acteurs. Pour le fournisseur, l’effacement est vu comme
un service à l’expérimentateur-client, alors que pour ce dernier, il offre un avantage au
fournisseur. Mais le constat de base est que l’effacement demeure une notion très peu
comprise par la grande majorité. Quant à son in-acceptabilité, il est surtout acceptable s’il
n’a pas un impact trop grand sur le confort des utilisateurs. Pour certains, rares, il est
8
Steve Sorrell. The Rebound Effect: an assessment of the evidence for economy-wide energy savings from
improved energy efficiency. A report produced by the Sussex Energy Group for the Technology and Policy
Assessment function of the UK Energy Research Centre. 2007.
acceptable parce qu’il participe à la stabilité globale du réseau et offre un impact collectif
positif.
Au-delà du niveau individuel ponctuel ou contextuel, ont pu être identifiés quelques types
de « logiques d’actions » liées à l’enjeu énergie – au-delà de payer la facture – qui sont
associées elles-mêmes à des valeurs et à des représentations. Les logiques identifiées sont
issues à la fois de l’étude Greenlys mais aussi d’une analyse du Défi Famille à Energie Positive
(FAEP)9.
4. Les logiques d’actions en matière d’énergie.
Les logiques d’actions sont l’ensemble des actes liées à des motivations qui offrent un idéal
que les individus tentent de poursuivre au quotidien mais qui entre en relation avec les
contraintes de la vie quotidienne, l’habitat (qualité, surface), les niveaux de revenu, les
phases de vie, les technologies disponibles, les incitations et les opportunités (prix de
l’énergie, développement de la domotique, existence des offres tarifaires). Les facteurs sont
nombreux et une partie du travail de l’analyse sociologique vise à en tirer des tendances ou
des catégories d’acteurs. Il s’agit d’une réduction de la complexité et de la diversité des
logiques d’actions fondée sur les points communs et les différences comprises à partir de
l’analyse des réponses, des comportements, de la mise en confrontation avec les
consommations énergétiques réelles. Les relations entre l’énergie et ces dimensions de la vie
quotidienne peuvent parfois être conflictuelles (les freins à la mise en œuvre) ou au
contraire, entrer en synergie. Quoiqu’il en soit, ces logiques d’actions offrent un cadre à
partir duquel les expérimentateurs ont pris la décision de s’engager dans Greenlys et dans
FAEP – et des différences entre les deux formes d’expérimentations ont aussi été relevées.
L’analyse révèle que les différentes motivations découlent de plusieurs logiques d’actions
préexistantes (et plus larges que l’énergie) impliquées dans ces expérimentations.
- Logique de confort : une logique individualiste pour laquelle la participation dans un
programme de gestion énergétique vise d’abord à préserver, voire accroître le confort, mais
surtout à ne pas le perdre. Ces usagers visent donc surtout à gérer leur énergie à domicile
pour accroitre ou maintenir leur confort – quelle que soit leur conception du confort – tout
en n’augmentant pas les coûts, voire, en les réduisant. Cette logique est présente dans
Greenlys et FAEP mais les participants à FAEP vise la sobriété et témoignent d’une plus
grande volonté et capacité à rogner, dans certaines limites, leur confort.
- Logique économique : dans un contexte d’enchérissement du prix de l’énergie, réduire
le budget consacré à l’énergie, que l’on soit un individu dans son habitat ou un patron
d’entreprise, est une préoccupation importante et à bénéfices multiples. Elle est présente
mais de manière minoritaire dans les deux expérimentations.
- Logique écologique : en réponse à un souci de préserver l’environnement, cette logique
s’inscrit dans le registre de l’intérêt collectif. Plus convaincu par les arguments écologiques,
ce groupe est sociologiquement plus représentatif de la classe moyenne/moyenne-sup, plus
9
Site du défi FAEP: http://www.familles-a-energie-positive.fr/
scolarisé et mieux informé des enjeux énergétiques. Elle est plus présente dans FAEP, qui
vise la sobriété, que dans Greenlys.
- Logique technoludique : passionnés par les nouvelles technologies, ces acteurs
prennent plaisir à s’informer sur les nouveautés techniques, à « bidouiller » leurs
installations et à y consacre du temps. On retrouve ce profil de manière importante dans des
structures liées aux smartgrids. Ce groupe est celui qui s’approprie le mieux les nouvelles
NTE. Les kW/h ne les intéressent pas et l’énergie peu, ce qui les attire, ce sont les nouvelles
technologies qui leur sont associées, le désir de les avoir avant les autres. Très présente dans
Greenlys, cette logique est presque absente dans FAEP.
- Logique énergiphile : l’objectif premier de cette logique est de maîtriser ses
consommations énergétiques, pour l’énergie en soi. Elle est majoritaire dans Greenlys. La
réduction de la consommation d’énergie est un but plus important que la réduction de la
facture en euros ou que l’empreinte écologique. Leur connaissance énergétique est
importante : les kW/h ont une signification pour eux, et ils comprennent certains enjeux
comme la stabilité du réseau, les heures creuses et les heures pleines, voire, les effacements.
Ces individus veulent participer à une meilleure stabilité de la distribution d'énergie à
l’échelle nationale, afin de garantir l’accès de l’énergie à tous, une éthique énergétique
donc. L’effacement est perçu comme un outil d'optimisation de la sécurité
d'approvisionnement, de stabilité et de régulation des réseaux.
- Une logique de maîtrise de l’habitat (et de soi !) comme milieu énergétique : les
technologies d’informations et de communication mais aussi les astuces de sobriété fournies
par des programmes comme FAEP ou des organismes comme l’ADEME permettent à
l’individu d’établir un lien avec l’objet technique et les offres de services ; cela peut lui
procurer un sentiment de maîtrise de son chez soi et peut apparaître comme un moyen de
« domestication » de la technique. Ceci est fortement présent chez les participants à FAEP et
ce pourrait être un facteur fort de l’implication des ménages précaires dans ce type de
dispositif. Que ce soit par le biais des nouvelles offres technologiques et tarifaires ou des
programmes de sobriété visant aux changements de comportements, les usagers les
utilisent aussi comme moyen d’évaluer leur capacité à maîtriser leur lieu de vie et à se
maitriser eux-mêmes. Il n’est pas étonnant alors si une approche par la maitrise des
comportements et la sobriété.
Dans la réalité, ces différentes logiques coexistent, s’entrecroisent, entrent en conflit
mais quelques tendances se dessinent. Pour la majorité des participants prenant part à des
expériences de gestion ou de maitrise, ni les économies financières ni la protection de
l’environnement ne sont citées comme des motivations uniques ni mêmes prioritaires ; elles
font partie d’un ensemble de valeurs inter reliées mas pas toujours en harmonie. Certains
font tout de même des efforts pour intégrer les deux types d’intérêts pour arriver aux
meilleurs résultats sous forme de bénéfices multiples. La logique écologique est surtout
mobilisée, sauf par les écophiles, pour qualifier des conduites qu’ils jugent eux-mêmes
comme « calculatrices » ou trop économiques. C’est le principe d’une pierre deux coups :
l’intérêt financier se voit (re)qualifié par l’intérêt écologique (on réduit sa facture « mais en
plus, c’est bon pour l’environnement »).
Pour une minorité, les valeurs sont bien structurées, s’approchant presque d’une
idéologie – voire, d’une démarche de vie-, avec une critique de la société de surconsommation, un désir de sobriété comme exercice sur soi, associé à un certain niveau
d’écologisme qui n’est jamais radical. Ce qui importe, c’est le désir de faire correspondre les
valeurs aux actes, la découverte et la maîtrise du lieu de vie (dans cet ordre). En fait, et c’est
une des conclusions issues du constat que la maitrise de l’énergie s’insère dans une
démarche de maitrise de soi, l’intérêt pour l’énergie, sa maitrise, sa gestion ou sa sobriété
n’arrive pas comme un accident dans la vie des participants : c’est une étape de plus dans
une démarche générale de vie.
5. Les comportements énergétiques et la sobriété
En matière de comportements énergétiques (achats, usages, entretien et maintenance
des postes énergétiques), les individus ne se limitent pas à un seul facteur pour orienter
leurs gestes ; ils combinent plusieurs critères. Nos recherches sur le poids de
l'environnement dans l'univers cognitif des individus montrent que l'environnement est une
valeur montante mais qu’elle demeure secondaire face aux autres facteurs. A l’instar des
valeurs environnementales, l’enjeu énergétique n’est presque jamais le seul moteur des
pratiques quotidiennes qui sont ou non ou plus ou moins compatibles avec des objectifs de
sobriété. Mais que signifie la sobriété en tant que notion socioénergétique ? Globalement, la
sobriété interroge ce que l’on considère comme étant nos besoins [004]. Citons ici in extenso
l’explication de M-C. Zélem.
Cet enjeu implique de réfléchir aux manières dont on sollicite et utilise l’énergie, « pour
privilégier les usages les plus utiles, restreindre les plus extravagants et supprimer les plus
nuisibles». Le geste le plus économe est bien celui qui consomme le moins, voire pas du tout
d’énergie. Ici le gisement d’économies d’énergie dépend du degré d’adhésion au projet et de
la capacité des publics concernés à changer concrètement leurs comportements
énergétiques. Si l’on reprend les définitions proposées par Négawatts 10 , la sobriété
énergétique comporte trois dimensions : la sobriété dimensionnelle, la sobriété d'usage et la
sobriété de partage.
- La « sobriété dimensionnelle » consiste à ajuster la taille au besoin et renvoie à la
bonne adaptation des équipements. Par exemple, pourquoi disposer d’un gros
réfrigérateur lorsqu’il est sous-utilisé ? Pourquoi chauffer toutes les pièces d’un logement
lorsqu’elles sont inoccupées ?
- La « sobriété d'usage » renvoie à la durée et à la nature du service énergétique : il
s’agit d’éviter les éclairages inutiles ou les systèmes d’affichages énergivores dans les
espaces publics, de réduire la pratique des vitrines illuminées au-delà d’une certaine
heure… Est-il judicieux de rouler en 4X4 en pleine ville sachant que le service rendu par
une petite voiture ou un déplacement en transport en commun permettrait d’atteindre le
même objectif ?
- La « sobriété de partage » renvoie à une organisation collective de l'espace, des
équipements et des services : cela revient à réfléchir aux moyens de mutualiser des biens
consommateurs d’énergie, par exemple une voiture, une photocopieuse, une piscine ou
un lave-linge.
10
http://www.negawatt.org/
- On pourrait ajouter la sobriété de bon sens : pourquoi chauffer des terrasses
extérieures en hiver ? Pourquoi laisser les portes des magasins climatisés ouvertes en été
? »11
La sobriété diffère donc fortement de l’efficacité énergétique, qui renvoie plutôt à la
technique. Pour rendre le propos clair, nous proposons les définitions sociotechniques
suivantes :
- L’efficacité est liée aux aspects purement techniques de l’énergie ; par exemple, des
turbines plus efficaces ou des réseaux de distribution d’électricité avec moins de perte en
ligne.
- La sobriété concerne les gestes et donc les changements de comportements quotidiens
dans un contexte de crise climatique et énergétique et de transition énergétique : éclairage,
postes de la cuisine, informatique et audiovisuels ou chauffage.
- La gestion de l’énergie est rendue possible par la technologie mais n’impacte pas
nécessairement les comportements bien que ces derniers puissent l’inciter ou
l’accompagner. Par exemple, la programmation du chauffage à certaines heures ou dans
certaines pièces d’une maison en fonction de son occupation. Cette programmation est
déterminée par un individu qui a conscience des zones temporelles et spatiales d’actions, en
relations avec ses activités et sa présence mais cela ne l’amène pas nécessairement à
s’engager dans la sobriété même s’il déplace la consommation à des heures moins chères.
On peut avancer qu’une manière d’atteindre les objectifs de la transition énergétique
serait justement de faire coïncider les trois formes, afin d’arriver aux objectifs. Mais c’est la
sobriété qui est la moins bien comprise, notamment en ce qui concerne les freins aux
changements de comportements, en partie en raison de la diversité et de la complexité des
facteurs psychologiques et sociaux, liés aux habitudes et aux représentations d’un individu à
l’égard de l’énergie mais aussi de sa perception, de sa responsabilité et des impacts de ses
efforts, de son niveau d’éducation, du revenu et des catégories socioprofessionnelles.
Changer n’est pas simple : le passage entre la volonté à changer les habitudes et le
changement effectif suppose une rationalisation du quotidien qui passe par une observation
de soi, de ses propres comportements automatiques alors que ces derniers permettent
justement à l‘individu de faire autre chose en même temps.
L’habitude permet au cerveau d’économiser l’énergie. Les pratiques quotidiennes sont
davantage régies par des habitudes et des routines que par des choix délibérés et rationnels.
Les routines sont caractérisées par un faible degré de réflexivité, c’est là toute leur force.
D’une part, elles permettent une action immédiate et rapide, voire automatique. D’autre
part, ces pratiques quotidiennes englobent un large éventail d'activités, comme la cuisine,
les courses ou le travail qui forment un système tendant à la cohérence pragmatique. Ces
différentes pratiques en partie interdépendantes sont donc difficiles à modifier. Confrontées
à des exigences différentes et parfois contradictoires, la vie professionnelle, l’organisation
domestique et celle de la vie familiale doivent être définies tout en prenant en compte les
besoins et préférences de chaque membre du ménage ce qui inclut les négociations entre les
membres pour la répartition des tâches. Il faut donc avoir une raison valable et
convaincante, et une certaine disposition psychologique et sociologique, pour consentir à
l’effort de changer d’habitudes. Le meilleur exemple est FAEP qui vise justement à une
réduction de la consommation énergétique par le biais des changements de
11
M-C Zélem, Débats national sur la transition énergétique : Enjeux et réalités de la sobriété. Une simple
question de sémantique ? 2013, p.3.
comportements. Et cela fonctionne plutôt bien. Mais quels gestes sont bien retenus et
intégrés ou non ? Comment s’inscrivent-ils dans leurs parcours ?
6. Un programme de sobriété : FAEP12
Famille à énergie positive (FAEP) est un concours visant à faire diminuer d’au moins 8%
durant une saison de chauffage la consommation énergétique de ménages par le biais de la
sobriété. Les ménages sont réunis en équipes qui entrent dans un jeu de concurrence visant
le meilleur résultat possible. Ceux-ci sont davantage dans une moyenne de 13% ou 14%. Ils
sont accompagnés par un capitaine et un manuel de trucs et astuces ainsi que d’un suivi de
la consommation par le biais des nouvelles technologies.
La plupart des participants à FAEP présentent des caractéristiques sociales communes. Ils
partagent une éducation de la frugalité ainsi que des réseaux sociaux denses. Leurs
motivations sont diverses mais des tendances lourdes émergent : beaucoup veulent lutter
contre « l'absurdité » de la société de consommation moderne ; ils ont le désir de faire
correspondre leurs valeurs à leurs actes ; ils sont intéressées par la découverte et la maîtrise
du lieu de vie et ils ont des préoccupations environnementales qui apparaissent comme un
moteur parmi d’autres, plus quotidiens et plus pragmatiques.
Globalement, trois types de gestes allant dans le sens de l’économie de l’énergie
existent : i) les nouveaux gestes adoptés ; ii) les gestes énergétivores suspendus ; iii) les
gestes économes pré existants renforcés/systématisés. Il semble que les gestes les mieux
pérennisés sont ceux qui i) sont inventés par les participants et ii) intégrés dans une série
d’actions habituelles quotidiennes. De manière globale, les gestes sur lesquels les
participants se concentrent volontiers sont ceux qui arrêtent nettement et physiquement la
consommation d’énergie sur un poste donné.
Les « Faépiens » vont bien entendu utiliser l’information reçue, notamment, sur la
consommation de postes spécifiques, mais la relation entre information et changements de
comportements reste floue dans la population en général et même, dans une moindre
mesure, chez les Faépiens. Par exemple, nombre de participants qui se définissent comme
« en faisant déjà beaucoup » se contentent de recevoir des informations par le biais des
réunions. Ils estiment souvent qu’ils n’ont pas grand-chose à apprendre et, dans une logique
circulaire, ils s’investissent moins, et donc modifient moins leurs comportements. A
contrario, les personnes moins persuadées d’être bien informées ont une démarche plus
minutieuse : elles observent précisément leurs consommations personnelles, épluchent le
guide et inventent leurs propres astuces. Mais on a relevé le cas d’un homme qui faisait son
suivi de consommation très minutieusement, même un an après son implication dans FAEP,
sans avoir modifié son comportement : seule l’information sur sa consommation
l’intéressait.
12
Ce qui suit est tiré de F. Sirguey, O. Joly et S. La Branche. Analyse qualitative du défi FAEP : motivations et
pérennité des gestes. Pour la Région Rhône Alpes et Prioriterre. 2012.
Plus fondamentalement, il n’est pas surprenant d’apprendre que la nouvelle information
sur l’énergie, soit dans FAEP, soit par le biais de nouvelles factures énergétiques, des sites
Internets ou encore des smartgrids, s’insère dans un parcours préexistant de vie qui amène
l’individu à plus ou moins bien intégrer l’information et à en faire une source de
changements allant dans le sens de la sobriété. Et, au-delà de la quantité ou du nombre de
changements, il faut aussi ajouter la qualité des gestes : comment, sur quels postes, avec
quelle ambition, pour quelles raisons et de quelles manières ses informations sont intégrées
ou non. Tout ceci s’inscrit pour les « Faépiens », dans une « carrière » énergétique que ces
programmes ou informations viennent alimenter et infléchir mais qu’ils ne créent en aucun
cas13.
Comprendre le processus d’adoption de nouveaux gestes économes nécessite en effet
de les replacer dans les carrières socioénergétiques des participants, notion entendue
comme une succession de positions et de dispositions, de comportements et de perspectives
relativement structurés, ou visant à l’être, en matière de consommation d’énergie. Dans la
compréhension du lien d’un individu à l’énergie, il faut prendre en considération :
- le statut d’occupation du logement : propriétaire/locataire, ce dernier comme le
propriétaire non occupant est moins intéressé par des travaux de rénovations
énergétiques ;
- le statut familial et la composition du ménage ;
- l’âge ;
- les liens sociaux (familial, de voisinage, entre copropriétaires, entre locataires et
organisme gestionnaire), plus ou moins conflictuel ou harmonieux, plus ou moins
incitatif aux économies d’énergie ;
- le capital social, culturel des individus ;
- les routines quotidiennes c.à.d. des habitudes de vie difficiles à modifier ;
- le capital technique : la connaissance et la compréhension du fonctionnement des
systèmes installés est un élément déterminant du choix technique, de
l’appropriation, et des pratiques de consommation ; les individus ne présentent pas
les mêmes capacités à saisir le fonctionnement de leurs équipements et à
comprendre les principes de fonctionnement et les modes de régulation, notamment
dans le cas des systèmes techniques complexes comme les smartgrids.
Au-delà de ces facteurs classiques en sociologie, on peut mettre de l’avant que la carrière
socio énergétique des participants, telle que révélée dans FAEP, comprend deux
dimensions :
- une dimension « pratique » : les gestes, savoirs et savoir-faires en matière d’économie
d’énergie et, potentiellement de leurs liens aux ressources naturelles ou à la protection
de l’environnement ;
- une dimension « axiologique » : les opinions et les valeurs liées à la nécessité
d’économiser les ressources, l’énergie en soi, sa place dans l’habitat et dans les rouages
de la vie quotidienne et, potentiellement, de la protection de l’environnement.
Une telle démarche, est c’est peut-être là une de ses difficultés majeures, nécessite
d’objectiver son environnement domestique qui, du point de vue des consommations
d’énergie, passe par la mesure des dépenses occasionnées par les équipements soit en
13
Merci à O. Joly pour cette notion.
euros pour la plupart, soit en kW/h pour la minorité plus informée. L’information provenant
du programme FAEP et ses techniques (l’économètre et le compteur), apporte une
conscience soit nouvelle soit accrue du logement comme complexe énergétique, ce qui
conduit les participants à s’interroger sur leur dépendance des choses, mais aussi sur leur
emprise sur les choses : ai-je besoin d’un sèche-linge ou de repasser tous mes vêtements ?
L’objectivation s’accompagne d’une rationalisation - que les participants acceptent plus
ou moins – des routines et des habitudes de vie. Ils se posent des questions et tentent de
rendre explicite ou consciente, des pratiques le plus souvent automatiques et inconscientes :
combien est-ce que j’épargne en baissant la température d’un degré et est-ce compatible
avec ma perception du confort ? Quel effort suis-je prêt à accepter tels que nettoyer la grille
du frigo ou les ampoules ce qui n’est presque jamais fait ? En quoi les gestes préconisés
correspondent-ils aux efforts consentis (et évalués comme valant la peine ou non) et à ce
que je suis, ce que je pense être et ce que je veux être ? Le processus d’adoption ou de rejet
de nouveaux gestes énergétiques est donc souvent lié à un travail sur soi. Lorsque l’individu
est déjà dans une telle démarche dans son parcours énergétique préalable, adopter des
nouveaux comportements lui posent moins de problèmes que pour une personne n’ayant
pas vécu de telles démarches. Pour ces derniers, la charge psychologique, l’effort à fournir
est plus important et donc, moins attrayant.
Donc, au-delà de considérations écologiques ou économiques, c’est un intérêt
symbolique qui anime les carrières de ces participants au Défi FAEP : celui d’une qualification
de soi à ses propres yeux et aux yeux de ses proches. Car, maîtriser ses consommations
d’énergie, c’est tenter de changer ses mauvaises habitudes et donc savoir se maîtriser. Les
économies financières réalisées sont alors, au-delà du nombre d’euros non dépensés, la
preuve de sa capacité à travailler sur soi, et de la maîtrise que l’on a sur sa vie. Ceci s’insère
dans un parcours de vie où les enfances et les phases de vie sont importantes. Les
célibataires et les jeunes ménages accordent une attention particulière aux contraintes
budgétaires, tandis que les familles marquées par l’arrivée ou le départ d’un enfant seront
plus vigilantes sur la modularité du logement (possibilité d’adapter l’espace). Les personnes
âgées sont particulièrement sensibles au confort quotidien.
L’échelle individuelle est indispensable mais ne suffit pas car les efforts contemporains
de transition énergétique ont des implications fortes avec la capacité à gouverner les
changements associés.
7. Eléments d’une analyse de la gouvernance énergétique
Les efforts de diversification de l’énergie sur un même lieu (du bâtiment au territoire en
passant par le quartier), pour peu que ces énergies soient associées les unes aux autres,
notamment par le biais des nouvelles technologies dont les smartgrids provoquent des
interactions entre une multiplicité d’acteurs décisionnels. Ces derniers échangent au
minimum de l’énergie et des informations, voire les mêmes réseaux ou les mêmes murs.
Ces échangent, ‘sociaux’ dans le sens large du terme, se produisent autour d’objets
physiques et techniques dont la propriété ou la responsabilité est délimitée en amont de la
mise en fonctionnement et donc, dans la phase conception. Mais parfois, dans les cas
d’innovations, ces responsabilités, coûts et bénéfices sont construits au cours même du
projet avec des incertitudes. Ces dernières sont en parties liées à la complexité croissante
des réseaux énergétiques associant énergies traditionnelles, à grandes échelles, constantes,
avec celles nouvelles, souvent intermittentes et renouvelables.
7.1. Le cas des écoquartiers (EQ)
Ces points de rencontre entre acteurs et types d’énergies ont été qualifiés de nœuds
socioénergétiques (NSE) par la recherche Ecoquartier Nexus Energie14. Ceux-ci constituent
donc à la fois des ensembles d'objets physiques assurant le stockage, le regroupement ou la
répartition de flux d’énergie, et des objets d'interfaces entre plusieurs acteurs impliqués
dans son financement, sa conception ou son fonctionnement. Les NSE sont donc des objets
sociotechniques ou socioénergétiques par excellence. Les deux volets, technique et
sociologique d’un NSE n’impliquent pas une évolution séparée de l’un et de l’autre mais
plutôt deux façons de les explorer, deux points d’entrées, sans négliger une dimension par
rapport à l’autre. C’est en creusant conjointement et/ou alternativement les composants
techniques, l’intensité et la nature des interactions que peuvent être identifiés les processus
multiscalaires de construction des enjeux et de définition des fonctionnements entre (et par)
les parties impliquées. Mais également, de leur gouvernance durant leur conception, leur
installation et leur opération à long terme.
Cette définition préliminaire suggère ainsi que l’innovation en matière d’énergie dans
l’urbanisme, surtout lorsqu’elle met en relation des échelles différentes, n’est pas sans créer
des défis organisationnels et institutionnels. En effet, dans un cadre d’objectifs énergétiques
ambitieux (d’efficacité, de sobriété et de diversification) où les compétences et les savoirfaires des acteurs peuvent se révéler absents ou insuffisants, comment atteindre les
objectifs fixés ? Quels types de freins à l’innovation et à la transition énergétique peuvent
émerger ? L’enjeu de la coordination, à la fois des énergies et de acteurs qui leur sont
associés, émergent ici en pleine force. Les freins les plus souvent cités sont économiques les
coûts de l’innovation et du développement de nouvelles technologies ou de nouvelles
application ; l’absence de demande (le pull), l’absence de régulation (le push) et l’absence de
technologie. On peut aussi citer l’absence de volonté politique ou des freins
organisationnels. A l’inverse, la présence de ces facteurs contribue à l’innovation mais cela
demande des formes de gestion, voire de gouvernance de projets stratégiques.
Le problème de la gouvernance de l’énergie dans les éco quartiers est à cet égard riche
d’enseignements.
Outre la réglementation, la gouvernance énergétique fait appel à l’encadrement par des
documents de planification urbaines, notamment les Plans Climats Energie Territoriaux, sous
l’égide des Schémas Régionaux de l’Air de l’Energie et du Climat (SRAEC). Dans ce cas,
l’objectif est de faire correspondre les différents documents de planification urbaine aux
objectifs climato-énergétiques inscrits dans ces Plans Climats. Dans ce contexte, auquel il
faut ajouter les principes de participation et de concertation, la mobilisation (et ses
résistances) des acteurs apparait comme un enjeu central. Pourtant, certains, comme
Souami, ont conclu que le mode de décision (bottom-up ou top-down, complexe, interactif,
14
Sous la direction de Debizet. Projet Ademe « Ecoquartier Nexus Energie ».
https://sites.google.com/a/iepg.fr/nexus/
centralisé ou décentralisé, participatif ou non), n’est pas associé à un niveau d’ambition
environnementale15. Dans certains cas, l’implication des citoyens contribue à la prise en
compte de certains enjeux environnementaux ; dans d’autres, cette implication diminue les
objectifs mis de l’avant par les promoteurs ou la ville, alors que, dans d’autres cas encore,
cela n’a pas d’impacts, les préoccupations étant ailleurs (esthétique, vie collective ou
autres).
Cette problématique a été bien investie par les urbanistes et les sociologues travaillant sur
l’urbanisme durable et les écoquartiers. En la matière, certaines tendances semblent
émerger :
- de manière surprenante, les auteurs ne constatent pas d’évolutions dans le temps : il n’y
a ni plus ni moins de mobilisations collectives dans les années 1990 qu’aujourd’hui dans
les nouveaux quartiers, même « éco » ;
- le niveau et le type de mobilisation d’acteurs dans les projets d’EQ semblent davantage
dépendre soit du contexte réglementaire national (obligation de consultation ou non)
soit de la ville elle-même ce qui est le cas, par exemple de la Ville de Grenoble qui a une
culture municipale associant traditionnellement de multiples acteurs dans ses projets
urbains ;
- si la plupart des EQ analysés se présentent comme innovants par leur gouvernance
multi-acteurs, décentralisée ou bottom-up, de manière globale, on constate une
diversité d’acteurs dans une, ou des ou toutes les phases de la quasi-totalité des EQ, de
la conception à l’usage au quotidien ; cette diversité cependant n’implique pas
nécessairement la présence d’habitants résidant près du projet ou des futurs habitants
de l’EQ.
Ces deux derniers points soulèvent la question de la coordination d’une multiplicité
d’acteurs sur un même projet visant justement à un mixe énergétique intelligent et
efficace.
Dans un cadre d’objectifs énergétiques ambitieux où les compétences et les savoir-faire des
acteurs peuvent se révéler absents ou insuffisants, comment alors atteindre les objectifs
fixés ? Un des sujets de recherche sur cette question en science politique est la capacité
institutionnelle, s’inscrivant dans le cadre de réflexions sur le rôle des institutions dans la
poursuite d’objectifs environnementaux. Selon Young, une institution peut voir ses efforts
pour protéger l’environnement ralentis par un problème d’adéquation entre ses objectifs
environnementaux et sa structure interne (ce qu’il appelle institutional fit)16. En d’autres
termes, les efforts de gouvernances climatique et énergétique peuvent être niés par la
structure même des institutions impliquées, en raison des lourdeurs, habitudes et cultures
institutionnelles et ce, quelles que soient les intentions ‘écologiques’ de l’organisation.
Young avance que l’inertie (“stickiness”) naturelle des institutions peut nécessiter un
changement de fonctionnement et d’identité pour qu’elles puissent contribuer à la lutte
15
T. Souami. Ecoquartiers. Secrets de fabrication. Analyse critique d’exemples européens. Les carnets de
l‟information. 2009. Pp.52-57.
16
Young, O.R. The Institutional Dimensions of Environmental Change: Fit, Interplay, and Scale, Cambridge
and Massachusetts: MIT Press. 2002, xiv-xv.
contre le changement climatique, par exemple17. Mais face à ces obstacles, quels types de
leviers d’actions mener pour atteindre les objectifs énergétiques ? Quels types de
gouvernance adopter pour surmonter ce type de problème ?
7.2. L’exemple de l’écoquartier de Bonne à Grenoble
Il apparait que c’est la mise en harmonie des différents acteurs, compétences et réseaux,
liés à des assemblages énergétiques nouveaux pour les acteurs (du Quartier de Bonne à
IssyGrid) qui a été l’objet des innovations les plus significatives. La ville de Grenoble a été la
première de France à avoir élaboré un plan climat dès 2006. Puis, en 2013, la collectivité
territoriale est passée au niveau supérieur avec un Plan Air Energie Climat, afin d’intégrer à
la fois les enjeux du climat et de la pollution de l’air. Mais Grenoble est également le lieu où
a été pour la première fois expérimenté la réglementation thermique RT 2012, avant sa mise
en œuvre grâce à un projet ambitieux : l’écoquartier de la Caserne de Bonne, près du centreville. A l’époque, les constructions consommaient une moyenne de 150 kWh/m² et le défi,
de taille à l’époque, était d’atteindre les 50 kWh/m². Tout de suite, la question des
innovations s’est posée. Ce qui est intéressant avec cette expérience, c’est que le quartier
fait également figure de proue sur une autre question à l’avant-garde de la transition
énergétique en cours : sans obligation, les maitre d’œuvre, l’élu et l’assistant énergétique du
maitre d’ouvrage ont eu la volonté d’expérimenter une diversification énergétique (non
carbonée) du quartier.
Tout d’abord, il y a eu des innovations dans les assemblages entre les différents volets
énergétiques : éclairage public, voitures électriques, panneaux photovoltaïques et
technologies de maitrise de l’énergie à domicile sont conçus comme devant constituer un
tout cohérent et harmonieux, ce qui nécessite des innovations dans leur assemblage et la
manière dont ils sont conçus et mis en œuvre dès l’amont. Le problème est que ces
éléments sont gérés ou développés par des acteurs industriels et publics différents. Le défi
de l’assemblage technico-énergétique est donc accompagné par un autre défi,
organisationnel lié aux NSE : comment faire travailler ensemble sur un seul et unique projet
des acteurs qui sont soit traditionnellement en concurrence pour des parts du marché soit
relèvent de secteurs différents sans expérience de partage ? Doivent-ils créer de nouveaux
réseaux d’acteurs pour répondre aux défis posés par les projets ? Si oui, comment et quelles
stratégies adoptent-ils ? Comment s’articulent les différentes motivations et intérêts et
comment sont réglés les conflits ? Quels ont été les moteurs et les freins à la coordination du
projet ? Comment ont-ils été résolus ?
17
Young, O.R. ‘Why Is There No Unified Theory of Environmental Governance?’, PDF document:
dlc.dlib.indiana.edu/archive/00000943/00/youngo020402.pdf. 2002, p.23-24.
7.3. Des modes de gouvernance non classiques
Les objectifs climato-énergétiques semblent bien nécessiter une diversité d’acteurs plus
importante ce qui soulève des défis de gouvernance plus grands : plus un assemblage
socioénergétique est complexe, plus grande est la complexité de la coordination et de la
gouvernance des interactions entre les acteurs impliqués, et ce plus encore lorsqu’il y a des
efforts à intégrer différentes échelles d’actions urbanistiques, du bâtiment à l’îlot jusqu’au
quartier. La complexité des assemblages et la transgression d’échelles peuvent être sources
d’inefficacité, d’instabilité du réseau, de pertes de retours sur investissements,
d’incertitudes, de risques financiers ou techniques mais aussi de dissensions, de conflits de
visions et de business models.
Au-delà donc des innovations techniques, les efforts de conception, de mise en œuvre et
d’installation des systèmes énergétiques complexes liés aux efforts de transition et de
diversification nécessitent également des innovations dans la gouvernance des projets, mais
aussi des nouvelles compétences et surtout, des nouvelles façons de travailler et de
s’organiser. Ce fut le cas à Issygrid, un cas lourd en matière de développement
technologique, avec un smartgrid ainsi que l’intégration énergétique du tertiaire et du
secondaire, du public et du privé. Ainsi, ce sont Total, Microsoft, Bouygues, ErDF qui ont dû
apprendre à innover dans leur modes de collaboration. Ces acteurs privés ont tous leurs
objectifs spécifiques pour participer au projet Issygrid mais doivent travailler ensemble pour
atteindre des objectifs plus larges car sans cette collaboration, aucun n’atteindrait ses
objectifs. Les antagonismes potentiels, liés à la concurrence du marché, ont donc dû être
gérés dès le départ, dans l’organisation et les règles de fonctionnement même des groupes
de pilotages.
Les innovations techniques nécessaires liées aux efforts de diversification énergétique
sur un même site fait aussi émerger des innovations en matière de coordination des NSE ce
qui, à son tour, semble avoir des impacts au niveau du fonctionnement interne des
institutions participantes, notamment avec de nouvelles manières de gérer leurs propres
équipes soit au niveau des projets individuels soit de manière pérenne : dans quelques cas,
de nouvelles compétences sont acquises voire, pour certains, une compétence de gestion
transversale de projets est internalisée avec création d’un poste.
Puis, en ce qui concerne les modes de travail, pour les architectes et les maitres d’œuvre,
la planification d’une diversification énergétique a nécessité de travailler en amont avec des
professionnels qu’ils ne côtoyaient qu’à de phases ultérieures du projet. De plus, la
coordination entre les corps de métiers est devenue plus importante. Parfois, les
changements sont minimes mais importants. Ainsi, certains métiers qui travaillaient au
centimètre près ont appris à travailler au millimètre pour réduire les ponts thermiques. A
Issygrid, on a imaginé de connecter le tertiaire (producteur d’électricité photovoltaïque) au
résidentiel afin, de le fournir le weekend. Dans le même quartier, la voiture électrique est
conçue à la fois comme véhicule moins polluant mais aussi comme source de stockage de
l’électricité et des stations météos ont été installées sur les voies publiques, en coordination
avec l’éclairage, intégré au smartgrid. Les acteurs privés se retrouvent donc à travailler
ensemble soit sur des objets techniques sur lesquels ils n’avaient pas travaillé avant mais qui
sont maintenant connectés les uns aux autres grâce aux nouvelles technologies de
l’informatique mais aussi dans des phases de projets dans lesquelles ils n’étaient pas
forcément impliquées auparavant. Les start-ups ont une place importante dans le projet
Issygrid comme c’est souvent le cas avec les projets à haut contenu technologique. A la
Caserne de Bonne, avec une présence importante des pouvoirs publics locaux, les
innovations en matière d’énergie ont parfois nécessité de la part des parties impliquées de
faire appel à des nouveaux partenaires mais on constate chez d’autres une certaine
continuité.
8. Quelques éléments de science politique de l’énergie face à la
transition énergétique
Le processus de transition énergétique en France est en 2014 en voie d’être
officiellement institutionnalisé et formalisé par un projet de loi sur la transition écologique,
dans le cadre du Grenelle 2 de l’environnement. Il est intéressant à examiner sous deux
aspects : la précarité énergétique et la dépendance au sentier énergétique.
8.1. La précarité énergétique
La précarité énergétique a toujours existé dans la réalité et comme objet de recherche
pour les économistes et les sociologues, mais elle émerge de manière très forte dans le
contexte de la transition énergétique. Sa conception cependant évolue : à côté d’une
approche par l’exclusion, émerge une approche préventive. Construire des habitats efficaces
énergétiquement ne peut qu’alléger la pression ressentie par les ménages, en termes de
dépenses liées au chauffage par exemple. Une des questions principales est la constitution
d’un ensemble de critères officiels de ce qui constitue la précarité énergétique18.
Au-delà de la vision initiale limitée à la « fuel poverty » britannique, a été mise en avant
une définition plus réglementaire impliquant la difficulté à disposer de l’énergie nécessaire
à la satisfaction des besoins élémentaires. Le ménage doit alors faire des arbitrages : se
chauffer au risque d’impayés ou ne plus se chauffer et subir les conséquences du froid sur sa
santé, son logement, sa vie sociale. Environ 3,8 millions de ménages de France
métropolitaine ont un taux d’effort énergétique supérieur à 10 % de leur revenu tandis que
3,5 millions déclarent souffrir du froid dans leur logement. Les ménages modestes cumulent
souvent les contraintes financières et un habitat peu performant (environ 621 000
ménages)19.
L’Observatoire national de la précarité20 pour sa part, lient trois enjeux : écologique
(réduction des émissions de gaz à effet de serre et des impacts environnementaux et
18
Sont également pris en compte les liens entre précarité dans l‟habitat et la mobilité et le ciblage des aides pour
la précarité énergétique. Note n° 1 - La précarité énergétique en France, une question de grande actualité :
contribution pour le débat national sur la transition énergétique (PDF - 394K - 07/05/2013).
19
http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1351
20
http://www2.ademe.fr/servlet/KBaseShow?catid=25227
sanitaires) ; économique (dépendance énergétique); social (lié à la fois à la précarité
générale qui est accrue avec l’augmentation des prix de l’énergie).
Mais selon les auteurs d’un ouvrage collectif, la notion émerge parce que le contexte
actuel de transition énergétique est marqué par la double tendance à la versatilité et à la
hausse des prix de l’énergie, qui fait courir le risque d’un « changement d’échelle du nombre
des usagers de l’électricité et du gaz connaissant de graves difficultés de paiement »21. Il
s’agit d’un phénomène complexe qui dépasse les critères économiques.
En France, une définition plus complète a été proposée officiellement en 2010 : « Est en
situation de précarité énergétique une personne qui éprouve dans son logement des
difficultés particulières à disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de
ses besoins élémentaires en raison notamment de l’inadaptation de ses ressources et de ses
conditions d’habitat. » Cette définition combine trois facteurs : la faiblesse des revenus, la
mauvaise qualité thermique des logements et la difficulté à payer ses factures d’énergie 22.
Elle offre aussi la possibilité de s’appuyer sur des données quantitatives en croisant des
chiffres relatifs aux ménages et à leur logement. Cette définition est cependant encore trop
focalisée sur les besoins en énergie thermique et ne prend pas en compte l’énergie
nécessaire aux déplacements. Or, des ménages peuvent avoir des logements corrects, mais
éloignés de leur lieu de travail ou du centre-ville. Ils sont alors contraints à des arbitrages
entre leur budget énergie thermique et leur budget énergie transport.
De manière plus générale, la précarité énergétique résulte de facteurs économiques (prix
de l’énergie, niveau de revenu, emploi) ; structurels (qualité du logement, équipements
électriques, climat) et ; sociaux (phase de vie, catégorie socio-professionnelle, composition
du ménage), qui, en conjugaison peuvent aggraver ou alléger un basculement vers la
précarité. Ceci est important car les aides financières de toutes sortes (étatiques mais aussi
issues d’association) sont déterminées à partir de critères mesurables de précarité. De
nombreux précaires seraient donc « invisibles ». Au-delà d’un idéal du consommateur éclairé
et rationnel, le précaire a moins de compétences pour saisir les opportunités liées aux
évolutions du marché de l’énergie, comparer les prix et services, faire les démarches
nécessaires23.
8.2. La dépendance au sentier énergétique.
L’institutionnalisation en cours de la TE ne part pas ex nihilo. D’autres moyens sont nés
avant, dont deux sont particulièrement pertinents : l’émergence de nouveaux quartiers
appelés écoquartiers mais souvent plus focalisés sur les questions d’énergie que sur d’autres
thématiques environnementales. La première est la réglementation thermique (RT) qui vise
des objectifs de plus en plus contraignants et ambitieux de consommation énergétique. Ainsi
la RT 2012 oblige les constructeurs et aménageurs à ne pas dépasser des consommations de
21
François Bafoil, Ferenc Fodor et Dominique Le Roux (dir.), Accès à l’énergie en Europe. Les précaires
invisibles, Les Presses de Sciences po, 2014.
22
Une enquête de 2013 (Premiers résultats 2013 du Baromètre Powermetrix-AFP), indique que les foyers
précaires (33%) sont davantage équipés en chauffages d‟appoint – énergétivores – que les autres (24%).
23
Le réseau RAPPEL associe des acteurs de la pauvreté et de la précarité énergétique dans le logement,
contribue à faire reconnaître cette forme de pauvreté et sensibilise à la nécessité de politiques publiques plus
appropriées. http://www.precarite-energie.org/.
50 KWh /m² dans les habitations tandis que celle de 2020 obligera toutes constructions
nouvelles à être passives. Le second moyen est, autant que l’on le sache, unique dans le
monde : la France a institué des Plans Climat Energie territoriaux visant à répondre aux
objectifs d’efficacité énergétique et climatique de 20/20/20 de l’Union Européenne pour
toute collectivité territoriale, ville mais aussi regroupement de communes de plus de 50 000
habitant depuis 2012. Les objectifs sont exposés dans différents documents de planification
urbaine : Plan Local d’Urbanisme, Plan local de déplacement, Plan local de l’Habitat.
Ces différents efforts s’inscrivent dans une structure sociale, institutionnelle et
énergétique préexistante liée au phénomène de la dépendance au sentier, basé sur l’idée
selon laquelle l'énergie serait abondante, presque infinie et donc, très peu chère. Dans le cas
de la France, il s’agit de l’énergie nucléaire, avec son volume, ses réseaux de distribution
d’investissements, ses temps de retours et ses liens rapprochés au pouvoir politique central.
Développée par Pierson, la notion de la dépendance au sentier part du constat que tout
processus décisionnel est affecté par les choix pris au départ et que certains de ces choix
sont déterminants à long terme, provoquant un processus cumulatif de renforcement : plus
on avance, plus il est difficile de changer de voie, moins il y a d’alternatives structurelles,
politiques, économiques, sociales et conceptuelles24. Le sentier s’approfondit. Chaque
décision prise dans le cadre d’une société carbonée limite les possibilités de développer une
société post carbone. L’homogénéité limite les efforts d’hétérogénéité, à moins d’une crise
ou d’une nécessité qui demande énormément d’énergie pour modifier la trajectoire.
Ainsi, les politiques publiques, les technologies, les transports, mais aussi les
comportements sont tous liés au sentier énergétique et structurent fortement l’évolution
d’actions publiques et privées spécifiques. Tenter de déceler les difficultés de passer à une
structure énergétique globale non-carbonée, implique de saisir l’ensemble des inerties
contemporaines issues du passé dans toutes leurs interactions, leur profondeur et leur
complexité, la dépendance au sentier opérant à plusieurs niveaux : conceptuel, théorique,
empirique, économique, politique, culturel, comportemental et symbolique. Par exemple,
dans les écoquartiers, l'offre énergétique est beaucoup plus complexe et diversifiée que par
le passé : gaz et soleil se mêlent à l'électricité, au sol (géothermie) aux nouvelles
technologies, à quoi s’ajoute dorénavant l'énergie passive (l'isolation, l'orientation). De plus,
ce sont les rôles mêmes des acteurs qui évoluent : le producteur d'énergie devenant aussi un
acheteur pour redistribuer sur ses réseaux une énergie maintenant produite par ce qui
n’était auparavant qu’un simple consommateur. Nous voyons donc ici que les pratiques
ancrées renvoient au développement passé d’infrastructures. L’ancienneté de ces structures
a laissé le temps à ces comportements de se diffuser dans la société, jusqu’à ce qu’ils
deviennent des routines. Les efforts à diffuser de nouvelles technologies de l’énergie
efficaces et sobres en carbone vont donc demander des efforts pour modifier le sentier de la
dépendance énergétique institué dans la société, jusque dans les ménages. Cela va
nécessiter des changements de comportements qui soient compatibles et le plus efficaces
possibles pour atteindre les objectifs de réduction.
24
P. Pierson. « Increasing Returns, Path Dependency, and the Study of Politics », The American Political
Science Review, Vol. 94, Juin 2000.
Conclusion.
Qu’elles répondent à des intérêts principalement budgétaires par la recherche de
maîtrise de la facture d’énergie, à des préoccupations environnementales ou qu’elles soient
motivées par la recherche du confort, les pratiques de consommation d’énergie sont
fortement liées aux éléments structurels du logement, imposés par le bâti et le système
thermique. Les comportements viennent se greffer sur la structure énergétique mais cette
greffe variera d’un individu à l’autre, selon les autres facteurs énoncés ci-dessus. La question
pour la transition énergétique est de savoir comment inciter, accompagner, contraindre les
changements à la fois structurels, macro et micro, pour atteindre des objectifs de réduction
et d’augmentation de l’efficacité, par le biais technique mais aussi politique, social,
économique, institutionnel et organisationnel ?
Les différents cas analysés montrent bien que la sociologie et la science politique ont
toute leur place dans cette problématique, qu’elles ont des choses à dire, à expliquer, des
questions à soulever et des réponses à fournir. Les sciences sociales montrent que la
question énergétique est peut-être moins une question d’innovations technologiques qu’un
enjeu social, d’organisation, de décision et de gouvernance même si ces enjeux sont moins
fréquemment étudiés et mis de l’avant par la littérature.
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