« Nous avons fait de même, avec d’autant moins de scrupule qu’une étude attentive du texte de Descartes,
fournit, ce semble, quelques indications à ce sujet, et qu’en découpant par tranches, autant que possible en
habile cuisinier, comme disait Platon, la pensée du philosophe, nous n’avons point cru trahir ses
intentions, mais au contraire, les respecter et les suivre plus fidèlement ». La réinterprétation
contemporaine des articulations de la pensée cartésienne orienterait donc infailliblement la mise en
forme dans laquelle nous lisons Descartes10.
L’explication des « petits intervalles en blanc »
Ces « blancs » ne valent pas pour des commencements d’alinéas. En cela, ils ne correspondent pas à des
changements « d’ordre d’idées » mais bien à des conventions typographiques de l’époque. Les espaces plus
importantes11 derrière les points sont issues de la tradition typographique, comme nous le rappelle
Tischold dans Livre et Typographie : « les règles anciennes imposant un espacement agrandi (souvent jusqu’à
former un trou) après la fin d’une phrase […] »12 et un peu plus près de Descartes, Bertrand-Quinquet
dans son Traité de l’Imprimerie : l’usage, pour le point (ou pause) est de le placer « immédiatement après la
lettre, sans espaces, et de le faire suivre d’espaces plus fortes que celles qui se trouvent entre les mots, afin
de mieux désigner la terminaison complète de la phrase »13.
L’objectif du compositeur lorsqu’il met en page et quels que soient le format du livre et la
longueur de la ligne est de respecter les règles typographiques des signes de ponctuation, de limiter le
nombre de césures et de fournir un gris de texte le plus homogène possible en jouant sur les blancs autour
des mots (intermot) et autour des lettres (interlettrage) pour les titres14. Or, plus la ligne est courte, plus
l’exercice est difficile. Sur une justification aussi étroite que celle des Meditationes (petit in-12), le
compositeur est parfois obligé de faire des choix : il ne peut à la fois éviter un nombre de césures
consécutives supérieur à deux en fin de ligne (ou « division »), maintenir un intermot harmonieux et
respecter systématiquement les espaces autour des signes de ponctuation. Celui (ou ceux) qui a composé
les Méditations latines tente pourtant de respecter ces trois règles15. Les règles qui régissent l’intermot et les
césures sont aujourd’hui les mêmes. En revanche, les règles de ponctuation ont changé : on ne met plus
une espace avant la virgule et un cadratin derrière le point. Ces espaces derrière les points servaient au
lecteur à repérer la fin de la phrase. Elles sont matérialisées dans le texte des Méditations, sauf contrainte de
(Clerselier Institut, Conte III, 282). Or, quand on ouvre l’édition originale de la Dioptrique à la page 23, on tombe bien
sur le « Discours second », il y est question de la réfraction dans des milieux différents mais on ne trouve
évidemment pas de paragraphe numéroté 9. De plus, si on compte les alinéas depuis le début du « Discours second »,
on ne tombe pas sur le neuvième alinéa à cette page mais seulement sur le septième. Enfin, dans cette même lettre, la
main renvoie aux « art. 3 et 4. de cette lettre » dans la note « 1 », en marge ; on retrouve en effet des paragraphes
numérotés 3 et 4 quelques pages auparavant puisque la démonstration de Clerselier est constituée de huit points
(chaque point renvoyant à un alinéa numéroté de 1 à 8). La main entend donc bien par « article » la même chose que
nous, ou que les Principia, à savoir : un paragraphe numéroté pour faciliter les références croisées de la
correspondance (Clerselier) ou le commentaire (Clauberg). Un autre exemple se trouve dans la lettre LXVI, à
Mersenne (27 juillet 1638) sur laquelle la main a barré dans la lettre la mention : « la page 258 », et propose de lui
substituer la mention « l’art. 6e du 8e discours » afin qu’on lise : « Pour vos difficultés touchant l’art. 6e du 8e discours
de mes Meteores […] » (Clerselier Institut, Conte III, 372). Or, lorsqu’on se reporte à l’édition de 1637, on tombe
bien sur le « Discours huitième », mais on n’y trouve pas d’alinéa. La main fait donc référence à une édition du
Discours qui n’est pas celle de 1637. S’agit-il des Opera de 1663-1664 ? En l’état actuel de nos recherches, nous ne
pouvons formuler qu’une hypothèse. De même pour une édition latine des Méditations avec des alinéas dont nous
n’excluons pas l’existence.
10 « Nous avons donc mis, sans hésiter, à la ligne chaque fois que le sens a paru, non seulement nous y autoriser, mais
l’exiger. Or le raisonnement de Descartes est tellement net, que bien peu de chances d’erreur en cela sont laissées à
une interprétation attentive : c’est presque à coup sûr que l’on peut mettre le doigt au point précis où une
argumentation finit, où commence une autre argumentation. Nous avons découpé le texte de chaque Méditation en
autant d’alinéas que nous l’avons jugé nécessaire, pour la commodité de la lecture et pour l’intelligence plus aisée du
développement métaphysique ».
11 L’« espace » est du genre féminin dans son acception typographique.
12 Jan TSCHICHOLD, Livre et Typographie : essais choisis, trad. N. Casanova, Paris, Éditions Allia, 1994, p. 125.
13 BERTRAND-QUINQUET, Traité de l’Imprimerie, Paris, Bertrand-Quinquet, 1799, p. 128.
14 Cf. aussi l’article VI : « Espaces ; leur usage », ibid., p. 43-44, l’article VII : « Quadratins ; Demi-Quadratins ;
Quadrats ; Interlignes ; leur usage », p. 45-47 et surtout « Ponctuation, signes de ponctuation :manière de les placer
dans la composition », p. 126-127.
15 Parfois on trouve des aberrations typographiques comme les quatre césures d’affilée des quatre premières lignes du
« Synopsis ».