Physique des électrons Une technique de pointe pour l’étude des supraconducteurs : la spectroscopie tunnel à balayage La microscopie à effet tunnel permet de réaliser une spectroscopie locale des supraconducteurs à l’échelle du nanomètre. Elle apporte des informations directes sur la répartition spatiale et énergétique des excitations électroniques mises en jeu, et aide à la compréhension du mécanisme de la supraconductivité dans les cuprates à haute température critique. La méthode se révèle particulièrement efficace pour analyser le tout nouveau supraconducteur MgB2. O bserver les atomes d’une surface dans l’espace direct est devenu possible en 1982 avec l’invention du microscope à effet tunnel (Scanning Tunneling Microscope, STM) par Binnig et Röhrer. La simplicité du dispositif en a fait son succès. Une pointe métallique fine est déplacée audessus d’une surface conductrice (l’échantillon), à l’aide de céramiques piézo-électriques (encadré 1). La faible distance pointe-échantillon permet au courant électrique I (V ) de circuler par effet tunnel lorsque la jonction est maintenue à une tension faible, V. Ce courant, qui dépend exponentiellement de la distance, varie en fonction de la rugosité de la surface. Cette rugosité peut provenir du dernier plan d’atomes ou des adsorbats déposés volontairement sur la surface. Il s’en est suivi de nombreuses observations de surfaces nues et propres sous ultra-vide, de molécules déposées et d’adsorbats de toute nature. La physique des surfaces a pu bénéficier rapidement de cette technique pour observer à l’échelle atomique la croissance de nanoobjets, pour la contrôler et pour structurer ces nanoobjets afin de les utiliser dans de nouveaux dispositifs (voir l’article « Organiser des nanoobjets à la surface des cristaux » de S. Rousset dans ce numéro). L’atout principal du dispositif STM réside dans l’aspect local de la mesure, qui peut être répétée à différents endroits de l’échantillon. De plus, l’acquisition des spectres tunnel I (V ) obtenus simultanément pendant le balayage de la pointe, permet une cartographie de la conductance tunnel d I (V )/d V dans toute la fenêtre de l’image STM topographique. Cette technique de spectroscopie tunnel à balayage (Scanning Tunneling Spectroscopy, STS) permet une corrélation directe de la carte de la conductance tunnel avec la topographie détaillée de la surface de l’échantillon (encadré 1). La conductance tunnel d I (V )/d V mesure, dans la limite des basses températures et des faibles tensions V appliquées entre les électrodes, la densité d’états électroniques de la surface à l’endroit r où se trouve la pointe : d I /d V ∝ ρ(r, E F + eV ). – Groupe de physique des solides, universités Paris 6 et Paris 7, UMR 7588, CNRS, 2 place Jussieu, 75251 Paris cedex 05. Cette dernière quantité est la densité d’états locale de l’échantillon calculée à partir de l’énergie de Fermi E F : ρ(r, E) = |ψk (r)|2 δ(E − Ek ), k où ψk (r) est la fonction d’onde électronique et δ(E − Ek ) = N (E) k est la densité d’états habituelle. La richesse de la STS provient de la capacité d’explorer la densité d’états électroniques de l’échantillon dans l’espace direct r = (x, y, z) et à toute énergie E = E F + eV en faisant ainsi la cartographie complète des variations spatiales et énergétiques de ρ(r, E). Suivant le signe de V, la STS permet d’analyser les états vides ou les états pleins de l’échantillon (encadré 1, figures a et b). La résolution en énergie d’une expérience STS est limitée par la température de la jonction tunnel (de l’ordre de 3 kT, 80 meV à 300 K, 1 meV à 4,2 K) et la résolution latérale, par l’étendue de la zone où circule le courant tunnel (de l’ordre de 0,5 nm ). De façon générale, toute modification de la densité d’états électroniques, qu’elle soit intrinsèque ou bien due à des perturbations extérieures, se manifestera sur ces 65 Encadré 1 SPECTROSCOPIE TUNNEL A BALAYAGE Dans un microscope tunnel à balayage (figure ci-contre) une pointe fine conductrice est maintenue à une distance de quelques angströms au-dessus de la surface de l’échantillon. Un système de contrôle mesure la valeur du courant tunnel et contrôle en temps réel la distance entre la pointe et la surface à l’aide de l’élément Z piézo-électrique. En même temps, les éléments X et Y déplacent la pointe latéralement. En enregistrant la valeur du courant tunnel en chaque point de la surface on obtient une image dite « topographique » I (X, Y ) ou bien Z (X, Y ). Le courant tunnel qui circule localement entre l’extrémité de la pointe et la surface dépend du nombre d’états électroniques de la pointe et de celui de l’échantillon dans une tranche d’énergies E FP − E FE = eVT (avec les niveaux de Fermi E F notés P pour la pointe et E pour l’échantillon, VT est la tension appliquée à l’échantillon par rapport à la pointe). Pour VT < 0 (VT > 0) le courant sonde les états occupés (vides) de l’échantillon (figures a et b). En faisant varier la tension tunnel VT on peut obtenir la caractéristique I (VT ). Pour une pointe caractérisée par une densité d’états quasi constante (en bleu sur les figures a et b) la dérivée d I /d V (VT ) reflète la densité d’états électroniques locale de l’échantillon ρ E (eVT + E FE ) à l’endroit (X, Y ) (figure c). On effectue ainsi une spectroscopie tunnel locale. La spectroscopie tunnel à balayage est la combinaison de la « topographie » et de la « spectroscopie » tunnel. Comme en topographie, on forme une image Z (X, Y ), mais on effectue en plus simultanément une spectroscopie tunnel locale d I /d V (VT ) en s’arrêtant en chaque point de l’image (figure ci-contre). On obtient ainsi un important bloc d’information d I /d V (VT , X, Y ) permettant d’analyser la variation énergétique et spatiale de la densité d’états électroniques. Les données sont souvent présentées soit sous forme de courbes d I /d V (VT ) prises en un endroit (X, Y ) soit sous forme d’une série d’images d I /d V (X, Y ) représentant chacune une carte des variations spatiales de la densité d’états à l’énergie eVT par rapport au niveau de Fermi. images spectroscopiques qui sont, de manière inhérente, plus complexes et plus riches que la topographie STM seule. Pour ces raisons, l’étude 66 par STS des matériaux supraconducteurs paraît particulièrement intéressante. Dans l’état supraconducteur, la structure électronique du métal est fortement modifiée. Cette structure contient des informations fondamentales sur la nature microscopique de cet état quantique de la matière. Physique des électrons Sur le plan expérimental, la STS se révèle être assez délicate à réaliser. En effet, il faut relever, numériser et enregistrer une grande quantité d’information I (x, y, z, V ) en un temps raisonnable pendant lequel le dispositif du microscope et surtout la position de la pointe doivent rester stables. Cela implique une forte contrainte sur le dispositif expérimental du microscope : il doit être mécaniquement rigide et comporter un système d’acquisition rapide et de haute sensibilité. De plus, pour étudier les supraconducteurs, le dispositif expérimental doit pouvoir fonctionner à basse température. EFFET TUNNEL ET SUPRACONDUCTIVITÉ Dans les années 60, l’effet tunnel s’était déjà révélé comme un outil de choix pour tester la théorie microscopique de Bardeen, Cooper, Schrieffer (BCS), qui avaient introduit la notion du gap supraconducteur (encadré 2). L’interaction élec- Encadré 2 SUPRACONDUCTIVITÉ DANS LES CUPRATES La théorie de Bardeen, Cooper, Schrieffer (BCS) prévoit une forme particulière du spectre des excitations élémentaires, ou spectre des quasi-particules, d’un supraconducteur. Par rapport à la densité d’états quasiment constante d’un métal normal (trait bleu des figures a et c), ce spectre est caractérisé par une bande interdite qui apparaît au voisinage du niveau de Fermi E F – un « gap » suivi de deux pics dits « de cohérence » de part et d’autre de E F (trait rouge). La théorie BCS traite le cas le plus simple : une surface de Fermi sphérique et une interaction électron-phonon isotrope. L’amplitude et la phase de la fonction d’onde supraconductrice sont constantes dans toutes les directions cristallographiques. On parle d’un paramètre d’ordre de type « s ». La spectroscopie tunnel, donnant l’accès direct à la densité d’états (d I /d V (VT ) ∼ ρ E (eVT /E FE ) ) confirme que le scénario BCS se réalise effectivement dans la plupart des supraconducteurs conventionnels (figure a, trait noir). La supraconductivité dans les cuprates – supraconducteurs à haute TC , est beaucoup plus complexe. Dans ces matériaux quasi bidimensionnels, hors stœchiométrie, qui de plus se trouvent très proches d’un état antiferromagnétique, l’interaction responsable de la création des paires de Cooper est très anisotrope. La fonction d’onde supraconductrice est de type « d » : son amplitude et sa phase varient angulairement dans le plan cristallographique a-b en passant par 0 pour les directions bissectrices (figure b). Cela autorise, contrairement au cas de BCS, des excitations élémentaires de basse énergie (près de E F ) et donne une forme particulière en « V» aux spectres tunnel (près du niveau de Fermi sur la figure c). 67 SUPRACONDUCTIVITÉ DANS LES CUPRATES Les cuprates supraconducteurs ont été déjà présentés dans Images de la Physique. Il s’agit d’une classe de matériaux lamellaires proches d’une phase isolante antiferromagnétique. L’introduction d’oxygène rend ces corps conducteurs puis supraconducteurs pour un dopage en oxygène particulier. La température critique TC (80 − 120 K ) est d’un à deux ordres de grandeur supérieure à celle de supraconducteurs conventionnels. Ces supraconducteurs sont très ani68 dI/dV [normalisé] tron-phonon (EP) avait été identifiée comme étant à l’origine de la faible attraction entre électrons à basse température et de la formation de paires d’électrons (paires de Cooper), condensées dans un même état quantique en dessous de la température critique TC. La théorie BCS prévoit que la densité des excitations électroniques, ou quasi-particules, présente un gap 2 au niveau de Fermi vérifiant le rapport 2/k B TC = 3,52. La théorie BCS a été ensuite étendue au cas du couplage électronphonon fort, pour lequel le rapport précédent a une valeur légèrement plus grande et le spectre des excitations contient, au-delà du gap, des singularités aux énergies caractéristiques des phonons. Par la mesure de l’effet tunnel dans des jonctions planes, les travaux de Giaever et de Rowell et McMillan ont mis en évidence le mécanisme microscopique de la supraconductivité conventionnelle. La technique a permis également, en utilisant un modèle développé par McMillan, d’extraire de la conductance tunnel une valeur théorique de la température critique indépendamment de celle mesurée par la transition résistive. Il était tentant d’appliquer ces mêmes considérations à de nouveaux supraconducteurs : i) les cuprates supraconducteurs à haute température critique ; ii) le diborure de magnésium (MgB2), un supraconducteur à 39 K, découvert en janvier 2001. 2 1,5 1 0,5 0 -150 -100 -50 0 50 100 150 Tension tunnel [mV] Figure 1 - Spectre de conductance tunnel (points noirs) d’un monocristal de Bi 2 Sr2 CaCu 2 O8+δ et son ajustement (trait plein) avec une courbe théorique tenant compte de la symétrie d du paramètre d’ordre. sur la figure 1) disparaissent, mais un gap se maintient jusqu’à une température T ∗ plus élevée que TC. Cet état non supraconducteur mais présentant un gap dans la densité d’états (dont la largeur est très proche de celle du gap supraconducteur !) est nommé « pseudogap ». Notons que les spectres tunnel du type pseudogap ont aussi été observés, dans certains cuprates, au cœur des vortex, là où le paramètre d’ordre supraconducteur s’annule. RÔLE DU DÉSORDRE sotropes et présentent des longueurs de cohérence – distance caractéristique sur laquelle s’établit ou se détruit l’ordre supraconducteur – très petites (de 1 à 3 nm seulement !). Le problème principal – le mécanisme microscopique de la supraconductivité à haute température critique – n’est toujours pas élucidé malgré l’effort mondial sur ce problème fondamental. Néanmoins, un certain nombre d’éléments sont considérés comme acquis : – contrairement au cas de la théorie BCS, le paramètre d’ordre supraconducteur est anisotrope, avec une symétrie de type d (encadré 2). Cela se traduit par une forme particulière des spectres tunnel (figure 1) ; – l’amplitude maximale du gap 0 est anormalement élevée (selon les composés 0 ∼ 15 − 60 meV, ce qui donne un rapport 2/k B TC pouvant atteindre 40 !). De plus, l’énergie du gap et même le rapport 2/k B TC dépendent du dopage du matériau ; – un comportement non conventionnel de l’amplitude du gap en fonction de la température a été récemment observé. En effet, dans tous les supraconducteurs conventionnels le gap se ferme à la température critique TC. Dans la plupart des cuprates, il n’en est rien et audelà de TC la conductance tunnel change d’allure : les pics (visibles L’observation du pseudogap conduit à reconsidérer l’état normal des cuprates. En effet, la mise hors stœchiométrie par dopage δ, nécessaire pour assurer la conductivité électrique et la supraconductivité à plus basse température, introduit inévitablement un potentiel coulombien aléatoire dû aux charges localisées. D’ailleurs, le terme « dopage » est un abus de langage car il s’agit de concentrations d’atomes d’oxygène excédant 1020 cm −3 , soit un atome du dopant pour chaque 6-7 cellules élémentaires du matériau ! A ce désordre obligatoire se rajoute le désordre structural dû aux imperfections de croissance. Ainsi, le déplacement bidimensionnel des charges libres, confinées dans les plans Cu − O, se fait en présence d’un potentiel de désordre aléatoire. Pour la supraconductivité bidimensionnelle (ce qui est le cas dans beaucoup de cuprates) les conséquences de ce désordre seraient importantes. Comme il a été récemment démontré théoriquement, il pourrait exister un état dans lequel les paires de Cooper sont corrélées à courte distance mais sans phase supraconductrice globale. Cet état non supraconducteur devrait être caractérisé par un gap dans le spectre d’excitations élémentaires – le pseudogap – dû à l’existence même de ces paires. Afin d’élucider le rôle joué par le désordre dans la supraconductivité bidimensionnelle, une expérience de STS a été réalisée sur un mono- Physique des électrons Image n°49 (b) 1 12 13 24 25 36 37 48 49 60 61 72 73 84 85 96 97 108 109 120 20 nm A B E=-∆ (c) 3 dI/dV [normalisé] (a) 2,5 (A) 2 (B) 1,5 1 0,5 0 -150 -100 -50 0 50 100 150 Tension tunnel [mV] Figure 2 - (a) Série de 120 cartes de conductance d’une même région (150 nm)2 d’un monocristal de Bi 2−x Pbx Sr2 CaCu 2 O8+δ correspondant à des tensions tunnel variant entre −240 mV et +240 mV. (b) Carte de conductance pour V = −43 mV où le contraste spatial est le plus fort. (c) Spectres tunnel correspondant aux régions à forte densité d’états (région A) et à plus faible densité (région B). La région A (zone claire sur l’image à V = −43 mV) possède une densité d’état avec deux pics de part et d’autre du niveau de Fermi typique d’un supraconducteur. La région B (zone sombre sur l’image à V = −43 mV) présente le pseudogap. cristal de Bi 2 Sr2 CaCu 2 O8+δ . Dans cet échantillon, le désordre a été renforcé de manière contrôlée en substituant environ 25 % des atomes de Bi des plans Bi − O par des atomes de Pb. Ce remplacement, se faisant en dehors des plans conducteurs Cu − O, permet de créer un potentiel de désordre modéré qui s’ajoute au désordre « obligé » sans pour autant provoquer un abaissement significatif de TC. L’expérience a été effectuée à T = 4,2K, une température bien inférieure à TC. A cette température, l’échantillon est globalement dans l’état supraconducteur. Les résultats de cette expérience sont présentés dans la figure 2a sous la forme d’une série de 120 images de la conductance tunnel d I /d V (x, y, V ) d’une même région de l’échantillon. La tension est variée, d’une image à l’autre, de 4 mV entre V = −240 mV et V = +240 mV. Chaque image reflète la variation spatiale de la densité d’états électroniques à une éner- gie E = eV + E F donnée (les zones claires correspondent à une forte densité d’états, les régions sombres à une faible densité d’états). Ainsi la première image représente la carte de la densité d’états à 240 meV audessous du niveau de Fermi, les images 60-61 au niveau de Fermi, la dernière image à 240 meV au-dessus du niveau de Fermi. En observant ces cartes, on constate qu’un gap au niveau de Fermi existe dans toute la région étudiée. En effet, les images aux tensions voisines de 0 mV apparaissent globalement sombres, reflétant ainsi une diminution significative du nombre d’états au voisinage du niveau de Fermi – un gap. Les toutes premières et toutes dernières images montrent une densité d’états plus forte et spatialement homogène. En revanche, les cartes 40-50 (et 70-80) aux tensions voisines de V = −43 mV (V = +43 mV respectivement) sont fortement inhomogènes : les zones très claires coexistent avec des régions sombres (une telle carte est présentée agrandie sur la figure 2b). Dans les endroits clairs la conductance tunnel (figure 2c, spectre A) a une forme identique à celle du spectre typique de l’état supraconducteur (figure 1) avec un gap = 45 ± 5 meV. En revanche, Figure 3 - Variations du spectre d I /d V avec le déplacement latéral de la pointe sur la surface d’une couche mince de Bi 2 Sr2 CaCu 2 O8+δ . Les spectres évoluent continûment d’une allure supraconductrice (en haut) à un pseudogap (en bas). La phase supraconductrice disparaît sur une distance caractéristique de quelques nanomètres. 69 Encadré 3 STRUCTURE DE MgB2 La structure cristalline de Mg B2 est composée des plans alternés de magnésium (structure triangulaire) et de bore (structure nid d’abeille) (figure 1). Cette structure cristalline, assez semblable à celle du graphite, conduit à une structure électronique tout à fait différente. Dans le graphite, la bande covalente σ se trouve bien au-dessous du niveau de Fermi et ne contribue pas à la conduction électrique (figure 2). Dans Mg B2 cette bande traverse le niveau de Fermi E F (figure 3) et donne une forte densité d’états électroniques bidimensionnelle à E F (voir An et al. Phys. Rev. Lett(2001)86). Figure 1 Figure 3 Figure 2 Cet aspect bidimensionnel est visible dans la structure de la surface de Fermi, figure 4 (voir Kortus et al. Cond-mat/0101446). Les surfaces cylindriques autour des points sont responsables d’une forte densité d’états 2D, tandis que la surface tubulaire au centre de la zone de Brillouin (en rouge) contribue aux états 3D. On suppose que la supraconductivité dans Mg B2 a pour origine cette forte densité d’états bidimensionnelle et une interaction électronphonon anisotrope essentiellement due au mode de déformation des hexagones de bore. Figure 4 les spectres provenant des régions sombres (figure 2c, spectre B) ne montrent pas de pics de quasi-particules développés, bien qu’un gap existe. Ce spectre caractéristique est identique à celui attribué auparavant à l’état de pseudogap. Ainsi, dans cet échantillon désordonné, les régions « supra » coexistent avec des régions « pseudogap ». Les transitions entre ces deux phases ont lieu à l’échelle de quelques nanomètres, distance comparable à la longueur de cohérence supraconductrice (∼ 2 nm) comme le montre la figure 3. Tout récemment, la coexistence des régions gap-pseudogap, analogue à celle présentée sur la figure 70 2, a été également observée par STS dans un monocristal ne présentant aucun désordre volontairement introduit. Dans ce cas, les régions « pseudogap » sont plus rares. Elles seraient liées au désordre « obligé » dû aux atomes d’oxygène. Ainsi, nous avons montré que dans un supraconducteur 2D, le désordre structural peut perturber la phase du paramètre d’ordre supraconducteur (sans pour autant briser les paires de Cooper) en formant une sorte de « quantum salad » – émulsion quantique combinant des zones supra et non supraconductrices à l’échelle du nanomètre. MgB2 : UN VIEUX MATÉRIAU, UN NOUVEAU SUPRACONDUCTEUR En janvier 2001, Akimitsu et al. ont découvert la supraconductivité de MgB2, un composé binaire simple et bien connu. Sa température critique élevée (39 K) a immédiatement stimulé un effort important de recherche. Les premières expériences ont montré que MgB2 est un supraconducteur de type conventionnel (BCS) dans lequel le couplage électron-électron s’effectue par l’intermédiaire des phonons. Cependant, la structure électronique de MgB2 est assez particulière : elle est composée d’électrons Physique des électrons La possibilité de la supraconductivité à plusieurs gaps avait déjà été prédite dans les années 50 pour les métaux présentant différentes bandes au niveau de Fermi, avec un couplage EP spécifique. Dans la limite propre λ ξ (où λ est le libre parcours moyen des électrons entre deux collisions et ξ, la longueur de cohérence supraconductrice), le métal se comporte à basse température comme la superposition de plusieurs supraconducteurs. Dans le cas de deux bandes électroniques, deux bandes interdites (deux gaps supraconducteurs) se forment au voisinage du niveau de Fermi, correspondant à l’instabilité de chaque feuillet de la surface de Fermi face à la formation de paires de Cooper. Cependant, ce genre de comportement n’a jamais été observé auparavant, malgré la présence de plusieurs bandes au niveau de Fermi assez fréquemment constatée dans les métaux supraconducteurs conventionnels. Le comportement de ces supraconducteurs se décrit bien par la théorie BCS avec un seul gap. Les premières expériences ont montré qu’à basse température MgB2 est caractérisé par un libre parcours moyen important (de l’ordre de 100 nm) et une longueur de cohérence petite (moins de 10 nm). Ces grandeurs contribuent à la réalisation de la limite propre, une condition essentielle pour observer la supraconductivité à gaps multiples. Récemment, l’analyse détaillée de la structure de bandes de MgB2 ainsi que l’examen de son MgB2 NbSe2 Figure 4 - Image topographique (8 nm)2 à résolution atomique d’une surface de 2H − N bSe2 avec une pointe supraconductrice formée par un cristal de Mg B2 (insert). Les périodicités du réseau atomique de 2H − N bSe2 sont visibles, ce qui témoigne de la bonne qualité de la jonction tunnel. spectre de phonons a conduit à la prédiction théorique de l’existence de deux gaps distincts dans ce composé : un gap large, L , correspondant à l’interaction EP forte des électrons 2D et un autre, S, plus petit, provenant du couplage EP faible des électrons 3D. Les deux gaps devraient se fermer à une même température, la température critique de 39 K, en raison du terme de couplage EP inter-bande non nul. Étonnamment, les premières expériences de spectroscopie tunnel (effectuées sur des échantillons granulaires, les monocristaux de MgB2 n’étant pas encore disponibles) ont donné des spectres conventionnels du type BCS, présentant un seul pic de chaque côté du niveau de Fermi (figure a de l’encadré 2). En revanche, une étude plus systématique, analysant plusieurs centaines de milliers de résultats tunnel, a permis de mettre en évidence l’existence de spectres très particuliers avec deux pics de quasi-particules de part et d’autre du niveau de Fermi. Tous les spectres de ce type peuvent être ajustés avec une somme pondérée de deux densités d’états BCS distinctes, comme le montre la courbe du bas de la figure 5. Cela amène à penser que MgB2 serait un supraconducteur à deux gaps. Pour confirmer cette hypothèse, une étude complémentaire sur l’évo- lution de la densité d’états avec la température était nécessaire. Malheureusement, cette expérience s’est révélée être impossible à réaliser sur les échantillons granulaires : les spectres à deux gaps n’étaient observés que sur certains grains et, avec la montée en température, la « bonne » position de la pointe se perdait rapidement à cause de la dérive thermique du dispositif STM. SPECTROSCOPIE EN JONCTION INVERSÉE C’est un dispositif expérimental différent qui nous a permis de contourner cette difficulté technique. Dans cette expérience STS, « la pointe » a été constituée d’un petit cristal (50 µm) de MgB2 collé au bout d’un fil métallique. Un cristal de 2H–NbSe2 (métal lamellaire présentant de très grandes surfaces planes à l’échelle atomique) a été choisi comme « échantillon ». A toute température 7 K < T < 39 K, la jonction tunnel est de type métal normalvide-supraconducteur, où le rôle du supraconducteur est joué par la pointe de MgB2 (figure 4). x 10 8 dI/dV(V), [normalisé] dans un espace à deux dimensions, confinés dans les plans de ce matériau lamellaire, mais aussi d’électrons à trois dimensions libres de se déplacer dans toutes les directions cristallographiques (encadré 3). De plus, le spectre des phonons est lui aussi très anisotrope. Cette situation pourrait conduire, en principe, à une supraconductivité étrange impliquant les paires de Cooper, caractérisées par deux énergies différentes, deux gaps supraconducteurs ! 35K x 10 31K 7 23K 6 14K 5 10K 4 7.9K 3 5.5K 2 4.3K 1 0 -20 -15 -10 -5 0 5 10 15 20 Tension tunnel [mV] Figure 5 - Spectres de conductance tunnel de la jonction Mg B2 − N bSe2 à des températures variant de 4,3 K à 35 K . Sur la courbe du bas la position de chaque pic est marquée avec une flèche. Les courbes en trait plein sont des ajustements des données expérimentales au modèle à deux gaps. 71 Les résultats de nos mesures sont présentés sur la figure 5. A basse température, la courbe de conductance tunnel montre effectivement l’existence de deux pics de quasiparticules de chaque côté du niveau de Fermi. Quand la température augmente, les spectres évoluent mais la double structure est clairement visible jusqu’à 10 K. Une analyse plus approfondie permet de confirmer la coexistence de deux gaps jusqu’à 35 K, température très proche de la transition vers l’état normal (39 K). L’évolution des deux gaps avec la température est représentée sur la figure 6. Énergie, [meV] La géométrie « inversée » présente un grand avantage par rapport à la situation précédente : la jonction tunnel n’est pas sensible aux dérives thermiques du microscope. En effet, le courant tunnel passe toujours par le même endroit – l’extrémité de la pointe (Mg B2 ) – quelle que soit la position latérale de cette pointe supraconductrice par rapport à la surface de l’échantillon ! 2 ∆L(0)/kTC =4.5 8 6 2 ∆S(0)/kTC= 1.9 4 TC 2 0 0 5 10 15 20 25 30 35 Figure 6 - Évolution des valeurs de gaps extraites des ajustements aux données de la figure 5 en fonction de la température. Les courbes en trait plein schématisent cette dépendance. Il en ressort notamment que les deux gaps s’annulent près de la température critique de MgB2 et donc, qu’ils sont liés aux propriétés intrinsèques du matériau. Ces résultats sont aujourd’hui confirmés par plusieurs équipes dans le monde. L’expérience STS permet de conclure que MgB2 est le premier exemple de supraconducteur à deux gaps distincts. Cette découverte ouvre un champ d’études intéres- Article proposé par : D. Roditchev, tél : 01 44 27 46 72, [email protected], W. Sacks, [email protected] et J. Klein, [email protected] Ont également participé à ce travail T. Cren, EPFL, Lausanne, Suisse, F. Giubileo, université de Salerne, Salerne, Italie et R. Lamy, GPS, UMR 7588 CNRS, Paris, France. 72 40 Température [Kelvin] sant. Les deux gaps ont pour origine deux parties tout à fait différentes de la surface de Fermi : le grand gap correspondant à l’appariement des électrons 2D et le petit, à celui des porteurs 3D. Les résultats obtenus permettent de considérer, en première approximation, le système comme une superposition cohérente de deux condensats de paires de Cooper. Les implications de cette situation particulière, encore jamais rencontrée, doivent être examinées à la fois sur le plan théorique et sur le plan expérimental. POUR EN SAVOIR PLUS Timusk (T.) et Statt (B.) Rep. Prog. Phys. 61-62, 2001. Renner (Ch.) et coll. Phys. Rev. Lett. 80-149, 1998 et 3606. Buzea (C.) et Yamashita (T.) Superconductors, Science & Technology, 14, 2001, R115. Giubileo (F.) et coll. Phys. Rev. Lett. 87, 2001, 177008.