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LABORATOIRE D’ÉTUDES EN RHÉTORIQUES
Grégoire SOMMER©
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GÉOPOLITIQUE DES RELIGIONS
DJIHAD ET GUERRE SAINTE : EFFET BOOMERANG D’ARTEFACTS
RHÉTORIQUES
Refondation du califat : un acte de rhétorique
Mosquée de Mossoul, chef-lieu de la province de Ninive, 4 juillet 2014 : prenant
le nom d‟Ibrahim, Abou Bakr al Baghdadi s‟autoproclame calife du nouvel État
islamique en Irak et au Levant, érigé quelques jours seulement en califat
1
. Abou
Bakr al Baghdadi entend placer son action au cœur de l‟institution califale des
premiers temps de l‟islam, un acte de refondation politique, en quelque sorte, qui
inscrit de facto son nom dans la longue tradition des successeurs de Mahomet
2
.
1
. Le 29 juin 2014, l‟État islamique en Irak et au Levant annonce le rétablissement du
califat et prend le nom d‟État islamique. « Califat » avec majuscule désigne strictement
l‟État islamique, alors que « califat » avec minuscule est employé pour parler de la
fonction politique.
2
. La vidéo du sermon de proclamation du califat d‟Abou Baker al Baghdadi, Khutba de
l’Émir des croyants Ibrahim à Mossoul est consultable sur le site Ansa Al-Haqq, 5 juillet
2014, www.ansar.alhaqq.net. Elle a été en partie traduite en anglais. On l‟on retrouve
aussi sur You Tube ou sur le site www.ansaaar1.wordpress.com.
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Mai 2015 : le calife Ibrahim lance un appel à l‟hégire
3
. Il invite les musulmans à
rechercher « l‟ombre protectrice du califat
4
». Le porte-parole de l‟État islamique,
Abou Mohammed al-Adnani, mort le 30 août 2016, précise le sens de cette parole
prophétique qui met sous les yeux de chaque musulman le choix qui se présente à
lui : faire allégeance, oui ou non, au nouveau calife, et, en cas de non, d‟en faire
assumer les conséquences.
Stratégiquement, le sermon de proclamation du califat est construit comme une
performance rhétorique qui fait advenir le groupe terroriste en un État, un État
islamique : c‟est là, c‟est maintenant
5
. Philippe-Joseph Salazar, professeur de
rhétorique à l‟université du Cap, note très justement que la khutba de l‟Émir des
croyants Ibrahim à Mossoul dans la grande mosquée d‟al-Nuri, du nom de Nur
ad-Din (suppression : Zangi), l‟une des figures principales de la contre-croisade
du 12e siècle, a pour but de « performer » le califat, de lui conférer son existence
6
.
Bref, faire avec des mots, de Gorgias, le sophiste grec, à John Austin, le
philosophe anglais : quelque chose comme un effet sophistique, un effet monde,
cher à Barbara Cassin.
Le « plantant » dans une tradition qu‟il réinvente, après l‟avoir fantasmé, le
commandeur des Croyants fait exister le « nouvel État » dans et par le langage.
Le califat existe désormais, qu‟on le veuille ou non
7
. La décision prise en 1924
par la Grande assemblée nationale de Turquie d‟abolir le califat est ainsi effacée.
(un point, et début de phrase) L‟humiliation infligée à son dernier représentant,
le calife Abdülmecid II, est lavée.
Le tracé de frontière
Le prône délivré par Ibrahim à Mossoul obéit à une économie qui lui est propre et
qui est, somme toute, propre à tout acte de parole. L‟arsenal lourd de la rhétorique
est convoqué pour tracer à nouveau frais une frontière qui se veut parfaitement
étanche entre d‟une part les croyants et d‟autre part tous les autres, tous leurs
autres. La question qui se pose à l‟État islamique est relativement simple :
comment baliser une frontière qui puisse maintenir ses propres partisans à
l‟intérieur, tout en tenant à distance les ennemis de l‟islam et en creusant la
différence avec les infidèles polythéistes, accusés de faire le jeu des régimes
démocratiques ? Comment en d‟autres termes faire échec au projet des tenants des
3
. Le mot hégire signifie en arabe l‟exil, la rupture des liens, la séparation.
4
. Ce message se trouve sur le site de la BBC (www.bbc.com), 15 mai 2015 : « Islamic
State releases “ al Baghdadi message”».
5
. Philip Halldén, « What is Arab Islamic Rhetoric ? Rethinking the History of Muslim
Oratory art and Homiletics », International Journal of Middle East Studies, 37, 2005, p.
19-38.
6
. Philippe-Joseph Salazar, Paroles armées. Comprendre et combattre la propagande
terroriste, Paris, Éditeur Lemieux, 2015. Saladin (1138-1193), fondateur de la dynastie
ayyoubide est une figure de proue de la résistance arabo-musulmane contre les croisés. Il
se place en héritier de la politique menée par Nur ad-Din Zangi (vers 1117/8-1174),
atabeg de Mossoul.
7
. Notons que, dès Abou Bakr, le premier calife et successeur de Mahomet, la fonction de
calife se trouve encadrée. La grande majorité de la communauté musulmane rejette l‟idée
d‟un « calife de Dieu », titre réservé à Mahomet, le seul messager de Dieu.
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valeurs démocratiques qui érigent l‟homme en idole ? Le combat des djihadistes
est celui des droits d‟Allah qu‟il s‟agit de restaurer en contenant ceux des
hommes. La guerre se veut totale. Elle est menée tous azimuts contre l‟impiété
des polythéistes. Leur arrogance est sans limite. Ils sont convaincus de la portée
universelle des valeurs qu‟ils défendent. Ils n‟hésitent pas à les exhiber de façon
outrancière, partout où ils le peuvent, et à prendre appui sur elles pour défier Dieu
lui-même.
Des attaques-suicides et des actions coup de poing de la guérilla urbaine aux
exécutions publiques (lapidations, crucifixions, défenestrations), la guerre
menée (effacer tout azimut) contre l‟impiété des polythéistes, sont scandées par
la formule laconique allah akhbar qui renvoie à la proclamation de foi
musulmane
8
. Chaque acte de cette guerre est l‟occasion de réaffirmer un acte de
foi. Les harangues des miliciens du califat font office de caisse de résonance.
À la mise en scène hypocrite des valeurs démocratiques, mises à mal par la dure
la réalité du terrain, les soldats de l‟État islamique procèdent à la mise en scène
d‟exécutions publiques, parfaitement scénarisées. Ainsi, le 4 juillet 2015, il
organise l‟exécution de vingt-cinq soldats syriens dans le petit théâtre de la ville
de Zénobie, l‟on faisait représenter jadis des comédies, parfois fines, parfois
burlesques, sous la forme de « mimes » ou des « pantomimes »
9
. Les exécutions à
Palmyre peuvent surprendre dans un premier temps l‟observateur occidental, car
la cité antique du désert est fortement associée dans l‟imaginaire arabe à la
résistance (suppression : arabe) contre l‟occupant romain
10
.
Du point de vue de l‟État islamique, les exécutions sauvages dans le petit théâtre
de Palmyre (suppression : leurs mises en scène parfaitement maîtrisées)
permettent en revanche de rappeler avec fracas qu‟il y a un abîme entre les
aspirations des Occidentaux, fascinés par ces reliquats d‟un lointain passé idolâtre
(suppression de la virgule) et les objectifs des combattants du djihad. En faisant
voler en éclats ces « monuments historiques » qui souillent la terre sacrée de
l‟islam, les partisans d‟Abou Bakr al Baghdadi refusent tout lien avec les idolâtres
8
. En arabe, la proclamation de foi se dit chahada. Elle tient en quelques mots : « J‟atteste
qu‟il n‟existe pas d‟autre Dieu qu‟allah et j‟atteste que Mahomet est son prophète ».
9
. Paul Veyne, Palmyre. L’irremplaçable trésor, Paris, Seuil, 2016 et Gérard Degeorge,
Palmyre, métropole caravanière, Paris, Imprimerie nationale, 2001. Qu‟il me soit permis
ici de saluer la mémoire de Khaled al-Assaad, le directeur général des Antiquités de
Palmyre, exécuté dans ce port du désert le 18 août 2015 ! J‟ai visité ce joyau de
l‟architecture antique en sa compagnie à de nombreuses reprises, lors de mes longs
séjours en Syrie durant les années 1992-1998. Il s‟agissait pour moi de mieux comprendre
l‟influence du monachisme syrien de la région d‟Antioche (Massif Calcaire) sur l‟oeuvre
de Néophyte le Reclus, un auteur chypriote des 12e/13e siècles, témoin privilégié de la 3e
et 4e croisade.
10
. En 272, l‟empereur romain, Aurélien, mit un terme brutal au rêve d‟indépendance de
Zénobie, la dernière reine de Palmyre. La reine fut emmenée en captivité à Rome. Le
philosophe Longin fut exécuté.
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occidentaux, accusés d’avoir renoué avec les polythéistes préislamiques. Il s‟agit
de reprendre le combat là où Mahomet l‟avait laissé
11
.
Le Coran est très clair à ce propos. Le monde est scindé en deux. Il y a d‟un côté
le domaine de l‟islam, le Dar al-Islam, et de l‟autre, celui de la guerre, le Dar al-
Harb, le domaine des infidèles, le domaine des ennemis de l‟islam. L’élaboration
de l’espace sacré sest traduit par un découpage du temps en séquences. On a
ainsi procédé à un découpage d‟une zone du passé, identifiable à « quelque
chose » comme un passé lointain préislamique et idolâtre, qu‟il est devenu
possible de projeter sur une zone du présent : celui des démocrates idolâtres. Cet
effet zoom a permis de les faire équivaloir : un même combat, avec une formule-
choc allah akhbar qui acte la découpe spatio-temporelle, tout en l‟ancrant
profondément dans la proclamation de foi musulmane. En soumettant l’espace
sacré à un traitement rhétorique de choc, le califat d’Abou Bakr al Baghdadi
est parvenu à substituer à la géographie sacrée une cartographie simpliste,
avec un dedans et un dehors : spatial et temporel.
De la fabrique du territoire de l’islam à l’usage de la cartographie
En effet, une lecture plus approfondie du Coran permet de nous faire une idée
plus contrastée de la géographie sacrée de l’islam. Entre les deux premiers
domaines de l’islam, apparaît subrepticement un troisième domaine : une
sorte de zone grise, une zone tampon entre le domaine strict de l‟islam et celui de
la guerre
12
. Confrontés à la complexité politique du Proche et du Moyen-Orient,
les juristes et les savants musulmans se sont intéressés de très près à ce troisième
domaine. Pour adapter la géographie sacrée à la realpolitik, ils ont été
contraints d’introduire une zone aux frontières mal définies : le domaine
réservé aux accords et à la paix négociée. Durant l‟Empire ottoman, les sultans
sunnites ont su faire preuve du reste d‟un rare pragmatisme politique et exploiter
avec beaucoup de finesse les marges de manœuvre laissées libres par cette zone
grise
13
.
À l‟inverse, l‟État islamique d‟al Baghdadi a fortement restreint cette zone
tampon, en la plongeant dans une obscurité quasi-totale. Cette procédure
rhétorique de réduction et de redéfinition territoriale a eu un impact considérable
sur la pratique même du djihad, faisant basculer le conflit du côté de la guerre
totale, avec pour seule issue possible une éradication complète de l‟ennemi. Cette
reconfiguration du champ de bataille a considérablement favorisé l‟alternance des
stratégies de territorialisation du conflit et déterritorialisation.
Les lois du marché
11
. Cf. ici l‟excellente thèse de doctorat de Daniel Barbu, Naissance de l’idolâtrie. Image,
identité, religion, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2016.
12
. Il existe aussi le « domaine de l‟incroyance » (Dar al-Kufr), celui où la charia avait été
appliquée à une époque, mais elle ne l‟est plus, comme par exemple dans la péninsule
ibérique, après la reconquista.
13
. Cette stratégie a fonctionné jusqu‟à son point de rupture, à savoir lors de la montée
des nationalismes au 19e siècle.
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Voilà pour le projet et la stratégie envisagée. Dans la réalité, les choses se sont
présentées un peu différemment et ce, pour une raison très simple. Quoique clos
et clôturé de l‟intérieur, fermé sur lui-même, l‟État islamique ne peut survivre
qu‟à condition de s‟étendre. Ce principe élémentaire de marketing s‟est imposé à
lui très rapidement. La carte de l‟État islamique n‟a pas d‟avenir, sans une
ouverture maximale sur l‟extérieur, sans une redistribution fondamentale des
rôles.
Le nouveau calife l‟a parfaitement compris. Son premier geste a consisté à
occuper la place de l‟imam, en prenant au mot le mot imam lui-même. Conduisant
la prière, il se tient « face aux croyants ». Il en est le guide et indique le chemin à
suivre, l‟effort spirituel qu‟il faut faire pour parvenir à la purification de l‟âme. En
se glissant dans la peau d‟un imam l‟imâma fondant la légitimité du souverain
le nouveau calife prend les traits d‟un leader musulman qui entend exercer un
pouvoir incontestable. Il prend ses fidèles à témoin, il leur lance un défi.
L‟extérieur est un marché religieux, très compétitif, qu‟il faut gagner par tous les
moyens : par des entreprises louables qui font la promotion de la vraie religion, et
par d‟autres, moins louables en apparence, qui l‟imposent au besoin par la force.
Le nouveau calife devient une instance « labellisant ».
Les pesants silences du Coran
Or, on ne trouvera rien dans le Coran qui puisse nous renseigner sur l‟exercice du
pouvoir politique de la « loi divine ». L‟institution du califat, à laquelle se rattache
explicitement Abou Bakr al Baghdadi, n‟est pas d‟origine. Elle est le résultat d‟un
processus complexe d‟adaptations qui s‟est accompag de la constitution d‟un
corpus de droit islamique suffisamment cohérent pour le rendre « politiquement »
exploitable. Ce que l‟on appelle « droit islamique » est en fait le produit de très
nombreuses manipulations opérées au cours de l‟histoire par l‟autorité califale sur
un matériau textuel de base mouvant. Entrepris plus d‟un siècle après la mort de
Mahomet, ce processus de fixation permettra aux califes abbassides de se
présenter comme les interprètes suprêmes de la loi divine, légitimant par là-même
leur conception de l‟exercice du pouvoir temporel
14
.
Ali Benmakhlouf souligne que ce qui est présenté comme une instance
anhistorique et transcendante est le résultat dun long processus historique au
cours duquel la charia devient une loi « immunisée » qui doit s‟imposer aux
esprits
15
. La charia est une « fixion » du corpus de textes juridiques et vaut
comme fiction. Elle va servir de caution au pouvoir temporel et d‟expression
positive de la souveraineté califale abbasside, ce qui explique l’attention portée
par les régimes les plus autoritaires aux canismes rhétoriques licitant la
pratique de « sacralisation de la loi ».
14
. Les Abbassides ont exercé le pouvoir de 750 à 1258, après avoir défait les
Omeyyades.
15
. Ali Benmakhlouf, Charia, dans Philosopher en langues. Les intraduisibles en
traduction, dir. Barbara Cassin, éd. Rue d‟Ulm, Paris, 2014, p. 92-115.
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