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Mai 2015 : le calife Ibrahim lance un appel à l‟hégire
. Il invite les musulmans à
rechercher « l‟ombre protectrice du califat
». Le porte-parole de l‟État islamique,
Abou Mohammed al-Adnani, mort le 30 août 2016, précise le sens de cette parole
prophétique qui met sous les yeux de chaque musulman le choix qui se présente à
lui : faire allégeance, oui ou non, au nouveau calife, et, en cas de non, d‟en faire
assumer les conséquences.
Stratégiquement, le sermon de proclamation du califat est construit comme une
performance rhétorique qui fait advenir le groupe terroriste en un État, un État
islamique : c‟est là, c‟est maintenant
. Philippe-Joseph Salazar, professeur de
rhétorique à l‟université du Cap, note très justement que la khutba de l‟Émir des
croyants Ibrahim à Mossoul dans la grande mosquée d‟al-Nuri, du nom de Nur
ad-Din (suppression : Zangi), l‟une des figures principales de la contre-croisade
du 12e siècle, a pour but de « performer » le califat, de lui conférer son existence
.
Bref, faire avec des mots, de Gorgias, le sophiste grec, à John Austin, le
philosophe anglais : quelque chose comme un effet sophistique, un effet monde,
cher à Barbara Cassin.
Le « plantant » dans une tradition qu‟il réinvente, après l‟avoir fantasmé, le
commandeur des Croyants fait exister le « nouvel État » dans et par le langage.
Le califat existe désormais, qu‟on le veuille ou non
. La décision prise en 1924
par la Grande assemblée nationale de Turquie d‟abolir le califat est ainsi effacée.
(un point, et début de phrase) L‟humiliation infligée à son dernier représentant,
le calife Abdülmecid II, est lavée.
Le tracé de frontière
Le prône délivré par Ibrahim à Mossoul obéit à une économie qui lui est propre et
qui est, somme toute, propre à tout acte de parole. L‟arsenal lourd de la rhétorique
est convoqué pour tracer à nouveau frais une frontière qui se veut parfaitement
étanche entre d‟une part les croyants et d‟autre part tous les autres, tous leurs
autres. La question qui se pose à l‟État islamique est relativement simple :
comment baliser une frontière qui puisse maintenir ses propres partisans à
l‟intérieur, tout en tenant à distance les ennemis de l‟islam et en creusant la
différence avec les infidèles polythéistes, accusés de faire le jeu des régimes
démocratiques ? Comment en d‟autres termes faire échec au projet des tenants des
. Le mot hégire signifie en arabe l‟exil, la rupture des liens, la séparation.
. Ce message se trouve sur le site de la BBC (www.bbc.com), 15 mai 2015 : « Islamic
State releases “ al Baghdadi message”».
. Philip Halldén, « What is Arab Islamic Rhetoric ? Rethinking the History of Muslim
Oratory art and Homiletics », International Journal of Middle East Studies, 37, 2005, p.
19-38.
. Philippe-Joseph Salazar, Paroles armées. Comprendre et combattre la propagande
terroriste, Paris, Éditeur Lemieux, 2015. Saladin (1138-1193), fondateur de la dynastie
ayyoubide est une figure de proue de la résistance arabo-musulmane contre les croisés. Il
se place en héritier de la politique menée par Nur ad-Din Zangi (vers 1117/8-1174),
atabeg de Mossoul.
. Notons que, dès Abou Bakr, le premier calife et successeur de Mahomet, la fonction de
calife se trouve encadrée. La grande majorité de la communauté musulmane rejette l‟idée
d‟un « calife de Dieu », titre réservé à Mahomet, le seul messager de Dieu.