le renouveau français de la philosophie politique

Monde Commun, 1, 1, automne 2007
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LE RENOUVEAU FRANÇAIS DE LA
PHILOSOPHIE POLITIQUE
Yves Couture
Science politique, Université du Québec à Montréal
Notre principal objectif sera ici de dégager les traits spécifiques du
renouveau de la philosophie politique qui s’est produit en France à partir du
début des années 1980. Cet objectif s’inscrit dans une interrogation plus
large sur le sens, les diverses expressions et les conséquences du renouveau
plus global de la philosophie politique dans la pensée du vingtième siècle.
On a souvent tendance sur ces questions, en Amérique du Nord, à fixer toute
l’attention sur les débats vigoureux et complexes qu’a ouverts ou relancés
l’œuvre de John Rawls1. Or précisément parce que le renouveau français de
la philosophie politique doit très peu à ces débats, son exemple nous paraît
particulièrement utile pour élargir et approfondir la réflexion sur le sens
d’une évolution intellectuelle plus générale. Là comme ailleurs, un regard
comparatif contribue à préserver la pensée du risque d’enfermement dans
des perspectives limitées et unilatérales.
Certes, on ne fera pas ici le tour d’une question qui mériterait un examen
bien plus approfondi. Sans doute est-il d’ailleurs trop tôt pour présenter une
véritable synthèse d’un mouvement intellectuel qui continue de se déployer
et dont le sens demeure ouvert. Aussi prématurés et imparfaits soient-ils, les
efforts de généralisation sont néanmoins un moment nécessaire de la
réflexion, et c’est donc à tracer l’esquisse d’une telle synthèse que nous nous
emploierons. Pour ce faire, nous chercherons d’abord à circonscrire la
spécificité du renouveau de la philosophie politique en France considéré
dans son ensemble. L’examen plus détaillé de deux expressions de ce
renouveau – la réappropriation de l’œuvre de Tocqueville et un usage
1 L’ouvrage de Will Kymlicka intitulé Contemporary political philosophy, devenu un
classique de l’introduction au domaine dans le monde universitaire canadien, constitue un
bon exemple de cette tendance. Il renvoie en effet presque exclusivement aux débats
post-rawlsiens, considérés, semble-t-il, couvrir l’essentiel de la philosophie politique
actuelle. Le titre français, Les théories de la justice (Montréal, Boréal, 1999) signale déjà
plus adéquatement son contenu véritable.
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spécifique de la référence kantienne – nous permettra ensuite de donner
chair et de préciser cette analyse initiale. D’autres figures de la philosophie
politique française auraient bien sûr pu être retenues. Nous ne pouvons à cet
égard que demander l’indulgence du lecteur, en arguant du moins du
caractère représentatif des courants considérés, mais aussi de l’intérêt
central, aujourd’hui, d’une confrontation des perspectives tocquevilliennes et
kantiennes sur le statut et les tâches de la philosophie politique dans la
modernité.
1. Rupture et continuité à la française
1.1. Une évolution intellectuelle plus générale
Leo Strauss fut sans doute un des premiers à prendre la véritable mesure du
déclin de la philosophie politique. Mais on trouve bientôt des constats
similaires chez des auteurs comme Isaïah Berlin, John Rawls ou Charles
Taylor2. Malgré d’importantes différences de perspective, ces analyses
visent toutes à renouer avec une modalité longtemps marginalisée du rapport
intellectuel à la politique et à la société. Les motifs qui sous-tendent ces
projets sont à la fois pratiques et théoriques. Les phénomènes totalitaires
imposent la nécessité tragique de rétablir un espace d’interrogation et de
jugement, au plus haut niveau de la pensée, sur la nature du lien politique et
sur l’évolution du monde occidental. Cette prise de conscience permettra
d’intégrer ensuite à l’espace recréé de la philosophie politique l’évaluation
d’autres aspects de la société moderne. La critique des faits modernes amène
par ailleurs un retour critique sur l’évolution de la pensée. En part variable
selon les contextes nationaux, la pensée occidentale était alors marquée par
l’apogée des grandes philosophies de l’histoire, par la montée en puissance
des sciences sociales et par diverses formes d’utilitarisme. Or les tenants
d’un retour à la philosophie politique estiment qu’un tel horizon intellectuel
a largement contribué au devenir catastrophique ou inapproprié de la
2 Parmi les nombreux appels à la refondation de la philosophie politique, au XXe siècle,
soulignons notamment : Leo Strauss : Qu’est-ce que la philosophie politique?, Paris,
Presses universitaires de France, 1992 [1959]; John Rawls : « Justice as Fairness », The
Philosophical Review, 57, 1958 (l’argumentation sera bien sûr étayée dans A theory of
Justice, publié en 1971); Isaïah Berlin : « La théorie politique existe-t-elle? », Revue
française de science politique, 2, 1961, p. 309-337; Charles Taylor : « Neutrality in
Political Science (1967) », Philosophy and the Human Sciences, New York, Cambridge
University Press, 1996.
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modernité, ou du moins qu’il a contribué à miner les bases théoriques et
morales d’un jugement éclairé et raisonnable sur le politique.
Les deux critiques, celle des faits politiques et celle des modes de pensée qui
ont pu brouiller les conditions de leur évaluation réfléchie, ont en commun
de se rattacher à une réflexion sur la dynamique du monde moderne. Le
traitement et le degré d’attention accordés à cet enjeu sous-jacent distinguent
cependant les deux orientations majeures que prendra le renouveau de la
philosophie politique au vingtième siècle.
La première orientation cherche à dégager la possibilité d’un point de vue
critique sur la nature et les tragédies du monde contemporain à partir d’une
relecture du sens et de l’évolution de la modernité. Si l’œuvre de Leo Strauss
en constitue sans doute le modèle le plus accompli, cette orientation
généalogique a toutefois pris des formes variées qui répondent à des
objectifs distincts, voire opposés3. De façon générale, elle se caractérise
néanmoins par certains traits principaux. L’appréhension comparative de la
modernité ramène d’abord au cœur de la réflexion normative l’idée d’une
pluralité des mondes possibles. Cette pluralité peut cependant être entendue
de deux manières distinctes : au sens de la diversité virtuellement infinie des
cultures, mais aussi au sens d’un nombre restreint de grands modes d’être
possibles de la société. Le deuxième sens se rapproche du thème classique
de la pluralité des régimes, quoique ce thème soit transposé ici sur un plan
historique, puisque c’est la modernité elle-même, fait historique, qui est
ressaisie comme un des modes d’être possibles de la société humaine.
Relevons par ailleurs que ces deux conceptions de la pluralité peuvent
nourrir des perspectives philosophiques et politiques très différentes. Mais
chacune est néanmoins associée à l’idée que toute réflexion sur le bien et le
juste doit d’abord tenir compte de sa propre inscription dans une situation
spécifique. Prémisse qui appelle une double analyse contextuelle. Il faut
d’une part approfondir l’analyse des conditions générales et des conditions
actuelles qui favorisent ou font obstacle à la philosophie politique. Mais il
faut aussi s’interroger sur l’interaction de la pensée avec toutes les
3 La généalogie est entendue ici au sens très large d’un retour réflexif sur les sources et
les moments d’une pensée. L’œuvre de Strauss illustre comment la philosophie politique
peut pratiquer une généalogie de la modernité à ses propres fins, comme une ascèse
socratique visant à détacher l’esprit moderne de ses diverses objectivations et à rouvrir
ainsi l’espace d’un jugement compréhensif et raisonnable.
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dimensions de la vie sociale. Cela revient notamment, pour la modernité, à
réfléchir sur ce qu’on continue parfois d’appeler, dans un sens plus ou moins
proche de celui d’Horkheimer et Adorno, la dialectique des Lumières.
La seconde orientation du renouveau général de la philosophie politique
déplace l’accent d’une appréhension critique de la modernité comme totalité
spécifique vers une actualisation des principes modernes ou plus largement
des principes du droit politique et de la justice. Sur le plan substantiel, il
s’agit moins, dès lors, d’éclairer le jugement politique par la confrontation
de mondes possibles concrétisés par l’histoire que de déduire les critères du
juste ou de la bonne société à partir de principes généraux, ou encore de
clarifier ces critères par le moyen d’une analyse des normes immanentes des
sociétés démocratiques avancées. Sur le plan formel ou rhétorique, cette
orientation axiologique vise pour l’essentiel à redéployer ces critères du
juste ou du bien dans un langage capable d’emporter la conviction des
sociétés contemporaines.
Ces deux orientations générales sont largement complémentaires, et on les
retrouve d’ailleurs conjointement dans les travaux de plusieurs philosophes
politiques actuels. Mais la priorité accordée à l’une ou l’autre définit
néanmoins deux modes distincts et parfois antagonistes du retour à la
philosophie politique. Les auteurs qui jugent avant tout nécessaire
l’appréhension généalogique et comparative de la modernité reprocheront
par exemple aux divers théoriciens de la justice de ne pas tenir suffisamment
compte des présupposés historiques de leur réflexion. À l’inverse, les tenants
d’une démarche déductive et analytique estiment souvent que les premiers
n’énoncent aucune proposition normative précise, faisant tout au plus œuvre
d’historiens ou de sociologues plus ou moins moralisants. Bien que ces
critiques réciproques soient parfois justifiées, il faut néanmoins éviter d’en
étendre indûment la portée. La clarification des critères du jugement qui
s’appuie sur une ressaisie comparative et critique du monde moderne
constitue pour la philosophie politique une démarche sans doute plus
complexe, mais en soi tout aussi rigoureuse qu’une analyse systématique de
principes d’abord posés dans leur pureté idéale. L’orientation axiologique, à
l’inverse, intègre de plus en plus à sa réflexion la prise en compte critique de
son propre statut. Rappelons enfin que malgré leur démarche différente, les
deux grandes orientations – du moins dans leurs formes élevées – ont en
commun d’affronter le difficile problème des fondements sur lesquels peut
désormais se reconstituer l’ambition normative de la philosophie politique.
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1.2. En France, une rupture tardive
Ces remarques préliminaires nous permettent de considérer maintenant le
renouveau de la philosophie politique, en France, tel qu’il se produit au
tournant des années 1980. Remarquons d’emblée qu’il intervient de façon
relativement tardive, ce qui s’explique sans doute autant par la nature des
débats intellectuels depuis la guerre que par la situation longtemps précaire
de la philosophie politique dans le monde académique4. Ce caractère tardif
rend compte par ailleurs de l’influence initiale d’œuvres étrangères déjà
constituées. Pensons ainsi au rôle considérable qu’a pu jouer, pour des
auteurs aussi différents que Claude Lefort, Pierre Manent ou Luc Ferry, le
dialogue critique avec les thèses de Leo Strauss sur la nature de la
philosophie politique5. Malgré les réserves d’Hannah Arendt à l’égard de la
philosophie politique classique, l’appropriation de son œuvre contribua aussi
de façon significative à la renaissance de la philosophie politique française.
L’exemple de Jürgen Habermas et de l’école de Francfort contribua
également au renouvellement de la réflexion. L’apport extérieur est donc
indéniable et divers. Il faut toutefois souligner que les œuvres qui ont pu
servir de médiation vers la philosophie politique présentaient de fortes
consonances avec la vie intellectuelle française, ce que tend à confirmer la
réception tardive et limitée de plusieurs œuvres majeures de la political
theory anglo-américaine6.
L’orientation particulière du renouveau de la philosophie politique, en
France, tiendra donc en partie à la spécificité des médiations qui en ont
facilité l’expression. Mais elle tiendra également à un rapport complexe avec
les courants longtemps dominants de la pensée française. L’aspect le plus
4 Rappelons tout de même que des auteurs comme Éric Weil, Julien Freund ou Raymond
Aron ont publié des œuvres de philosophie politique importantes, et que bien des
analyses politiques occupent, sans toujours le revendiquer, une partie du champ
spécifique défini par celle-ci.
5 L’œuvre de Pierre Manent entretient un dialogue continu avec celle de Strauss. Pour le
rapport de Lefort à Strauss, voir notamment ses « Trois notes sur Leo Strauss », dans
Écrire à l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992. Luc Ferry discute
principalement les thèses de Strauss dans Philosophie politique I. Le droit : la nouvelle
querelle des anciens et des modernes, Paris, Presses universitaires de France, 1984.
6 Cette différence dans la réception des œuvres persiste en partie, même si la
diversification de la discipline et le renforcement de sa présence à l’université et dans
l’édition en ont réduit peu à peu la force initiale.
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