L`Europe contre Gazprom, ou l`inverse, Lévêque, Professeur d

L'Europe contre Gazprom, ou l'inverse, Lévêque, Professeur d'économie à Mines-Paristech, Les
Échos
La politique européenne de sécurité énergétique et de libéralisation ne fait les affaires de Gazprom.
La flamme bleue de votre chauffe-eau ou de votre cuisinière brûle peut-être du gaz venu de l’Oural.
Demain, il proviendra possiblement des Etats-Unis ou d’Australie. Idem pour l’électricité : une
partie est produite grâce au gaz russe et dans le futur les centrales européennes pourraient tourner
avec du gaz de schiste américain. Cette perspective n’enchante ni Gazprom, premier fournisseur de
l’Europe, ni le Kremlin, son patron. Bienvenue dans le grand jeu gazier mondial !
Le monde d’avant
Longtemps, le gaz naturel n’a voyagé qu’enfermé dans des tuyaux. Pas liquéfié dans des
méthaniers, bateaux spéciaux ainsi baptisés car le gaz naturel est essentiellement composé de
méthane. (Un atome de carbone et quatre d’hydrogène, CH4, vous vous souvenez sans doute de la
formule du plus léger des hydrocarbures). Il y a plus longtemps encore, le gaz consommé ne
provenait pas du sous-sol mais de la distillation de la houille. Cette primauté historique du gaz
manufacturé pour éclairer les villes explique pourquoi on parle de gaz naturel alors que l’on ne dit
jamais pétrole naturel ou bauxite naturelle.
Longtemps, le gaz naturel n’a pas connu de concurrence (autre que celle avec d’autres sources
d’énergie, en particulier le charbon et le fioul). En simplifiant à peine, dans chaque pays d’Europe
une seule société gazière nationale s’occupait de tout. Du transport dans de grands, puis dans de
petits tuyaux, jusqu’à la commercialisation au consommateur final. Parfois même, elle incluait la
production, lorsqu’il y en avait comme au Pays-Bas, mais pas toujours (en France, Elf Aquitaine
produisait à Lacq et Gaz de France faisait le reste). A défaut ou en complément de ressources
autochtones, la société gazière nationale s’approvisionnait auprès d’un ou plusieurs fournisseurs ,
une société d’État également, à l’instar de la Sonatrach algérienne ou du russe Gazprom.
Dans le cas d’un acheteur et d’un vendeur uniques, deux monopoles sont donc face à face. Cette
situation, dite de monopole bilatéral, a longtemps été mal aimée de l’économie car elle n’aboutit pas
à un équilibre de marché. Il n’y a pas une quantité et un prix qui s’imposeraient aux parties comme
dans les cas de la concurrence parfaite, du monopole simple, ou de l’oligopole. Il y a plusieurs
solutions, une infinité même, et celle qui est choisie dépend de qui est le plus fort. Si le pouvoir de
négociation est du côté de l’acheteur, le prix sera bas, s’il est du côté du vendeur, le prix sera haut.
Le monopole bilatéral
Longtemps, le monopole bilatéral a trompé les économistes les plus chevronnés et des solutions
incorrectes ont été enseignées dans les meilleurs manuels de microéconomie . En réalité, il y a bien
une quantité d’équilibre dans l’échange entre les deux parties. Cette quantité optimale est celle qui
maximise la somme du profit joint, c’est-à-dire le profit qui serait récolté si les deux entreprises
n’en faisait qu’une. En revanche, il n’y a pas de prix d’équilibre du bien intermédiaire. Ce prix
correspond en effet simplement à l’accord trouvé entre les parties pour se partager le profit joint.
C’est une sorte de prix de transfert entre deux entreprises séparées qui discutent entre elles et se
coordonnent.
D’ailleurs le consommateur final n’a que faire du prix du bien intermédiaire. Imaginez, dans le
monde d’avant, des abonnés d’un Gaz de France alors en monopole (ou l’Etat représentant leurs
intérêts) qui s’approvisionnerait uniquement auprès de son homologue russe. Ils ont seulement à se
soucier de savoir si le volume de gaz transitant à la frontière et fixé par les deux parties est égal ou
proche de l’optimum. La théorie économique établit en effet que si les deux entreprises maximisent
leur profit joint, alors le prix du bien final, celui que paye le consommateur, sera pour lui le plus
avantageux.
Est-ce que cela a bien été le cas à l’époque ? Même aujourd’hui avec le recul, c’est difficile à dire
car il y a peu de cas purs de monopole bilatéral et les données historiques sur les quantités et les
prix restent secrètes. Longtemps, en effet, les échanges bilatéraux ont été exclusivement réglés par
des contrats de long terme connus des seules parties. C’était avant la création du marché libre du
gaz animé par des bourses.
D’une durée de 20 ans ou plus, ces contrats fixent une quantité minimale que l’acheteur doit retirer
quelles que soient les circonstances et un prix qui comporte un terme constant et une série de
paramètres d’indexation, en particulier le taux de change et le prix du pétrole.
En simplifiant, dans ces contrats dits « take or pay » l’acheteur prend en charge le risque volume et
le vendeur le risque prix en assurant la compétitivité du gaz avec les combustibles concurrents. A
défaut de connaissance des termes des contrats, il n’est pas possible d’établir rétrospectivement si la
quantité négociée correspondait au modèle théorique, ni non plus d’ailleurs de savoir qui
s’appropriait la plus grande part du profit joint.
Gazprom contre l’Europe ?
Vous souvenez-vous de l’hiver 2008-2009 ? Arrivé tôt, le froid fût très vif. La température en
janvier n’avait jamais été aussi basse depuis deux décennies. C’est cet hiver là que la Russie a
choisi pour des raisons à la fois financières et politiques pour couper le robinet du gaz à sa frontière
avec l’Ukraine. Deux semaines d’interruption totale de livraison en début d’année. Or l’Ukraine est
une zone majeure de transit du gaz russe vers l’Union européenne.
Les populations du sud-est de l’Europe ont fortement souffert de cette coupure du fait de leur
dépendance quasi exclusive au gaz russe pour le chauffage et la production d’électricité. Des
dizaines de milliers de personnes frigorifiés se sont retrouvés plongés dans le dénuement
énergétique. Cette crise a raffermi la volonté de l’Europe d’agir pour diversifier ses
approvisionnements gaziers et renforcer ainsi sa politique de sécurité énergétique.
Jusque là, elle avait surtout mis l’accent sur l’ouverture des marchés à la concurrence et la
fluidification des échanges intra-communautaires. Un programme ambitieux qui s’est traduit par
l’érosion de la position de monopole des opérateurs gaziers historiques nationaux et par la
supervision des infrastructures d’interconnexion entre les Etats-membres.
Dans le détail, cela donne de nombreuses mesures techniques : séparation verticale entre la gestion
des tuyaux et celle du gaz qui passe dedans, régulation des premiers, création de marchés spots pour
le second. A cela s’ajoute une critique constante des contrats de long terme. Leur longue durée est
considérée comme un handicap pour l’entrée de nouveaux opérateurs ; leur indexation au prix du
pétrole est analysée comme dénuée de fondements ; enfin, ils sont perçus comme incompatibles
avec le droit européen dès lors qu’ils interdisent à l’acheteur d’un État-membre de revendre son gaz
importé à un opérateur situé dans un autre État-membre.
Ou l’Europe contre Gazprom ?
Autant dire que la politique européenne de sécurité énergétique et de libéralisation n’a pas fait - et
ne fait pas car elle se poursuit encore - les affaires de Gazprom. Donnons-en deux illustrations.
A quelques encablures de la côte lituanienne flotte une plateforme de regazéification de gaz
norvégien importé par bateau. Cet investissement aidé par l’Europe a permis à Vilnius de desserrer
sa dépendance au gaz russe venant par voie terrestre. Et ce tant sur le plan physique qu’économique.
La plateforme procure à la Lituanie un point d’entrée alternatif pour importer du gaz sur son
territoire. En outre, même si sa capacité est encore sous-utilisée, cette installation exerce une
pression concurrentielle sur Gazprom, l’obligeant à baisser son prix.
La seconde illustration concerne l’interdiction de revente. Elle permet à Gazprom de pratiquer un
prix de son gaz différent d’un Etat-membre à l’autre, et ce indépendamment de leur éloignement de
la frontière russe, c’est-à-dire du coût pour transporter le méthane.
Par exemple, le prix du gaz russe en Allemagne, pourtant situé plus près de l’Oural que la France, a
durablement été plus cher que celui arrivant dans l’Hexagone. Impossible pour autant à GdF de
vendre une partie du gaz transitant par l’Allemagne sur place pour bénéficier de cet écart. En
d’autres termes, Gazprom opère une discrimination parmi les consommateurs selon l’origine
géographique.
Rappelons qu’une stratégie de discrimination est toujours favorable au monopole car le profit
empoché avec des prix qui tiennent compte des demandes différentes des consommateurs est plus
élevé qu’avec un prix unique pour tous. Or le consentement à payer pour le gaz dépend de
nombreuses caractéristiques nationales tels le prix du fioul au consommateur final et les types
d’équipement de chauffage et de production électrique. Plus d’interdiction de revente, plus de
discrimination possible et moins de profit pour Gazprom.
Le dernier avatar de l’évolution des tensions entre Gazprom et la Commission européenne date
d’avril 2016. La partie oppose cette fois deux très grands joueurs formés à l’économie. D’un côté de
la table, Margrethe Vestager, Commisssaire en charge de la concurrence, dont on dit qu’elle a
inspiré la célèbre série danoise Borgen ; en face, Alexander Medvedev, directeur général de
Gazprom, et accessoirement ancien président de la Ligue continentale de hockey.
Ce mois là, une semaine après avoir attaqué Google, Margrethe Vestager accuse le gazier russe
d’abus de position dominante dans la partie orientale de l’Union. Elle reproche à Gazprom de
s’opposer dans huit Etats-membres aux reventes de gaz et d’y pratiquer des prix déloyaux. Depuis,
les deux parties cherchent à transiger. La Commission veut obtenir la fin des restrictions
territoriales et de l’indexation des contrats de long terme au prix du pétrole tandis que Gazprom
cherche à échapper à une amende de plusieurs milliards d’euros. L’accord était prévu avant Noël. Il
se fait encore attendre aujourd’hui.
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