MARCEL MAUSS (1872-1950) Chaire de sociologie (1931-1950) « Breuil m’a écrit avant son départ pour proposer ethnologie – que je n’aime pas. » * Voilà ce qu’affirme Mauss au sujet du titre de la chaire qu’on lui destine au Collège de France. * Lettre à Antoine Meillet, 7 octobre 1929, 57 CDF 108-25 Image : Mauss (à d.) posant à côté d’officiers britanniques (ca. 1916) Et pourtant… Mauss est resté dans la mémoire collective et académique comme le « père de l’ethnologie française ». Étonnant destin posthume pour celui qui, en dépit de son apport à la discipline, n’a jamais « fait de terrain » et qui se revendiqua sa vie durant de la sociologie. positiviste Alfred Espinas (1844-1922) et du rationaliste Octave Hamelin (1856-1907). Il fait dans le même temps des rencontres qui l’amènent à s’engager politiquement, entre autres avec Marcel Cachin, et adhère au Parti ouvrier français, d’orientation guesdiste. Les années de formation (18721898) Licencié de philosophie en 1893, Mauss prépare ensuite l’agrégation qu’il décroche en 1895, à la troisième place, derrière Marcel Drouin et Edgar Milhaud2. Marcel Mauss est né à Épinal le 10 mai 1872 dans une famille juive de commerçants de broderie ayant opté pour la France après la guerre franco-allemande. Contrairement à son frère Henri (1876-1966), Marcel ne s’associe pas à l’affaire familiale et choisit de poursuivre ses études. Ce choix se comprend d’autant plus que son oncle, Émile Durkheim (1858-1917), est déjà bien établi dans le milieu universitaire lorsque Mauss entre en 1890 à la Faculté de Bordeaux comme élève en philosophie, sans chercher à intégrer l’École normale supérieure1. Il assiste non seulement aux cours de son oncle, mais suit également les enseignements du 1 Cf. Fournier, Marcel. Marcel Mauss, Fayard, 1994, p. 41. Dès après son concours, il part pour Paris et entame une thèse sur Spinoza et Léon l’Hébreu3 et s’investit dans l’étude des religions sous la direction de Sylvain Lévi. Le grand indianiste, élu à la chaire de langue et littérature sanscrites au Collège de France en 1894, donne des cours à l’École pratique des hautes études. Mauss y assiste dès son arrivée dans la capitale et commence à étudier le sanscrit. Parallèlement, il publie ses premiers articles, notamment dans la Revue d’Histoire des Cf. Fournier, Marcel. Marcel Mauss, op. cit., p. 69 Sur l’influence de Spinoza sur Mauss, cf. notamment : Papilloud, Christian. « Le Spinoza de Mauss. Présentation de “Théorie de la liberté ou de l’action” de M. Mauss », « Éthique et Économie. L’impossible (re)mariage », La Revue semestrielle du MAUSS, n° 15, Paris, La Découverte, 2000. Sur l’empreinte phénoménologique de l’œuvre de Mauss, cf. Claude Lefort, « L’échange ou la lutte des hommes », Les Temps modernes, 1951, pp. 1401-1417. 2 3 1 religions4 et surtout dans l’Année sociologique fondée par Durkheim, dont il devient l’un des principaux soutiens. Les dizaines de comptes rendus de lecture qu’il fournit à cette revue, où il est responsable de la section de « Sociologie religieuse », sont une des bases de l’incroyable érudition de Mauss. En 1897-1898, toujours attelé à la rédaction de sa thèse, il séjourne en Hollande, à Leyde, avant de partir pour l’Angleterre, à Oxford. Ce voyage lui permet de consulter des sources sur Spinoza et surtout d’approfondir sa connaissance du sanscrit : traduction de sûtras, rencontre avec d’éminents indianistes (W. Caland, C. P. Tiele, S. R. Steinmetz en Hollande, Winternitz en Angleterre) comme le relate sa correspondance5. Il entre aussi en contact avec certains des plus éminents anthropologues anglo-saxons, comme James Frazer (1854-1941) et Edward Tylor (18321917). C’est à cette période qu’il se rapproche de celui qu’il définit a posteriori comme son « jumeau de travail » : Henri Hubert (18721927). Avec lui, il commence en 1898 la rédaction de l’« Essai sur la nature et la fonction du sacrifice », publié l’année suivante et suscitant de nombreuses réactions. Mauss devient ainsi un personnage de premier plan de la sociologie naissante. Malgré tous ses efforts, aucune des thèses de Mauss ne voit le jour. Il faut dire que c’est un étudiant dont les tâches au sein de plusieurs groupes (Ligue démocratique des écoles, Groupe des étudiants collectivistes, etc.) lui laissent peu de temps, dans un contexte politique des plus agités, pris entre Affaire Dreyfus, diffusion des idées révolutionnaires, Le tout premier étant « La religion et les origines du droit pénal d’après un livre récent », in Revue de l'histoire des religions, I: Étude analytique (n° 34, 1896, pp. 269 à 295); II: Étude critique (n° 35, 1896, pp. 31 à 60), Paris. 5 Cf. Correspondance avec Henri Hubert : 57 CDF 71 et 57 CDF 144 et la correspondance avec Émile Durkheim, publiée par Philippe Besnard et Marcel Fournier, Lettres à Marcel Mauss, PUF, Paris, 1998, 593 p. 4 développement des coopératives et situation internationale houleuse. Cet activisme ne le quitte pas de sa vie, même s’il connait des périodes d’intensité variable. La sociologie comme science, la politique comme son application (1898-1914) La Belle Époque est une période de travail intense pour Mauss : sa participation à l’Année sociologique et ses enseignements à l’EPHE s’inscrivent dans un processus de légitimation de la sociologie naissante, qui voit dans l’action politique, et notamment socialiste, l’application logique de la science de l’Homme. Les deux volets, scientifique et politique, sont d’ailleurs inextricablement liés. La lutte pour la sociologie Au tournant du XXe siècle, Mauss, dont la thèse n’est pas achevée, reste dans l’incertitude d’une carrière universitaire débutante. Il hésite face à certaines propositions de postes dans le secondaire ou le supérieur. Finalement, le premier élément de stabilisation vient de l’EPHE, où il est déjà élève. L’année 1900-1901, il commence à suppléer Alfred Foucher (1865-1952) à la chaire d’Histoire des religions de l’Inde6. Si Durkheim est sceptique quant à l’opportunité de ce remplacement, il « peut difficilement s’y opposer »7 car il est dans l’incapacité de lui trouver un poste. Ces cours ont été pour partie conservés dans les archives8. Le calcul s’avère payant : suite au décès accidentel de Léon Marillier en octobre 1901, il est élu à la chaire de Religions des peuples non Cf, entre autres, les Annuaires de l’EPHE consultables en ligne http://www.persee.fr/collection/ephe 7 Fournier, Marcel. Op. cit., p. 180 8 Cf. Fonds Mauss, 57 CDF 37-1 à 57 CDF 39-3 6 2 civilisés, peu de temps après l’élection d’Henri Hubert à une chaire de Religions primitives de l’Europe. Le camp durkheimien se renforce au sein de l’EPHE, puisqu’on trouve, outre les deux comparses, Sylvain Lévi et Israël Lévi, qui doivent faire face à l’hostilité, entre autres, de Jules Toutain et Albert Réville. Si l’on s’en réfère à ses sujets d’étude, il est clair que Mauss s’oriente alors vers l’ethnologie, bien qu’il se revendique sociologue (et ce tout au long de sa vie). Son regard se tourne vers les Indiens d’Amérique du Nord, les Mélanésiens, les Inuits, etc. dans une perspective de comparaison érudite des différentes religions des peuples dits « non civilisés ». L’usage de ces termes s’inscrit dans un contexte de hiérarchisation des cultures, influencée par l’anthropologie physique imprégnée de l’ostéologie et de la phrénologie des précurseurs que sont Broca, Quatrefages ou Hamy. Mauss, comme l’école durkheimienne, se démarque fortement de l’approche évolutionniste, déjà mise à mal par le diffusionnisme, puis par le fonctionnalisme. Il affirme, en ouverture de son cours : « Il n’existe pas de peuples non civilisés ; il n’existe que des peuples de civilisation différente. Là où on parle de peuple, ou pour mieux dire, de société, on parle de civilisation. 9» La rupture ne se fait pas que sur ce point. En effet, jusqu’à la Grande Guerre, il se nourrit de l’influence de son ami Hubert10, historien de formation, avec lequel il signe des articles marquants : « Esquisse d’une théorie générale de la Magie » (1904) et « Introduction à l’étude de quelques phénomènes religieux » (1908). Il en découle une approche originale qui se distingue de la doxa durkheimienne sur certains points, par exemple dans son attitude face à la psychologie comme le montre son Mauss, Marcel. Œuvres, T.2, Les Éditions de Minuit, Paris, 1968, p. 230 10 Sur la relation entre Henri Hubert et Marcel Mauss, cf. notamment : Bert, Jean-François. Marcel Mauss, Henri Hubert et la sociologie des religions. Penser et écrire à deux, La Cause des Livres, Paris, 2012 9 article « Sociologie » pour la Grande Encyclopédie, co-écrit avec un autre historien et ami, Paul Fauconnet en 1901. Il y affirme qu’ « il n’en est pas moins vrai que l’on peut passer des faits de conscience individuelle aux représentations collectives par une série continue de transitions. »11. Soit le contraire de ce qu’affirme Durkheim…12 Ce qui ne l’empêche pas de rester, de l’avis de la majorité, le premier défenseur de son oncle, avec lequel il signe en 1903 « De quelques formes primitives de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives », publié dans l’Année sociologique. Si la comparaison est une méthode privilégiée par Mauss, il ne rechigne pas à produire quelques monographies. Il rédige ainsi, avec l’aide d’un jeune chercheur autodidacte, Henri Beuchat13, un « Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos. Étude de morphologie sociale ». Les premières années du siècle sont une période cruciale pour l’institutionnalisation de la sociologie. Durkheim a obtenu une chaire de Science de l’éducation en Sorbonne, d’abord comme suppléant de Ferdinand Buisson (1902) puis titulaire (1906), et s’est adjoint, via l’Année sociologique, une équipe de jeunes collaborateurs ambitieux : Maurice Halbwachs, François Simiand, Paul Fauconnet, Henri Hubert, etc. Tous ont des spécialités différentes, ce qui permet à la sociologie de s’ancrer dans plusieurs institutions et domaines. La lutte pour accéder à la légitimité est particulièrement visible dans certaines de ces institutions : l’EPHE bénéficie déjà de soutiens 11 Grande Encyclopédie, vol. 30, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, Paris, 1901, p. 172 12 Sur ce point, cf. Karsenti, Bruno. Marcel Mauss. Le fait social total, PUF, Paris, 1994 13 Sur Henri Beuchat, cf. sa nécrologie par Paul Rivet dans le Journal de la Société des Américanistes, vol. 11, n° 1, 1919, pp. 619-621, disponible ici : http://www.persee.fr/doc/jsa_00379174_1919_num_11_1_3865 3 en place, mais la sociologie veut marquer un coup symbolique puissant en entrant au Collège de France. Jusqu’en 1909, plusieurs tentatives ont lieu. Par deux fois, Durkheim se présente : il échoue d’abord face à Jean Izoulet sur une chaire de philosophie sociale, en 1897, puis en 1904-1905, suite à la mort de Gabriel Tarde, dont la chaire fait l’objet de quatre demandes de transformation : en chaire d’Histoire, en chaire de Sociologie, en chaire de Science de l’éducation, en chaire d’Antiquités nationales14. C’est finalement la chaire d’Antiquités nationales, à laquelle se présente Camille Jullian, qui emporte le vote. Le contexte global, malgré le succès de ses cours, est défavorable à Durkheim. Suite au décès en 1906 d’Albert Réville, titulaire de la chaire d’Histoire des religions, il est décidé de présenter la candidature de Mauss dont c’est la spécialité. Il affronte le fils Réville, Jean ainsi que Georges Foucart, dont le père Paul, titulaire de la chaire d’épigraphie et antiquité grecques, défend les titres. La donne est équilibrée, car deux proches de l’Année sociologique ont intégré le Collège de France : Charles Fossey (Assyriologie, en 1906) et Antoine Meillet (Grammaire comparée, également en 1906), qui ajoutent leur soutien à celui de Sylvain Lévi. Finalement, Jean Réville est élu, mais décède l’année suivante. Une nouvelle élection a donc lieu. Cette fois, Mauss se trouve confronté à Foucart et surtout à Alfred Loisy. Celui-ci, en tant que prêtre aux positions modernistes, vient d’être excommunié. L’élection a donc un retentissement important, y compris hors les murs, alors que les débats sur la loi de 1905 sont Cf. le registre de délibération de l’Assemblée en ligne, consultable ici : https://salamandre.college-defrance.fr/imgviewer/2AP/CDF_2AP11/viewer.html?ns=CDF_2AP11 _00087.jpg. 14 toujours vifs. Elle est surtout très tendue, comme en témoignent les délibérations des Assemblées : il ne faut pas moins de cinq tours de vote pour déterminer le candidat de première ligne et trois tours pour la seconde ligne. Loisy est finalement élu, mais à la surprise de tous, Mauss n’est pas en deuxième ligne15. Il ne se présente plus au Collège avant 1929 et continue son enseignement à l’EPHE. En parallèle de cette lutte pour la sociologie, Mauss, socialiste convaincu, milite ardemment au sein de plusieurs groupes. Il est intégré au sein d’un réseau dense de personnages politiques importants ou en passe de le devenir. La sociologie pour lutter16 Les durkheimiens visent les postes symboliques du champ académique avec la conviction profonde de porter un projet légitime, qui trouve sa traduction hors de ce milieu, dans la politique. Leur positivisme et leur croyance dans le progrès les enracinent dans le courant socialiste, qu’ils voient comme l’aboutissement logique de leurs recherches et de la sociologie comme science de l’Homme rationnelle et pour partie prédictive, même s’ils sont inégalement touchés par le déterminisme marxiste. Depuis Bordeaux, Mauss est un militant actif, au cœur d’un réseau dense comme en témoigne sa correspondance, dans laquelle on trouve entre autres Hubert Lagardelle, Jean Jaurès (camarade de Durkheim à l’ENS), Charles Péguy, Lucien Herr, Albert Thomas, sans compter les autres durkheimiens de même sensibilité. Il prend fait et cause pour Cf. Registre 2 AP 11, 31 janvier 1909 : https://salamandre.college-de-france.fr/imgviewer/2AP/CDF_2AP11/viewer.html?ns=CDF_2AP11 _00217.jpg 16 Pour le « Mauss politique », voir notamment : - Mauss, Marcel. Écrits politiques, textes réunis par Marcel Fournier, Fayard, Paris, 1997 - Dzimira, Sylvain. Mauss, savant et politique, La Découverte, Paris, 2007 15 4 Dreyfus lors de l’Affaire, même s’il s’y engage assez peu, suite au conseil de son oncle, déjà fort exposé. Et l’engagement maussien n’est pas que de parole, puisque, séduit par le mouvement coopératif, il crée en 1900 La Boulangerie, coopérative qui finit par péricliter en 1902. Cela n’éloigne toutefois pas Mauss de ce courant auquel il reste fidèle sa vie durant et qui constitue un sujet de prédilection de ses articles « politiques ». Dans L’Humanité, qu’il contribue à fonder en 1904, il est d’ailleurs en charge d’une chronique sur les coopératives. Il y écrit avec d’autres élèves de Durkheim, comme François Simiand qui se charge lui d’une rubrique économique. L’analyse de ce qu’on nomme par commodité les « écrits politiques » de Mauss (ce qu’il appelle ses « incursions écrites dans le domaine normatif ») révèle une forte imprégnation de sa pensée sociologique. Il s’agit de sociologie appliquée, d’article de vulgarisation et non de billets d’humeur ou d’opinion. Cette confluence entre son travail scientifique et sa pensée politique trouve leur traduction la plus aboutie dans deux ouvrages fameux : Essai sur le don, surtout dans ses « Conclusions de morale » (1925) et La Nation (posthume, 1956). Mais, en 1914, c’est le déclenchement du conflit qui change brusquement la donne. Peu avant, il subit la mort de Jaurès, qu’il apprend par un télégramme d’un de ses amis, Philippe Landrieu, témoin de l’assassinat alors qu’il déjeunait avec l’homme politique au Café du Croissant. Les mots sont simples : « Jaurès assassiné hier soir. Consternation.17 » 1914-1918 : guerre Mauss dans la Dès l’annonce de la mobilisation, Mauss se dit volontaire pour donner de sa personne. En dépit de son âge (il a alors 42 ans) et de son statut qui lui permettent d’être exempté du front, il s’engage comme soldat volontaire le 3 septembre et se voit incorporé au 144e régiment d’infanterie. Il ne part pas immédiatement à l’avant : ce n’est qu’en décembre qu’il intègre la 27e division britannique comme officierinterprète, d’abord caporal, puis lieutenant en mars 1915. C’est l’annus horribilis pour Mauss : il perd certains amis, notamment Robert Hertz, figure montante de la sociologie, et son cousin, André Durkheim, dont il apprend la disparition au début de l’année 1916, après des mois d’incertitude. Cette nouvelle porte un coup rude à son oncle qui décède précocement en 1917. En 1916, il est affecté à la 5e division australienne, toujours comme interprète. S’il n’est pas en première ligne, il met un point d’honneur à rester au plus près de la bataille, ce qui lui vaut les honneurs. Ainsi, le 17 mars 1917, il mène une opération de reconnaissance dans Bapaume bombardé. Il reste mobilisé jusqu’à la fin de la guerre, avec plusieurs citations et médailles. On sait assez peu de choses de cette période, mais la consultation des archives du don complémentaire réalisé par la famille en 2014 devrait permettre d’approfondir la trajectoire de Mauss durant le conflit. Quoiqu’il en soit, le bilan, macabre, est plus simple à dresser. 14-18 : Bilan humain Dans les millions de morts de la guerre, un certain nombre affecte Mauss de près. Tous 17 Correspondance Philippe Landrieu, 57 CDF 75-25. 5 ne sont pas dus aux combats, mais les pertes sont nombreuses et la saignée est importante dans les rangs de la sociologie : Durkheim père et fils, Henri Beuchat (mort lors d’une expédition arctique canadienne, sur le navire Karluk), Maxime David, Antoine Bianconi, Robert Hertz, Jean Reynier, etc. Mauss leur rend hommage à la première reparution de l’Année sociologique, en 1925, dans une longue rubrique d’ouverture consacrée aux nécrologies. C’est à ce moment qu’il devient, selon l’expression de Marcel Fournier, « l’héritier » de l’école durkheimienne. Il devient également l’éditeur et le récipiendaire de l’œuvre inachevée de ses camarades disparus, et déploie de grands efforts pour rendre hommage à leur mémoire. 1920-1940 : la reconnaissance en héritage À partir du début des années 1920, Marcel Mauss est vu comme un élément central des sciences de l’Homme en France. En effet, si son activité s’arrête un moment en 1921-1922 en raison de problèmes de santé, il s’évertue à faire fructifier l’héritage de la pensée durkheimienne, tout en se singularisant de la pensée de son oncle. 1925 : l’ « Essai sur le don » Les années 1920, en particulier, sont le moment clé de la constitution du Mauss « ethnologue ». Il commence par reprendre la publication de l’Année sociologique, dans une nouvelle série. Il y publie notamment « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » en 1925. Il y élabore un concept fondamental : celui de « fait social total », c’est-à-dire un fait social qui mobilise l’ensemble de la société, dans ses dimensions sociale, politique et religieuse. Ainsi du potlatch des tribus nord-américaines, qui consiste à accroître son pouvoir en gagnant du prestige par la destruction systématique et massive de grande quantité de richesse. Ce texte marque un jalon important. Il est globalement perçu dès le départ comme un texte important, même si son importance doit beaucoup à sa postérité post-mortem. Les ethnologues les plus en vue, tels Franz Boas (1858-1942), Bronislaw Malinowski (1884-1942) ou encore Henri Lévy-Bruhl (1884-1964) en font un compte rendu élogieux. Il fait aussi l’objet de critique, surtout à partir des années 1950 et jusqu’à aujourd’hui. La contestation de la théorie maussienne se cristallise autour de l’utilisation de catégories indigènes pour expliquer des phénomènes sociaux. Ainsi le hau, terme maori qui désigne l’esprit habitant les objets, déterminerait l’obligation à rendre les présents. Cet usage lui vaut d’être soupçonné de se laisser duper par le point de vue indigène, et comme conduisant à une aporie. En 1929, Raymond Firth, disciple de Malinowski, est un des premiers à contester l’emploi de ce mot et à dénoncer la mystification. Il affirme « When Mauss sees in the gift exchange an interchange of personalities, "a bond of souls", he is following, not native belief, but is own intellectualized interpretation of it [Là où Mauss voit dans le don un échange de personnes, un "lien d’âmes", il suit, non pas la croyance des indigènes, mais sa propre interprétation, intellectualisée] 18». Il est suivi à partir des années 1950 par Claude Lévi-Strauss, qui pose la question : « ne sommes-nous pas ici devant un de ces cas où l’ethnologue se laisse mystifier par l’indigène ?19 ». Par ailleurs, la partition du don en trois obligations, donner – recevoir – rendre lui ont fait reprocher par d’autres, comme Remo Firth, Raymond. Primitive economics of the New Zealand Maori, Georges Routledge, Londres, 1929, p. 412 19 Lévi-Strauss, Claude. « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Mauss, Marcel. Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1950, p. XXXVIII 18 6 Guidieri, « d’avoir parlé de don là où […] il n’y a que du prêt.20 » Enfin, certains ont considéré sa conclusion, très politique, était hors de propos. Charles Rist va même jusqu’à affirmer, auprès de la Fondation Rockefeller, que Mauss « est essentiellement un politicien qui n’a rien produit par lui-même.21 » L’institut d’ethnologie Cette même année 1925, il fonde en compagnie de Paul Rivet (1876-1958) et Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) l’Institut d’Ethnologie de l’Université de Paris, premier lieu offrant un diplôme dans la matière, et y donne cours jusqu’à la fin de sa carrière. Le triumvirat illustre bien l’état de l’ethnologie des années 1920 et 1930 : Rivet, premier secrétaire, représente la branche biologiste (mais non racialiste22) de la discipline, dont le lieu d’ancrage institutionnel est le Museum national d’histoire naturelle ; Mauss et Lévy-Bruhl (président de l’Institut) le versant sociologique. Quoiqu’il en soit, c’est au travers de l’Institut qu’il forme une partie des étudiants qui lui sont les plus proches23 : Marcel Griaule, Jacques Soustelle, Madeleine Francès, Germaine Tillion, Paul-Émile Victor, etc. Mauss est un infatigable soutien pour ses élèves, cherchant sans relâche des financements et des postes leur permettant de poursuivre leurs études et de mettre en place des expéditions : mission Dakar-Djibouti menée par Marcel Griaule (1931-1933)24, missions de Germaine Tillion dans les Aurès (1935-193625 ; 19391940), etc. Mauss, héritier singulier (19241935) D’autres productions maussiennes primordiales naissent dans cette période, notamment « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie »26 (1924) et « Techniques de corps »27 (1935). Le premier texte, issu d’une intervention à la Société de psychologie, redéfinit les rapports entre les deux disciplines qui, depuis le début du XXe siècle, se livraient batailles pour l’hégémonie de l’étude de l’Homme. Mauss appelle à un véritable cessezle-feu entre les deux (« Les temps héroïques […] sont bien loin », proclame-t-il), redéfinissant les contours épistémologiques de chacune dans un esprit de complémentarité28. Le second texte analyse quant à lui les influences biologiques et éducatives sur la manière dont on utilise son corps. Outre le sujet, novateur, précurseur d’une sociologie corporelle, Mauss introduit un nouveau concept promis à une belle postérité, celui d’habitus. Il y réaffirme par ailleurs la nécessité d’introduire, entre l’explication biologique et l’explication sociologique, l’intermédiaire psychologique, affirmant une nouvelle fois la partition entre les disciplines, plutôt que leur hiérarchisation. 20 Guidieri, Remo. L’Abondance des pauvres, Paris, Seuil, 1984, 223 p., cité par Caillié, Alain. « Marcel Mauss et le paradigme du don », in Sociologie et sociétés, vol. 36, n° 2, 2004, p. 141-176 : http://id.erudit.org/iderudit/011053ar 21 Cité dans Mazon, Brigitte. « La Fondation Rockefeller et les sciences sociales en France, 19251940 », in Revue française de sociologie, Vol. 26, n° 2, p. 325 : http://www.persee.fr/doc/rfsoc_00352969_1985_num_26_2_3952 22 Mucchielli, Laurent. « Sociologie versus anthropologie raciale. L'engagement des sociologues durkheimiens dans le contexte "fin de siècle" (1885-1914) », Gradhiva, 1997, 21, pp. 77-95 23 Voir notamment Conklin, Alice L. Exposer l’Humanité. Race, ethnologie et empire en France (1850-1950), Publications scientifiques du Museum, Paris, 2015, 541 p. Sur la mission Dakar-Djibouti, cf. « Le cercueil de Queequeg. Mission Dakar-Djibouti, mai 1931 - février 1933 », Les Carnets de Bérose, n°2, 2014 : http://www.berose.fr/?Le-cercueil-de-Queequeg-Mission 25 « Un destin contrarié. La mission Rivière-Tillion dans l’Aurès (1935-1936) », Les Carnets de Bérose, n°6, 2014 : http://www.berose.fr/?Un-destin-contrarie-La-mission 26 Journal de Psychologie, 21, pp. 892-922 27 Journal de Psychologie, 32, pp. 271-293 28 Sur cette question, voir notamment : - Karsenti, Bruno. Marcel Mauss. Le fait social total, PUF, Paris, 1994, - Sur ce point, cf. Karsenti, Bruno. L’homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, PUF, Paris, 1997 24 7 Mauss, durant cette période, est aussi légataire des travaux de ceux qui ont disparu. Il continue d’abord la revue de Durkheim, même si les livraisons sont rares. Mais il ne s’occupe pas seulement de l’œuvre de son oncle. En 1928, il édite Sociologie religieuse et folklore, un recueil de textes de Robert Hertz. Un nouveau décès le frappe de près, en 1927, celui de son « jumeau de travail », Henri Hubert. Celui-ci laisse un ouvrage inachevé sur les Celtes, que Mauss compte bien publier en hommage à son ami. Il publie donc deux volumes posthumes29 en 1932, aidé dans la tâche par Raymond Lantier et Jean Marx. Collège de France : ultime assaut (1929-1931) Cette période charnière, à la fin des années 1920, est également l’occasion pour Mauss de se lancer une troisième fois dans la compétition pour l’élection au Collège de France. La chaire d’Izoulet, qui avait emporté la chaire de philosophie sociale en 1897 face à Durkheim, fait l’objet d’une proposition de transformation suite au décès de son titulaire en 1929. L’Assemblée du 15 juin 193030 voit l’affrontement entre les partisans d’une chaire de Philosophie au Moyen Âge (destinée à Étienne Gilson) et ceux d’une chaire de Sociologie. À l’issue du vote, l’égalité est parfaite entre les deux, ce qui entraîne le report de la question à l’Assemblée suivante. Le 23 novembre 1930, Mauss est enfin élu au Collège de France, à 24 voix contre 12, tandis que Maurice Halbwachs est présenté en deuxième ligne. Cette fois, la victoire est complète pour les héritiers de Hubert, Henri. I. Les Celtes et l’expansion celtique jusqu’à l’époque de la Tène, La Renaissance du Livre, Paris, 1932, XXVI-403 p. ; II. Les Celtes à l’époque de la Tène et la civilisation celtique, id., XVII-368 p. 30 Cf. registre des délibérations 2 AP 13 : https://salamandre.college-de-france.fr/imgviewer/2AP/CDF_2AP13/viewer.html?np=CDF_2AP13 _00165.jpg&nd=CDF_2AP13_00197.jpg&ns=CDF_2AP 13_00165.jpg 29 Durkheim. Il ne reste malheureusement que peu de traces des enseignements de Mauss au Collège dans les archives, même si son dossier de professeur donne quelques indications31. Les années 30 : succès institutionnels et montée des périls La suite des années 1930 confirme l’institutionnalisation de la science ethnologique (en dépit du désaccord de Mauss concernant l’usage du terme) même si elle pénètre difficilement l’Université. Ainsi, en 1936, suite à la victoire du Front populaire, les études sur l’Homme et ses cultures bénéficie du soutien de Jean Zay dans la création de deux lieux principaux d’exposition et de recherche : le Musée du Folklore français (futur Musée des Arts et Traditions populaires) et le Musée de l’Homme (au Palais de Chaillot). Le premier, dirigé par Georges-Henri Rivière, concerne les coutumes et matériaux nationaux grâce aux anciennes collections du Musée du Trocadéro, détruit en raison de sa vétusté. Le second, dirigé par Paul Rivet, véritable musée anthropologique, accueille dès lors l’Institut d’ethnologie au sein de collections issues du Museum national d’histoire naturelle32. Les deux ouvrent leurs portes en 1937, à l’occasion de l’Exposition universelle. Du Palais de Chaillot, on voit se faire face les bâtiments de l’URSS et de l’Allemagne nazie. Le symbole n’est pas anodin. Le contexte international tendu n’est pas étranger à la création du Musée de l’Homme. Paul Rivet est membre fondateur du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA), auquel Mauss est invité à participer. Il n’y prend pas officiellement part, mais son soutien est clair. Dossier Mauss, Marcel, 16 CDF 288 : https://salamandre.college-defrance.fr/ead.html?id=FR075CDF_00CDF0016#!{%22c ontent%22:[%22FR075CDF_00CDF0016_de243%22,false,%22%22]} 32 Cf. Conklin, Alice L. op. cit. 31 8 En effet, Mauss n’a pas abandonné l’action politique et continue une production d’articles importants, surtout dans deux journaux socialistes témoins de la division du mouvement et de l’indécision de Mauss : La vie socialiste et Le Populaire. Le premier est dirigé par Pierre Renaudel, dont Mauss reste proche jusqu’à la mort prématurée de l’homme politique en 1935. Celui-ci, membre éminent de la SFIO, rallie en 1933 le Parti socialiste de France – Union Jean Jaurès dans lequel il retrouve entre autres Marcel Déat. Malgré cette proximité, il ne ralliera jamais le courant néosocialiste, dont une partie des membres les plus connus (à l’instar de Déat) rejoignent les rangs de la collaboration active durant l’Occupation. Le Populaire est, pour sa part, l’organe du courant majoritaire de la SFIO, dirigé par un autre proche de Mauss, Léon Blum. Toutefois, sa production politique connait un ralentissement à partir de 1932, même s’il reste actif jusqu’à la fin des années 1930. Le début de la guerre est un choc pour Mauss, bien qu’il fût lucide sur la situation internationale. Même si les combats font peu de pertes humaines (et aucune chez ses élèves), le conflit puis l’Occupation provoquent un éclatement de la société intellectuelle qui gravite autour de Mauss. L’année 1940 marque sa dernière année d’activité professorale : il donne sa démission à la fin du mois de septembre, quelques jours avant la loi d’octobre portant sur le statut des Juifs, et qui le concerne directement. 1941-1950 : Survivre à la guerre, survivre à soi Les années de la guerre sont assez mal connues : Mauss laisse peu de documents écrits, hormis quelques éléments de sa correspondance, abondante avec les membres de sa famille. Tout indique que la période a été la plus douloureuse de sa vie : non seulement il est visé par les lois antisémites, doit batailler pour obtenir sa retraite, est obligé de déménager suite à la réquisition de son appartement en 1942, mais il subit de plein fouet une nouvelle série de pertes, que ce soit parmi ses proches et surtout ses élèves, dont beaucoup ont intégré la Résistance précocement, via le Réseau du Musée de l’Homme. Parmi ceux-ci, Boris Vildé et Anatole Lewitsky, en compagnie de cinq de leurs camarades, sont fusillés au Mont Valérien le 3 février 1942. Yvonne Oddon et Germaine Tillion sont déportées à Ravensbrück, Deborah Lifchitz à Auschwitz, les frères Vernant, Jacques et Jean-Pierre, rejoignent le maquis. D’autres enfin choisissent l’exil. Mauss s’évertue pendant l’année 1942 à sauver sa bibliothèque. En effet, son appartement réquisitionné par l’occupant, il cherche coûte que coûte à sauver sa collection d’ouvrages et de manuscrits, qu’ils soient les siens ou ceux dont il est légataire. Grâce à plusieurs élèves, il parvient à les abriter dans les réserves du Musée de l’Homme. Pour subvenir à ses besoins, il tente sans succès de faire acheter cet ensemble par l’Université de Paris. Ses besoins sont d’autant plus criants qu’il doit s’occuper de sa femme, Marthe, dont la santé est gravement atteinte depuis 1934, suite à une intoxication au gaz et que le rationnement est fort. En 1944, la Libération voit sa réintégration dans ses fonctions de professeurs, dont il avait été démis. Il peut dès lors toucher sa retraite. L’après-guerre voit le début de l’héritage maussien. Denise Paulme, appuyée par Mauss, a compilé durant la guerre des notes de cours à l’Institut d’ethnologie et publie en 1947 le Manuel d’ethnographie. La question de la bibliothèque, elle, n’est toujours pas soldée. 9 Henri, le frère de Marcel, confirme la volonté de la vendre, aidée par leur cousine Marie et par Yvonne Oddon, revenue de déportation. Mais c’est bien plus qu’un enjeu financier : d’une part Georges Davy (par l’intermédiaire d’Yvonne Halbwachs) et d’autre part Paul Rivet, vont en revendiquer la détention. Finalement, l’inventaire des livres ne commence qu’à la toute fin de l’année 1949. Marcel Mauss s’éteint quelques semaines plus tard, le 10 février 1950. Que reste-t-il de Mauss ? Il est difficile de dire que Mauss a fait école, même si son influence sur les sciences humaines a été réelle. Trois raisons à cela. D’abord, son empirisme l’a empêché de faire système : s’il théorise, il généralise peu ; il n’y a pas de « doctrine » maussienne. Deuxième raison : la Seconde Guerre mondiale a privé Mauss de ses continuateurs les plus prometteurs, pour la plupart décédés quand ils ne se sont pas exilés. Enfin, l’œuvre du sociologue est à l’image de ses archives : dispersée. Tout cela a contribué au ruissellement de la pensée maussienne plus qu’à sa transmission sous forme de « legs », pour reprendre l’expression de Maurice Godelier33. L’édition de certains de ses textes permet néanmoins de voir que la figure du sociologue reste une figure tutélaire de la discipline au début de la décennie 1950. manifeste structuraliste, qu’il appuie en partie sur la critique d’un texte majeur de Mauss, son « Essai sur le don ». Le paradigme structuraliste se partage par la suite avec l’analyse marxiste l’hégémonie de l’explication en sciences humaines. Il faut attendre 1968-1969 pour que soient publiées aux Éditions de Minuit les Œuvres – presque – complètes, sous la direction de Victor Karady. Celui-ci avait prévu une édition des écrits politiques. Mais elle ne voit le jour qu’en 1997, grâce au travail de compilation de Marcel Fournier. Toutefois, Mauss a laissé aussi des concepts (comme « fait social total » et « habitus ») que se sont appropriés une partie des sociologues et des ethnologues. Une partie des chercheurs en sciences sociales continue de les revendiquer, comme le Mouvement antiutilitariste en Sciences sociales (le M.A.U.S.S). Si, auprès d’un public élargi, il est passé au second plan dans le champ académique du XXe siècle, c’est, aussi, qu’il est pris entre deux autres acteurs prédominants qui eux, ont fait système : en amont Émile Durkheim et le « holisme » ; en aval Claude Lévi-Strauss et le structuralisme. C’est pourquoi l’étude des archives est primordiale pour réévaluer l’action structurante que fut celle de Marcel Mauss pour la sociologie, et plus généralement pour les sciences sociales comme disciplines académiques et universitaires légitimes. En effet, quelques mois après sa mort, Claude Lévi-Strauss et Henri Lévy-Bruhl publient un premier recueil d’articles sous le titre Sociologie et anthropologie. Si Lévi-Strauss se situe volontairement dans la filiation de Mauss, c’est pour mieux signaler les limites de sa théorie. Sa longue introduction au volume est en réalité un 33 Godelier, Maurice. L’énigme du don, Fayard, Pris, 1996 10