Introduction générale
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recouvre la notion de «République» est loin d’être gée. Àcela, deux raisons:
la République n’a jamais fait l’objet d’un consensus entre les républicains
d’une part ; d’autre part, le terme ne renvoie pas qu’à une idéologie formalisée
dans un programme mais à des pratiques (souvent contradictoires et contraires
à la doctrine), à des expériences gouvernementales, à des événements, des
mouvements sociaux, etc. ; autant de faits qui contribuent à l’édi cation de
«la République» et donnent à la notion, comme le note Claude Nicolet, une
«imprécision redoutable 4 ».
Heureusement, les outils conceptuels forgés par les sociologues peuvent
nous aider. De même en effet que le sociologue a tout intérêt à contextualiser
ses catégories d’analyse, de même l’historien gagne-t-il beaucoup à utiliser des
concepts théoriques dans la mesure où ils restent au service du terrain 5 . En
l’occurrence, le concept de champ, élaboré par Pierre Bourdieu, nous servira
ici de grille d’analyse. Il s’avère en effet particulièrement heuristique pour qui
cherche à comprendre le fonctionnement et l’organisation de la vie politique.
Car un champ est un espace structuré de positions structurantes, ou plus
simplement, un espace d’activité à l’intérieur duquel les acteurs occupent
des positions quali ées de structurelles. Ce quali catif signi e d’abord que
ces positions existent indépendamment des individus qui les occupent et font
partie de la structure du champ. C’est ainsi que, dans tout champ, existent des
positions de pouvoir (ou dominantes) et des positions de candidats au pouvoir
(dites positions dominées). Mais par structurelles, le sociologue entend égale-
ment souligner le fait que ces positions orientent le point de vue des acteurs
et leur comportement. Ainsi, un acteur occupant une position dominée dans
le champ en aura-t-il une vision plus négative qu’un acteur occupant une
position dominante –dont la vision du champ est généralement plus enchan-
tée. Il sera du coup plus disposé à vouloir changer des règles du jeu qui ne lui
sont pas favorables.
S’ils n’ont rien d’automatiques, ces effets de position doivent se comprendre
néanmoins comme une forme de contrainte qui pèse sur les acteurs. Avoir
un portefeuille ministériel confère bien évidemment du pouvoir. Mais cela
limite tout aussi certainement la marge de liberté. Car un ministre ne peut
pas tout dire, bien plus, il est soumis à certaines règles de comportement
comme, par exemple, défendre la politique du gouvernement même s’il n’est
pas d’accord avec. Ces formes d’obligation ne tiennent toutefois pas qu’à la
fonction exercée et aux principes –ici celui de solidarité gouvernementale–
4. C. NICOLET, L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique, Paris, Gallimard, 1982.
5. Comme la plupart des chercheurs dont on présentera les travaux dans les pages qui suivent,
on considère que la césure entre l’histoire et la sociologie est tout autant arti cielle que contre-
productive: elle empêche d’apprécier la persistance du passé dans les phénomènes sociaux
que le sociologue observe d’un côté ; de l’autre, elle tend à occulter dans la restitution de
l’histoire tout ce qui est indépendant de la volonté des acteurs et relève notamment de leurs
caractéristiques sociales, de leur trajectoire, de la position qu’ils occupent dans leur secteur
d’activité, de leurs croyances, etc.
[« La construction du champ politique », Delphine Dulong]
[Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]