introduction La construction du champ politique

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[« La construction du champ politique », Delphine Dulong]
[Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Ce livre se situe à la croisée des chemins entre l’histoire contemporaine
et la sociologie politique. Il retrace l’histoire de la construction du champ
politique en France telle que des sociologues, des politistes et des historiens
l’ont « redécouverte » depuis quelques années 1. D’un côté, il revisite l’histoire
politique contemporaine avec des lunettes de sociologue. De l’autre, il revient
sur des notions classiques de la science politique en les recontextualisant.
Il constitue en cela une initiation originale à la science politique même s’il
s’adresse à un public plus large que les seuls étudiants de cette discipline. Car
son propos est avant tout d’expliquer le fonctionnement de la vie politique
contemporaine en revenant, pour cela, sur la manière dont l’activité politique
s’est progressivement structurée autour de règles particulières, pour la plupart
tacites et donc méconnues du « grand public ».
On n’y trouvera guère de détails croustillants, de faits d’armes extraordinaires, d’anecdotes truculentes, ces récits érudits qui font la joie des étudiants
mais dans les méandres desquels ils se perdent trop souvent. À cette histoire
« événementielle » on préfère comme les historiens des Annales un tout autre
pan de l’histoire : celle qui se dévoile par des faits ordinaires, répétitifs, qui
se déroule sur un temps long et relève de phénomènes socioéconomiques ;
celle qui n’est pas individualiste mais s’analyse comme un produit collectif
ou, comme le dirait Émile Durkheim ou Max Weber, comme un fait social.
1. Je tiens à saluer tout particulièrement Frédérique Matonti, Bastien François, Yves Déloye et
Loïc Blondiaux qui ont eu l’amitié de relire chacun un chapitre de ce livre et en ont considérablement enrichi le contenu par leurs remarques constructives. Je remercie par ailleurs
Antonin Cohen, Frédéric Lebaron, Antoine Vauchez pour leurs relectures ponctuelles, ainsi
que les étudiants des promotions 1998-2007 du master 1 de science politique de l’université
de Versailles Saint-Quentin qui en ont été les premiers critiques. Anny Cordina, Alix de
Maricourt et Christine Guionnet m’ont chacune apporté un coup de pouce décisif dans la
réalisation de ce projet, qui doit aussi beaucoup au patient soutien de Pierre Corbel : je leur
en suis très reconnaissante.
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L’événement, dans cet ouvrage, ne sera relaté qu’à la manière dont Léon Duby
raconte le Dimanche de Bouvines : pour autant qu’il révèle une structure
sociale et s’il est en soi structurant.
On ne trouvera pas non plus de plan chronologique, de ceux qui évacuent
rapidement l’histoire avortée de la Première République au profit du Premier
Empire, font de même avec la Deuxième République, s’attardent d’avantage
sur les heures glorieuses et moins glorieuses de la Troisième République, mais
passent bien vite sur le gouvernement de Vichy pour en finir avec l’« inéluctable échec » de la Quatrième République et la « réussite » de la Cinquième
République. À la place de cette présentation chronologique, on trouvera des
chapitres thématiques portant chacun l’éclairage sur une dimension fondamentale de la vie politique : la compétition électorale (chapitre 1), les institutions et les règles politiques (chapitre 2), l’action publique et la régulation
des activités sociales (chapitre 3), la fabrique de l’opinion et la production des
représentations du monde social (chapitre 4).
Au sein de chacun de ces chapitres, l’histoire politique est principalement
appréhendée en termes de processus, c’est-à-dire de phénomènes interdépendants dont les effets ne s’apprécient que sur un très long terme. Non que l’on
considère que les acteurs jouent un rôle négligeable dans l’histoire ; encore
moins qu’ils n’ont aucune intentionnalité et ne sont que les pantins d’une
Histoire qui se ferait sans eux, comme par magie. Les processus dont il sera
ici question sont bel et bien le produit des acteurs. Mais ils n’en sont qu’un
produit indirect. D’abord, parce que les acteurs ne maîtrisent pas forcément
les effets de leurs actions – comme l’écrit Karl Marx, si les acteurs font l’histoire, ils ne savent pas l’histoire qu’ils font – ; ensuite, parce que ces processus
sont avant tout produits par une multitude d’acteurs qui poursuivent simultanément des intérêts différents et souvent même contradictoires. Ils sont
dès lors le fruit de mobilisations qui ne sont pas forcément orientées vers
cette fin et n’ont ainsi rien d’inéluctable ni même de stable. L’histoire des
républiques françaises, centrale pour ce qui nous occupe ici 2, en témoigne
assez. Certes, le « programme de Belleville 3 » précise les contours de ce qu’est
censée être « la » République. On y retrouve d’ailleurs les principales valeurs
qui imprègnent encore aujourd’hui la culture politique française : le primat de
l’individu sur la société, la laïcité de l’État, le progrès social graduel, la défense
nationale. Mais comment ignorer qu’entre la fin du XIXe et celle du XXe siècle,
la République a cessé de se confondre avec le régime parlementaire, que le
pouvoir autrefois confié aux élus de la Nation est désormais entre les mains du
Président et de son Premier ministre ? Une chose est certaine, la réalité que
2. Bon nombre des règles qui structurent aujourd’hui la vie politique sont effectivement forgées
sous la Troisième République, raison pour laquelle cette période de l’histoire politique nous
retiendra davantage que les autres dans les pages qui suivent.
3. Il s’agit d’un discours prononcé en 1869 par L. Gambetta (député élu par le quartier ouvrier
de Belleville sous le Second Empire).
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recouvre la notion de « République » est loin d’être figée. À cela, deux raisons :
la République n’a jamais fait l’objet d’un consensus entre les républicains
d’une part ; d’autre part, le terme ne renvoie pas qu’à une idéologie formalisée
dans un programme mais à des pratiques (souvent contradictoires et contraires
à la doctrine), à des expériences gouvernementales, à des événements, des
mouvements sociaux, etc. ; autant de faits qui contribuent à l’édification de
« la République » et donnent à la notion, comme le note Claude Nicolet, une
« imprécision redoutable 4 ».
Heureusement, les outils conceptuels forgés par les sociologues peuvent
nous aider. De même en effet que le sociologue a tout intérêt à contextualiser
ses catégories d’analyse, de même l’historien gagne-t-il beaucoup à utiliser des
concepts théoriques dans la mesure où ils restent au service du terrain 5. En
l’occurrence, le concept de champ, élaboré par Pierre Bourdieu, nous servira
ici de grille d’analyse. Il s’avère en effet particulièrement heuristique pour qui
cherche à comprendre le fonctionnement et l’organisation de la vie politique.
Car un champ est un espace structuré de positions structurantes, ou plus
simplement, un espace d’activité à l’intérieur duquel les acteurs occupent
des positions qualifiées de structurelles. Ce qualificatif signifie d’abord que
ces positions existent indépendamment des individus qui les occupent et font
partie de la structure du champ. C’est ainsi que, dans tout champ, existent des
positions de pouvoir (ou dominantes) et des positions de candidats au pouvoir
(dites positions dominées). Mais par structurelles, le sociologue entend également souligner le fait que ces positions orientent le point de vue des acteurs
et leur comportement. Ainsi, un acteur occupant une position dominée dans
le champ en aura-t-il une vision plus négative qu’un acteur occupant une
position dominante – dont la vision du champ est généralement plus enchantée. Il sera du coup plus disposé à vouloir changer des règles du jeu qui ne lui
sont pas favorables.
S’ils n’ont rien d’automatiques, ces effets de position doivent se comprendre
néanmoins comme une forme de contrainte qui pèse sur les acteurs. Avoir
un portefeuille ministériel confère bien évidemment du pouvoir. Mais cela
limite tout aussi certainement la marge de liberté. Car un ministre ne peut
pas tout dire, bien plus, il est soumis à certaines règles de comportement
comme, par exemple, défendre la politique du gouvernement même s’il n’est
pas d’accord avec. Ces formes d’obligation ne tiennent toutefois pas qu’à la
fonction exercée et aux principes – ici celui de solidarité gouvernementale –
4. C. NICOLET, L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique, Paris, Gallimard, 1982.
5. Comme la plupart des chercheurs dont on présentera les travaux dans les pages qui suivent,
on considère que la césure entre l’histoire et la sociologie est tout autant artificielle que contreproductive : elle empêche d’apprécier la persistance du passé dans les phénomènes sociaux
que le sociologue observe d’un côté ; de l’autre, elle tend à occulter dans la restitution de
l’histoire tout ce qui est indépendant de la volonté des acteurs et relève notamment de leurs
caractéristiques sociales, de leur trajectoire, de la position qu’ils occupent dans leur secteur
d’activité, de leurs croyances, etc.
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qui l’encadrent. Elles sont aussi liées à l’interdépendance des positions à l’intérieur du champ, interdépendance en vertu de laquelle on ne comprend véritablement la position d’un acteur que rapportées aux autres positions du champ.
Dans un tel cadre analytique, autrement dit, ce n’est pas la position en soi qui
éclaire le comportement de l’acteur mais la position qu’il occupe relativement
à d’autres acteurs du champ. Ainsi, si un ministre doit se montrer solidaire
des autres membres du gouvernement, c’est avant tout pour ne pas prêter
le flan à la critique des parlementaires de l’opposition. À cet égard, parler de
champ politique, c’est postuler que les hommes et les femmes politiques ne
se positionnent pas seulement vis-à-vis des électeurs mais aussi – et peut-être
même d’abord – vis-à-vis de leurs pairs.
Comme on le verra, ce mode de raisonnement relationnel permet d’éviter
les jugements de valeurs et les anachronismes, d’appréhender les comportements en apparence les plus incompréhensibles sans normativisme ni
angélisme. Mais là n’est pas le seul intérêt de la théorie des champs. Si celle-ci
aide à mieux comprendre la vie politique c’est que les principales caractéristiques qui font un champ selon Pierre Bourdieu correspondent particulièrement bien à cet espace de l’activité sociale qu’est la politique. En effet, pour le
sociologue, un champ se caractérise en premier lieu par son autonomie relative
par rapport aux autres espaces de l’activité sociale. Il s’agit d’un espace d’activité différencié, qui possède ses propres règles de fonctionnement ainsi que
des croyances et pratiques spécifiques. Or s’il est un phénomène qui marque
en profondeur l’espace des activités politiques c’est bien son autonomisation
relative. Et de fait, depuis l’avènement du régime républicain, la politique
est paradoxalement devenue une activité spécialisée, irréductible aux autres
activités sociales, dominée qui plus est par des « professionnels » qui vivent
à la fois pour et de la politique selon la célèbre formule de Max Weber. Lié
à ce processus de spécialisation, est apparu tout un ensemble de pratiques,
règles, croyances, ou encore organisations spécifiquement politiques, i. e. qui
n’ont de sens et de valeur qu’à l’intérieur de cet espace d’activités spécialisé,
au point d’ailleurs que pour tous ceux qui n’y sont pas initiés la vie politique
apparaît désormais incompréhensible, hermétique aux demandes extérieures,
repliée sur des intérêts corporatistes au détriment de l’intérêt général, etc.
Souligner cette autonomisation ne signifie toutefois pas que le champ
politique est un espace d’activité complètement autonome. Son autonomie,
en effet, n’est que relative. D’abord, en raison du mode de dévolution du
pouvoir qui prévaut en régime démocratique. Depuis que la République s’est
institutionnalisée, l’obtention des positions de pouvoir à l’intérieur du champ
politique dépend du nombre de voix recueillies à l’extérieur de ce champ à
l’occasion des élections. De ce point de vue, le champ politique est beaucoup
moins autonome que certains autres champs où les positions de pouvoirs
dépendent exclusivement du soutien des pairs (comme par exemple le
champ scientifique). Ensuite, cette tendance à l’autonomisation des activités
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politiques est le fruit de multiples processus de différenciation qui affectent le
champ du pouvoir – c’est-à-dire les fractions de groupes qui partagent l’exercice du pouvoir – en relativisant la valeur de leurs capitaux spécifiques. Le
capital économique des milieux d’affaire, le capital symbolique de l’Église,
le capital culturel des intellectuels, etc., toutes ces différentes espèces de
capitaux ont, depuis la Révolution Française, été renvoyées à leur singularité
au profit d’une nouvelle forme de capital, le capital politique (fondé sur le
suffrage universel), que les professionnels de la politique entendent ériger en
« capital suprême ». Mais cette prétention des professionnels de la politique
se heurte constamment à tous ceux – intellectuels, journalistes, syndicalistes,
etc. – qui continuent de revendiquer une part du pouvoir symbolique que
prétendent monopoliser les professionnels de la politique. La vie politique est
de ce fait profondément agonistique.
Or c’est là une autre caractéristique des champs selon le sociologue : un
champ est, en second lieu, un espace compétitif, marqué par une ou des
tensions entre forces opposées. Le champ politique est ainsi structuré par
une compétition pour l’obtention des positions de pouvoir qui est simultanément une compétition pour l’imposition de visions du monde antagonistes,
une lutte symbolique – i. e. qui se joue dans l’ordre des représentations – où
se dénouent en partie les luttes qui se déroulent dans l’espace social et où se
joue la valeur des capitaux à la disposition des groupes sociaux. On pourrait
d’ailleurs résumer la vie politique depuis la Révolution française au récit des
vicissitudes d’un rapport de force constant entre, d’un côté, des agents professionnalisés dans des organisations spécialisées dans le travail de représentation
politique qui cherchent à contrôler les frontières du champ politique ainsi
que ses règles de fonctionnement internes ; de l’autre, des acteurs extérieurs
ou dominés qui cherchent à en subvertir les règles, à commencer par le
principe de légitimation du pouvoir politique imposé par les pères fondateurs
de la République : le suffrage universel. Et de fait, la vie politique connaît
une tension permanente entre ceux qui peuvent se prévaloir de la « force du
nombre » grâce à leur onction électorale – leur capital politique – et ceux qui
entendent faire valoir leur « compétence », « qualité » ou « autorité » pour
participer à l’exercice du pouvoir.
Aussi, la pratique spécialisée de la politique – i. e. à la manière des
professionnels de la politique – n’est-elle rien d’autre que la réussite d’une
certaine façon de faire et de concevoir l’activité politique ; c’est une façon
parmi d’autres, car tout comme Monsieur Jourdain qui fait de la prose sans
le savoir, ceux qui contestent l’autorité des professionnels de la politique font
de la politique mais sans y prétendre. Quant au champ politique, il se caractérise dès lors autant par son ambivalence structurelle que par son autonomisation. Et c’est cette dualité que l’on a voulu souligner dans la construction
de cet ouvrage. Celle-ci s’efforce en effet de rester au plus prêt de la tension
permanente que connaît ce champ de forces opposées et différenciées tout
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en montrant le caractère ordonné, régulé, de la compétition politique qui s’y
déroule. Pour la clarté du propos, on a cependant opéré une focale différente
selon les chapitres, en commençant le récit de cette histoire selon le point
de vue des acteurs qui œuvrent à l’autonomisation des activités politiques,
puis en la poursuivant du point de vue des groupes et forces qui s’y opposent.
Ainsi, si tous les chapitres décrivent la construction du champ politique dans
sa relation au champ du pouvoir, les deux premiers insistent sur les processus d’autonomisation qui conduisent des acteurs à se professionnaliser dans
l’activité politique en revendiquant le monopole du pouvoir, tandis que les
deux chapitres suivants montrent comment le champ politique est simultanément retravaillé par des forces centripètes, groupes marginalisés ou nouveaux
entrants qui s’opposent, avec plus ou moins de succès, à une telle prétention.
On verra ainsi dans un premier chapitre comment l’introduction du
suffrage universel et l’avènement d’une compétition politique démocratique
conduit paradoxalement à la monopolisation du pouvoir politique par une
minorité de spécialistes, professionnalisés dans ce qui ressemble de plus en
plus à un « métier » (chapitre 1). Les tensions que ce processus engendre
s’observent tout particulièrement dans l’impossible équilibre des institutions
politiques. C’est ce que nous exposerons dans le second chapitre consacré aux
luttes relatives à l’institutionnalisation des nouvelles règles de l’ordre politique
post-révolutionnaire. Nous verrons ainsi comment la peur d’un retour au
« césarisme » d’un côté et des « classes laborieuses » de l’autre, conduit les
républicains à confier l’essentiel du pouvoir aux membres du Parlement lorsque
le rapport de force bascule en leur faveur à la fin du XIXe siècle (chapitre 2).
Cependant, ce mode de gouvernement légicentriste ne résiste pas longtemps
à la pression des multiples groupes qui réclament un renforcement du pouvoir
exécutif au nom de conceptions différentes de la légitimité politique. Nous
verrons de même que « le modèle républicain » est en fait moins imposé
que négocié, l’action publique ainsi que le champ politique portant toujours
la marque des groupes qu’ils mobilisent contre eux (chapitre 3). Sans cesse
retravaillé, ce modèle républicain est, de plus, en permanence contesté. Dès
le début du XXe siècle, les nombreux groupes sociaux qui critiquent l’autorité
du pouvoir politique au nom de leur autorité « morale » ou « technique »
diagnostiquent une « crise de la représentation » et opèrent progressivement
un décentrement du pouvoir symbolique vers d’autres institutions que les
seules institutions politiques (chapitre 4).
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