Initiation à la linguistique de terrain
Laboratoire LLACAN 12 - 16 janvier 2015
Syntaxe
mardi 13 janvier 15h45 – 17h45
Denis Creissels
Université Lumière (Lyon 2)
http://deniscreissels.fr
Plan
1. Introduction
2. Les notions fondamentales de la syntaxe
2.1. La notion de phrase
2.2. Classes de mots
2.3. Mots pleins et mots grammaticaux
2.4. La structure en constituant de la phrase
2.5. La structure interne des constituants
2.5.1. Têtes et dépendants
2.5.2. Types de dépendants
2.6. La coordination
2.7. L’accord
3. Types majeurs de mots et de constituants
3.1. Nom et constituant nominal
3.2. La notion de verbe
3.3. Nom, verbe et prédicativité
3.4. Types de mots pleins en syntaxe générale et classes morphosyntaxiques des langues particulières
3.5. Types majeurs de constituants : remarques générales
3.6. Constituants nominaux et adpositionnels
3.7. Constituants phrastiques
3.8. La notion de groupe verbal
3.9. Constituants adjectivaux et adverbiaux
4. Syntaxe, description des langues et enquête de terrain
4.1. Description syntaxique et théories : la théorie linguistique de base
4.2. Description syntaxique de langues peu documentées et typologie
4.3. Les domaines de la syntaxe et l’organisation d’une grammaire descriptive
4.4. L’utilisation de questionnaires dans l’enquête syntaxique
4.5. Le démarrage de l’enquête syntaxique
1. Introduction
La syntaxe, au sens couramment donné à ce terme en linguistique, étudie les
régularités que manifestent les combinaisons d’unités dont le rang est compris entre
celui du mot et celui de la phrase.
L’objectif de cet exposé est une présentation élémentaire de la syntaxe qui ne se
limite pas a priori à une langue particulière ou à un groupe de langues particulier, et
surtout qui se place systématiquement dans la perspective de la linguistique de
terrain : à partir de données collectées par le linguiste auprès de locuteurs de la
langue, décrire la syntaxe d’une langue peu documentée ou pas documentée du tout.
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" sur l’articulation entre morphologie et syntaxe, cf. le cours de morphologie
2. Les notions fondamentales de la syntaxe
2.1. La notion de phrase
En dépit de la définition traditionnelle qui caractérise la phrase comme ‘l’expression
d’un sens complet’, il n’est pas possible de définir la phrase de façon satisfaisante
comme unité significative maximale (c’est-à-dire en termes de complétude
sémantique ou d’autonomie sémantique). Selon une telle définition, seuls seraient
réellement reconnaissables comme phrases les énoncés exprimant des vérités
universellement valables, dans lesquels les noms sont pris en valeur générique
(L’homme est mortel, Le chat est un mammifère, etc.). Sémantiquement parlant,
les phrases ordinaires sont toujours plus ou moins dépendantes du contexte. C’est en
fait un autre type de complétude qui caractérise la phrase.
Si on ne veut pas se contenter dune approche intuitive, on doit sappuyer sur les
notions de contenu propositionnel et d’opération énonciative. Un contenu
propositionnel (terme qui renvoie à la notion de proposition telle que l’a élaborée la
tradition logique), est la représentation d’un état possible du monde (événement,
situation) au moyen des lexèmes d’une langue. Quant à la notion d’opération
énonciative, elle englobe notamment les notions sur lesquelles se base le classement
traditionnel des phrases en déclaratives (ou assertives), interrogatives et injonctives
(ou impératives) :
les phrases déclaratives affirment l’adéquation (assertion positive) ou
l’inadéquation (assertion négative) d’un contenu propositionnel à la description
d’une situation de référence ;
les phrases interrogatives sont de deux types : ou bien l’allocutaire doit assumer
l’assertion d’un contenu propositionnel que lui fournit l’énonciateur (questions
appelant une réponse par oui ou par non), ou bien l’énonciateur fournit un
contenu propositionnel incomplet que l’allocutaire doit compléter (questions à
proformes interrogatives) ;
les phrases injonctives signifient que l’énonciateur exprime la volonté que la
réalité devienne conforme à un certain contenu propositionnel.
Le propre du langage est de fournir aux locuteurs la possibilité de construire une
variété illimitée de contenus propositionnels et d’expliciter les opérations qu’ils
effectuent en les manipulant dans l’interaction communicative, et la phrase est le
cadre dans lequel se manifestent systématiquement ces possibilités. Par exemple,
étant donné un événement conceptualisé comme réparer mettant en jeu deux entités
désignées respectivement comme Jean et la voiture :
Jean a réparé la voiture asserte positivement ce contenu propositionnel, et
Jean n’a pas réparé la voiture l’asserte négativement ;
Que Jean répare la voiture ! est une phrase indépendante de type injonctif ;
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Qui est-ce qui a réparé la voiture ?, Qu’est-ce que Jean a réparé ?, Est-ce
que Jean a réparé la voiture ? sont des phrases indépendantes de type
interrogatif ;
des phrases comme C’est Jean qui a réparé la voiture (… moi, j’en aurais
été incapable), ou C’est la voiture que Jean a réparée (... pas la moto),
sont des phrases assertives qui apportent le même contenu informatif que Jean
a réparé la voiture, mais qui le présentent différemment, et de ce fait
impliquent des contextes discursifs différents ;
enfin, dans des phrases comme Je crois [que Jean a réparé la voiture], Je ne
sais pas [si Jean a réparé la voiture], J’ai demandé à Jean [de réparer la
voiture], Jean a promis [de réparer la voiture], Tu peux partir avec la
voiture [que Jean a réparée], les groupes de mots entre crochets renvoient au
même contenu propositionnel, mais sont des subordonnées, dont le statut
énonciatif dépend de la façon dont elles participent à la construction de la
principale.
La phrase est donc une combinaison de mots dont la structuration permet
l’expression systématique de l’élaboration énonciative d’un contenu propositionnel ;
autrement dit, le propre d’une unité phrastique est de participer à un jeu de
correspondances régulières avec d’autres unités phrastiques qui expriment une
élaboration énonciative différente d’un même contenu propositionnel1.
2.2.Classes de mots
Une répartition des mots en classes est nécessaire pour pouvoir formuler les règles
selon lesquelles, dans une langue, certaines combinaisons de mots sont des phrases
possibles, et d’autres pas. Parmi les systèmes de classement qu’on peut a priori
imaginer, il faut dans la perspective syntaxique s’efforcer d’établir celui qui permet
de formuler le plus simplement possible des règles de syntaxe ayant un maximum de
généralité.
Du point de vue typologique, l’existence ou non de langues qui ignoreraient
totalement la notion de classes de mots reste un sujet controversé. D’une part la
plupart des cas qui ont été évoqués ne résistent pas à un examen sérieux, mais
d’autre part il est évident qu’il y a d’une langue à l’autre des variations considérables
quant à la flexibilité des classes de mots. Pour certaines langues au moins, il n’est
clairement pas possible de procéder à un classement qui aurait pour principe que les
types de comportement qui définissent les différentes classes de mots devraient être
exclusifs les uns des autres. Par exemple, en mandinka, à très peu d’exceptions près,
les lexèmes verbaux, en plus du comportement qui permet de les identifier comme
verbes, peuvent fonctionner comme noms d’événement sans avoir à subir une
1 La grammaire transformationnelle des années 60-70 a eu le mérite de mettre pour la première fois
l’accent sur cet aspect de l’organisation des langues, et sur la nécessité d’en donner une description
aussi précise et exhaustive que possible. Cette option a largement conditionné le développement
ultérieur des recherches en syntaxe, indépendamment des positions que peuvent avoir les théories
actuelles sur les présupposés théoriques de la grammaire transformationnelle et sur le type de
formalisation à utiliser pour décrire les phénomènes dont cette théorie a proposé une première
systématisation.
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quelconque opération morphologique. Par conséquent, il est prudent de ne
caractériser l’appartenance des mots à une classe donnée qu’au moyen de propriétés
formulées positivement, et qui ne soient pas contradictoires de celles considérées
comme définitoires d’une autre classe de mots.
Les mots peuvent être classés selon leur distribution, c’est-à-dire en observant le
fait que seuls certains mots peuvent occuper une position donnée dans une séquence
dont les autres éléments restent constants – ex. (1).
(1) Cet homme Cet homme est
dort médecin
*médecin intelligent
*intelligent *dort
Les mots peuvent aussi être classés selon les possibilités de faire varier leur structure
interne, et certaines au moins des caractéristiques morphologiques du mot ont un
lien direct avec son comportement syntaxique. Par exemple, en français, la
différence de distribution entre dort et intelligent est corrélée au fait que dort peut
varier en personne (dort / dormons) ou en temps (dort / dormait), alors que
intelligent n’a pas ces possibilités, tandis qu’inversement, intelligent peut varier en
genre (intelligent / intelligente), mais pas dort.
Les définitions traditionnelles suggèrent aussi la possibilité d’utiliser des critères
sémantiques, mais la relation entre classes grammaticales de mots et types de
significations est à étudier une fois le classement grammatical des mots établi selon
des critères formels, car il n’y a pas une relation nécessaire entre le comportement
grammatical et le sens dénotatif des mots pris individuellement, même si au niveau
du lexique pris globalement on peut reconnaître des relations entre les classes de
mots et certains prototypes sémantiques. Par exemple, il est banal qu’une même
notion puisse apparaître à la fois sous forme de nom et sous forme de verbe, le nom
et le verbe qui signifient une même notion pouvant selon les cas être formellement
apparentés, comme dans le cas de aimer / amour ou pleuvoir / pluie, ou
totalement différents, comme dans le cas de tomber / chute ou tuer / meurtre.
Le critère morphologique n’est jamais suffisant à lui seul pour reconnaître toutes
les classes de mots qu’il est nécessaire de distinguer du point de vue syntaxique. Il
est notamment impossible de justifier sur la base du seul critère morphologique la
répartition des mots invariables en plusieurs classes différentes (cf. par exemple la
distinction entre conjonctions et prépositions en français). En français, le critère
morphologique est aussi mis en défaut en ce qui concerne la distinction entre noms
et adjectifs, car noms et adjectifs varient également en nombre, il y a des adjectifs
qui ne varient pas en genre, et beaucoup de noms vont par couples (par exemple
boulanger / boulangère) dont les deux membres se distinguent par le genre2.
Par ailleurs, seule une partie de la structure interne des mots est directement
pertinente pour la syntaxe : si la morphologie flexionnelle est par définition même à
2 L’argument traditionnel selon lequel les variations en genre sont de nature flexionnelle pour les
adjectifs et dérivationnelle pour les noms est passablement circulaire, car formellement les
variations en genre des noms, lorsqu’elles sont possibles, ne sont pas différentes de celles des
adjectifs.
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prendre en considération dans un classement des mots orienté vers la possibilité de
formuler le plus simplement possible les règles syntaxiques, par contre la prise en
compte de la morphologie dérivationnelle dans l’établissement des classes de mots
ne ferait qu’introduire des complications inutiles.
En ce qui concerne maintenant le critère distributionnel, il ne peut fonctionner de
manière satisfaisante qu’en faisant abstraction des limitations aux combinaisons de
mots qui tiennent à des incompatibilités sémantiques (par exemple, n’importe quel
adjectif ne peut pas qualifier n’importe quel nom). Mais surtout, l’analyse
distributionnelle se situe au niveau des mots-formes, alors que lorsqu’on dit qu’un
mot est un nom ou un verbe, on se réfère au mot en tant que lexème. Appliquée
brutalement sans aucune hypothèse sur le regroupement des mots-formes en
paradigmes, l’analyse distributionnelle ne peut que mener à des impasses.
En résumé, le critère distributionnel est donc indispensable pour tester des
hypothèses de classement (au sens où on doit rejeter toute hypothèse de classement
des mots qui serait incompatible avec les observations sur leur distribution), mais il
serait illusoire de penser pouvoir établir le classement des mots d’une langue en
appliquant brutalement, sans aucune hypothèse préalable ni interprétation, le
principe selon lequel deux mots ne pouvant pas commuter entre eux dans au moins
un contexte devraient appartenir à deux classes différentes.
Une application mécanique de la méthode distributionnelle est notamment
difficilement compatible avec le fait que les formes grammaticales d’un nom (par
exemple les formes casuelles, dans les langues où les noms varient en cas, ou les
formes de singulier et de pluriel du nom, dans les langues qui connaissent l’accord
en nombre) peuvent avoir des distributions différentes, et aussi avec le fait que dans
les langues qui ont un système de genre, le test de commutation à contexte identique
ne peut pas justifier de réunir en une même classe des noms de genre différent. Les
formes verbales peuvent de même avoir des distribution différentes selon le TAM ou
la négation, et l’analyse distributionnelle est en réalité plus utile pour dégager une
partition de l’ensemble des verbes en classes de valence que pour délimiter la classe
des verbes.
Un autre aspect du classement des mots qui échappe à une application mécanique
de la méthode distributionnelle est la décision de ranger deux mots dans deux
classes différentes ou dans deux sous-classes d’une même grande classe. Beaucoup de
désaccords entre linguistes s’expliquent par le fait qu’on n’a pas réussi jusqu’ici à
dégager des principes généraux sur lesquels on pourrait s’appuyer pour introduire un
peu de cohérence dans la façon dont les descriptions de langues règlent cette
question.
En conclusion, il n’existe pas de méthode pour régler de façon satisfaisante la
question de la répartition des mots en classes sur la seule base de l’observation des
variations morphologiques des mots et de leurs possibilités de commutation. On doit
nécessairement se fonder sur des hypothèses générales sur la façon dont le système
des langues peut codifier l’organisation de la phrase, et chercher pour chaque langue
la façon dont ces hypothèses générales sur l’organisation de la phrase peuvent être
mises en cohérence avec l’observation des caractéristiques morphologiques et
distributionnelles des mots.
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