Penser Le philosophe a mauvaise réputation. On pense à l’inaccessible vieillard recroquevillé dans une poussiéreuse et sombre tour d’ivoire. Pire aujourd’hui : on repousse l’image du vieux beau qui, chemise blanche et cheveux mi-longs, brandit un air brillant en soufflant le blabla du docteur. Il voudrait se faire passer pour un médecin de l’âme, mais la lumière est trop forte pour qu’on ne voie pas qu’il répète ce qu’ont dit les anciens. La première impression est-elle la bonne ? S’en tenir au costume sans prêter attention aux répliques semble hâtif : s’il occupe parfois le devant de la scène, le philosophe prétend avoir affaire aux coulisses du paraître, il déclare toucher l’être. Le problème c’est qu’on ne peut le croire sur parole, et les preuves sont logées derrière un rideau qu’on redoute de lever. On aimerait savoir d’avance si ça vaut la peine d’entrer. En d’autres mots on se demande si la philosophie sert à quelque chose. La question est très bonne. La réponse « à rien, comme les arts », est très mauvaise. On saurait dire que les arts font advenir le nouveau et la beauté. Certains avancent que c’est la demande qui est inutile puisque de la même façon on ne pourrait répondre à la question : « l’amour, à quoi ça sert ? ». Mais ils n’ont pas remarqué que la seule qui vaille en la matière c’est : « m’aimes-tu ? ». Par conséquent la question de l’utilité est bonne, et elle est parfaitement philosophique quand elle se pose à la philosophie. Rapportée à nos existences fragiles, les ambitions des penseurs n’apparaissent pas toujours d’un grand secours, et empêchent parfois de se nourrir des proches pour tenir le coup. A ce sujet on bave beaucoup sur les autres, mais on en a besoin. Du philosophe, moins. Il me faudra donc plusieurs pages pour faire apparaître l’utilité de sa quête dans les méandres de l’être. Je veux en dresser un portrait plus sympathique à partir de ce qu’on imagine. Il gagne en effet à être connu. ● Je connais le grief : le philosophe est à côté de la plaque. Il s’occupe de problèmes abstraits et, par là même, n’est d’aucune utilité quant à la conduite de la vie ordinaire. On aimerait qu’il intervienne quand on est démuni, là où on ne doit compter que sur ses propres forces et qu’elles font défaut. On le solliciterait volontiers quand il y a un nœud, et qu’on est obligé de s’arrêter : lui qui en a l’habitude, il saura quoi faire. Perdu dans une impasse où ni nos réflexes vitaux ni la possibilité de consulter un spécialiste (mécanicien, psychologue) ne sont efficaces, on pense à celui dont le métier est à l’ordinaire de résoudre des apories absurdes dans lesquelles il se fourre avec joie. Les principes pratiques qu’il formulerait n’auraient même pas à être vrais, seulement à nous faire exister face au destin. Mais le philosophe ne fait souvent que jouir de nous mettre encore plus dans le doute. Ses propos dégoulinants sont inapplicables, il continue de traiter des questions les plus sérieuses avec un enthousiasme douteux. Et s’il ne fait que préparer le terrain, ça ne peut pas aller bien longtemps. Que dirait-on d’un cuisinier qui prétend préparer de bonnes choses sans jamais faire goûter ses plats ? Il est tout à fait nécessaire de passer à table. Or le philosophe a la fâcheuse habitude d’arriver quand la vaisselle est faite. Le pire c’est qu’après avoir piqué dans nos assiettes, il continue de donner des leçons obscures sur la façon dont on les essuie : les repères idéologiques ne sont pas de son goût, le recours au bon sens déclenche son écoeurement, et il tient à le partager. C’est celui qui croit tout savoir sur tout et tous, et que pourtant on n’entend pas. Perdu dans un cosmos où l’on marche sur la tête il semble s’intéresser à notre vie, mais joue sur les mots. Il pinaille, il parle pour ne rien faire : quand il disserte sur le bonheur, il fait la gueule. D’ailleurs à écouter son blabla à la lettre on en viendrait vite à croire qu’on devrait tous se taire. On pense illico à une sorte de dédain. On dirait qu’il veut nous priver de notre liberté de conscience, on le voit comme geôlier de la pensée. Le comble c’est qu’il serait bien incapable de vivre dans notre réalité. Il a beau jeu de se prélasser dans l’inutile : seule une position privilégiée (poste d’Etat, université populaire, fauteuil doré chez un ami éditeur …) lui permet de vivre comme il prétend le faire. Or il en jouit comme si de rien n’était et signifie sa distance en mimant une posture céleste. Plutôt que lier, permettre la discussion et la recréation d’une communauté où chacun pourrait satisfaire le besoin de se situer, le philosophe chante une vie plus que personnelle, au-delà de la subjectivité. N’est-ce pas parce qu’il est incapable de supporter les souffrances qu’elle cause ? D’ailleurs cette existence n’est pas aussi altruiste qu’il le dit parce qu’avec lui, il n’y a pas de partage : il propose l’amour verbal, mais l’autre se sent vite minable, et quand il se dirige vers ses pairs il est dans la lutte. Alors il paraît loin des gens qui, eux, s’ancrent mutuellement dans la vie en prenant soin les uns des autres pour un temps. Sa solitude est affront. Il est ailleurs, au lieu de participer à la vie commune. Le poète aussi, mais il a l’avantage de faire rêver ; le philosophe, lui, plombe l’ambiance. ● Que penser de ce réquisitoire ? Je ne saurais décemment nier que la posture philosophique est liée à un intérêt de classe. Mais certains exemples vont contre : si Diogène fait la leçon, il profite d’un tonneau qui ne doit rien aux inégalités sociales. En tout cas on ne peut réduire le philosophe à la place qu’on veut bien lui accorder suivant les époques. Ceci dit clarifier son rapport aux communautés et à leurs chères représentations renseigne sur son activité. On pourrait dire avec humour qu’il sert à rassembler ceux qui le détestent : bouc émissaire, il est celui qu’on invective parce qu’on ne comprend pas. Il faut surtout voir qu’il a en propre de se tenir à distance. Il ne participe pas à la vie commune parce qu’il se retire de la relation normale au monde, de sa jouissance immédiate, il suspend les réactions et se désintéresse de ses enjeux ordinaires. A quoi sert cette distance ? A éviter de se laisser emporter par le tumulte du monde, à se méfier des représentations efficaces qui imposent le stable et le même pour forger quelques repères utiles dans l’instabilité du monde. A force de fonctionner, l’idéologie et le bon sens nous enferment dans une vision arrêtée, elles nous font prendre ce qui est pour la seule chose qui puisse être. S’ensuit la caution de l’ordre établi, les tendances légitimistes, la nocive fermeture de l’accord à soimême. Les conséquences sont parfois fâcheuses, on légitime les pires injustices au nom de la nécessaire réactivité inhérente à la vie pratique (la stigmatisation des minorités par exemple). Or la sagesse du philosophe consiste à dissoudre ces tendances en amont, au niveau de l’embryon représentationnel. Il sait qu’il y a une impérieuse nécessité à être actuel, à penser ce qui est en train de se faire, mais il sait qu’il n’y a pas de philosophie du direct. Il s’applique donc à décoller nos modes de pensée de l’urgence. Le philosophe s’ouvre à une autre façon de voir. Au lieu de partager les jugements hâtifs, faciles et protecteurs dans laquelle se précipite parfois la liberté de penser, il se met en quête d’une altérité que, agrippés au fait d’être ensemble, nous ne saurions apercevoir. S’il n’est d’aucun secours au moment où il faut agir sans se poser de questions, c’est en ce sens parce que dans ce cas on recrute son corps et sa pensée comme outils alors que lui recrute sa pensée pour comprendre. Il cherche à mettre vie à l’autre dans son langage, lors que nous le considérons par le petit bout de la lorgnette. Or en s’attachant constamment à mettre sens à l’altérité, il la manifeste à nos yeux et commence à la faire naître dans nos consciences. La sagesse intervient quand toute cette démarche renvoie à la nécessité de nous donner à nous-mêmes un sens aussi profond qu’à cet étranger qu’on accepte enfin. Mais lui n’est pas le sage, seulement philo-sophos, l’ami du sage. Il ne donne donc pas de leçons, pas plus qu’il ne livre des choses directement utilisables. Il indique seulement la voie d’un amour. ● Il n’y a pas de rupture définitive entre nos représentations ordinaires et les concepts philosophiques. Se représenter le monde (construire une image qui subsiste indépendamment de son objet) est naturel à l’homme. Nous jouons avec le sens, nous nous faisons des représentations de représentations qui permettent de mettre en lien des morceaux épars de notre expérience. Ceci permet de se représenter globalement le monde ou la vie, chose inexpérimentable, pour tenter de s’y situer, ou encore de poser des fins ou idéaux pour mettre en branle une certaine liberté d’agir. Or le philosophe ne fait pas autre chose. La seule différence, c’est qu’il la pousse à bout : il la prend au sérieux et veut passer de l’imagination au concept. Cette aventure doit être explicitée. Le philosophe commence par décoller les représentations de ce qu’elles représentent. Il s’y attarde et fait l’effort de ne pas les plaquer sur le monde pour pouvoir en jouir et y agir. En fait il refuse de se défausser de leur valeur. Il se propose au contraire d’en assumer la subjectivité. D’ailleurs si les représentations permettent en quelque façon de disposer du réel à sa guise, à y regarder de plus près elles sont structurées par un ordre qui n’est pas choisi. Plutôt que baigner dans des représentations apprises sur lesquelles pèse la charge publique, le philosophe est donc appelé à les particulariser pour y trouver une certaine liberté. Il veut s’en faire responsable, il s’en porte garant. Dans son évaluation il repousse les représentations qui manquent de loyauté envers le réel : celles par exemple qui privilégient le même sur l’autre, le stable sur le mouvant, celles qui confondent le devoir être et l’être, celles qui projettent toutes sortes de fins. Elles reposent sur la complicité irréfléchie de ceux qui les partagent. Or le monde oppose son mystère, annonce sa consistance, ses couches et sa variété. Pour autant le philosophe sait que nos représentations ne sont pas sans lien au réel : à preuve nos réussites, nos orientations. Il entreprend donc de les modeler pour transformer le rapport à leur objet. Il s’applique à leur donner une consistance qui fasse honneur au monde. Le problème c’est que collées au réel elles s’oublient et se défaussent, mais décollées elles restent fantomatiques et abstraites. Il est donc question de leur donner consistance par elles-mêmes. Comment s’y prend-il ? Il accueille les représentations et s’enfonce dans ce qui les sous-tend. Le traitement est complexe dans la mesure où il embrasse tout ensemble la représentation, son objet, le sujet, ce qu’il y met, la présence d’autrui… Or en brassant tout ceci il met en rapport les bouts d’idées habituellement rendues étrangères par l’ordre établi. Apparaissent des embarras, paradoxes, incohérences ou incompatibilités qui à l’ordinaire sont passés sous silence : par exemple l’étrange coexistence mentales d’entités abstraites et concrètes. D’où les questions philosophiques, comme celle de l’être : qu’est-ce que l’être en tant qu’être ? Nous utilisons le verbe être pour des choses qui semblent être de façon extrêmement différentes, ce qui suppose un unité qu’il s’agit de concevoir. Ceci renvoie à la question du statut ontologique de l’idée ontologique, et ainsi de suite… Alors que sa distance était initialement recul au tumulte, le vertige guette le philosophe. Il a mis un coup de pied dans la fourmilière des représentations, elles vont dans tous les sens, délirent et sont bientôt invivables. Il devient urgent de créer des réponses, des solutions, c’est-à-dire des façons d’organiser les représentations qui assurent leur coexistence : c’est la consistance du concept. Par exemple le concept de temps chez Heidegger permet d’embrasser tout ensemble l’être et la compréhension subjective de l’être qui semblaient se renvoyer l’un à l’autre en cercle vicieux. C’est un moment de la démarche où le langage, berger de l’être, procure une certaine quiétude. La pause qu’octroient les réponses permettent de retourner au monde pour en jouir dans l’immédiateté : il faut bien vivre. Par contre le rapport au monde a changé : le sujet des représentations est plus ouvert à l’autre, au possible. Dans la mesure où il s’est mis à la hauteur du réel, il s’autorise à être plus exigeant vis-à-vis de lui. Que l’on se rappelle les tendances à l’action directe, aux révolutions qu’ont inspirées les écrits de Rousseau et Marx ! A plus petite échelle le sujet trouve le courage d’agir selon ses propres représentations plutôt que comme il faut, en fonction de ce que décrètent les relais dominants. Au moins il agit sur ses affects par le biais de ses représentations. Il y a une chose plus fine : la complicité au monde. Celui-ci contient la trace de la réflexion comme une porte qu’on peut rouvrir pour parcourir le chemin du sens et redessiner les contours de ce qu’on se représente. Et surtout la mise en relief de tel aspect du réel multiplie celui-ci : elle montre qu’il y a d’autres sens possibles, que le monde est complexe et irréductible à une totalité qui unifierait la multiplicité de l’être dans l’ordre. Par conséquent il y a un lien entre moi et le monde. Je participe de façon finie et modeste à l’infinité du monde que me montre l’infinité des représentations. Je n’ai plus besoin d’être certain pour exister, de pratiquer les lourdes vérités. Tout ceci me rend sensible à l’imperceptible, aux détails, et je sais que j’y participe depuis ma solitude et ma subjectivité, que je ne peux tolérer qu’on les soumette aux catégories les plus grossières. Par exemple la liberté, ou l’existence, qui est ce qui m’est le plus propre. Les luttes infinies des philosophes leur donnent vie et permettent d’éviter l’alternative suivante : soit on opte pour la religion où le devoir être prime sur l’être, soit on opte pour la science où la réalité du devoir être est passée sous silence. ● A quoi sert le philosophe ? A montrer l’exemple d’une responsabilité assumée de penser. Il refonde ou redessine librement le monde en modelant les représentations que celui-ci inspire. Il montre par là même que nos représentations peuvent être différentes, et parallèlement que le monde n’est pas sclérosé dans ce qu’on en sait ni dans ce qu’on en veut. Dans cette perspective il peut rendre la réalité inacceptable plutôt que se conformer à l’ordre établi comme à un ordre éternel. Il exhorte sans leçons à faire son propre parcours de recréation du monde. Qui le voit d’un mauvais œil avoue déjà qu’il ne pense pas par lui-même. L’exemplarité dont je parle relève d’ailleurs d’un autre registre. Pour que l’idée résonne dans les consciences, il est nécessaire de donner des exemples. Ceux-ci permettent à chacun de se positionner et de comprendre. Mais ça n’est pas une simple illustration. Il faut éviter un possible rabattement de l’idée nouvelle sur les ornières déjà bien formées de nos cerveaux. D’où l’émergence nécessaire de postures de pensée qui soient elles-mêmes concrètes. C’est aller contre l’abstraite mondialisation que fait avancer la toile et qui relaie une prétention déjà vieille : penser de nulle part. Le jeune habitant du monde de la mondialisation y fait écho dans la formulation de ses idées : au sein du cybermonde, on parle de nulle part avec le langage de tout le monde. Dans ce contexte, la figure du philosophe est essentielle, quitte à ce qu’elle apparaisse lugubre dans une tour d’ivoire. Son visage vieilli atteste de l’existence du monde. Son œil lourd de sens signale l’idée qu’il a derrière la tête : faire disparaître le besoin de se représenter le monde d’une façon qui le justifie à nos yeux et dans lequel nous nous taillons la part belle au point de rejeter quiconque voudrait y participer. Il nous fait tendre à la sagesse de l’être. Ami du sage, le philosophe est le frère du poète.