La frontière des portefeuilles efficients Philippe Bernard Ingénierie Economique & Financière Université Paris-Dauphine février 2016 1 Les portefeuilles efficients L’une des hypothèses fondamentales introduites par Markowitz est la représentation des préférénces des investisseurs. Plutôt que de mettre ses pas dans les traces de la théorie de l’utilité espérée, il préféra supposer que chaque investisseur faisait un arbitage entre le rendement espéré et le risque - ce dernier étant supposé représenté par la variance ou l’écart-type (souvent désigné dans le jargon financier par la volatilité). Le porteeuille optimal dépend donc de deux séries de données. D’abord les données du marché qui permettent de déterminer les espérances et les (co)variances. Ensuite les données sur les préférences de chaque agent, c’est-à-dire les arbitrages entre le rendement et le risque qu’il est susceptible d’accepter. Ces dernières données étant propres à chaque agent, plutôt que de résoudre pour chacun d’entre eux le problème d’optimisation défini plus haut, il est apparu très vite que l’on pouvait utilement décomposer la détermination des portefeuilles optimaux en deux étapes. En effet, tout portefeuille optimal (xj )Jj=1 dont le rendement moyen et la variance sont R et σ 2 vérifient nécessairement les deux propriétés suivantes : — pour un niveau de variance égal à σ 2 , il n’existe aucun autre portefeuille satisfaisant la contrainte budgétaire et dont le rendement espéré est strictement supérieur à R ; — pour un niveau de rendement espéré égal à R, il n’existe aucun autre portefeuille satisfaisant la contrainte budgétaire et dont la variance soit strictement inférieure à σ2. Autrement dit, le portefeuille optimal (xj )Jj=1 est nécessairement un portefeuille qui soit maximise le rendement espéré pour un niveau de variance (inférieure ou) égale à σ 2 , soit minimise la variance pour un niveau de rendement espéré (supérieur ou) égal à R. Le portefeuille optimal est donc à trouver dans l’ensemble des portefeuilles efficients, i.e. dans les solutions d’un des deux programmes suivants : 2 min(x1 )Jj=1 σ p max ERp les contraintes : les contraintes : Pmin (R) : ou Pmax (σ) : σ 2p ≤ σ 2 ≥ R ER p J J j=1 xj = 1 j=1 xj = 1 où R et σ sont des niveaux (arbitraires) de rendement espéré et de volatilité que l’on se donne pour objectif. Ces portefeuilles efficients dépendent uniquement des données du marché, i.e. des 1 25,0% 20,0% frontière 15,0% IC1 IC2 10,0% IC3 IC4 5,0% 0,0% 0,0% 10,0% 20,0% 30,0% 40,0% F .1— rendements espérés et des (co)variances. En balayant les valeurs possibles de R (ou de σ), on est conduit à déterminer l’ensemble des couples (variance,espérance) ou (écarttype,espérance) des portefeuilles efficiences. Cet ensemble est appelé la frontière des portefeuilles efficients et il résume l’ensemble des opportunités d’investissement efficientes sur le marché. Aussi, comme l’ensemble des opportunités d’investissement est le même pour tous les agents, pour déterminer les portefeuilles optimaux de différents agents en évitant de dupliquer les calculs, on procède en deux étapes : 1. la première où l’on détermine la frontière d’efficience des portefeuilles ; 2. la seconde où on détermine pour chaque agent l’élément de la frontière qu’il préfères. Ainsi, sur la figure 1, la courbe en rouge représente la frontière de ces portefeuilles efficients, i.e. l’ensemble des choix auxquels les investisseurs peuvent se restreindre (puisque les autres choix possibles son dominés). Les courbes en bleu sont les courbes d’indifférences d’un agent. Le 2 Les portefeuilles efficients En recourant aux deux mécanismes de diversification, et en faisant varier le rendement espéré du portefeuille, on détermine successivement les portefeuilles efficients du marché, chacun celui étant résumé par les rendements espérés et la matrice de covariance. 2 Comme la variance du portefeuille s’écrit : A A σ 2p = xa xb σ ab a=1 b=1 le problème de sélection est donc : A minx1 ,...,xA 12 A a=1 b=1 xa xb σ ab sous les contraintes : P (R) : A a=1 xa .Ra ≥ R A x =1 (1) a a=1 Remarque 1 La constante 1/2 de la fonction objectif est introduite uniquement pour ne pas avoir dans les dérivations de σ 2p qui suivent à prendre en compte une constante numérique. Diviser par 2 la variance ne modifie pas la solution optimale. Comme on minimise une fonction convexe sous des contraintes linéaires, le problème est donc un problème classique d’optimisation sous contrainte. Si l’on note L le lagrangien associé à ce problème, ce dernier peut être écrit sans perte de généralité : 1 L= 2 A A A A xa xb σ ab + λ R − xa .Ra a=1 b=1 +µ a=1 xa − 1 a=1 où λ ≥ 0, µ ≥ 0. Comme pour chaque actif a considéré, la variance : A A σ 2p = xa′ xb σ a′ b a′ =1 b=1 peut se décomposer de la manière suivante : σ 2p = x2a σ 2a + xa xb σ ab + xa′ xa σ a′ a + a′ =a b=a xa′ xb σ a′ b a′ =a b=a la dérivation de la variance du portefeuille donne : ∂ 2 ∂ ∂ σp = x2a σ 2a + ∂xa ∂xa ∂xa = 2xa σ 2a + = +2 + b=a xb σ ab b=a 2xa σ 2a xa xb σ ab + xa′ σ a′ a a′ =a xb σ ab b=a = 2 ∂ ∂xa xb σ ab b 3 xa′ xa σ a′ a a′ =a +0 + ∂ ∂xa xa′ xb σ a′ b a′ =a b=a Les conditions de premier ordre (cpo) suffisante de ce problème sont donc : A xb σ ab − λRa + µ = 0, a = 1, ..., A (2) b=1 ou encore : A λRa − xb σ ab = µ, a = 1, ..., A b=1 La propriété de linéarité de covariance : cov(Ra , xb Rb ) = b xb cov(Ra , Rb ) b = xb σ ab b Evidemment comme A b=1 xb Rb est le rendement du portefeuille : A Rp = xb Rb b=1 on a donc : A xb σ ab = cov(Ra , Rp ) b=1 Par conséquent la condition marginale peut se réécrire pour chaque actif A : λRa = µ + cov(Ra , Rp ), a = 1, ..., A 2.1 (3) Interprétation Economiquement l’interprétation de cette condition est la suivante. λ est la valeur accordée à la rentabilité (moyenne) relativement à celui de minimisation de risque. Comme µ est le multiplicateur associé à la contrainte budgétaire, il mesure le coût marginal du financement : en effet, pour respecter la contrainte budgétaire, tout achat supplémentaire de titres implique la liquidation d’autres placements risqués, et donc le renoncement à leurs rendements. Mathématiquement, µ résume la valeur de ces revenus, et donc constitue une mesure du coût d’opportunité. La troisième composante de la relation (3), la covariance, mesure le coût marginal de la prise de risque induite par un achat marginal de l’actif a. Le risque pertinent pour l’agent est celui de son portefeuille et non le risque isolé de l’actif 4 qu’il envisage d’acheter. Aussi seul lui importe l’impact de l’achat marginal de l’actif a sur la variance σ 2p du portefeuille. Or, comme les calculs l’ont démontré : dσ 2p = 2cov(Ra , Rp ) dxa (4) L’achat marginal de l’actif a n’augmentera le risque du portefeuille que si le rendement est en moyenne corrélé positivement à celui du portefeuille. Trois propriétés essentielles de la théorie du portefeuille de Markowitz peuvent alors être déduites. 2.1.1 Diversification et assurance Si tous les actifs avaient des rendements identiques et indépendants : Ra = R ∀a σ ab = 0 σ 2a = σ 2 ∀a alors la condition marginale (3) se réécrit : λR = µ + x2a σ 2 , a = 0, ..., A (5) puisque : cov(Ra , Rp ) = xb σ ab b = xa σ 2a + xb σ ab b=a = x2a σ 2 +0 = x2a σ 2 Par conséquent, pour chaque actif a, la condition marginale est identique (définie par les mêmes variables λR, µ et σ 2 ) et donc la solution l’est aussi : xa = xb ∀a, b Or la somme des parts étant égales à 1, nécessairement on doit donc avoir : xa = 1 ∀a = 1, ..., A A 5 Le portefeuille que l’on doit donc détenir dans ce cas est un portefeuille parfaitement diversifié. La variance de celui-ci est alors la somme de A termes dont chacun est le carré de la part de l’actif ((1/A)2 ) multiplié par sa variance (σ 2 ) : σ 2p = A × 1 2 1 2 σ = σ A2 A Plus donc le nombre des actifs disponibles pour la diversification est grand, plus la variance (et donc la volatilité du portefeuille) sera grande. Asymptotiquement même, on obtient le résultat de l’assurance complète puisque : lim A→+∞ σ 2p = 0 (6) On retrouve évidemment alors le résultat que la mutualisation d’un très grand nombre de risques indépendants permet de faire disparaître quasi-sûrement le risque. 2.2 La frontière efficiente des portefeuilles L’analyse des conditions de premier ordre permet de caractériser les choix optimaux de portefeuille et d’obtenir l’équation reliant la variance au rendement espéré des portefeuilles efficaces, i.e. l’équation de la frontière des portefeuilles efficaces. La démonstration qui suit est essentiellement due à M [1972] [Mer72]. La condition de premier ordre (relation (2)) pour chaque actif a : A xb σ ab = λRa − µ b=1 Le terme de gauche peut s’écrire comme le produit vectoriel de la ligne a de la matrice de covariance avec le vecteur x : σ (a) .x = σ a1 ... σ ab ... σ aA 6 x1 ... xb = ... xA A xb σ ab b=1 Le système formé par les différentes conditions de premier ordre peut donc se réécrire : σ (1) .x = λR1 − µ ... (7) σ (a) .x = λRa − µ ... σ (A) .x = λRA − µ Ces conditions peuvent se réécrire : σ (1) ... σ (a) .x = λ. ... σ (A) R1 ... Ra − µ. ... RA 1 ... 1 ... 1 (8) Le vecteur colonne que multiplie x est évidemment la matrice des covariances. Le terme qui est facteur de λ est le vecteur-colonne des rendements R. Aussi le système des conditions de premier ordre définissant le portefeuille optimal est : σ.x = λ.R − µ.1 (9) où 1 est le vecteur colonne (à A lignes) dont toutes les composantes sont égales à 1. Comme σ a été supposée de plein rang, cette matrice est inversible et donc le portefeuille efficient x est défini par : x = σ −1 (λ.R − µ.1) (10) x = λ.σ −1 R − µ.σ −1 1 (11) ou encore par : Comme σ −1 est une matrice à A lignes, A colonnes, R est un vecteur colonne à A lignes, alors σ −1 R est un vecteur ligne de A lignes. De même σ −1 1 est un vecteur colonne à A lignes pour les mêmes raisons. Enfin σ −1 R et σ −1 1 sont fixés par les conditions du marché, plus précisément par les matrices de covariance et par les rendements. Le portefeuille optimal x est donc une combinaison linéaire de ces deux vecteurs. Les paramètres de cette combinaison linéaire, λ et µ, sont deux variables endogènes (comme x) du programme Pmin (R). Leurs valeurs dépendent donc du rendement R exigé. 7 Pour les déterminer, on utilise les deux contraintes encore non utilisées du programme. La contrainte budgétaire : 1T .x = 1 nous donne après à x de sa valeur : λ.1T σ −1 R − µ.1T σ −1 1 = 1 (12) 1T σ −1 R est le produit du vecteur ligne 1T par le vecteur colonne σ −1 R. Il est donc un nombre réel. De même 1T σ −1 1, qui est le produit du vecteur ligne 1T par le vecteur colonne σ −1 1, est aussi un réel. La contrainte de rendement : RT x = R s’écrit, après substitution à x de son expression, s’écrit : λ.RT σ −1 R − µ.RT σ −1 1 = R Là aussi RT σ −1 R et RT σ −1 1 sont deux réels. Le système déterminant la valeur des deux multiplicateurs est donc : λ.1T σ −1 R − µ.1T σ −1 1 = 1 λ.RT σ −1 R − µ.RT σ −1 1 = R (13) En notant : A = RT σ −1 1 B = RT .σ −1 .R C = 1⊤ σ −1 1 les équations précédentes se réécrivent : A.λ − Cµ = 1 B.λ − A.µ = R Les solutions du système sont : A − CR C.R − A = A2 − B.C D A.R − B B − AR µ = = 2 A − B.C D λ = 8 (14) F . 2 — La frontière des portefeuilles efficaces dans l’espace écart type / espérance des rendements où D = BC − A2 > 0.1 La connaissance des multiplicateurs permet d’obtenir immédiatement l’équation de la frontière des portefeuilles efficients. En effet, à l’aide de la condition de premier ordre : σ.x = λ.R + µ.1 la variance du portefeuille optimal se réécrit immédiatement : σ 2opt = x⊤ σx = x⊤ (λ.R + µ.1) = λ.R + µ La substitution à λ et µ de leurs valeurs donnent alors l’équation de la frontière : (C R − A)R + B − AR D 2 C R − 2AR + B = D σ 2opt = 1 Pour déterminer le signe de D, on étudie la forme quadratique (ART −B.1T )σ−1 (AR−B.1). Celle-ci est positive puisque σ−1 est définie positive et elle peut s’écrire : B 2 C − A2 B = B(BC − A2 ) = B.D. Comme B.D > 0 et que B > 0, D > 0. 9 F . 3 — La frontière des portefeuilles efficaces dans l’espace variance / espérance des rendements Comme le montrent les figures 2 et 3, l’équation de la frontière des portefeuilles efficients est une parabole dont la base est le portefeuille de variance minimale. Proposition 1 La frontière d’efficience est la partie ‘supérieure’ d’une parabole dont l’équation est : C R2 − 2AR + B D σ2 = La propriété essentielle de celle-ci est d’être une parabole dans l’espace (variance, rendement espéré) comme le montre la figure 4. Les propriétés financières implicites à cette géométrie de la frontière sont les suivantes : — il existe un portefeuille efficace qui minimise le risque ; celui-ci est appelé portefeuille de variance minimale ;2 2 Pour déterminer ce portefeuille, il suffit de dériver la variance par rapport à R : ∂ ∂R σ2 = 2C R − 2A D et de déterminer la valeur pour laquelle cette dérivée s’annule : ∂ ∂R σ2 = 0 ⇒ R = 10 A C F . 4 — La détermination du portefeuille optimale sur la frontière des portefeuilles efficaces — la croissance de la (partie supérieure de la) frontière implique que l’on peut augmenter le rendement espéré des portefeuilles (efficients) mais au prix d’un risque croissant - aussi lorsque l’on doit évaluer ex post la performance d’un titre, d’un portefeuille ou d’un gérant, il est nécessaire de prendre en compte les risques encourus, de corriger le rendement espéré du risque ; — la concavité de la courbe implique que l’augmentation de la variance a de moins en moins d’effet favorable - la morale de cette concavité est donc celle tirée par Fischer Black : “Pour obtenir des gains attendus plus élevés, vous devez prendre davantage de risque. Si vous voulez escalader une haute montagne, vous devez être préparé à souffrir.” ([Bla88], cité par [Ber95] p.210). Références [Ber95] P.L. Bernstein, (1995). Des idées capitales. Finance. PUF, Paris, 1995. Traduction de "Capital ideas - the improbable origins of modern Wall Street" (1992). [Bla88] F. Black, (1988). Option formulas and nikkei options. Working paper, 1988. 11 [Mer72] R.C. Merton, (1972). An analytical derivation of the efficient portfolio frontier. Journal of Financial and Quantitative Analysis, 7 :1851—72, 1972. 12