La re´volution psychiatrique au Que´bec, 1950–1962. De l`asile a` la

La re
´volution psychiatrique au Que ´bec,
1950–1962. De l’asile a
`la psychiatrie
communautaire et l’open-door
CATHERINE DUPREY*
L’ouverture de la psychiatrie sur le monde arrive a
`un moment ou `un courant
contestataire s’en prend a
`la base me ˆme de la pratique psychiatrique, a `savoir
l’asile. La publication d’e
´tudes scientifiques dans les revues professionnelles que ´be ´-
coises et canadiennes coı
¨ncide avec l’application de nouvelles formules de soins,
comme les services de psychiatrie dans les ho
ˆpitaux ge ´ne ´raux et les cliniques qui
permettent aux malades d’e
ˆtre traite ´sa `l’exte ´rieur de l’ho ˆpital psychiatrique. De
plus, la psychiatrie d’apre
`s-guerre pose un regard optimiste sur l’avenir des
enfants de
´ficients avec la cre ´ation d’e ´coles spe ´cialise ´es et d’ateliers de travail. La
pense
´e psychiatrique qui se de ´veloppe a `partir de la deuxie `me moitie ´du
XX
e
sie
`cle est celle de l’open-door.
Psychiatry opens to the world at a time when the very basis of psychiatric practice,
namely the asylum, is called into question. Studies appear in Quebec and Canadian
journals concurrent to the introduction of new formulas for care, such as the deli-
very of psychiatric services in general hospitals and clinics, that allow patients to
be treated outside the walls of psychiatric hospitals. In addition, postwar psychiatry
takes an optimistic view toward the future of children with impairments through the
creation of specialized schools and workshops. From the mid-20
th
century onward,
the thinking in psychiatry centres on the open door.
Introduction
L’internement asilaire au Que
´bec remonte au XIX
e
sie
`cle. Le traitement
moral, fort prometteur, laisse entrevoir pour la premie
`re fois l’espoir de
«gue
´rir » les troubles de sante ´mentale. Malheureusement, la multiplication
* Catherine Duprey a consacre
´sa the `se de maı ˆtrise en histoire a `« La crise de l’enfermement asilaire au
Que
´bec a `l’ore ´edelare ´volution tranquille ». Depuis 2004, elle œuvre dans le milieu de l’e ´ducation et
est actuellement collaboratrice au Service national du RE
´CIT de l’univers social (Re
´seau pour le
de
´veloppement des compe ´tences par l’inte ´gration des technologies). Elle s’inte ´resse a `
l’enseignement de l’univers social, a
`l’inte ´gration pe ´dagogique des technologies de l’information et
de la communication ainsi qu’a
`la scolarisation des e ´le `ves handicape ´s ou en difficulte ´s
d’apprentissage. L’auteure tient ici a
`remercier Isabelle Perreault et Marie-Claude Thifault.

des e
´checs en cette matie `re fait rapidement naı ˆtre un fatalisme the ´rapeu-
tique en psychiatrie. Au de
´but du XX
e
sie
`cle, le myste `re de la folie
ne peut e
ˆtre perce ´, l’inexplicable ne peut e ˆtre explique ´. Les asiles
deviennent alors des microcosmes fortifie
´sou `l’on isole les malades au
ban de la socie
´te ´. Devant l’incapacite ´de la socie ´te ´a `soigner la folie,
l’internement a
`perpe ´tuite ´apparaı ˆt comme l’unique solution pour ces
incurables. La mission the
´rapeutique a `l’origine de l’asile fait place a `
une ne
´cessite ´de loger ces malades dont le nombre ne cesse de
s’accroı
ˆtre.
Dans les asiles francophones et catholiques du Que
´bec, cette ta ˆche
d’he
´bergement sera exclusivement l’affaire de l’E
´glise qui veille au salut
de l’a
ˆme de ces malades. Les deux principaux e ´tablissements psychiatri-
ques de la province sont l’Ho
ˆpital Saint-Jean-de-Dieu
1
pour le district de
Montre
´al et l’Ho ˆpital Saint-Michel-Archange
2
pour le district de
Que
´bec. A
`l’aube des anne
´es 1960, ces deux e ´tablissements psychiatriques
regroupent plus de la moitie
´de la population interne ´eauQue ´bec
3
.A
`
l’e
´poque, plus de 20 000 alie ´ne ´s sont interne ´s dans les asiles que ´be ´cois
4
.
Cinquante ans plus tard, les personnes souffrant de de
´sordres mentaux
font partie inte
´grante de la socie ´te ´que ´be ´coise. Les malades les plus aptes
a
`la vie en socie ´te ´sont inte ´gre ´s dans les e ´tablissements scolaires publics,
travaillent et me
ˆme parfois vivent de manie `re autonome en appartement.
Le regard de la socie
´te ´enverscet«Autre»agrandement e ´volue ´pour
qu’il soit inte
´gre ´de la sorte.
Le retour massif des malades psychiatriques au sein la socie
´te ´est un
phe
´nome `ne d’envergure qui s’est ope ´re ´dans l’ensemble des socie ´te ´s occi-
dentales selon des rythmes diffe
´rents. Dans la majorite ´des cas, les politi-
ques dicte
´es par l’E
´tat, sous l’influence de la communaute
´me ´dicale, ont
e
´branle ´ce mouvement de retour. C’est ce qu’on a appele ´la
de
´sinstitutionnalisation.
Au Que
´bec, ce passage de l’asile a `la de ´sinstitutionnalisation des
malades mentaux repre
´sente une e ´tape fondamentale qui e
´mane de la
re
´volution psychiatrique des anne ´es 1950. Les anne ´es 1950–1962 e ´tudie ´es
ici repre
´sentent une pe ´riode de transition entre l’enfermement et la re ´in-
te
´gration. Cette pe ´riode se situe a `mi-chemin entre l’he ´ge ´monie de l’asile
et l’e
´mergence de l’approche communautaire. Elle illustre parfaitement
l’affrontement de deux ide
´ologies oppose ´es dans la prise en charge de la
1Cre
´e ´en 1873, l’Hospice Saint-Jean-de-Dieu change de nom pour l’Ho ˆpital Saint-Jean-de-Dieu.
Depuis 1976, l’ho
ˆpital psychiatrique se nomme l’Ho ˆpital Louis-Hippolyte-Lafontaine.
2 Asile de Beauport (1845–1893), renomme
´Asile Saint-Michel Archange (1893–1923), Ho ˆpital
Saint-Michel-Archange (1923–1976), Centre Hospitalier Robert-Giffard (1976- ).
3 Franc¸oise Boudreau, De l’asile a
`la sante ´mentale, Montre
´al, E
´ditions Saint-Martin, 2003, p. 37–39.
4Ibid.,p.38–39.
356 Histoire sociale /Social History

folie : le rejet et l’inte
´gration. En outre, les anne ´es 1950–1962 annoncent le
de
´veloppement d’une psychiatrie moderne au Que ´bec et s’inscrivent dans
un contexte occidental en pleine effervescence en ce qui concerne la
recherche psychiatrique.
Le contexte bouillonnant de l’e
´poque devient un terrain propice a `une
lutte de pouvoir retentissante entre les diffe
´rents groupes d’influence du
Que
´bec. En effet, la re ´volution psychiatrique est indissociable du contexte
sociopolitique et e
´conomique que ´be ´cois des anne ´es 1960. Elle prend
forme dans le grand mouvement contestataire qu’est la Re
´volution tran-
quille, qui de
´nonce le pouvoir e ´touffant de l’E
´glise et demande l’interven-
tion gouvernementale. Le nouveau mode
`le pre ´conise ´repose sur une
rede
´finition du cadre de l’E
´tat. En psychiatrie, cette volonte
´de change-
ment signifie l’instauration d’un pouvoir base
´exclusivement sur une auto-
rite
´me ´dicale et, par conse ´quent, sur la fin du re `gne des communaute ´s
religieuses a
`la te ˆte des institutions hospitalie `res.
Le pre
´sent article analyse certains discours modernes pre ´sents dans les
revues me
´dicales que ´be ´coises et canadiennes. La pe ´riode e ´tudie ´e se limite
exclusivement aux anne
´es 1950–1962.
La volumineuse revue l’Union me
´dicale du Canada
5
renferme un
nombre impressionnant d’articles portant sur la psychiatrie. Plusieurs
types de textes y sont pre
´sente ´s : comptes rendus de congre `soudere ´u-
nions, re
´sume ´s de livre, textes d’opinion, pre ´sentations d’e ´tudes cliniques,
etc. Les sujets aborde
´s sont e ´galement tre `s varie ´s et vont de l’impact de la
pharmacologie a
`l’inte ´gration de la psychiatrie dans l’ho ˆpital ge ´ne ´ral. Une
grande partie des auteurs recense
´s pour ce me ´moire sont des profession-
nels du milieu de la sante
´au Que ´bec, tels que les D
rs
Franc¸ois Cloutier,
Marcel Berthiaume, Camille Laurin et Jean-Marc Bordeleau. Les textes
sont inspire
´s d’ide ´es ge ´ne ´ralement modernes, souvent appuye ´es par la pre ´-
sentation d’expe
´riences e ´trange `res. Le Laval me
´dical
6
, quant a
`lui, est
l’organe de la Socie
´te ´me ´dicale des ho ˆpitaux de l’Universite ´Laval.
Cette revue publie les textes d’auteurs œuvrant dans le milieu hospitalier
de la ville de Que
´bec, notamment le D
r
Jules Lambert de l’Ho
ˆpital Saint-
Michel-Archange et le D
r
Charles A. Martin de la Clinique Roy-
Rousseau
7
. Les articles de fond qu’on y retrouve se comparent avec
ceux retrouve
´s dans l’Union me
´dicale du Canada, les sujets traite
´se ´tant
sensiblement les me
ˆmes.
5 Association des me
´decins de langue franc¸aise, L’Union me
´dicale du Canada,Que
´bec, Union
me
´dicale du Canada Montre ´al, 1872–1995.
6 Socie
´te ´me ´dicale des ho ˆpitaux universitaires de Laval, Laval me
´dical, Que
´bec, Faculte ´de
me
´decine, Universite ´Laval, 1936–1971.
7 Ouverture de la Clinique Roy-Rousseau (1er juillet 1926). Fusion avec le Centre hospitalier
Robert-Giffard en 1996.
La re
´volution psychiatrique au Que ´bec, 1950–1962 357

Parmi les revues me
´dicales de ´pouille ´es, le Canadian Medical
Association journal
8
et le Canadian Psychiatric Association journal
9
sont
sans doute les pe
´riodiques qui posse `dent le caracte `re le plus scientifique
et qui te
´moignent de l’intensite ´et de l’ardeur de la recherche et de la pra-
tique au sein de la communaute
´me ´dicale canadienne anglaise. La richesse
du vocabulaire psychiatrique en est un exemple. Les articles sont majori-
tairement e
´crits en anglais et pre ´sentent des re ´sume ´s d’e ´tudes cliniques
et des comptes rendus d’expe
´riences diverses. La psychopharmacologie
occupe une place particulie
`rement importante dans les sujets recense ´s.
Les auteurs, parmi lesquels on retrouve entre autres les D
rs
H. Azima,
Heinz E. Lehmann, Charles Roberts, Henri F. Ellenberger, Jules
Lambert et Paul Larivie
`re, e ´crivent des articles ade ´quatement documen-
te
´s, renfermant souvent des re ´sultats cliniques de ´taille ´s, qui pre ´cisent par
exemple la quantite
´d’une dose, les pourcentages de re ´ussite et le
nombre de cas e
´tudie ´s.
Offrant une approche diffe
´rente des autres pe ´riodiques e ´tudie ´s,
l’Ho
ˆpital d’aujourd’hui
10
sert d’organe a
`l’Association des administra-
teurs d’ho
ˆpitaux de la province de Que ´bec. Les articles de ´pouille ´s
suscitent l’inte
´re ˆt non pas pour leur contenu scientifique, mais pluto ˆt
parce que l’e
´le ´ment religieux domine le discours des textes, qui sont
quelquefois signe
´s par des religieuses œuvrant dans les ho ˆpitaux de
la province.
Enfin, les articles trouve
´s dans le Montre
´al me ´dical
11
, forme
´de la fusion
du bulletin Le Doc
12
et du Bulletin lae
¨nnec
13
e
´galement de ´pouille ´s, pre ´sen-
tent un portrait ge
´ne ´ral des ide ´es ve ´hicule ´es en psychiatrie aux e ´tudiants
en me
´decine de l’Universite ´de Montre ´al. Des me ´decins diplo ˆme ´s, tels
que les D
rs
Camille Laurin et Jean-Baptiste Boulanger, y publient des
textes.
Entre les anne
´es 1950 et 1962, les psychiatres canadiens et que ´be ´cois
participent a
`de nombreux e ´ve ´nements scientifiques a `l’e ´chelle internatio-
nale. La de
´cennie commence avec le premier Congre `s mondial de psychia-
trie a
`Paris en 1950. En 1957, le deuxie `me Congre `s mondial de psychiatrie
se tient a
`Zurich et re ´unit pre `s de 2500 psychiatres originaires de plus de
8 Canadian Medical Association, Canadian Medical Association journal, Toronto, Association, 1911–
1985.
9 Canadian Psychiatric Association, Canadian Psychiatric Association journal, Ottawa, Canadian
Psychiatric Association, 1956–1978.
10 Fe
´de ´ration des administrateurs d’ho ˆpitaux de la Province de Que ´bec, L’Ho
ˆpital d’aujourd’hui,
Montre
´al, Fe ´de ´ration des administrateurs des services de sante ´et des services sociaux du
Que
´bec, 1955–1973.
11 Universite
´de Montre ´al, Faculte ´de me ´decine, Montre
´al me ´dical, Montre
´al, 1957–1970.
12 Universite
´de Montre ´al, Faculte ´de me ´decine, Le Doc, Montre ´al, 1951–1957.
13 Universite
´de Montre ´al, Faculte ´de me ´decine, Bulletin lae
¨nnec, Montre
´al, 1951–1955.
358 Histoire sociale /Social History

soixante pays diffe
´rents
14
. La tenue de ces congre
`s d’envergure internatio-
nale produit un effet majeur dans le de
´veloppement de la recherche psy-
chiatrique. Puis, c’est a
`Montre ´al que se tient le troisie `me Congre `s mondial
de psychiatrie du 4 au 10 juin 1961. L’e
´ve ´nement, sous la tutelle de
l’Association canadienne de psychiatrie et de l’Universite
´McGill, re ´unit
plus de 3 000 psychiatres de 60 pays diffe
´rents
15
.Lapre
´sence d’un
congre
`s d’une telle ampleur te ´moigne du dynamisme de l’Association
canadienne de psychiatrie ainsi que des milieux psychiatriques montre
´alais
et canadiens. Lors de ce congre
`s, on assiste a `la fondation de l’Association
mondiale de psychiatrie (WPA), organisme qui existe encore aujourd’hui,
avec comme premier pre
´sident le docteur canadien Donald Ewen
Cameron de l’Allan Memorial Institute
16
. Les e
´tudes publie ´es, notamment
dans le Canadian journal of Psychology
17
, montrent bien l’effervescence
qui touche les domaines conjoints de la psychologie et la psychiatrie.
Les milieux psychiatriques canadien et que
´be ´cois semblent florissants
pendant les anne
´es 1950. La communaute ´psychiatrique, surtout anglo-
phone, loin d’e
ˆtre referme ´e sur elle-me ˆme, semble pluto ˆt ouverte sur le
monde. L’Universite
´de Montre ´al et l’Universite ´McGill organisent plu-
sieurs colloques qui accueillent de nombreux repre
´sentants europe ´ens et
ame
´ricains
18
. Les psychiatres comptent plusieurs associations dans lesquel-
les ils peuvent exercer leur dynamisme : la Socie
´te ´canadienne de psycha-
nalyse, l’Association canadienne de psychiatrie, la Socie
´te ´canadienne
d’e
´tudes et de recherches psychiatriques
19
ainsi que l’Association de psy-
chiatrie de la province de Que
´bec. Ces organes nationaux, ne ´s sous
l’aile d’associations de plus grande envergure, lient les psychiatres cana-
diens aux milieux psychiatriques ame
´ricains et internationaux
20
.
Historiographie et critique de l’asile
Cette re
´flexion historiographique mettra en lumie `re deux facteurs e ´volutifs
fondamentaux : les de
´buts des the ´rapeutiques modernes ainsi que la
remise en question de l’internement comme solution a
`la maladie
mentale. Au Que
´bec, l’historiographie de la psychiatrie s’inscrit dans un
14 Marcel Berthiaume, « Congre
`s international de psychiatrie Zurich 1957 », L’Union me
´dicale du
Canada, tome 86, novembre 1957, p. 1281–1282.
15 Jean-Marc Bordeleau, « Congre
`s mondial de psychiatrie », L’Union me
´dicale du Canada, tome 90,
juillet 1961, p. 724–726.
16 Ibid., p. 724–726.
17 Socie
´te ´canadienne de psychologie, Canadian journal of Psychology, Toronto, 1950–1962.
18 Par exemple : le « Colloque international sur le syste
`me extra-pyramidal et les neuroleptiques »,
L’Union me
´dicale du Canada, tome 89, de
´cembre 1960, p. 1671.
19 « Socie
´te ´canadienne d’e ´tudes et de recherches psychiatriques », L’Union me
´dicale du Canada,
tome 87, avril 1958, p. 494.
20 « Congre
`s de psychiatrie a `Montre ´al », L’Union me
´dicale du Canada, tome 85, septembre 1956,
p. 1093.
La re
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