Lorsqu’on regarde Tout va bien, on ne peut
s’empêcher de penser que cette pièce entretient
des relations avec l’actualité internationale.
Est-ce le cas ?
Elle est plutôt liée à l’actualité nationale.
Effectivement, après avoir vu Tout va bien,
beaucoup de gens me parlent d’images de l’actualité
internationale récente, comme celles d’Abou Ghraïb.
Oui, pourquoi pas, mais je ne pensais pas à cela.
Depuis quelque temps, je me suis rendu compte
qu’un adjectif revient tout le temps dans le discours
politique, y compris au plus haut niveau, qui est le mot
« décomplexé ». L’expression du racisme par exemple :
autant c’était latent et on utilisait éventuellement des
formules alambiquées pas moins racistes, mais qui
témoignaient d’une sorte de honte, autant aujourd’hui
on peut voir un homme condamné pour propos racistes
continuer à faire partie du gouvernement. Dans
l’enseignement, on supprime les options danse, arts
plastiques, théâtre ; le prof d’histoire-géo doit assurer
le cours de biologie ou de physique, alors qu’il n’a
pas du tout la formation pour ça, etc. On arrive à une
espèce de grand n’importe quoi, de travail de sape de
tous les savoirs et je suis d’autant plus inquiet que je le
vois aussi de plus en plus sur les plateaux, en théâtre
comme en danse. Lorsque l’on voit un spectacle où
les interprètes lisent Barthes, Rancière, Foucault, et
laissent tomber leurs livres les uns après les autres
jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de livre du tout, en disant « je
ne comprends pas ce que je suis en train de lire », « vous
ne comprenez pas ce que je suis en train de lire »,
je trouve qu’il y a sur la scène contemporaine,
de la part de certains créateurs, une
sorte de discours anti-intellectuel
extrêmement dangereux, un esprit de
dérision qui conduit à mettre tout sur le
même plan, à traiter des écrivains phares
tels que Gombrovicz comme des fausses valeurs,
à ridiculiser tout ce qui a été grand et novateur
ces cinquante dernières années. Notre snobisme
aujourd’hui est tristement poujadiste.
Mais quel lien faites-vous entre votre inquiétude
face à des phénomènes de destruction du
savoir, de la culture, et cet univers militaire,
soldatesque, que vous avez mis en scène ?
L’armée, c’est une métaphore. Je vois partout des
phénomènes d’abêtissement des masses. Dans le lm de
Stanley Kubrick, Full Metal Jacket, dont je suis parti
pour travailler, l’armée c’est ça, c’est tout ce que je dis
sur le phénomène d’acculturation généralisée.
A travers les gures du quadrille et du délé
militaire, que l’on pourrait dénir comme des
chorégraphies en armes, qui ouvrent Tout va
bien, quel lien voulez-vous suggérer entre
danse et armée, danseur et soldat ?
Je ne donne aucune clé, ni à ce moment-là, ni à la n, il
n’y a pas la moindre morale à quoi que ce soit, mais ça se
rapporte en partie à mon expérience d’élève danseur. J’ai
fait, entre autres, l’ouverture du CNDC [Centre
national de danse contemporaine] d’Angers
avec Alwin Nikolaïs, en 1978, et je me suis
fait virer. Un peu plus tard j’ai refait une
année au CNDC sous Viola Farber, et je me
suis aussi fait virer. J’étais toujours contre
le cadre qui m’était imposé. Je ne supportais pas
par exemple que Viola Farber m’oblige tous les matins à
lever la jambe de telle manière alors que j’étais à peine
réveillé et que j’avais bu comme un malade la veille. En
même temps tout ce parcours m’a permis de me situer
par rapport à une culture, à savoir où je voulais être,
à faire des choix. Il y a forcément dans la formation du
danseur des moments qui correspondent plus ou moins à
votre anatomie, à votre manière de bouger, et donc des
moments pas faciles, mais c’est plus que nécessaire. Je
ne suis pas complètement anti-formation, au contraire.
D’ailleurs tout mon travail s’appuie sur la forme.
Tout va bien se caractérise par le choix d’une
grande simplicité d’effet, un langage direct
et un jeu premier degré, qui dénoncent par
retour ce qui est exprimé. Une sorte de pièce
par antiphrase à l’image du titre : Tout va bien
dans lequel on entend évidemment tout va mal.
Comment en êtes-vous arrivé à ce principe ?
Vu ce que je traite, l’épisode raciste, les humiliations
absurdes, les ordres contradictoires… le sujet, je crois,
appelait cette forme. J’ai voulu donner des choses
très simples, mais l’écriture se développe sans cesse
en doubles ou triples séquences concomitantes, en
plusieurs plans. Même dans les lumières, il y a toujours
trois plans, c’est très cinématographique. C’est donc
apparemment très simple mais avec des effets de
profondeur. Au cinéma et au théâtre j’aime regarder
les seconds rôles, parce que c’est là où l’action, le sens,
se tient. Il y a beaucoup de références au cinéma dans
cette pièce. Les deux principales sont le lm de Kubrick
et Streamers de Robert Altman.
La séquence, très plastique et photographique
du « Kiss my ass » où, dans une chaîne en
ombres chinoises, le dominé devient à son tour
Rencontre avec
un homme en colère
Il s’est toujours élevé contre toutes les formes
de dressage et de coercition, qu’elles soient
familiales, scolaires, sexuelles ou politiques.
Alors quand il voit ce qu’il voit à la une des
journaux, Alain Buffard crée
Tout va bien
,
une pièce à effet boomerang. Attention dans
les rangs...
© Peggy Kaplan