Parcours
Alain Buffard
Du 2 au 5 février 2011
Un parcours tout en ruptures
Lorsqu’il présente Good Boy en 1998, on se souvient
de lui comme d’un bon danseur, comme l’interprète
polymorphe de ces chorégraphes que lon ramassait à la
pelle dans les années 80, les Philippe Decoué, Brigitte
Farges, Daniel Larrieu, Régine Chopinot, d’autres
encore. Puis il avait disparu, laissant la nouvelle danse
française à son mouvement perpétuel. « J’en ai eu
assez de sauter comme un cabri », conera-t-il quelques
années après. Dans son esprit, la question de lartiste :
pourquoi danser, remplaçait celle de l’interprète
professionnel : quoi danser ? Alain Buffard a trouvé,
quelques années durant, des réponses à sa question de
lengagement de soi du côté de la performance et du
Body Art, là où des plasticiens court-circuitaient les
médiums traditionnels (tableau, volume, image) pour
travailler leur propre chair, tout à la fois matériau,
objet et sujet de l’acte artistique. Pendant un peu moins
de dix ans, Buffard collabore avec une galerie d’art, il
chronique les arts visuels.
La danse revient par une sorte de retour aux sources :
de 1996 à 1998, Buffard entre en contact direct avec
les recherches les plus fécondes des chorégraphes
post-modern américains, recherches qui ont déjà
vingt à trente ans. Celles d’Yvonne Rainer à travers
la reconstruction par le Quatuor Albrecht Knust
d’une pièce fondatrice, Continuous Project/Altered
Daily (1970) ; puis celles d’Anna Halprin, infatigable
chercheuse avec laquelle il travaille plusieurs mois
sur la côte Ouest des Etats-Unis. Lorsqu’il crée Good
Boy en 1998, à lâge où les danseurs songent à la
préretraite, Alain Buffard a donc traversé à peu près
tout de l’histoire de la danse contemporaine depuis les
années 60, sur les versants américain et européen.
Le corps à zéro
En 1998,
Good Boy
est l’œuvre d’un mauvais garnement de la danse,
Alain Buffard. A elle seule, cette pce, aussi radicale et directe qu’un
manifeste, ne permet plus d’ignorer que la grande question de la danse,
sormais, c’est le corps, enjeu et lieu du politique.
© Marc Domage
Parcours
Alain Buffard
© Marc Domage
Du corps capable au corps contraint
Même si, par certains aspects, il semble se conformer
au langage gestuel prosaïque prôné par Rainer comme
par Halprin, le corps présenté par Buffard dans Good
Boy est fondamentalement différent du corps des
performers et danseurs américains des années 60-70.
Chez ceux-ci, le corps fait effectivement irruption dans
sa matérialité propre, voire sa nudité, dans le cadre
plus général de lépanouissement de la performance,
du happening, qui voit l’intervention éphémère,
Parcours
Alain Buffard
Le corps plutôt que la danse
« Fabriquer un corps inutile […] et faire éclater lidéal
esttico-héroïque hérité de Winckelmann. » La note
rédigée par Alain Buffard pour Good Boy éclaire pleins
feux les enjeux de ce solo liminaire. Les années 90 voient
la progression décisive des biotechnologies et du clonage
(Dolly, 1996) qui laissent augurer un corps-marchandise
réié. Elles conrment aussi que le monde va devoir
dorénavant (ou tout au moins pour longtemps) vivre avec le
sida et son cortège de millions de morts et de malades ; quà
© Christophe Poux
l’action plus ou moins provocante et provocatrice des
artistes se substituer à l’œuvre matérielle et durable.
Dans le champ chorégraphique, le corps est toujours
vécu comme le territoire de nouvelles découvertes,
le véhicule d’explorations innies et productrices de
sensations et de conscience de soi, de gestes inusités,
de processus de composition nouveaux par le contact
improvisation par exemple. Le corps de la danse
post-modern américaine est fondamentalement un
corps explorateur, ouvert à un possible qu’il reste
à découvrir et à exploiter. Il est capable. Capable
d’invention, capable de penser (« Mind is a muscle »,
écrit Yvonne Rainer), capable même de faire bouger
les lignes politiques (Judson Flag Show, 1970,
toujours d’Yvonne Rainer). Contre ce corps « promesse
de liberté, et non de soumission »1 de la génération
américaine des années 60-70, contre le corps versatile
et changeant de la génération française des années
80, Alain Buffard surexpose dans Good Boy un corps
limité, fragilisé, promis à la maladie et à la mort.
Un corps (presque) incapable, comme lest celui de
toute minorité, mais résistant et têtu, où se réalise le
brouillage identitaire par la transformation de soi. Par
et dans ce corps la danse est, au sens propre, dépassée.
la liration sexuelle a succédé l’impératif du « safe sex »,
lère du souon et le recul dans lopinion publique des droits
des homosexuels. Le corps maître de son destin des années
60-70 appartient au pas et il apparaît clairement à la
n du scle comme lenjeu majeur d’inrêts économiques,
politiques et éthiques, et le champ de bataille de leur
confrontation. Comment dans ce cas fabriquer un corps
non récupérable parce quen pertuelle transformation ?
Un corps non assignable à une identi (quelle soit sociale,
sexuelle, opprie ou non) ? Un corps qui, d’objet ou de
sujet, devienne lui-me site (in-situ) ou sne, et
seffectuent à vue les tamorphoses de lêtre ? Pour Alain
Buffard, telle est la question que doit en 1998 se poser le
danseur, et elle « exde le mouvement, la composition ».
Cest-à-dire la danse.
1. Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine,
Contredanse, 1997, p. 80.
Ci-dessus, les slips de la pce Mauvais Genre chent
après lavage.
Page de droite et pages précédentes, Alain Buffard dans Good
Boy (1998), pièce en solo entre installation et chorégraphie..
© Marc Domage
Good Boy, 1998 – L’ère du signe
Good Boy se résume à quelques actions et mouvements
accomplis par le chorégraphe-interprète. Chacune de
ces actions s’afche comme un signe, ouvert sur une
pluralité de sens. Se scotcher le sexe sous un rectangle
adhésif blanc revient-il à dire l’interdiction du sexe ?
Ou au contraire la n de la distinction sexuelle au
prot du genre ? Se fabriquer des talons hauts avec
des boîtes de médicament antirétroviral donne à voir
un corps instable, bancal et pourtant troublant dans
son afrmation queer. Coincer un genou sous un coude
pour les faire glisser l’un sous l’autre suggère tant un
acte sexuel qu’une pratique de domination. Avec ce
corps mis en pièces et savamment éclairé aux néons,
Alain Buffard expose la nécessaire résistance aux
dénitions, quelles quelles soient.
Good for, 2001, et Mauvais Genre,
2003 – Les incertitudes du genre
et du groupe
Prolongement du solo Good Boy, Good for est
interprété par Alain Buffard et trois autres
chorégraphes inscrits alors dans les rangs de la danse
dite conceptuelle : Rachid Ouramdane, Christian Rizzo
et Matthieu Doze. Donné dans des espaces d’exposition
(Le Crestet Centre d’art, l’Usine à Dijon) qui déplacent
la relation au public et les conditions de son regard,
Good for démultiplie le solo initial en
quatre partitions identiques afrmant
autant de singularités. Les quinze,
puis vingt à trente interprètes,
hommes et femmes, des différentes
versions de Mauvais Genre,
déplacent encore plus le propos initial du
solo. S’y dessinent les contours problématiques d’une
construction communautaire à l’âge des identités
indistinctes.
Les Inconsolés, 2005 – Glissements
progressifs du désir
Entre images crues et ombres oniriques, Les
Inconsolés ose aborder les rives incertaines du
désir, y compris du désir considéré comme anormal,
là où pourtant rien n’est ni tout noir ni tout blanc. Les
étreintes sont consenties et/ou imposées, le trouble
délicieux et/ou traumatique, les jeux érotiques et/ou
sadiques, et les fantômes toujours présents. A une
période où les affaires de pédophilie défraient la
chronique, plus que jamais Alain Buffard touche un
sujet tabou, dans une scénographie qui recourt
à tous les artices du théâtre.
(Not) A Love Song,
2007 – La voix en
guest star
Dans (Not) A Love Song Alain
Buffard, féru de musique et de
cima, plonge en eaux profondes, au cœur de son corpus
de références. Portée par les personnalités vocales
incandescentes que sont Vera Mantero, Claudia Triozzi
et Miguel Gutierrez, la pce expérimente sans complexes
la possibilid’une codie musicale contemporaine, à la
fois nostalgique et énergétique. Le travail sur la voix et le
son, présent dès les premières pièces, s’impose comme un
mariau aussi essentiel que le mouvement et le corps.
Tout va bien, 2010Un rire libérateur
Aps les recherches effectes en 2009 avec des
danseurs en formation au CNDC d’Angers (Centre
national de danse contemporaine), Alain Buffard prolonge
son travail sur les possibilités de résister aux sysmes
coercitifs. Sa brigade explosive de huit interptes
cline les cadres et les ordres absurdes de la mise au
pas, puis les stratégies de tournement et dévitement
qui peuvent enrayer la machine. Entre rences
cimatographiques et cabaret berlinois, Alain Buffard
fait feu de tout bois pour son tâtre de l’insoumission.
Une œuvre plurielle
Outre la douzaine de pièces qu’il a créées pour la scène,
Alain Buffard a également réali deux lms, Des faits et
gestes faits (2001) et My Lunch with Anna (2005) ;
des installations plastiques ou vidéo, -marche avec
Jan Kopp (2002), EAT avec bastien Meunier (2008),
Umstellung-Umwandlung (2005) au Tanzquartier de
Vienne, commande du Siemens Arts Program, et Under-
wall au mue départemental de l’Oise à Beauvais (2010).
Il a éégalement co-commissaire de lexposition Campy,
Vampy, Tacky (Centre dart la Criée, Rennes, 2002).
Professeur invidans des écoles dart et de danse, il a été
artiste/professeur invi au Fresnoy Studio national des
arts contemporains.
Page de gauche, en haut, Les Inconsos (2005).
Page de gauche, en bas, (Not) A Love Song (2007).
Alain Buffard au CDC
Au Centre de Développement Chorégraphique
Toulouse / Midi-Pyrénées, Alain Buffard a déjà don
IN/Time EX/Time et More et encore (saison 1999-
2000), Les Inconsolés (en 2006) et (Not) A Love Song
présen avec le Tâtre Garonne en 2008. Il montera en
2012 une version de Mauvais Genre avec les éves de la
formation Extension.
© Marc Domage
Parcours
Alain Buffard
De
Good Boy
à
Tout va bien
Identités dune œuvre
Lœuvre dAlain Buffard est en perpétuelle évolution, mais expose depuis ses
débuts des problématiques récurrentes. Après une période marquée par les
interrogations sur lart, le corps et le genre, le chorégraphe prend la tangente
dans des propositions pluridisciplinaires qui affirment cependant lunité dun
positionnement rebelle aux attentes et à la soumission. Sélection de pièces.
© Marc Domage
Lorsqu’on regarde Tout va bien, on ne peut
s’empêcher de penser que cette pièce entretient
des relations avec l’actualité internationale.
Est-ce le cas ?
Elle est plutôt liée à l’actualité nationale.
Effectivement, après avoir vu Tout va bien,
beaucoup de gens me parlent d’images de lactualité
internationale récente, comme celles d’Abou Ghraïb.
Oui, pourquoi pas, mais je ne pensais pas à cela.
Depuis quelque temps, je me suis rendu compte
qu’un adjectif revient tout le temps dans le discours
politique, y compris au plus haut niveau, qui est le mot
« décomplexé ». Lexpression du racisme par exemple :
autant c’était latent et on utilisait éventuellement des
formules alambiquées pas moins racistes, mais qui
témoignaient d’une sorte de honte, autant aujourd’hui
on peut voir un homme condamné pour propos racistes
continuer à faire partie du gouvernement. Dans
lenseignement, on supprime les options danse, arts
plastiques, théâtre ; le prof d’histoire-géo doit assurer
le cours de biologie ou de physique, alors qu’il na
pas du tout la formation pour ça, etc. On arrive à une
espèce de grand n’importe quoi, de travail de sape de
tous les savoirs et je suis d’autant plus inquiet que je le
vois aussi de plus en plus sur les plateaux, en théâtre
comme en danse. Lorsque l’on voit un spectacle
les interprètes lisent Barthes, Rancière, Foucault, et
laissent tomber leurs livres les uns après les autres
jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de livre du tout, en disant « je
ne comprends pas ce que je suis en train de lire », « vous
ne comprenez pas ce que je suis en train de lire »,
je trouve qu’il y a sur la scène contemporaine,
de la part de certains créateurs, une
sorte de discours anti-intellectuel
extrêmement dangereux, un esprit de
dérision qui conduit à mettre tout sur le
même plan, à traiter des écrivains phares
tels que Gombrovicz comme des fausses valeurs,
à ridiculiser tout ce qui a été grand et novateur
ces cinquante dernières années. Notre snobisme
aujourd’hui est tristement poujadiste.
Mais quel lien faites-vous entre votre inquiétude
face à des phénomènes de destruction du
savoir, de la culture, et cet univers militaire,
soldatesque, que vous avez mis en scène ?
Larmée, c’est une métaphore. Je vois partout des
phénomènes d’abêtissement des masses. Dans le lm de
Stanley Kubrick, Full Metal Jacket, dont je suis parti
pour travailler, l’armée c’est ça, c’est tout ce que je dis
sur le phénomène d’acculturation généralisée.
A travers les gures du quadrille et du dé
militaire, que l’on pourrait dénir comme des
chorégraphies en armes, qui ouvrent Tout va
bien, quel lien voulez-vous suggérer entre
danse et armée, danseur et soldat ?
Je ne donne aucune clé, ni à ce moment-là, ni à la n, il
n’y a pas la moindre morale à quoi que ce soit, mais ça se
rapporte en partie à mon expérience d’élève danseur. J’ai
fait, entre autres, louverture du CNDC [Centre
national de danse contemporaine] d’Angers
avec Alwin Nikolaïs, en 1978, et je me suis
fait virer. Un peu plus tard jai refait une
année au CNDC sous Viola Farber, et je me
suis aussi fait virer. J’étais toujours contre
le cadre qui métait imposé. Je ne supportais pas
par exemple que Viola Farber moblige tous les matins à
lever la jambe de telle manière alors que j’étais à peine
veillé et que javais bu comme un malade la veille. En
me temps tout ce parcours ma permis de me situer
par rapport à une culture, à savoir où je voulais être,
à faire des choix. Il y a forcément dans la formation du
danseur des moments qui correspondent plus ou moins à
votre anatomie, à votre manière de bouger, et donc des
moments pas faciles, mais c’est plus que nécessaire. Je
ne suis pas complètement anti-formation, au contraire.
Dailleurs tout mon travail sappuie sur la forme.
Tout va bien se caractérise par le choix d’une
grande simplicité d’effet, un langage direct
et un jeu premier degré, qui dénoncent par
retour ce qui est exprimé. Une sorte de pièce
par antiphrase à l’image du titre : Tout va bien
dans lequel on entend évidemment tout va mal.
Comment en êtes-vous arrivé à ce principe ?
Vu ce que je traite, l’épisode raciste, les humiliations
absurdes, les ordres contradictoires… le sujet, je crois,
appelait cette forme. J’ai voulu donner des choses
très simples, mais l’écriture seveloppe sans cesse
en doubles ou triples séquences concomitantes, en
plusieurs plans. Même dans les lumières, il y a toujours
trois plans, c’est très cinématographique. Cest donc
apparemment très simple mais avec des effets de
profondeur. Au cinéma et au théâtre j’aime regarder
les seconds rôles, parce que cest là où l’action, le sens,
se tient. Il y a beaucoup de références au cinéma dans
cette pièce. Les deux principales sont le lm de Kubrick
et Streamers de Robert Altman.
Laquence, très plastique et photographique
du « Kiss my ass » où, dans une chaîne en
ombres chinoises, le dominé devient à son tour
Rencontre avec
un homme en colère
Il s’est toujours élevé contre toutes les formes
de dressage et de coercition, qu’elles soient
familiales, scolaires, sexuelles ou politiques.
Alors quand il voit ce qu’il voit à la une des
journaux, Alain Buffard crée
Tout va bien
,
une pièce à effet boomerang. Attention dans
les rangs...
© Peggy Kaplan
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