ARISTOTE LA PHYSIQUE, LIVRE VI

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Mylène Dufour
ARISTOTE
LA PHYSIQUE, LIVRE VI
TOME I
INTRODUCTION ET TRADUCTION
OUVERTURE PHILOSOPHIQUE
Aristote
La Physique, Livre VI
TOME I
Introduction et traduction
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau,
Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot
Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans
exclusive d’écoles ou de thématiques.
Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles
soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas
la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous
ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie,
spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres
de lunettes astronomiques.
Dernières parutions
Frédéric PRESS, Du sens de l’histoire. Essai d’épistémologie, 2014.
Grégoire-Sylvestre GAINSI, Charles de Bovelles et son anthropologie
philosophique, 2014.
Dieudonné UDAGA, La subjectivité à l’épreuve du mal, Réfléchir avec Jean
Nabert à une philosophie de l’intériorité, 2014.
Augustin TSHITENDE KALEKA, Politique et violence, Maurice MerleauPonty et Hannah Arendt, 2014.
Glodel MEZILAS, Qu’est-ce qu’une crise ?, Eléments d’une théorie critique,
2014.
Vincent Davy KACOU, Paul Ricoeur. Le cogito blessé et sa réception
africaine, 2014.
Jean-Louis BISCHOFF, Pascal et la pop culture, 2014.
Vincent TROVATO, Lecture symbolique du livre de l’Apocalypse, 2014.
Pierre CHARLES, Pensée antique et science contemporaine, 2014.
Miklos VETÖ, La métaphysique religieuse de Simone Weil, 2014.
Cyril IASCI, Le corps qui reste. Travestir, danser, résister !, 2014.
Jean-Michel CHARRUE, Néoplatonisme. De l’existence et de la destinée
humaine, 2014.
Sylvie PAILLAT, Métaphysique du rire, 2014.
Michel FATTAL, Paul de Tarse et le logos, 2014.
Miklos VETO, Gabriel Marcel. Les grands thèmes de sa philosophie, 2014.
Miguel ESPINOZA, Repenser le naturalisme, 2014.
NDZIMBA GANYANAD, Essai sur la détermination et les implications
philosophiques du concept de « Liberté humaine », 2014.
Auguste Nsonsissa et Michel Wilfrid Nzaba, Réflexions épistémologiques sur la
crisologie, 2014.
Mylène DUFOUR
Aristote
La Physique, Livre VI
TOME I
Introduction et traduction
© L’HARMATTAN, 2014
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.harmattan.fr
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-343-03815-5
EAN : 9782343038155
à Ondine
Aristote, Métaphysique A 2, 982b12-21 (traduction Tricot)
C’est, en effet, l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers
penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta
sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit ; puis,
s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes
plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des
Etoiles, enfin la genèse de l’Univers. Or apercevoir une difficulté et
s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance… Ainsi donc, si ce fut bien
pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la
philosophie, c’est qu’évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la
seule connaissance et non pour une fin utilitaire.
Remerciements
Cet ouvrage est le résultat d’un travail de longue haleine, et j’aimerais
remercier tous ceux qui, au fil des ans, m’ont permis de partager les idées
qui l’orientent, à commencer par Gilbert Romeyer Dherbey qui, le premier,
m’a ouvert les portes de son séminaire et qui a toujours répondu à mes
sollicitations. Je remercie également à cet égard Michel Bastit, Rémi
Brague, Monique Dixsaut, Jean-Louis Labarrière, Pierre Pellegrin, Marwan
Rashed, Francis Wolff, et Marcello Zanatta.
J’aimerais également reconnaître ma dette envers ceux dont les ouvrages
ont été particulièrement déterminants dans la gestation de ce travail et dont
je ne saurais que recommander la lecture : Maurice Caveing, David Furley,
Victor Goldschmidt et Richard Sorabji.
Je souhaiterais enfin remercier toutes les personnes qui m’ont soutenue dans
la réalisation de ce travail en mentionnant particulièrement Didier Philippot
pour ses conseils avisés, Abdellah Aksas, Benoit Forget, Catherine Guenette
et Géraldine Jamart pour leur aide, Anne Canteaut, Sylvie Fol, Benoit
Gibson, Sophie-Hélène Gibson, Samera Nasereddin, Emmanuelle Philippot,
Ralph Rouzier et Damien Vandembroucq pour leurs encouragements sans
faille, sans oublier mes parents et ma fille Ondine qui ont toujours été
présents pour moi.
Introduction au livre VI de la
Physique d’Aristote
Au cœur de la question de l’être
Aristote rompt avec ses prédécesseurs
La lecture qui suit rétablit Physique VI au cœur de l’ontologie
aristotélicienne, comme le lieu où celle-ci s’enracine et s’explicite.
L’ontologie joue un rôle central dans la pensée grecque dès les
présocratiques. Qu’est-ce que l’être ? Est-il un ? Est-il pluriel ? L’être
multiple et changeant existe-t-il vraiment ? N’est-il pas illusoire ? Faut-il
affirmer que l’être n’existe vraiment que s’il est un, indivisible et
immuable ? Comment rendre compte dès lors de la pluralité des choses ?
Pour Parménide, l’être est un, indivisible et immobile, tandis que la pluralité
et le mouvement sont illusoires. Seul l’être « restant le même et dans le
même état », qui « repose en lui-même » 1, toujours identique à lui-même,
existe réellement. Pour Platon également, le monde sensible n’est pas le
monde qui existe réellement. Il distingue les Idées ou Formes intelligibles du
monde sensible. Seules les Formes intelligibles existent réellement, car
seules elles sont toujours identiques à elles-mêmes et immuables, tandis que
toutes les choses qui existent dans le monde sensible sont changeantes
perpétuellement et n’existent que par leur participation aux Formes
intelligibles 2.
Aristote refuse l’explication platonicienne, car pour lui les formes ne
peuvent expliquer la permanence des choses sensibles que si elles sont ellesmêmes en acte 3. Or les Formes intelligibles immuables de Platon, à l’opposé
des choses changeantes, sont au repos. Pour Aristote, il est nécessaire que les
formes soient en acte comme le mouvement, mais qu’elles soient aussi
toujours identiques à elles-mêmes comme l’éternel immuable et le repos, un
acte en quelque sorte « immobile ». Aristote utilise l’expression « acte
d’immobilité » (ἀκινησίας ἐνέργεια) par opposition au mouvement dit « acte
de mouvement » (κινήσεως ἐνέργεια) 4. Cet acte est un acte comme le
mouvement, mais un acte qui justement n’est pas un mouvement puisqu’il
demeure toujours identique à lui-même, un acte qui ressemble en cela
davantage au repos qu’au mouvement, sans être pourtant un repos puisqu’il
est acte.
1
Parménide, Le Poème, 8b29. Voir le commentaire de Conche 1996, p.155.
Pour une brève présentation des Formes intelligibles, voir Brisson et Pradeau 1998, p.25-28,
sous l’entrée « Forme intelligible ».
3
Aristote n’a jamais adhéré aux Formes de Platon contrairement à ce qu’a déjà affirmé
Jaeger. Sur le sujet, voir Romeyer-Dherbey 1983, chap.2, Le renversement du platonisme, § 1
Contre le séparatisme des Idées. Suivant ce dernier, la séparation des Formes intelligibles est
une initiative platonicienne, que n’aurait jamais défendue Socrate (1983, p.88).
4
Cf. Ethique à Nicomaque VII 15, 1154b21-31. Schiller est l’un des premiers à avoir attiré
l’attention des commentateurs sur ce passage (Schiller 1902).
2
15
Au cœur de la question de l’être
Aristote rompt avec ses prédécesseurs à plusieurs égards. Parménide et
Platon distinguaient l’être réel du sensible illusoire, l’être un et immobile (en
repos) du sensible pluriel et changeant (en mouvement). L’être réel était
nécessairement immobile et l’opposé du mouvement. Aristote fait éclater
cette distinction en pensant l’être à partir du mouvement. Il innove tout à fait
en présentant une troisième possibilité, un acte qui n’est ni repos ni
mouvement, un mouvement sans mouvement.
La démarche d’Aristote apparaît en Métaphysique Θ 3, 1047a30-b2, où il
affirme avoir étendu sa notion d’acte (ἐνέργεια) des mouvements aux autres
choses, c’est-à-dire à l’être, la forme et l’acte proprement dit. Le terme
ἐνέργεια est dit alors équivalent au terme ἐντελέχεια 5, signifiant pour l’acte
le fait d’être parfait et d’avoir une fin en soi-même. Le terme ἐντελέχεια est
forgé par Aristote, tout comme le terme ἐνέργεια, pour exprimer ce qui est
« en acte » et réel 6.
Deux gestes sont sous-jacents : le premier a consisté à faire correspondre le
réel à ce qui est en mouvement par opposition à ce qui est simplement
intelligible – Platon n’est pas nommé, mais l’allusion aux Formes
intelligibles transparaît clairement sous ce jour. Aristote affirme dans ce
passage que le mouvement, ou le fait pour une chose d’être en mouvement,
est la catégorie par excellence de ce qui existe par opposition au fait d’être
intelligible ou désirable. Les choses peuvent être intelligibles ou désirables,
mais cela ne fait pas d’elles quelque chose de réel qui existe, tandis que les
choses qui sont en mouvement existent nécessairement. On n’attribue pas le
mouvement aux choses qui n’existent pas en réalité, tandis qu’on peut leur
attribuer l’intelligibilité. L’acte et le réel sont d’abord pour Aristote
synonymes de mouvement.
5
Aristote dit plus exactement « le terme ἐνέργεια, qui est posé avec le terme ἐντελέχεια »
(1047a30-31 : ἡ ἐνέργεια τοὔνομα, ἡ πρὸς τὴν ἐντελέχειαν συντιθεμένη). Sur le sens à
accorder au terme συντιθεμένη, ainsi que sur le sens du passage, voir Couloubaritsis 1985,
p.143-144 ; Berti 1990, p.48.
6
Les deux néologismes sont reconnus par l’ensemble des commentateurs. Ceux-ci se divisent
cependant sur l’étymologie du terme ἐντελέχεια, les uns penchant pour (τὸ) ἐντελὲς ἔχειν,
‘être complet’ (Diels 1916 ; Chantraine 1970, p.352, entrée ἐντελέχεια ; Chen 1958, p.16 ;
Graham 1989), les autres pour ἐν (ἑαυτῷ) τέλος ἔχειν, ‘avoir une fin en soi-même’ (Von Fritz
1938, p.66-69 ; Blair 1967, p.110). – On peut se demander pourquoi Aristote a forgé deux
termes équivalents. Pour Chen (1958, p.16), il n’y a pas de différence de signification entre
les deux termes, les deux présentant chacun dans le corpus aristotélicien un sens « cinétique »
et un sens « statique ». Leur seule différence tient dans leur développement terminologique
respectif, le terme ἐνέργεια ayant d’abord eu un sens « cinétique », puis un sens « statique »,
et le terme ἐντελέχεια l’inverse. Berti (1990, p.49-50) précise qu’en Θ 3, 1047a30-b2, le
terme ἐντελέχεια est l’équivalent de l’être et de l’acte proprement dit, et qu’il ne prend un
sens « cinétique », comme par exemple en Physique III 1, 201a10-15, que par son
assimilation au terme ἐνέργεια. Graham précise, pour sa part (1989, p.75, n 10), que le sens
« cinétique » du terme dans ce dernier passage est remis en cause par Kosman (1969, p.4043), Gill (1980, p.130-131) et Waterlow (1982, p.112-114).
16
Au cœur de la question de l’être
Son second geste a consisté ensuite à élaborer à partir du mouvement une
autre forme de mouvement 7, un mouvement sans mouvement, un « acte
d’immobilité », qui seul peut rendre compte tout à fait du réel, justifier de
l’existence des choses et de leur permanence, un acte sans puissance,
toujours identique à lui-même. L’acte n’est plus alors tout à fait synonyme
de mouvement, puisque sa notion englobe alors également une autre forme
de mouvement qui n’est pas un mouvement. Le mouvement n’est pas une
notion qui peut devenir générique pour englober le mouvement et l’acte.
Aristote affirme l’acte comme une autre forme de mouvement pour en
marquer l’origine. Mais le mouvement ne peut être le genre du mouvement
et de l’acte qui n’est pas un mouvement, justement parce que ce dernier n’est
pas un mouvement. En revanche, l’acte est une notion qui semble pouvoir
s’adapter à l’extension de la réalité et devenir le genre qui englobe l’acte et
le mouvement – Aristote dit bien « acte de mouvement » et « acte
d’immobilité ». Cela dit, il arrive à Aristote de radicaliser la distinction entre
le mouvement et l’acte sans mouvement en réservant la notion d’acte à l’acte
sans mouvement, qui est l’acte proprement dit du fait justement d’être sans
mouvement, c’est-à-dire sans puissance et purement acte, sans puissance
d’être autre chose que lui-même 8.
L’élaboration de la notion d’acte chez Aristote
Nous montrons comment la notion d’acte s’élabore en Physique VI en
réponse à Zénon et via un usage novateur des verbes conjugués au présent et
au parfait de l’indicatif.
En réponse à Zénon
Zénon a formulé quatre apories sur le mouvement à la défense de son maître
Parménide, et ces apories sont présentées par Aristote en Physique VI. On
dit généralement qu’Aristote a répondu définitivement aux apories de Zénon
en Physique VIII 8 en distinguant l’infini en puissance et l’infini en acte : le
mouvement est divisible infiniment, mais cette infinité n’existe qu’en
puissance et non en acte. Cependant le fait pour le mouvement d’être une
7
L’expression est utilisée en De l’âme, III 7, 431a6. Sur ce sujet, voir plus loin p.119
Métaphysique Θ 6, 1048b18-35. L’acte et le mouvement sont regroupés dans ce passage
sous le terme πρᾶξις, traduit généralement par « action ». On retrouve donc une différence
d’utilisation terminologique des termes κίνησις et ἐνέργεια à l’intérieur même du livre
Métaphysique Θ – entre l’utilisation faite dans le passage de Θ 3 cité plus haut et Θ 6. Sur
cette question, voir Natali 1991, Menn 1994, Burnyeat 2008 (pour une présentation de
l’approche de Burnyeat, voir plus loin p.61 « Une problématique posée sans la perspective de
Physique VI », et ses notes).
8
17
Au cœur de la question de l’être
infinité en puissance n’explique pas son être. Aristote l’affirme très
clairement :
Physique VIII 8, 263b3-9
« De sorte qu’il faut dire à celui qui pose la question s’il est possible
d’avoir traversé des <points> infinis ou dans le temps ou dans la
longueur, que cela est possible d’une manière, mais pas d’une autre.
En effet, étant en entéléchie, ce n’est pas possible, mais en puissance,
c’est possible. Car ce qui est mû continûment a traversé des <points>
infinis par accident, mais pas absolument. Car c’est un accident pour
la ligne d’être une infinité de moitiés, mais sa substance et son être
sont autres. »
C’est en Physique VI, où Aristote rapporte les apories de Zénon sur le
mouvement, qu’il répond à Zénon, et qu’il y répond totalement : d’abord
négativement en réfutant la prémisse en faute dans les quatre apories (le
mouvement comme tout continu n’est pas composé d’indivisibles, et son
infinité n’existe qu’en puissance), ensuite positivement en définissant son
être. L’être du mouvement pour Aristote est sa forme, qui advient au terme
du mouvement sans en être le résultat, sa forme qui est tout à la fois cause
formelle, efficiente et finale, et qui est acte. Aristote décrit la forme comme
l’acte de ce qui est achevé au terme du mouvement, cet achevé se distinguant
du mobile toujours en soi-même inachevé, capable seulement de mouvement
et de repos. Il décrit cet acte comme un acte sans grandeur et se réalisant
dans le « maintenant » 9 (VI 5), par opposition au mouvement et au repos qui
existent toujours dans le temps, comme un acte « restant dans le même »
sans être pour autant au repos (VI 8). Aristote utilise le même genre
d’expressions que Parménide et Platon pour décrire l’un immuable,
9
Nous traduisons νῦν par « maintenant » à l’instar de Pellegrin [2000] en raison de la
définition aristotélicienne comme « fin du passé et commencement du futur » (Physique VI
3). Le terme « maintenant » a un sens de « présent » que n’a pas le terme « instant », et
correspond bien au terme anglais « now ». Du fait qu’il s’agit en français d’un adverbe, nous
l’avons mis entre guillemets et laissé invariable dans tous les cas, encore une fois à l’instar de
Pellegrin. Le français ne disposant pas d’adjectif et de substantif dérivés, nous avons conservé
l’adjectif « instantané » et le substantif « instantanéité » en les associant à la charge
sémantique du terme « maintenant ». L’idéal aurait peut-être été d’oser les néologismes
« maintenantané » et « maintenantanéité ». Owen (1976) et Lear (1981) ont argumenté dans le
même sens. Pour Owen, traduire νῦν par « moment » (l’équivalent de « instant ») constitue
« une erreur et un anachronisme » (p.15). « The word never came to signify the ‘moment’ of
the translators or of our detensed text-books in physics. It kept its connotation of time present,
the sense on which the arguments of Plato and Aristotle were built. » (p.18) Pour Lear, Owen
a tout à fait raison d’affirmer que le νῦν implique la notion de présent (p.102). Tous deux ont
mis de l’avant des passages où le terme νῦν doit nécessairement avoir le sens de présent, dont
notamment Physique IV 11 219a26-29 sur la conscience du temps et VIII 1, 251b19-26
avançant la preuve de l’éternité du temps. Cette preuve repose essentiellement sur la notion de
νῦν en tant que fin du passé et commencement du futur, ce qui a été pour nous déterminant.
18
Au cœur de la question de l’être
signifiant bien par là-même avoir définitivement répondu à Parménide et
Zénon sur la question de l’être.
Via l’usage novateur du verbe conjugué
L’élaboration de son concept d’acte s’est effectuée via un usage novateur du
verbe conjugué au présent et au parfait de l’indicatif. Aristote réfute la
prémisse en faute dans les apories de Zénon en étendant l’isomorphisme de
la grandeur, du temps et du mouvement au verbe conjugué exprimant le
mouvement, tel que « se mouvoir » et « marcher » (Physique VI 1, 231b2527) 10. Il réfute la composition du continu par des indivisibles par deux
affirmations qui utilisent le verbe conjugué au présent et au parfait :
(1) Si le continu était composé d’indivisibles, il faudrait alors admettre la
possibilité de « marcher vers Thèbes » (présent) et d’avoir marché vers
Thèbes (parfait) simultanément, ce qui est proprement absurde, puisque si on
est en train de marcher vers Thèbes, on ne peut avoir déjà marché vers
Thèbes, et réciproquement, si l’on a déjà marché vers Thèbes, on ne peut
être en train de marcher vers Thèbes.
(2) De même, si le continu était composé d’indivisibles, il faudrait alors
admettre la possibilité d’avoir marché vers Thèbes (parfait) sans avoir été en
train de marcher vers Thèbes (présent), ce qui est proprement absurde,
puisque comment pourrait-on avoir marché vers Thèbes sans avoir jamais
été en train de marcher vers Thèbes ?
L’usage du verbe conjugué dans la formulation d’arguments a fait boule de
neige. Il a marqué les esprits au moins de la ou des générations suivant
Aristote, notamment chez Epicure et Diodore, comme le montrent les
historiens de l’atomisme : tous deux affirment, en effet, la possibilité d’avoir
été mû (parfait) sans avoir été en train de se mouvoir (présent) auparavant,
reprenant ainsi positivement ce qui avait été énoncé par Aristote
négativement comme quelque chose d’absurde contre la conception atomiste
du mouvement 11.
Cet usage du verbe conjugué chez Aristote n’a pas été suffisamment
considéré par les commentateurs : les historiens de l’atomisme négligent tout
à fait la reprise similaire à celle de Diodore et Epicure chez Aristote au cœur
10
Voir plus loin p.112 « L’être indivisible n’est pas composant, mais limite ».
Pour Frede (1993), les arguments de Diodore Cronus contre le mouvement rapportés par
Sextus Empiricus (Contre les professeurs X § 85-102) et le « test du présent et du parfait »
chez Aristote qui se trouve en Métaphysique Θ 6, 1048b18-35, ont joué un rôle important
dans la constitution de la doctrine stoïcienne des six temps de verbe et de la grammaire
grecque traditionnelle qui en est issue. Le rôle d’Aristote double en importance quand on sait
que les arguments de Diodore sont une reprise positive des arguments apportés en Physique
VI 1 contre la conception atomiste du mouvement. – Concernant l’histoire de l’atomisme et le
rapport entre Aristote et Diodore, voir plus loin p.47 « L’histoire de l’atomisme ».
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